Revue Sources

Vous convaincre de douter, est-ce bien convenable en cette «année de la foi» à laquelle le Pape Benoît XVI nous convie? C’est d’un doute bien particulier qu’il s’agit. Celui qu’Hauterive devrait semer dans le cœur de ceux qui passent par ici. Si le silence avait quelque chose à dire? Si le silence était en réalité un amour qui se déclare? Un doute, c’est peu. Mais un doute sur le silence… un doute silencieux!

Une puissance explosive

Méfiez-vous cependant, le doute, aussi infime soit-il, est la puissance la plus explosive de notre intelligence. Depuis Descartes on se méprend facilement sur le doute. On croit que penser juste c’est chasser ses doutes. Mais la vraie manière de penser, c’est chasser l’incertitude par le doute et non pas chasser les doutes qui justement révèlent mes incertitudes. En parfait cartésien, chacun doit chasser de la sphère de ses certitudes les pensées sur lesquelles plane l’ombre du doute.

Comment justifier en revanche le fait de déclarer une affaire classée, c’est-à-dire déclassée précisément, dès qu’un doute y apparaît? Le doute est comme le chien de chasse qui jappe et qui frétille devant le taillis où se cache le gibier. Il m’informe qu’une vérité attend de se montrer. Quel genre de chasseur serais-je, si je décidais de tirer sur mon chien au lieu de me concentrer sur le bondissement inopiné du lièvre. Autrement dit, quand un doute apparaît, mon intelligence se doit d’aller voir pour affronter la réalité. Elle a à vérifier chacun de ses doutes et non à évacuer les questions qu’il soulève. Tirer sur le chien, chasser ses doutes avant d’aller voir ce qu’il en est, est clairement de la mauvaise foi. Dans le domaine des responsabilités pratiques, refuser de vérifier les éléments douteux qui mettraient en danger l’ensemble d’une réalisation est un manquement grave à son devoir.

Ne pas vérifier ses doutes, voilà donc la mauvaise foi.

Le doute au secours de la foi

En cette année donc, le Pape demande aux chrétiens d’approfondir leur foi, la vraie foi, la foi pure et orthodoxe. Serait-ce alors l’année du fondamentalisme, d’une croyance qui écrase la raison? Non, l’année de la foi est par le fait même celle de la raison. Car approfondir sa foi, c’est poser les questions de sorte que je me réapproprie les formules du credo et c’est aussi oser affronter ma mauvaise foi.

Il est fort délicat pourtant de combattre en même temps la mauvaise foi des bons croyants et la foi erronée des gens de bonne foi. En effet, s’attaquer à l’une, c’est se faire récupérer par l’autre. Nul n’est ni entièrement de mauvaise foi ni entièrement de bonne foi (ce serait trop simple), pas plus que parfaitement orthodoxe ou parfaitement hétérodoxe. Chacun tend à se justifier par la position de l’autre, et personne n’avance dans sa propre conversion. L’unique moyen d’affronter notre foi mauvaise ou déviante est donc d’en appeler à la puissance explosive et libératrice du doute. Le doute combat sur tous les fronts.

L’unique moyen d’affronter notre foi mauvaise ou déviante est donc d’en appeler à la puissance explosive et libératrice du doute.

Dans son roman, «L’Idiot», Dostoïevski explique que les athées ne croient pas, non qu’ils aient résolu le problème de Dieu, mais uniquement parce qu’ils refusent d’envisager la question de Dieu. Le droit de douter est pour eux le devoir de ne plus questionner. Que la foi en Dieu soit difficile et comporte des doutes, je veux bien le croire. Mais n’existe-t-il pas aussi un doute quant à la non existence de Dieu? Autrement dit, qui peut être certain que Dieu n’existe pas? S’il y a doute à ce sujet, alors il doit y avoir vérification.

Or ce doute a des conséquences profondes. S’il n’est pas certain que Dieu n’existe pas, pourquoi suis-je certain d’être le propriétaire de ma vie? Pourquoi me comporter comme si j’étais le centre de mon existence? Qui peut m’assurer qu’il n’y a pas un amour qui m’habite, qui se déclare dans mon silence, mais que je néglige sans cesse? On veut éviter les fautes professionnelles et dans ce but on est prêt à relire ses dossiers pendant des soirées entières. Mais ce problème-là, quand donc va-t-on l’affronter? Cela ne concerne pas seulement l’athée qui a abattu son beau pointer à l’arrêt devant le buisson ardent. Cela concerne aussi le bon croyant qui n’évite rien autant qu’un silence où risque d’exploser la mesquinerie de sa mauvaise foi.

Un doute silencieux

Hauterive devrait être un doute face aux certitudes, religieuses ou non. Un doute silencieux, mais blessant les fondamentalismes d’où qu’ils proviennent. Un doute qui écoute. Un doute qui incite l’intelligence à venir voir. Nous n’avons pas à répondre à la place des autres. Nous n’avons même pas à les y inviter bruyamment. Notre unique apostolat consiste à accueillir celui qui ressent le besoin de savoir ce qu’il en est. Ce qu’il en est du silence et de l’amour. Le vrai silence s’invite de lui-même chez chacun. Une souffrance aiguë, la fragilité d’un amour, le sentiment soudain que la vie est précieuse et délicate. Le silence réclame lui-même un espace. Mais il le réclame comme se déclare un amour: timidement, sans élever la voix.

Qui sommes-nous, donc? Je ne sais que dire. Un doute nous a surpris, chacun un jour, silencieusement. Il nous a fallu alors vérifier combien profond est l’Amour qui se déclare dans le silence. Et maintenant il nous faut Lui répondre, sans mentir. Cela nous fait voyager, sans quitter notre cloître, à travers le cœur anxieux des humains qui tous se demandent secrètement: suis-je aimé? suis-je aimant?

Voilà, je doute que mon plaidoyer vous ait convaincus. Mais je n’oserai le vérifier, puisque je ne voulais pas vous convaincre, mais vous faire douter. Dieu me demande de chanter dans les stalles ou de prier en cellule, mais pas de jouer les ténors du barreau. C’est pourquoi je sais que vous me croirez si je vous assure une nouvelle fois de notre gratitude et de notre prière pour la mission qui est la vôtre. Nul ne doute ici de son importance.


L’Abbaye cistercienne d’Hauterive, près de Fribourg, a coutume de recevoir chaque année les membres du gouvernement de l’Etat de Fribourg, accompagnés de quelques notables du canton. En octobre 2012, l’Abbé du monastère, Dom Marc de Pothuau, leur a tenu ce discours

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