Revue Sources

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Marie-Martin Cottier, qui fut cardinal de l’Eglise romaine, aussi frère prêcheur au couvent de Genève, jusqu’au jour où de hautes fonctions l’appelèrent à Rome, en 1990 déjà. «Sources» n’ajoutera pas d’autres hommages à ceux qui lui furent déjà abondamment et éloquemment rendus. Mentionnons toutefois que son nom figurait parmi les signataires de l’éditorial-manifeste du premier numéro de notre revue en octobre 1975. .

Patrice Favre, Georges Cottier. Itinéraire d’un croyant, CLD, Paris, 2007.

Patrice Favre, Georges Cottier. Itinéraire d’un croyant, CLD, Paris, 2007.

Cependant, nous avons voulu interroger l’un de ses biographes, le journaliste Patrice Favre, rédacteur en chef de l’Echo Magazine, qui eut le bonheur de converser familièrement avec le cardinal au cours de la rédaction de son ouvrage: Georges Cottier, Itinéraire d’un croyant, paru en 2007. A une première interview en succède donc une seconde, celle-la mené auprès du biographe par le frère Guy Musy, responsable de la rédaction de la revue.

Pourquoi avoir titré votre livre ‘Itinéraire d’un croyant’? Le cardinal Cottier n’était-il pas d’abord un philosophe et un théologien?

Patrice Favre: De fait, j’ai longtemps hésité. A la fin, il m’a semblé que le point central de nos conversations était l’athéisme: comment peut-on encore croire au 21e siècle? D’ailleurs sa thèse portait sur l’athéisme du jeune Marx. Toute sa vie, le Père Cottier ne cessa de rencontrer des personnes tourmentées par la question de la foi. Cela dit, aujourd’hui je choisirais un autre titre.

Lequel?

«Le courage de penser», qui est d’ailleurs une formule du Père Cottier lui-même. Dans un article de Nova et vetera de 1976 – il avait 54 ans – il écrivait: «La démission de la pensée est la première forme de lâcheté». Il n’a jamais cessé d’insister sur la puissance de manipulation du langage. Son dernier article dans Nova, en janvier de cette année, est une réflexion critique sur les conditionnements de la pensée chez les musulmans. Et lui-même s’est toujours méfié des modes intellectuelles, y compris dans le monde catholique. Son combat était la pensée.

Quels étaient vos contacts avec le Père Cottier avant d’écrire ce livre?

A La Liberté de Fribourg, je m’occupais, entre autres, des questions religieuses et, quand j’allais à Rome, je le rencontrais volontiers. Il ne faisait pas de commérages, mais il savait expliquer ce que voulait faire Jean Paul II. Puis ce fut 2005, avec le décès du pape et l’élection de son successeur, le cardinal Ratzinger: là, je l’ai vu souvent.

C’était un homme très libre dans sa tête, qui osait dire ce qu’il pensait même s’il ne cherchait pas la dispute.

Mais l’idée du livre est venue de Daniel Pittet, qui m’avait fait écrire sur les monastères contemplatifs de Suisse romande. Il rêvait de faire parler le secrétaire de Jean Paul II, le cardinal Stanislaw Dziwisz, mais je lui disais que les cardinaux n’étaient pas ma tasse de thé. S’il fallait en interroger un, alors Cottier! Je plaisantais, mais Daniel Pittet m’a pris au mot et le cardinal a accepté. J’étais coincé.

Vous avez pensé tout de suite à un livre d’entretiens?

En réalité, j’avais feuilleté ses derniers livres et ses articles dans Nova et Vetera et j’étais désespéré! Ce langage thomiste, assez technique, ne me disait rien. J’ai retrouvé une lettre que je lui écrivais en 2005, qui disait: «Ma difficulté est que vous êtes à la fois clair et difficile: vous travaillez en haute altitude, avec le vocabulaire et l’argumentation d’un intellectuel de haut vol. On est très, très au-dessus du lecteur moyen.» Manière délicate de dire que j’étais largué. Mais comme il traitait de sujets actuels – le sida, la pilule, l’euthanasie -, je me suis dit que l’interview pouvait donner quelque chose: lui répondait et moi je vulgarisais.

Votre livre contient également de nombreux éléments biographiques?

Oui, rien n’avait été publié sur lui alors qu’il avait traversé les grands soubresauts du siècle: la Deuxième guerre mondiale, le concile Vatican II, Mai 68, la chute du Mur de Berlin. Mais cela a été possible parce que j’ai constaté que Cottier, à plus de 80 ans, avait une mémoire prodigieuse: il se souvenait de ses camarades de collège, des livres que les professeurs leur donnaient à lire, d’un voyage en France sous l’Occupation avec un luxe de détails très vivants. Pensez: il va à Paris en 1944 pour demander à entrer chez les Dominicains et, comme il a une soirée libre, il va voir Huis clos de Sartre au théâtre! Là, j’ai réalisé que la matière était riche.

C’est donc une biographie autorisée du cardinal Cottier?

C’est plus une autobiographie qu’une biographie: j’ai pu recouper nombre de ses souvenirs avec des documents d’époque, en particulier ses articles, et les travaux des historiens. Mais je n’ai pas pu tout vérifier et il y a sans doute des épisodes de sa vie dont il ne m’a pas parlé.

Le cardinal a tout relu: vous a-t-il beaucoup censuré?

Il a tout relu, oui: il corrigeait les papes, il pouvait bien corriger ce que je lui faisais dire! J’y tenais, car cela me laissait une grande liberté d’écriture. J’ai encore mes enregistrements, mais je n’ai pas le souvenir qu’il ait beaucoup modifié ou censuré mon texte. Quelques noms de cardinaux ont disparu: un Italien qui ne voulait pas que Jean Paul II fasse une demande de pardon au nom de toute l’Eglise, un autre qui avait débarqué dans son bureau avec un enregistreur suite à une interview que le Père, qui était déjà cardinal, avait faite en faveur du préservatif. Il voulait un rectificatif à l’instant, mais Cottier l’avait envoyé sur les roses. C’était un homme très libre dans sa tête, qui osait dire ce qu’il pensait même s’il ne cherchait pas la dispute.

Comment se passaient vos entretiens?

Nos rencontres avaient lieu dans son petit appartement du Palais apostolique. Il fallait passer un premier poste tenu par les gardes suisses, prendre un ascenseur et se faire ouvrir une porte en fer forgé gardé par une sentinelle. J’arrivais dans une galerie tapissée de pierres tombales romaines entre lesquelles s’ouvrait la porte du Père Cottier. Ensuite, il a déménagé de l’autre côté de la basilique Saint-Pierre, à côté de la résidence Santa Marta où vit aujourd’hui le pape François. J’y ai logé plusieurs semaines.

Il n’aimait pas beaucoup le fonctionnement de la curie, ce petit monde de faveurs, de raccomandazioni et de combinazioni qu’il détestait.

Tous ceux qui l’ont connu le disent, c’était un homme d’une extrême simplicité. Son appartement dans le Palais apostolique était étroit et sombre, les murs n’avaient pas été repeints depuis des lustres. Même comme cardinal, il n’était pas très doué pour obtenir des crédits et se pousser en avant, me disait sa gouvernante, Anna-Maria. Cela ne l’intéressait pas. Il n’aimait pas beaucoup le fonctionnement de la curie, ce petit monde de faveurs, de raccomandazioni et de combinazioni qu’il détestait. Il a d’ailleurs été très heureux des premières mesures prises par le pape François, qui a introduit plus de simplicité dans la curie.

 Vous racontez que, jeune étudiant, Georges Cottier se frotte aux communistes et que plusieurs de ses amis entrent dans le parti alors que lui garde ses distances. Ces expériences de jeunesse ont-elles conditionné ses engagements futurs, ses travaux sur Marx, sa grande réserve à l’égard de la théologie de la libération et son admiration pour Jean Paul II, le pourfendeur du communisme polonais?

Il aurait fallu le lui demander! Il est vrai que le marxisme avait fasciné certains de ses camarades d’université, mais pas lui. Entre autres parce qu’il avait des informations de première main sur les persécutions en Europe de l’Est. Ensuite, il fait son doctorat sur Marx et devient un des meilleurs spécialistes du marxisme dans le monde catholique. Mais était-ce un choix de jeunesse? Ce n’est pas le souvenir que m’ont laissé nos conversations. Je n’ai pas eu l’impression non plus qu’il ait fait une fixation sur le marxisme.

Dans un de ses derniers grands ouvrages, Vous serez comme des dieux, paru en 2008, il répète que «l’athéisme est au cœur de la pensée marxiste; il en est indissociable». C’était déjà le contenu de sa thèse parue en 1959 et c’est pourquoi il sera toujours méfiant à l’égard des tentatives de réconcilier Marx et Jésus: l’expérience des prêtres ouvriers, le rapprochement entre chrétiens et communistes en Europe, la théologie de la libération en Amérique latine. Mais le centre de sa réflexion était l’athéisme: d’où vient-il, pourquoi s’est-il imposé dans la pensée occidentale? De ce point de vue, Luther, Feuerbach et Nietzsche l’intéressaient autant sinon plus que Marx, je pense.

Quel héritage laisse-t-il à l’Eglise et à la Suisse?

Il ne courait pas après les honneurs et il avait un humour décapant à l’égard de lui-même et des autres. Donc sa postérité n’était pas son premier souci, me semble-t-il. Cependant, il est certain qu’il a joué un rôle important auprès de Jean Paul II dans le cadre du Jubilé de l’an 2000: le pape lui a demandé de préparer et de coordonner le grand geste de repentance de l’Eglise. Et je l’ai dit, tout le monde n’était pas d’accord que le pape demande pardon.

Son rôle dans l’Eglise de Suisse est encore mal connu: après le concile, il figurait parmi les conservateurs, les héritiers du cardinal Journet que la nouvelle génération voulait jeter aux oubliettes. Mais il a continué à travailler de manière souvent discrète à travers de multiples réseaux, avec un sens aigu de l’amitié. C’est lui qui a consacré l’actuel évêque de Lausanne, Genève et Fribourg, le dominicain Charles Morerod. Et l’évêque auxiliaire, Mgr Alain de Raemy, était aussi un ami proche de Cottier pendant ses années au Vatican comme aumônier de la Garde suisse. Il y a certainement une constellation spirituelle qui, à travers le Père Cottier, reconduit au cardinal Journet.

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