Revue Sources

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Les cultures politiques française et suisse sont très différentes. En bref, on dit qu’il y a une culture de l’affrontement d’une part, du consensus d’autre part. Ce résumé n’est pas faux, mais un peu court. Regardons-y de plus près.

Un état concentré

Une fois de plus, c’est l’histoire qui nous donne de précieuses indications. Plus exactement, celle de la formation du pays. A partir du noyau de l’Ile-de-France, le territoire national français s’est agrandi constamment de l’an mil au XIXe siècle. Les régions conquises ont été subordonnées au pouvoir royal, au pouvoir central, même si les autorités locales (villes, parlements de province, etc.) ont conservé de nombreuses compétences.

Le chef français est plus chef qu’un autre chef.

A travers quarante rois qui ont fait la France, nos voisins ont intériorisé une culture de concentration du pouvoir d’autant qu’une économie d’Etat a été créée et développée par le pouvoir royal. Cette tendance ne concerne d’ailleurs pas que les pouvoirs publics. Le PDG, le président-directeur général, à la fois à la tête du conseil d’administration et dirigeant exécutif, est une institution typiquement française. Le maire d’une commune française a plus de pouvoirs qu’un bourgmestre allemand ou qu’un président de commune italien ou espagnol. Sans parler évidemment du Président de la République qui a tellement de pouvoirs que les citoyens le croient tout puissant. Bref, le chef français est plus chef qu’un autre chef.

Condamnés à s’entendre

La Suisse ne s’est pas constituée par annexions, mais par alliances successives. Après l’union initiale regroupant les trois cantons forestiers, il y eut acceptation et adhésion de nouveaux cantons qui firent alliance avec chacun des Etats déjà fédérés. Il n’y avait pas d’Etat central, mais union confédérale de cantons. Ceux-ci restaient souverains et ne géraient conjointement que leurs intérêts face à l’extérieur, en particulier l’administration de leurs bailliages communs correspondant en gros au territoire des actuels cantons du Tessin, de Thurgovie et du sud de Saint-Gall.

Les Confédérés étaient tout simplement obligés de se concerter et de s’entendre

Comme ils étaient co-suzerains de ces possessions communes, les Confédérés étaient tout simplement obligés de se concerter et de s’entendre, malgré leurs dissensions, pour gérer ces territoires. Les guerres religieuses qui les divisèrent (Kappel en 1529-1530 et Villmergen en 1656 et 1712) se conclurent par des «Paix nationales» où le camp vainqueur fit bien prévaloir ses intérêts sans toutefois anéantir ceux des vaincus. Toutes les parties étaient et demeuraient des Confédérés: l’alliance devait se poursuivre.

Dans ce cadre, les conflits se réglaient souvent par voie d’arbitrage. Ainsi par exemple, après les victoires de Grandson et Morat, le traité de Fribourg (1476) attribua Orbe-Echallens, Grandson et Morat aux Confédérés. Lorsqu’il fallut déterminer à quelles conditions Berne et Fribourg, intéressées par ces terres occidentales, pourraient les reprendre, c’est un arbitrage rendu en 1484 par des alliés extérieurs, par Bâle notamment, qui trancha la question, c’est-à-dire fixa le montant de l’indemnité – 20 000 florins du Rhin – que ces deux cantons devaient payer aux autres cantons pour que ceux-ci renoncent à tout droit sur ces bailliages.

On voit d’une part un Etat centralisé qui s’agrandit et se renforce. D’autre part, une mosaïque de petits Etats, condamnés à s’entendre malgré leurs désaccords.

Après l’ancien régime

Les Lumières et la Révolution n’ont pas modifié ces caractéristiques. La République helvétique ne fut qu’une brève tentative d’Etat unitaire, mais tant l’Acte de Médiation de 1803 que le Pacte fédéral de 1815 sont des constitutions confédérales. Au contraire, les Napoléon, puis Clemenceau, de Gaulle et les récents présidents français ont confirmé la culture de concentration du pouvoir.

Pour sa part, l’Etat fédératif suisse créé en 1848 a instauré un système respectueux du pluralisme helvétique, comprenant des exécutifs collégiaux à tous les échelons et, au plan fédéral, un bicaméralisme effectif. Car s’il y a bien deux chambres parlementaires (Assemblée nationale et Sénat) en France, la décision de celle-là prime l’avis de celle-ci alors qu’en Suisse, les deux chambres (Conseil des Etats et Conseil national) sont sur pied d’égalité: à défaut d’entente entre elles, leurs décisions sont inexistantes.

Une fois encore, la concentration et la concertation. En forçant le trait, on peut dire, vu les importantes compétences cantonales qu’il y a concentration et émiettement du pouvoir. D’un côté du Jura, on prend le pouvoir; de l’autre, on y participe.

L’Etat fédératif suisse créé en 1848 a instauré un système respectueux du pluralisme helvétique.

En Suisse, le Conseil national étant élu à la proportionnelle, aucun parti, aucun mouvement ne peut avoir l’espoir d’être majoritaire au parlement et de détenir seul les rênes. Alors qu’en France, les principaux clans n’ont qu’une seule idée en tête: s’installer au pouvoir et s’y accrocher à tout prix, d’autant que ceux qui sont «aux affaires» jouissent de considérables avantages en nature (logement de fonction, personnel, etc). Même avec une majorité ténue, le parti dominant exerce le pouvoir sans s’inquiéter de l’opposition qui critique d’ailleurs tout ce que fait le gouvernement en place, par esprit… d’opposition.

Au contraire, celui qui participe au pouvoir dans le cadre d’un exécutif pluraliste ou par le biais de majorités parlementaires diverses selon les objets sait qu’il doit rechercher un consensus, même relatif.

Cela revient à dire que les Français passent d’un combat à l’autre, d’une majorité à l’autre. Régulièrement, après chaque élection présidentielle, le nouveau président, même élu «à la raclette» se voit gratifié d’une majorité parlementaire à l’Assemblée nationale. Cela devrait lui permettre de légiférer pour appliquer le programme annoncé, comme si la loi pouvait tout régler. Mais, régulièrement, la majorité présidentielle se heurte à mille obstacles difficiles à surmonter sans l’accord des milieux concernés, sur l’essentiel tout au moins. Cette croyance dans l’omnipotence de la loi met hors jeu toute résolution des conflits sociaux par voie de conventions collectives. Les réformes s’enlisent, les conflits se perpétuent.

Mieux vaut se concerter que s’affronter

En Suisse, les règles du jeu législatif sont totalement différentes: tout se passe sous l’hypothèque du referendum populaire qui peut frapper chaque loi. Cela provoque la recherche du consensus avant même la procédure parlementaire: le gouvernement recueille l’avis des milieux intéressés avant d’établir son projet à l’intention du parlement. Mais le consensus ne tombe pas du ciel. Un exemple, au ras des pâquerettes: la guéguerre sur le prix de la vignette autoroutière. Le Conseil fédéral a voulu en augmenter le prix, de 40 à 100 francs. Les opposants auraient accepté 80 francs, tout en annonçant un referendum si l’on allait à 100 francs. Passant en force, les Chambres ont suivi le gouvernement et furent désavouées en votation populaire. Et la vignette coûte toujours 40 francs.

Ce n’est pas par vertu civique que les Suisses sont consensuels.

Comme la recherche du consensus prend beaucoup de temps, les réformes helvétiques ne se font que lentement. Mais elles finissent par se faire. Les nombreuses votations populaires ont un avantage fonctionnel important: elles font trancher les questions posées, provisoirement parfois, par des décisions du souverain qui ont une portée, une légitimité supérieures à celles du parlement. Mais, que l’on ne s’illusionne pas. Ce n’est pas par vertu civique que les Suisses sont consensuels. Ils le sont par pragmatisme ou plutôt par intérêt: ils ont compris que, pour le bien de tous, il vaut mieux se concerter que s’affronter.

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Philippe Gardaz, juge émérite au Tribunal Cantonal du canton de Vaud, est chargé de cours de droit ecclésiastique à la Faculté de Droit de l’Université de Fribourg.

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