Revue Sources

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Avec l’article qui suit notre revue «Sources» inaugure une chronique dont le but est de faire connaître en Romandie quelques vestiges d’art sacré qui ont témoigné de la foi de nos aînés. Chefs d’œuvre oubliés, injustement méconnus, ils font partie de notre patrimoine et de nos «sources» spirituelles.

Semsales, commune et paroisse de quelques 1500 habitants, accostée aux contreforts du Moléson, Mont Fuji des Fribourgeois. Une très longue histoires pour ce qui ne fut à l’origine qu’un hameau de quelques fermes et chalets d’alpage. Une histoire qui plonge ses racines dans celle de la Prévôté du Grand St Bernard à qui un pape du moyen âge concéda la propriété des biens curiaux et le droit de nommer le desservant qui se fit appeler pendant des siècles:«Monsieur le Prieur». L’invasion des terres savoyardes par les Suisses au XVème et XVIème siècle amena un changement de régime ecclésiastique. Les chanoines du St Bernard durent céder leurs droits et leurs biens à leurs collègues de Fribourg qui jusqu’au début du siècle dernier nommaient le curé de Semsales et maintenaient son titre prestigieux de «prieur».

Gestation difficile d’un nouveau sanctuaire

Je ne parlerai pas des premiers lieux de culte disparus au cours de des siècle, mais tout de même de l’avant-dernier, une église construite autour de 1630, épaulée par un clocher à bulbe qui survit, rescapé solitaire, au centre du village. Une église de dimension modeste certes, mais qui aurait répondu aujourd’hui aux attentes d’une population plus nombreuse, mais moins pratiquante. Tel n’était pas le cas au tournant des années 1920. La démographie s’était accrue au cours des années précédentes et les catholiques de Semsales trouvaient leur chaussure ecclésiale trop étroite à leurs pieds.

La décision fut donc prise de construire un nouveau lieu de culte et d’abandonner l’ancien[1]. Mais les temps étaient rudes et la crise économique sévère. Les gens étaient bien décidés à offrir bois de charpente, sable et charrois. Mais où trouver l’argent sonnant et trébuchant? L’évêque s’en mêla et pour précipiter le rythme des décisions menaça de suspendre ses visites pastorales tant qu’un nouvel édifice n’aurait pas vu le jour. Une façon de jeter l’interdit sur ce village en privant les enfants du crû du sacrement de confirmation. Mais le temps redevint serein grâce à un coquet subside communal et à des emprunts.

Jacques Maritain à la rescousse

Le village de Semsales dans le canton de Fribourg (Photo: Wikimedia commons)

Le village de Semsales dans le canton de Fribourg (Photo: Wikimedia commons)

Le choix de l’architecte s’imposa de toute évidence à la commission de bâtisse. Le fribourgeois Fernand Dumas, membre du Groupe St Luc, était largement connu à la ronde. Depuis quelques années en effet, un cercle d’artistes romands, animés par le maître verrier Alexandre Cingria s’était proposé de créer un «art sacré» libéré des formules néoclassiques qui l’avait inspiré (?) jusque là[2]. Dumas rêvait pour Semsales d’un vaste espace architectural livré à un décoration conforme à ce nouveau style. Il semblerait que ce fut le philosophe Jacques Maritain[3] qui souffla le nom de Gino Severini à son ami théologien Charles Journet[4] qui s’empressa de le répéter à son évêque, puis à l’architecte. Après une période cubiste à Paris, le jeune peintre italien retrouvait la foi catholique de son enfance et se disait disponible à entreprendre une œuvre spirituelle de quelque envergure.

En dépit de ces éminentes recommandations, le nom de Severini n’allait pas de soi. La consonance «étrangère» de son patronyme ne pouvait que soulever l’ire des artistes locaux qui s’estimaient lésés et dédaignés pour n’avoir pas été retenus par le jury. La cabale ne cessa que lorsque on eut associé à Severini un peintre indigène à qui furent confiées des tâches mineures. Gino Severini demeurait quant à lui le maître incontesté de l’ouvrage pictural.

Le défi de peindre la Trinité

Un nouveau défi l’attendait. L’architecte avait réservé à Severini le décor de la surface extérieure qui dominait le portail d’entrée ainsi que l’abside faisant face au maître autel à l’intérieur de l’édifice. Deux pièces majeures. Une crucifixion correspondant aux canons classiques ne pouvait troubler personne, mais bien une Trinité reproduite au fond de l’abside et qui attirait tous les regards dès le porche franchi. Dans l’aire occidentale de l’Eglise un seul modèle de représentation trinitaire semblait prévaloir depuis l’époque médiévale: l’image verticale du Père portant de ses bras son Fils crucifié et la colombe entre eux deux. Et voilà que Severini choisit un autre modèle, horizontal celui-là, tout aussi médiéval que le premier, mais moins répandu et donc moins connu: celui d’une Trinité triandrique[5] représentant alignés trois adultes humains de genre masculin, étonnement semblables, mais distincts grâce aux attributs de chacun: un globe terrestre pour le Père, une croix pour le Fils et une colombe pour l’Esprit. L’Unité de l’essence ou de la nature divine et la Trinité des Personnes étaient ainsi l’une et l’autre signifiées.

cette fresque aurait-elle pu entraîner les fidèles à concevoir la Trinité sous la forme d’une association de trois divinités particulières et les faire tomber dans le panneau d’un polythéisme grossier?

Peinte pour des fidèles peu enclins aux subtilités de la théologie trinitaire, cette fresque aurait-elle pu les entraîner à concevoir la Trinité sous la forme d’une association de trois divinités particulières et les faire tomber dans le panneau d’un polythéisme grossier? Une brèche s’ouvrait où allaient s’engouffrer certains ennemis du peintre ou de l’architecte. Un délateur envoya un courrier au Saint-Office pour dénoncer cette excentricité. Selon les usages en cour de Rome, on ne publia jamais le nom de ce défenseur de la foi nycéenne auprès des armaillis de Semsales. La réponse ne fit pas long feu. Le 14 mars 1928 un décret du Saint-Office[6] interdisait toute représentation du Saint-Esprit sous forme humaine. Seule la colombe pouvait le signifier.

L’art diplomatique d’un évêque

Doué d’une rare habileté diplomatique, Mgr Besson, l’évêque du diocèse, favorable à la peinture incriminée, fit publier le 19 avril 1928 le fameux décret dans «La Semaine Catholique», organe officiel de son diocèse, sans ajouter un seul commentaire, ni faire aucune allusion au contexte très précis de cette condamnation. Notons qu’à cette date l’église était déjà consacrée, depuis même deux ans (6 décembre 1926). Conseillé par ses théologiens, l’évêque se fendit cependant d’une belle lettre adressée à Rome invoquant l’émoi et le scandale des pauvres paroissiens de Semsales s’ils voyaient détruite cette œuvre d’art qu’ils avaient si chèrement payée. Rien n’y fit. Les juges du Saint-Office demeurèrent de marbre face à cet argument économique et exigèrent que la Trinité triandrique de Semsales fut remplacée par une image plus traditionnelle et plus conventionnelle.

L’évêque n’en resta pas là. Il demanda une suspension provisoire de l’application du décret romain en invoquant fort à propos un autre décret romain signé par un autre pape, le pontife Benoît XIV dans: «Sollicitudinis nostrae» de l’an 1745. Une polémique avait éclaté à cette époque au sujet d’une image assez langoureuse, il faut le dire, représentant l’Esprit-Saint, isolé des autres Personnes divines, sous les traits d’un jeune galant passablement séducteur. L’image se répandait chez des moniales allemandes et de Suisse alémanique et fit les gorges chaudes de leurs voisins protestants. Benoît XIV prit très au sérieux cette affaire rapportée en cour de Rome par son nonce à Lucerne. Il l’étudia personnellement, lui donnant toute son attention. Ses conclusions étaient claires: Dieu pouvait être figuré par les artistes tel que l’Ecriture le faisait apparaître dans ses diverses théophanies. Rien n’empêchait donc de peindre son image sous la forme d’un groupe de trois personnes, puisque l’Ecriture l’avait représenté ainsi dans la scène de l’hospitalité d’Abraham. Les artistes pouvaient jouir de la même liberté que l’Ecriture. La représentation de l’Esprit sous forme humaine à l’intérieur du groupe trinitaire était donc tolérée. Elle ne l’était plus si l’Esprit était représenté comme un personnage isolé des deux autres[7]. Ce qui n’était pas le cas de la fresque de Severini.

Mais qu’en pense le peuple de Dieu?

L’histoire ne dit pas quel épilogue connut cette polémique ecclésiastique. Il se pourrait bien qu’elle se terminât en queue de poisson. La réalité est que la Trinité triandrique de Gino Severini trône toujours dans sa splendeur originelle sur les murs de l’abside de l’église de Semsales. Et cela, depuis quatre-vingt dix ans. Est-ce provisoirement ou définitivement provisoire? Peu importe, du moment qu’il est possible d’admirer cette œuvre et de prier en la contemplant.

C’est bien cette question qui me reste à travers la gorge. Quelle fut la part des paroissiens dans cette affaire? J’ai comme l’impression qu’ils n’ont été sollicités que pour honorer les factures des uns et des autres. Je doute fort qu’ils furent consultés dans le choix des motifs des fresques qui allaient embellir «leur» église, alors que les journaux parisiens en faisaient état. Les a-t-on initiés à ce genre de représentation trinitaire, assurément étrange à leurs yeux, ou l’ ont-ils subie comme tant d’autres décisions autoritaires?

J’aurais aimé savoir aussi quel profit catéchétique ou liturgique en retirent les paroissiens d’aujourd’hui. L’art sacré peut dévier en art pour l’art, réservé aux délices ou aux intrigues d’une poignée de connaisseurs, coupés de leur base. Est-ce le cas de Semsales, désormais gardien d’un trésor qui fait courir les amateurs d’histoire de l’art et pourrait laisse indifférents ses habitants? Je souhaite vivement que l’on me persuade du contraire.

Elément bibliographique:

On consultera avec profit la brochure «Semsales. Une paroisse vivante», décembre 2005, disponible au secrétariat de la paroisse. Particulièrement, les contributions de Marie-Thérèse Torche, du Service des biens culturels du canton de Fribourg et de Jean-Pierre Sonney, alors président de paroisse.

[1] Une statue de saint Dominique présente dans la nef de l’ancienne église aujourd’hui détruite se trouve au musée d’Art et d’Histoire de Fribourg.

[2] Alexandre Cingria: La décadence de l’art sacré, Les Cahiers Vaudois, Lausanne 1917.

[3] Une vieille amitié liait Severini au philosophe Jacques Maritain et à son épouse Raïssa. La fille du peintre, Giulia Radin a publié et annoté La «Correspondance Gino Severini Jacques Maritain 1923 – 1966». Une véritable mine d’informations sur la période «semsaloise» de Severini. Un ouvrage édité par Leo S.Olschki, Editore, en 2011.

[4] Une des premières livraisons de la revue de Charles Journet «Nova et Vetera» fait paraître en 1926. (p. 195 – 197 ) une note signée par le rédacteur de la revue sur la trinité triandrique de Semsales. La note est accompagnée d’une illustration.

[5] On peut s’informer sur l’histoire de ces «trinités triandriques» dans l’important ouvrage de François Boespflug, «Dieu et ses images. Une histoire de l’Eternel dans l’art», paru aux Editions Bayard en 2008. En particulier aux pages 214-220.

[6] En voici la teneur telle que retransmise par «La Semaine Catholique de la Suisse Française», le 19 avril 1928:

«Par décret du 14 mars 1928, le Saint-Office a déclaré qu’il est sévèrement défendu de représenter le Saint-Esprit sous une forme humain, soit seul, soit avec Dieu le Père et Dieule Fils.»

[7] cf. Boespflug, op.cit. p. 360 -362.

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Guy Musy

Guy Musy

Le frère Guy Musy, dominicain du couvent de Genève, est rédacteur responsable de la revue Sources.

Ne serait-ce que pour nous rendre plus proches de nos frères orthodoxes qui par Roublev ( entre autres) connaissent ces représentations de la Trinité, catéchèse œcuménique. JM Varcher.


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