Revue Sources

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J’aimerais dans cet article approfondir cette question: «vivre ensemble en société, est-ce une envie partagée ou une contrainte de fait?». Je souhaite démontrer que la recherche d’un «vivre ensemble en société» devient un Bien commun quand on inscrit dans cette recherche la question du pourquoi de notre vivre ensemble.

Une tension à surmonter

Tout d’abord, nos sociétés modernes vivent dans un paradoxe. Elles prônent la nécessité d’apprendre à vivre ensemble le mieux possible dans des sociétés plurielles et, en même temps, elles promeuvent un individualisme qui impose de plus en plus son mode opératoire. Dans une situation de tension entre ces deux pôles, n’est-il pas judicieux de chercher une troisième voie et de déplacer le curseur au-delà de l’opposition classique communauté – individualisme?

Pour étayer notre réflexion, laissons-nous accompagner par Arnaud Desjardins [1. Monde Moderne et Sagesse ancienne, Ed. la Table Ronde, Paris, 1973, p.51]. Il nous rend attentif sur l’objectif de nos activités humaines. «Toute activité humaine comporte à la fois un point de départ et une certitude de départ. Toute activité commence avec la vision d’un point d’arrivée et la conviction que ce résultat peut être atteint, qu’il est une réalité. Demandez à une cuisinière qui commence à préparer la pâte d’une tarte ce qu’elle fait. Elle ne répondra pas: Je mélange de la farine et de l’eau, mais: Je fais une tarte. Le point de départ, c’est bien la farine et l’eau, mais la certitude de départ, c’est la tarte terminée.»

Il ne suffit pas de faire ensemble des choses, mais aussi de se poser la question du pourquoi nous les faisons ensemble.

Ne devrait-il pas en être de même lorsqu’une communauté d’hommes et de femmes décide de construire quelque chose ensemble et, à une échelle plus large, lorsqu’une société prône une certaine nécessité d’apprendre à vivre ensemble?

Si nous reprenons l’interpellation de notre auteur, nous avons une certaine connaissance des moyens à réunir pour construire cette société, mais nous sommes probablement moins à l’aise dans la nécessité d’identifier une certitude de départ.

Autrement dit, il ne suffit pas de faire ensemble des choses, mais aussi de se poser la question du pourquoi nous les faisons ensemble. En posant cette question du pourquoi, nous introduisons comme un levier essentiel, la notion de Bien commun. Le Bien commun ne devient vraiment Bien commun que s’il y a eu concertation et questionnement sur la raison pour laquelle nous sommes ensemble à le réaliser. C’est la question de la certitude de départ et de la nature de la visée qui prévalent, sans lesquelles le «vivre ensemble» ne peut se construire et se transformer en Bien commun.

Desjardins nous donne un indice: «Les hôpitaux existent non parce qu’il y a la maladie, mais parce qu’il y a la santé. Le jardinage est fondé non sur la graine, mais sur la plante qui naîtra de la graine.» Transposons cet exemple à notre thématique et osons dire que l’humanité existe, non pas parce qu’il y a une contrainte à vivre ensemble, mais parce qu’il y a un Bien commun à partager, à découvrir, à préserver et qui donne un sens à cette humanité.

Autrement dit, l’agir humain pour être un agir qui humanise ne peut pas faire l’économie d’un questionnement du pourquoi on agit. Chaque fois que je me questionne sur le pourquoi de mon action, je m’inscris un peu plus dans un souci du Bien commun, consciemment ou non. Ne retrouve-t-on pas ici le roc sur lequel le chrétien est appelé à bâtir sa maison? (Mt 7, 24).

Une certaine vision de l’homme

Suivons ce que nous propose Desjardins. Le chemin à suivre n’est pas un chemin balisé à l’avance. Il y a quelque chose de l’ordre de l’aventure, de l’incertitude quand on commence à regarder qui nous sommes pour chercher à vivre avec d’autres dans un souci du Bien commun. L’important est la finalité de l’action entreprise, la tarte et non la farine et l’eau, la santé et non la maladie, la plante qui va naître et non la graine.

Nos actions sont-elles bien ordonnées à une finalité? Sont-elles à la fois notre point de départ et notre certitude? Sont-elles portées par une certitude de départ et laquelle? Est-ce bien la nécessité de chercher à construire, à partager et à préserver un Bien commun et non pas seulement à chercher les moyens de vivre ensemble en société sans les inscrire dans une finalité?

Ces questions impliquent, consciemment ou non, une certaine vision de l’Homme avec ses répercussions dans le champ du politique, de l’économique, du social, du religieux, du spirituel. Selon notre conception de l’Homme nous envisagerons le «vivre ensemble en société» mais aussi et surtout la notion de Bien commun. Etonnante complexité, mélange subtil d’eau et de farine indispensable à notre tarte. Quels sont les constituants de ce mélange?

En introduisant dans le «vivre ensemble», la nécessité du Bien commun, nous ouvrons une troisième voie qui permet de réguler ce processus d’individualisation.

D’après les historiens et les sociologues, nous vivons au XXIe siècle dans un système fortement marqué par un processus d’individualisation, un des rouages déterminants de nos sociétés occidentales. Celui-ci n’est d’ailleurs pas nouveau. Il a débuté au XVIe siècle avec la modernité, pressenti déjà au XIVe siècle. Par contre, ce qui est nouveau, c’est l’accélération et l’impact de ce processus d’individualisation. Voilà pourquoi, il apparaît essentiel d’inscrire la notion de Bien commun dans la question du «vivre ensemble en société» comme clé de régulation de ce processus.

Dégageons quelques ingrédients de ce mélange. Patrick Michel [2. G.Defois, P.Michel, L’évêque et le sociologue, Ed. de l’Atelier, Paris 2004, p.17], politologue et sociologue, n’hésite pas à dire que ce processus «s’accélère […] dans un cadre largement inédit, à savoir la pleine légitimation sociale de la construction individualisée d’un rapport au sens, à l’autre et au monde». Cela veut dire que la société d’aujourd’hui reconnaît une légitimité sociale à l’accélération de ce processus et à celle ou à celui qui cherche dans ce contexte à se construire personnellement.

Un exemple étonnant est celui des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme (Conseil de l’Europe, Strasbourg) dans les lesquels transparaît de plus en plus cette tension entre droits de l’individu et droits de l’Homme, le plus souvent au bénéfice des premiers. Ce cadre largement inédit nous fait dire que nous sommes au début de quelque chose de nouveau, donc difficile à cerner, car nous y sommes plongés. En fait, il y a comme une recomposition du social. En introduisant dans le «vivre ensemble», la nécessité du Bien commun, nous ouvrons une troisième voie qui permet de réguler ce processus d’individualisation. Autour de quoi s’articulera cette recomposition du sociale?

Des lieux à considérer

Nous pouvons relever au moins trois lieux de tensions Certains parleront de crise, je préfère parler de tensions, dans le sens de tendre vers ou dans (tendere ad):

L’autorité est aujourd’hui dans un champ nouveau de communication. Toute institution, tout pouvoir «ne peut se prévaloir de son seul statut d’autorité pour asseoir celle-ci. L’individu s’estime désormais en droit de juger librement et souverainement de la pertinence, pour lui, de tel ou tel principe organisateur» (P. Michel). L’autorité est en négociation permanente. Elle doit constamment se légitimer. Exemple, les relations parentales, scolaires, politiques, sociales, religieuses, morales.

Une tension autour de la médiation «est une conséquence de la pleine légitimation sociale de la construction individualisée du rapport au monde et au sens. L’individu n’a plus besoin d’intermédiaire, puisqu‘il s’estime apte et légitime à interpréter tout message qui lui est adressé» (P. Michel). Pourquoi alors un intermédiaire? Des lieux comme l’école, la justice, les églises sont touchés par cette disqualification des intermédiaires. Mais, l’individu cherchera malgré tout, lors de difficultés ou d’insécurité, une médiation.

N’est-ce pas le propre de notre aventure humaine qui s’enracine au plus profond de l’Evangile?

Enfin, la tension la plus visible, celle qui nous touche tous, est l’identité. Pourquoi? Il y a, semble-t-il, comme un phénomène de dilution des identités. L’homme et la femme dans nos sociétés, développent un rapport nouveau au territoire. Nous sommes passés très rapidement d’une identité originée, à une identité dissociée et ceci imposé par des phénomènes nouveaux de mobilité et de communication. On parle de dissociation du couple identité-territoire. Bien sûr le mot territoire n’est pas limité à la géographie. Il faut aussi l’entendre dans son acception sociale, professionnelle, culturelle, religieuse, politique, économique. Par exemple, le déplacement du monde rural au monde urbain, le pluralisme des identités d’un même individu qui peut être, par exemple, musulman et français, turc et européen. Depuis quelques années émergent des questionnements autour de l’identité sexuée cherchant à disqualifier autant le biologique que le social. Nous sommes au cœur de la théorie du Genre, réinterprétant les notions d’altérité, de différence et d’appartenance à partir du référentiel «égalité».

Enfin, l’homme développe un nouveau rapport au temps [3. Marc Augé, Le métier d’anthropologue: sens et liberté, (EHESS) Paris, Galilée, 2006, 68 p.], à savoir la conscience de la simultanéité, comme nouvelle réalité spatio-temporelle. Nous ne sommes plus dans une continuité linéaire et progressive. En fait, l’identité n’est plus définie par des stabilités durables. Par exemple, aujourd’hui, comme nous le rappelle Patrick Michel: «Le petit capital de repères que le travail fournit à un individu – son emploi du temps, son identité sociale, son niveau de revenus  peut s’effondrer du jour au lendemain. Nous sommes sortis d’une époque où une identité et dès lors la place que nous occupions dans la société, pouvaient être définies par des stabilités qui se donnaient pour durables.»

Ces trois éléments en tension sont constitutifs du processus accéléré d’individualisation. Ils apparaissent à la fois comme des clés pour mieux saisir la complexité opérationnelle d’un «Vivre ensemble en société», mais aussi comme une interpellation ouverte à l’égard de ce qui fonde nos activités humaines et donc leur rapport au Bien commun. Dans le registre de la foi et de la théologie, une confrontation et un débat doivent pouvoir se faire dans un souci d’approfondissement et de compréhension mutuels.

Un mélange à réussir

Nous retrouvons la question que nous devons élucider. Pour reprendre Desjardins, comment vais-je mélanger «l’eau et la farine» ainsi que les autres ingrédients qui constitueront le produit final?

La mise en perspective est la «certitude de départ»: viser le Bien commun! Le vivre ensemble en société devenant un Bien commun ne peut être le produit d’une recette imposée d’avance. Et pourtant, Desjardins nous interpelle sur la nécessité de ce qu’il nomme une certitude de départ. En mélangeant tous les ingrédients d’une certaine manière, la certitude au départ n’est-elle pas de se dire: «je fais tout pour essayer le vivre ensemble, tout en sachant que je ne maîtrise pas totalement la finalité». Parler de certitude et se référer à une certaine vision de l’Homme d’aujourd’hui impliquent des risques. N’est-ce pas le propre de notre aventure humaine qui s’enracine au plus profond de l’Evangile?

Reste à faire ensemble les mélanges, les mieux adaptés, d’autorité, de médiation et d’identité.

Pour conclure?

Probablement se dessine aujourd’hui une manière nouvelle de répondre à notre question de départ sur la nécessité d’un pourquoi vivre ensemble. La montée en puissance depuis une cinquantaine d’année de l’individualisme nous confronte à nos capacités à vivre avec nous-mêmes, avec l’autre, avec l’environnement. En soi, ce processus peut être une richesse, mais son accélération inédite recèle aussi un risque, celui d’entraîner l’être humain à escamoter ce dont il a le plus besoin pour réaliser son aventure humaine, le temps. Le temps nécessaire à la rencontre de l’autre, du monde, de soi et de Celui qui le précède. Dans cette dernière rencontre se joue la révélation d’une promesse, celle d’un Bien qui m’inscrit dans une filiation.

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Le frère dominicain Michel Fontaine, membre du Comité de rédaction de la revue «Sources», est professeur émérite à la Haute Ecole de Santé (HES) de Lausanne. Actuellement, prieur du couvent dominicain de Genève.

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