Revue Sources

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«Il y a un moment pour tout et un temps pour toute chose sous le ciel. Un temps pour enfanter, et un temps pour mourir ; un temps pour planter, et un temps pour arracher le plant. Un temps pour tuer, et un temps pour guérir ; un temps pour détruire, et un temps pour bâtir. Un temps pour pleurer, et un temps pour rire, un temps pour gémir et un temps pour danser. Un temps pour lancer des pierres et un temps pour en ramasser, un temps pour embrasser, et un temps pour s’abstenir d’embrassements. Un temps pour chercher et un temps pour perdre ; un temps pour garder, et un temps pour jeter, Un temps pour déchirer et un temps pour coudre, un temps pour se taire et un temps pour parler. Un temps pour aimer et un temps pour haïr, un temps pour la guerre et un temps pour la paix. Quel profit celui qui travaille trouve-t-il à la peine qu’il prend? Je regarde la tâche que Dieu donne aux enfants des hommes: tout ce qu’il fait convient en son temps. Il a mis dans leur cœur l’ensemble du temps, mais sans que l’homme puisse saisir ce que Dieu fait, du commencement à la fin.» Qohélet 3,1-11

 Tarda fluit pigris

L’imposante bâtisse jésuite du lycée cantonal de Porrentruy, construite en forme de « U » offre un écrin idéal au superbe jardin botanique de la ville. Les élèves en mal de concentration, peuvent, de la plupart des fenêtres de leurs salles de classe, laisser vagabonder leur esprit au milieu des rosiers, des iris, des pins ou des marronniers qui offrent à toute saison un décor de vacances. Mais, en détournant leur regard du tableau noir, ils risquent aussi de remarquer la sentence malicieuse gravée sur l’une des façades, au-dessous de l’un des très beaux cadrans solaires de cette cour intérieure: Tarda fluit pigris velox operantibus hora, «L’heure s’écoule lentement pour les paresseux, rapidement pour ceux qui travaillent! ». L’ironie du sort veut, hélas, qu’aujourd’hui seuls quelques rares latinistes, figurant de surcroît parmi les élèves les plus studieux, puissent décrypter ce doux rappel à l’œuvre et cette vérité si pleinement éprouvée. Une heure n’égale pas une heure, n’en déplaise aux métronomes qui égrènent méticuleusement les secondes. Chacun expérimente au cours de sa vie la différence sensible entre une minute de fraiseuse chez le dentiste et une minute d’extase devant les beautés de la création. D’ailleurs plusieurs langues, dont celles de la Bible, distinguent nettement ces deux sortes de temps. Dans l’hébreu de Qohélet z’man traduit par « moment » se différentie de ét rendu ici par «temps». Dans la traduction des LXX, chronos fait face à kairos.

Chronos dit le mouvement et s’engouffre perpétuellement dans le passé tandis que Kairos traduit l’intensité du présent à vivre.

La mythologie grecque rend clairement compte de ces nuances: Chronos, dernier né des douze Titans, engloutit monstrueusement ses enfants sitôt nés. Tel l’horloge digitale, il symbolise le temps qui passe et rappelle à tout mortel que chaque seconde le rapproche inexorablement de la mort. Kairos, quant à lui, a les traits d’un jeune éphèbe coiffé d’une queue de cheval. Toujours jeune, il court à vive allure sans jamais s’arrêter. Seul celui qui sait saisir au passage la houppe divine parviendra à l’arrêter et à jouir de la plénitude du temps.

Ainsi Chronos dit le mouvement et s’engouffre perpétuellement dans le passé tandis que Kairos traduit l’intensité du présent à vivre.

Le 4 de l’homme et le 3 de Dieu

Le chapitre 3 du livre de Qohélet, parfaitement construit, ressemble au balancier de la pendule et laisse résonner à chaque mouvement une série de kairos à la forme antinomique si chère à la pensée hébraïque: 28 au total, soit le résultat d’une multiplication de 7 et de 4 ou de 14 et 2. Les chiffres jouent avec les mots, 7, 4 et 2 comme s’il fallait que le tic-tac méticuleux des chiffres rythme le tempo d’une mélodie divine… comme s’il fallait souligner que le cœur amoureux qui s’abîme dans l’infini est aussi un organe de chair qui tambourine à la cadence du corps. Dualité du cœur, de la terre et du ciel, du souffle et de la glèbe, de la boue et du rêve, de l’être qui aspire à Dieu. Les verbes se répondent et s’opposent comme pour balayer l’ensemble du champ qu’ils décrivent. D’ailleurs tous ces verbes sont sans objet, donc amoraux. Leur opposition n’est pas destructrice mais associative. Détruire n’est pas l’envers de bâtir, aimer ne nie pas haïr: détruire «un mur» et haïr «le mensonge» forment les prémices de l’amour et de la construction. L’un et l’autre entonnent ensemble le chant de l’expérience humaine capable de communier à l’infini.

Le 4 de l’homme s’accouple au 7 de la plénitude pour féconder l’ensemble des sentiments humains et les mener à leur accomplissement. Ils expriment la confrontation entre un chronos horizontal et ravageur et l’immortel kairos, vertical et serein: « je regarde la tâche que Dieu donne aux enfants des hommes, dit Qohélet, tout ce qu’il fait convient en son temps… »

Tension perpétuelle entre l’atemporalité de Dieu, l’accomplissement des temps et le temps des hommes à l’intérieur duquel Dieu fait irruption. Le vocabulaire hébreu du calendrier joue subtilement sur la valeur des mots qui évoquent plus qu’ils ne décrivent cette invitation à l’alliance: ainsi la semaine, shavoua rythmée par le sabbat, signifie «serment, promesse». Elle regroupe délibérément les jours par 7 associant le 4 de l’homme au 3 de Dieu, laissant résonner semaine après semaine, comme un écho, la voix de Dieu à l’oreille de l’homme. Ainsi le sabbat, dont les 25 heures débordent sur le jour compté, ouvre un espace de cigale en plein cœur de la fourmilière productive. Ainsi le mois, hodesh (renouvellement), rappelle aux hommes, au tournant de chaque lune, la nécessité d’inscrire la nouveauté dans l’insolente régularité du chronos. Ainsi l’année, shana (changement), temps propice à l’examen de conscience ouvre les portes des horizons nouveaux.

Tant d’indices pour aider l’homme à se désengluer de la temporalité qui lui colle à la peau et l’élever à la hauteur de Dieu.

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Didier Berret

Didier Berret

Le diacre Didier Berret, bibliste, est professeur de sciences religieuses au Lycée Cantonal de Porrentruy dans le canton suisse du Jura. Il fait aussi partie de l’équipe en charge de la pastorale de cette même ville.

 

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