Revue Sources

François Gachoud, Explorer l’intime. Au coeur de nos jardins secrets. Collection philo/sagesse. Editions La Source Vive, Gollion 2016, 203 pages


Il en faut, de l’audace, ou du cran, si vous préférez, pour aborder ce sujet, à notre époque et dans notre société où tout est mis, comme l’a chanté Léo Ferré, «à l’étal des carrefours», les corps, les lettres d’amour, les confidences, les journaux intimes. Et qui plus est, pour l’aborder non pas entre quatre murs, dans un cercle fermé, amical, mais dans un livre destiné à être publié. François Gachoud a relevé ce défi, faisant confiance aux lectrices et lecteurs, qu’ils soient nouveaux ou qu’ils fassent partie de ceux et celles qui, étudiants, ont suivi, en terres fribourgeoises, ses cours de philosophie, ou qui, lecteurs, connaissent déjà l’un ou l’autre de ses livres. Pour ce faire, l’auteur a bien des atouts dans son jeu et il sait en user avec adresse.

Le premier de ces atouts est la forme qu’il a donné à son ouvrage: c’est un dialogue, réel ou fictif, on ne le saura pas. Un homme plus tout à fait jeune – on apprend qu’il est à la retraite – nommé Emmanuel, reçoit un matin de printemps un appel téléphonique venant de Grèce. Au bout du fil, une jeune femme, archéologue, portant le nom de Philocalia, «amie de la beauté», une ancienne étudiante, qui invite le retraité à venir passer quelque temps dans la région du Cap Sounion. «Nous pourrions parler philosophie…». Tout s’enchaîne, rendez-vous est pris, le voyage s’organise, et le dialogue ne tardera pas à se mettre en route. Il trouvera sa forme écrite, c’est notre livre, comprenant vingt-trois chapitres, rythmés par les dates des entretiens allant du 6 juillet au 11 août de l’année 2014. En annexe, deux échanges téléphoniques provoqués par les attentats terroristes de la mi-novembre à Paris.

Le dialogue, un atout? Pour deux raisons. Tout d’abord parce qu’il permet de réaliser la conception que les deux protagonistes se font de la philosophie. «Le choix du dialogue n’implique rien d’autre que l’essai d’une pensée qui se cherche.» Ainsi s’exprime Philocalia. Et plus amplement Emmanuel: «J’ai pris de plus en plus conscience que la pratique de la philosophie devrait moins nous conduire à la traditionnelle élaboration des concepts pour bâtir de savants systèmes de pensée qu’à l’édification d’un art de vivre.» Une telle visée ne peut s’élaborer qu’à travers des expériences personnelles, et, dans le dialogue, de telles expériences peuvent s’échanger, se confronter, s’enrichir. On est, du coup, au seuil de ce qui fait l’objet des entretiens: «… explorer le champ de notre subjectivité…», «ce qui nous conduit inévitablement dans les plis, les méandres multiples et complexes de notre intériorité». Ici, les obstacles ne sont pas éludés. «L’intime, c’est certainement ce qu’il y a de plus retiré, de plus caché, de plus secret en nous. (…) L’intime nous échappe aussi à nous-même dans la mesure où il constitue ce fond sans fond difficilement accessible à notre propre connaissance.» Dans le début, puis tout à la fin des entretiens, on verra aussi que ce secret peut subir la violence, par le viol, la torture, l’extermination, la terreur.

L’intime étant ce qu’il y a en chacun de nous de plus personnel, d’unique, on est obligé a priori de renoncer, pour en parler, à toute «universalisation par concepts».

Il ne peut être question ici de retracer dans toutes ses étapes le parcours décrit dans ce livre. Nous tenons d’abord à signaler ce qui fait l’essentiel de la démarche. L’intime étant ce qu’il y a en chacun de nous de plus personnel, d’unique, on est obligé a priori de renoncer, pour en parler, à toute «universalisation par concepts». Reste l’option, suggérée par Philocalia et reprise aussitôt par Emmanuel, de la phénoménologie: la saisie de la réalité telle qu’elle s’offre à nous, telle que nous la captons par notre expérience personnelle. Les mots clé sont alors: la VIE, vécue et appréhendée par nous comme «fondement de notre sphère subjective». La référence essentielle est ici la forme particulière donnée à la phénoménologie par le philosophe français Michel Henry. Tout le dialogue s’en nourrira, du début à la fin. Le mot «auto-affection», emprunté à Michel Henry, reviendra à de nombreuses reprises. Mais d’autres penseurs vont entrer dans la ronde, faisant surgir peu à peu une foule d’ aspects nouveaux de la vie intime. Aristote avec l’amour de soi, Jean-Jacques Rousseau et ses «intuitions étonnantes», Emmanuel Lévinas, que l’on rencontre à deux reprises. Puis, moins attendus, Schopenhauer et Nietzsche. Tout à fait nouveau pour nous, personnellement, François Jullien, auteur lui-mêne d’un livre De l’intime. Avec lui entre en jeu l’idée de partage, ouvrant l’accès à l’amitié (Montaigne, La Boétie), puis à la question Dieu peut-il être intime?, avec trois moments faisant surgir des textes clé de l’Ancien Testament, ensuite la parabole du fils prodigue, puis les psaumes. Saint Augustin avec ses mots célèbres «plus intérieur à moi que mon intime». Autre belle rencontre, pour laquelle nous sommes reconnaissant à l’auteur, celle de Jean-François Lyotard et son livre Confession d’Augustin, qualifié ici de «méditation poétique». Plus tard viendront encore, autour des signes révélateurs de l’intime, Sartre à cause du «regard», et encore Lévinas, avec la «caresse» et la «pudeur», liée au «féminin». Cette énumération de noms – difficilement évitable, ici – pourrait donner le change, faire naître l’impression d’un étalage d’érudition, mettre en péril le dialogue comme «pensée qui se cherche». Il n’en est rien. François Gachoud sait en faire bon usage. Tous ces auteurs entrent pour ainsi dire dans le dialogue des deux protagonistes, ils le nourrissent, le font progresser, lui donnent de la profondeur.

Il va de soi, vue la nature du sujet abordé, que bien des choses demeurent en marge, voire en dehors du propos tenu, que sur bien des points nous serions tentés d’annoncer notre désaccord ou tout au moins quelques réserves. Mais ce n’est pas ici le bon moment. Le livre est très bien écrit, il ouvre de multiples perspectives, donne à réfléchir et mérite d’être lu et discuté.

Flurin M. Spescha

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