Revue Sources

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En 1996, j’ai prononcé mes premiers vœux moins d’un mois après l’assassinat de Pierre Claverie. Je me souviens à cette époque avoir été marquée par un texte que nous avions reçu pour Pâques, quelques mois avant, où il écrivait, parlant du sens de sa présence en Algérie:

Où serait l’Église de Jésus-Christ, elle-même Corps du Christ, si elle n’était pas là d’abord, présente dans les lieux de souffrance, dans les lieux de déréliction, d’abandon ? Je crois qu’elle meurt de n’être pas assez proche de la croix de son Seigneur. Si paradoxal que cela puisse paraître, et saint Paul le montre bien, la force, la vitalité, l’espérance chrétienne, la fécondité de l’Eglise viennent de là. Pas d’ailleurs, ni autrement. Tout, tout le reste n’est que poudre aux yeux, illusion mondaine. Elle se trompe l’Église, et elle trompe le monde, lorsqu’elle se situe comme une puissance parmi d’autres, comme une organisation humanitaire ou comme un mouvement évangélique à grand spectacle. Elle peut briller, elle ne brûle pas du feu de l’amour de Dieu «fort comme la mort» comme le dit le Cantique des Cantiques. «Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime.»

Elles étaient à genoux devant l’homme cloué là, qui avait choisi d’être du côté des coupables, sans les accuser, pour partager leur sort jusqu’au bout, et définitivement.

Depuis 1997, dans la prison où j’exerce la médecine, et dans ma vie religieuse, cette réflexion de Pierre Claverie n’a cessé de montrer sa pertinence et sa force. Je me souviens d’un jour, où exceptionnellement, j’avais participé à l’eucharistie avec les détenues, parce que des amis animaient la célébration, et que j’étais de garde ce jour-là. C’était l’épiphanie. Dans la salle de spectacle transformée en chapelle, il y avait une crèche devant l’autel et une grande croix de bois, sur le mur. Plus de 180 femmes étaient présentes, sur un total de 250 détenues (ce qui en fait la paroisse la plus pratiquante de France). Parmi elles, certaines de mes patientes, pas vraiment chrétiennes, délinquantes notoires et éminemment sympathiques. Au moment de la communion, toutes s’avançaient, et celles qui n’étaient pas baptisées ou ne communiaient pas avançaient aussi les bras croisés sur la poitrine. Tout à coup, je me suis rendue compte que près de dix d’entre elles, peut-être celles dont la vie était la plus cassée, étaient tombées à genoux devant la croix. La crèche, elles étaient passées devant presque sans la voir. Mais la croix, et ce type cloué dessus, elles avaient intuitivement compris que c’était leur histoire. Elles étaient à genoux devant l’homme cloué là, qui avait choisi d’être du côté des coupables, sans les accuser, pour partager leur sort jusqu’au bout, et définitivement. Où serait l’Eglise du Christ si elle n’était pas là d’abord?

La proposition de la foi n’est pas à comprendre en termes de transmission de valeurs. Ce que nous avons à proposer, c’est une rencontre, celle du Christ : Dieu à genoux devant l’homme à l’heure du jeudi saint et du lavement des pieds. Dieu crucifié entre deux bandits, à l’heure du vendredi. Dieu mort, visitant les morts, pour qu’aucun d’eux ne soit abandonné au royaume de la mort. Dieu, présent aujourd’hui si nous aussi sommes à genoux devant l’homme, si nous aussi acceptons de résister à l’accusation quitte à être rangés du côté des coupables, si nous nous laissons aimer de cet amour, «fort comme la mort», qui ne meurt pas avec la mort, mais en sort vainqueur.

La prison m’a fait lire l’évangile avec des yeux neufs, et entendre ce qui y est écrit: «Dieu n’a pas envoyé le Fils dans le monde pour qu’il juge le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui» (Jean 3,17) ou encore «Je n’ai perdu aucun de ceux que tu m’as donné» (Jean 17,12). Aucun. C’est-à-dire personne. «Hormis le fils de perdition» poursuit le texte. Mais qui est-il, ce fils de perdition, sinon le diviseur («diable» en grec), l’accusateur («satan» en hébreu), et non Judas ? Mais voilà, il faut avoir beaucoup perdu pour entendre la voix de celui qui vient tout sauver et pour reconnaître l’immense amour de celui, qui à l’heure de sa mort, prend encore la défense de ceux qui viennent de le trahir. «Ils ont gardé ta parole» (Jean 17,6), dit Jésus à son Père alors que Judas vient de le vendre, et Pierre de le renier.

Pour être crédible, l’Église de Jésus-Christ doit retrouver la croix de son Seigneur. Ne jamais accuser quiconque, mais partager la vie de ceux dont la pauvreté matérielle, affective, spirituelle, existentielle, pourrait les faire vaciller, et plus que tout reconnaître cette pauvreté en elle-même. Car elle existe jusque dans nos couvents; et la richesse de nos maisons peut étouffer ce qui pourtant était une chance, à l’origine de notre choix de vie: nous ne pouvions pas faire autrement que de chercher le seul qui pouvait rassembler nos vies éparses, et brinquebalantes. Cette brûlure, si nous ne l’étouffons pas, peut nous permettre d’être présents aux déchirures de ce monde, et de porter l’évangile de Jésus-Christ dans les lieux de souffrance, dans les lieux de déréliction, d’abandon.

La difficulté contemporaine pour transmettre la foi en Europe occidentale est peut-être finalement une chance: si nous devenons pauvres et fragiles, peut-être saurons-nous trouver des mots qui ne brillent pas, mais qui brûlent du feu de l’amour de Dieu?

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Sœur Anne Lécu, dominicaine de La Présentation, est médecin. Elle pratique son art dans une prison de femmes d’Ile de France.

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