Revue Sources

Impossible de parler de mensonge sans évoquer, en arrière-fond, la vérité. Les deux domaines s’appellent l’un l’autre. Il nous a paru intéressant de découvrir comment le Nouveau Testament et en particulier la tradition johannique, thématisent ensemble les deux données comme étant deux clés de compréhension de l’existence humaine éclairée par la foi.

Une remarque préliminaire paraît nécessaire : le terme de vérité est devenu suspect. «A chacun sa vérité» entend-on souvent…, conséquence du relativisme et du subjectivisme qui marquent notre culture. Et d’autre part, suspicion à cause de toutes les violences exercées au nom de Dieu ou de telle ou telle vérité (politique, philosophique, religieuse). Or, s’il n’y a pas de vérité, il n’y a pas non plus de mensonge ! Par ailleurs, j’entends souvent des remarques étonnées lorsque par ex. le Pape François évoque le travail de sape du Démon: «comment un homme intelligent et avisé peut-il encore parler du diable?» C’est oublier que TOUS les évangiles parlent du combat du Christ lui-même contre Satan, au désert ou durant son ministère… L’Écriture sainte attribue au démon le mensonge, toutes sortes de séduction, voire la violence et l’homicide! Il vaut donc la peine d’aller y voir de plus près.

Jésus: témoin humblement fidèle

Il est intéressant de noter que jamais Jésus ne dit qu’il a la vérité, mais très précisément qu’il EST «la vérité, la voie, la vie» (Jn 14,6). Son amour pour les disciples, le fait qu’il donne sa vie pour eux, est le gage d’authenticité de cette prétention. Dans la magnifique vision inaugurale qui ouvre l’Apocalypse, Jésus Christ est présenté comme le «Témoin fidèle» : entendez fidèle jusqu’à la mort. Ressuscité, il est aussi le «premier d’entre les morts» et par son exaltation «le prince des rois de la terre» (1,5). C’est le mystère pascal qui est ainsi résumé : mort, résurrection et ascension. Le fondement de la crédibilité de ce Témoin est ensuite précisé : «il nous aime et nous a délivrés par son sang». C’est son amour qui est premier, exprimé ici au présent. Il devance, accompagne et dépasse l’acte de la Passion (exprimée au passé). C’est dans la même logique que le Christ est présenté comme vainqueur sur la mort et seul à même de nous donner accès au mystère de la volonté de Dieu sur notre monde. Celui qui a remporté cette victoire est présenté par Jean de Patmos comme «le Lion de la tribu de Juda, le Rejeton de David» reprenant les termes mêmes des bénédictions de Jacob (Gn 49), mais aussitôt cette image est comme recadrée par la vision d’un Agneau… debout et comme immolé (5,6). Debout car il est victorieux de la mort, mais comme immolé car il a été jusqu’au bout dans le don de sa vie. Si vérité il y a, pour les disciples de Jésus, ce sera celle de l’Agneau immolé. Toute l’Apocalypse s’attache à le montrer, à le rappeler à des communautés devenues fragiles sous la pression de la culture païenne du moment, avec à l’horizon le rejet, voire les persécutions. Le persécuté, l’humilié peuvent être tentés de se transformer en lion, mais c’est alors que l’insistance sur l’Agneau pascal prend tout son sens. Telle est la vérité de Dieu offerte au monde.

Le diable homicide

Mais même précisée ainsi, la vérité de la révélation n’est pas toujours acceptée. Loin s’en faut. Et nous voilà introduits dans le drame que dessine la Bible depuis le jardin d’Eden : le couple humain se trouve tiraillé. Le monde lui est offert sous l’image d’un jardin riche en arbres et en fruits, mais à une condition : ne pas mettre la main sur l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Mais une autre voix le sollicite, celle du serpent, maître du soupçon : Dieu ne voudrait pas le bien de sa créature et chercherait à confisquer sa liberté. Ce duel n’a rien de théorique : il signifie pour l’homme la vie ou la mort. Au plan herméneutique, on parlera d’un antagonisme entre vérité et mensonge.

Jésus est revenu explicitement sur cet affrontement, dans un passage unique de l’évangile selon S. Jean. Il précise qu’il vient de Dieu, dit la vérité et il met un nom sur ce qui inspire la démarche mortifère de ses opposants: ils sont entravés dans leur liberté, occupés, on dira même «aliénés», sous la dépendance du démon. «Vous ne pouvez pas entendre ma parole. Vous êtes du diable, votre père, et ce sont les désirs de votre père que vous voulez accomplir. Il était homicide dès le commencement et n’était pas établi dans la vérité, parce qu’il n’y pas de vérité en lui: quand il profère le mensonge, il parle de son propre fonds, parce qu’il est menteur et père du mensonge.» (8,43-44). Ces propos sont rudes et nous les éprouvons comme choquants, surtout s’ils devaient s’appliquer à l’ensemble de tous les Juifs et de tous les temps. En fait, il s’agit d’une passe d’armes vigoureuse et polémique. Ce qui est interprété est un comportement précis: d’une part le désir d’éliminer Jésus de la part de ceux qui ne peuvent supporter ses propos, d’autre part l’authenticité de la filiation de Jésus par rapport à son Père, et dont le comportement est l’illustration crédible. Les Juifs (entendons: les adversaires de Jésus dans ce dialogue) sont homicides dans la mesure où ils cherchent à le faire mourir. Ce faisant, ils se révèlent être sous la dépendance du démon, «homicide dès le commencement». C’est une évocation évidente des premiers chapitres de la Genèse opposant Adam et Eve au le serpent. Se profile aussi à l’arrière-fond l’attitude meurtrière de Caïn: «car tel est le message que vous avez entendu dès le début: nous devons nous aimer les uns les autres, loin d’imiter Caïn, qui, étant du Mauvais, égorgea son frère.» (1Jn 3,11-12). Le terme même de vérité fait peur et est souvent associé à la violence de toutes sortes de fanatismes. Mais il faudrait être aveugle pour ne pas voir la violence qu’entraîne le monde du mensonge. C’est à cette lucidité que nous convoque le Nouveau Testament.

Le choix est clair (du moins en théorie): être disciple de Jésus ou se mettre sous la dépendance du Mauvais. Le premier choix est un chemin de liberté, le second est un chemin de perdition mais aussi de violence. «Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples, et vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera.» (Jn 8, 31). Le choix des interlocuteurs face à Jésus met à jour leur dépendance non pas théorique mais pratique: ils sont sous influence, sous la coupe du démon.

 Le démon trompeur

Ce champ de tensions entre vérité et mensonge n’est pas réservé au ministère de Jésus. Ce dernier avait clairement averti les disciples, au terme de son ministère. «Des faux prophètes surgiront nombreux et abuseront bien des gens. Par suite de l’iniquité croissante, l’amour se refroidira chez le grand nombre. Mais celui qui aura tenu bon jusqu’au bout sera sauvé» (Mt 24,11-13). Les derniers écrits du Nouveau Testament insistent non seulement sur la fidélité à l’enseignement du Christ mais aussi sur les ruses du démon pour séduire les croyants et les égarer. C’est le cas par ex. dans la seconde Lettre aux Thessaloniciensqui attribue à l’influence de Satan des signes et des prodiges mensongers et les tromperies du mal «à l’adresse de ceux qui sont voués à la perdition pour n’avoir pas accueilli l’amour de la vérité qui leur aurait valu d’être sauvés» (2,9-12). L’auteur poursuit en fustigeant ceux qui se laissent avoir et finissent par «croire» le mensonge et refusent de croire à la vérité! L’auteur de la seconde Lettre à Timothée évoque dans le même registre les passions et les démangeaisons des oreilles de ceux qui se donnent des maîtres en quantité et se détournent de la vérité au profit de fables (2Tm 4,4). Ailleurs c’est l’argent qui corrompt l’esprit de ceux qui sont alors privés de la vérité (1Tm 6,5). L’Église du Christ apparaît au contraire comme «la colonne et le support de la vérité» (1Tm 3,15).

Etre de la vérité ou du mensonge n’est pas du tout qu’une question théorique. Certes, il s’agit de s’ouvrir à la vérité, notamment en accueillant le Christ révélateur du Père: «Celui qui croit au Fils de Dieu a ce témoignage en lui. Celui qui ne croit pas en Dieu fait de lui un menteur, puisqu’il ne croit pas au témoignage que Dieu a rendu à son Fils» (1Jn 5,10). Mais accueillir la vérité de Dieu appelle un comportement cohérent vis-à-vis du prochain: «Si quelqu’un dit: «J’aime Dieu» et qu’il déteste son frère, c’est un menteur» (1Jn 4,20).

Les mensonges du pouvoir

Dangers donc des fables diverses et variées, caricatures de la vérité, ainsi que l’argent qui corrompt. L’Apocalypse de S. Jean souligne un autre danger: c’est la séduction par le pouvoir qu’opère le «grand Dragon, le Serpent des origines, celui qu’on nomme Diable et Satan, le séducteur du monde entier» (12,9). Il se montre d’autant plus violent que ses jours sont comptés. Vers la fin du siècle, lorsque l’Apocalypse est rédigée, la pression du pouvoir romain sur les communautés chrétiennes se faisait plus fortedu fait de la dimension religieuse qu’il revendiquait. Il s’agissait non seulement de respecter le pouvoir mais encore d’accepter les prétentions quasi divines de l’empereur, sans quoi vous passiez pour un dissident politique. A l’Apocalypse revient le mérite de mettre un nom sur cette stratégie: c’est le Satan qui est à l’œuvre. C’est lui qui inspire ce pouvoir politique campé sous les traits de la Bête de la mer «On lui donna de proférer des paroles d’orgueil et de blasphème» et s’ensuit une campagne contre la communauté chrétienne (Ap 13,5-10). Mais ce pouvoir a des complices et des relais: en termes modernes on parlerait du service de la propagande. Ce sont les faux prophètes représentés sous les traits de la Bête de la terre qui déploie prodiges et manœuvres, «amenant la terre et ses habitants à adorer» la première Bête. Elle est même représentée comme une statue qu’on faisait parler de l’intérieur: sorte de ventriloque au service de la Bête. Qui résistait était mis à mort. Et nul ne pouvait rien acheter ni vendre sans porter le signe de la Bête, alors que les chrétiens portent le signe de l’Agneau. Il m’est arrivé de commenter ces pages devant des croyants venus du bloc communiste: ils comprenaient très vite et très bien de quoi il s’agissait. S. Paul résume d’un mot cette stratégie venue d’une intelligence enténébrée: «ils ont échangé la vérité de Dieu contre le mensonge, adoré et servi la créature de préférence au Créateur» (Rm 1,25).

En contraste, Jean de Patmos décrit les chrétiens comme des gens qui suivent l’Agneau partout où il va: en leur bouche pas de mensonge (14,4). C’était déjà ainsi qu’était annoncé le Serviteur: «en sa bouche pas de mensonge» (Is 53,9). Dans la description de la Jérusalem nouvelle qui descend du ciel – entendons: l’Église telle que le Seigneur la veut et la voit – il n’y aura pas de place pour les dépravés et l’auteur termine la liste conventionnelle de toutes sortes de vices par l’évocation de l’idolâtrie et du mensonge (21,8 et 22,15).

En un mot, la Révélation biblique met en lien l’humilité avec l’accueil de la vérité dévoilée par Dieu. Et en contre-point l’orgueil humain et le mensonge pouvant aller jusqu’au crime. Le Christ a vaincu le mal et la mort sur la croix et par sa résurrection. Il nous donne l’Esprit de Vérité pour résister au démon, père du mensonge et homicide dès l’origine. Ces pages de l’Écriture sainte éclairent ce combat dont les enjeux sont toujours actuels.


Jean-Michel Poffet, frère dominicain, prieur du couvent St-Hyacinthe de Fribourg, est un bibliste connu par ses conférences, ses prédications et ses multiples publications. Ancien directeur de l’Ecole Biblique et Archéologique de Jérusalem et membre du Comité de rédaction de la revue Sources.

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