vulnérabilité – Revue Sources https://www.revue-sources.org Wed, 04 Jan 2017 12:29:08 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Consentir à la vulnérabilité https://www.revue-sources.org/consentir-a-la-vulnerabilite/ https://www.revue-sources.org/consentir-a-la-vulnerabilite/#respond Wed, 01 Oct 2014 10:37:10 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=361 [print-me]

Être vulnérable signifie être dans une situation où l’on risque d’être blessé. Personne n’a envie d’être blessé. Au contraire, on cherche à éviter la souffrance. Les discours doloristes où celle-ci est recherchée pour elle-même sont toujours injustifiables. Donc, la vulnérabilité serait quelque chose de négatif à rejeter et à combattre. Ce que l’on recherche alors, c’est l’invulnérabilité.

L’humain toujours insaisissable

Mais quand on réfléchit à l’invulnérabilité, à ce que celle-ci signifie, on commence à entrer dans la complexité du problème. Être invulnérable c’est, nous dit le dictionnaire, être intouchable, invincible, ne pouvant être endommagé. L’invulnérabilité est le fait de quelqu’un qui ne peut être atteint, qui s’est mis à distance ou alors qui s’est blindé, fermé.

L’image qui vient à l’esprit est l’armure qui enferme dans une coque métallique ou alors le bunker d’un dictateur, enterré profondément avec des murs de plusieurs mètres d’épaisseur, des sas et des portes blindées. Est-ce l’endroit où nous aimerions vivre?

Dans le lieu de l’invulnérabilité, il nous manque quelque chose de fondamental pour déployer notre vie humaine.

Dans le lieu de l’invulnérabilité, il nous manque quelque chose de fondamental pour déployer notre vie humaine. Ce qui nous manque, c’est la relation. L’invulnérabilité implique de réguler fortement, voire de supprimer toute relation vraie, riche et dense.

Mais quel est le lien entre la relation et la blessure? La relation, non pas la superficielle, mais celle qui met en jeu toute la densité de ce qui peut se tisser entre des êtres humains, est toujours risquée, parce que nous nous ouvrons, nous nous exposons à l’autre et nous ne maîtrisons pas sa réponse à la confiance que nous lui offrons. Nous ne contrôlons jamais l’autre et nous sommes toujours dans l’attente de ce qui va surgir, parce qu’il ne correspond jamais à l’image que nous nous en faisons. L’humain est par définition insaisissable, il nous échappe toujours et reste à distance.

Pourquoi prendre le risque de la blessure?

Parce que ce risque est aussi une chance. Le risque de la trahison, c’est aussi la chance de la fidélité; le risque que la relation ne corresponde pas à ce que nous attendions, c’est aussi la chance de la surprise, de l’inattendu; le risque de la déception, c’est aussi la chance de la plénitude et de la joie. Nous prenons le risque de la blessure pour autre chose, parce qu’il est indissociable d’une chance. Être vulnérable, c’est être ouvert, ouvert pour la guérison.

Et c’est le drame de celui qui s’est enfermé dans son bunker: la blessure va venir quand même, parce qu’elle peut aussi venir de l’intérieur de soi et personne, aucun bon samaritain, ne pourra venir la panser. Il y a vulnérabilité précisément parce qu’il y a ouverture. Au contraire, rechercher l’invulnérabilité implique que pour se protéger on se renferme au maximum.

Dépendance nécessaire au lien

Est-ce que ce besoin fondamental de la relation à autrui blesse ma liberté ou mon autonomie? Certains le disent aujourd’hui plus qu’hier et font de la dépendance non pas une ouverture avec chances et risques, mais d’emblée une blessure dans l’autosuffisance du moi.

La porte ouverte nécessaire pour laisser entrer l’ami peut aussi offrir un passage au voleur.

Or la vulnérabilité est l’expression de notre dépendance. Nous sommes vulnérables parce que nous sommes dépendants, parce que nous ne pouvons vivre seuls, isolés. Une vie humaine est toujours une vie en lien. Être dépendant, avoir besoin de l’autre est une vulnérabilité, mais bien plus encore une chance, la chance du lien, de la relation. Si nous n’étions pas dépendants les uns des autres, nous vivrions chacun pour soi sur sa petite île, angoissés que d’autres puissent marcher sur le terrain qui nous appartient. Dépendance qui est plus qu’un simple besoin, mais qui est ouverture à la présence de l’autre, à la nécessité et à la beauté d’avancer ensemble, même si je risque de devoir renoncer à quelques habitudes ou aux préjugés que j’avais à son endroit, même si je risque de recevoir de sa part des paroles blessantes.

Ce lien qui se tisse entre nous a besoin d’une autre ouverture pour qu’il puisse être pleinement humain. Il lui faut passer du fini à l’infini, c’est-à-dire d’un échange formalisé et maîtrisé à un vrai dialogue où deux mystères se rencontrent et où le résultat n’est jamais maîtrisé, les deux créant par leur ouverture réciproque un espace pour une véritable mise en présence. On est ici dans la belle figure de l’hospitalité qui implique de savoir ouvrir sa porte, se désencombrer et faire de la place pour l’autre. On voit bien où est la vulnérabilité. Je m’expose, je dévoile à l’autre mon intimité, je le laisse entrer, mais que va-t-il faire? Me juger? Me manipuler? La porte ouverte nécessaire pour laisser entrer l’ami peut aussi offrir un passage au voleur.

La fragilité du don

La nécessaire ouverture à l’autre, source de risque et de chance, se dit aussi dans une structure anthropologique fondamentale de l’humain qui est celle du don.

Donner et recevoir sont peut-être les deux actes qui nous constituent le plus profondément. Le don est autre chose qu’un transfert de propriété. Il surgit gratuitement comme expression de ce qui me relie à l’autre. En ce sens, il n’est jamais seul. Le don, pour être vraiment don, doit être reçu. Et là encore se révèle l’ambiguïté inhérente à l’ouverture qu’il manifeste. Celui qui donne a besoin que l’autre reçoive le don. Si la personne à qui vous avez fait un cadeau le pose de côté sans s’y intéresser, elle n’a pas reçu ce don et par là elle vous a blessé.

L’ouverture du don est suspendue à la réponse de celui à qui il s’adresse. Mais si le don est reçu, il ouvre une dynamique de contre-don. Celui qui a bénéficié du don va être porté à re-donner, c’est-à-dire à devenir lui-même source de don pour d’autres. Ainsi le don se met à circuler et il renforce les liens dans la communauté. Il a fallu pour cela accepter la vulnérabilité du premier don, le risque de la blessure du refus, résister à l’immunisation qui nous aurait fait passer de l’infini du don au fini de l’échange marchand, moins risqué, évitant la vulnérabilité, mais évitant aussi la joie du don qui circule.

La vulnérabilité dit le besoin et le désir

La dépendance est là parce que nous sommes des êtres avec des besoins que nous ne pouvons pas satisfaire totalement par nous-mêmes. En même temps, nous avons besoin d’autre chose que de satisfaire nos besoins. Etres de désir, nous tendons vers ce qui ne peut jamais être satisfait. C’est la différence entre la faim qui peut être rassasiée et l’amour qui ne l’est jamais. Désir de l’autre, désir de Dieu, désir du Beau, désir de paix, de plénitude, etc.

Enlever son armure et consentir à sa vulnérabilité c’est s’exposer au risque de la violence, mais surtout à la chance de la tendresse.

Le fait que ces désirs soient toujours en tension et jamais comblés peut être ressenti comme une blessure. Mais si ces désirs pouvaient être définitivement comblés, nous serions alors repus et plus rien ne nous pousserait en avant, rien ne nous ferait vivre. La vulnérabilité d’un désir insatiable nous maintient dans une tension qui nous pousse à continuellement faire jaillir la vie dans sa nouveauté et sa richesse.

Possibilité d’être touché

Nous ne pouvons vivre que dans la proximité d’autrui. Au sens figuré comme au sens propre, nous sommes touchés par cette présence. Être touché, c’est être rejoint dans la matérialité de nos existences corporelles. Le fait que la notion de blessure s’applique d’abord au corps, dit bien le fait que celui-ci est en première ligne dans les liens et dans le contact. Il n’y a pas de rencontre des personnes sans rencontre des corps. Enlever son armure et consentir à sa vulnérabilité c’est s’exposer au risque de la violence, mais surtout à la chance de la tendresse.

Celle-ci est la matérialisation de l’amour, de la bienveillance que nous nous portons les uns aux autres. Elle concerne tous les sens, et implique leur ouverture, leur mise en éveil pour recueillir la tendresse qui vient. Un très bel exemple est fourni par l’épisode ou saint François embrasse le lépreux, ou, plutôt, où François et le lépreux s’embrassent mutuellement. Pour arriver à cette tendresse partagée et à la joie qui l’accompagne, il a fallu que le jeune bourgeois d’Assise accepte sa vulnérabilité, passe par-dessus la répulsion ressentie de prime abord et prenne le risque du baiser.

Le commun souci les uns des autres

Finalement, s’il fallait encore argumenter sur la nécessité de consentir à la vulnérabilité pour ne pas fermer la porte à la chance du lien, nous pourrions prendre cette figure du bien commun que décrit saint Paul dans la métaphore de la communauté comme corps (1 Co 12ss). Tous les membres dit-il, ont besoin les uns des autres, aucun n’est autosuffisant: la tête ne peut pas dire aux pieds: «je n’ai pas besoin de vous » (v. 21).

Mais il va plus loin encore. Il ne s’agit pas pour les membres de s’utiliser les uns les autres pour combler leurs besoins individuels, mais de porter le souci du fonctionnement de l’ensemble du corps et aussi de la place de chacun dans ce corps. Saint Paul exprime cela en disant que les membres doivent avoir «un commun souci les uns des autres». Ceci signifie quelque chose d’important pour la vulnérabilité. Il n’y a pas un groupe de personnes vulnérables que nous devrions repérer et aider. La vulnérabilité est chez tous. Tous sont à risque d’être blessés, moi y compris. La vulnérabilité construit alors la communauté comme corps, car elle induit le souci pour l’autre et, ce qui est beaucoup plus difficile, l’acceptation du souci de l’autre pour soi. Et là encore, la joie surgit de ce souci circulant.

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(Photo: Pierre Pistoletti)

Thierry Collaud (Photo: Pierre Pistoletti)

Thierry Collaud, docteur en médecine et en théologie, est professeur de théologie morale à la Faculté de Théologie de l’Université de Fribourg.

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La vulnérabilité: constitutive et contingente https://www.revue-sources.org/la-vulnerabilite-constitutive-et-contingente/ https://www.revue-sources.org/la-vulnerabilite-constitutive-et-contingente/#respond Wed, 01 Oct 2014 10:35:23 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=359 [print-me]

Vulnérabilité omniprésente | Cette omniprésence actuelle est en soi significative. La vulnérabilité constitue une manière, propre à notre temps, d’identifier, d’interpréter, de donner sens et valeur au caractère problématique de l’existence humaine et du vivre ensemble.

Ou plutôt, c’est le sentiment, largement partagé de nos jours, que ces derniers sont fondamentalement problématiques qui rend si populaires les discours de la vulnérabilité. Le déroulement de la vie et les relations sociales sont perçus en effet comme dotés d’une sorte de précarité inhérente: jamais assurés ou acquis une fois pour toutes, ne se conformant pas à une direction qu’il suffirait de suivre car toujours susceptibles de prendre de nouvelles et inattendues orientations; même les certitudes les mieux assurées à leur égard ne paraissent pas être définitivement immunisées contre ce qui pourrait, même hypothétiquement, les remettre en cause.

En dépit (ou à cause?) de sa popularité, il est difficile de définir la vulnérabilité et d’en circonscrire les caractéristiques majeures. C’est ce à quoi je voudrais pourtant m’attacher dans cet article, la problématique du vieillissement servant à illustrer mon propos.

Définir la vulnérabilité

On parle de vulnérabilité pour désigner de manière générale la situation de personnes[1] qui, du fait de caractéristiques de leur structure ou fonctionnement physiologiques, sensoriels, moteurs ou psychologiques, de déficits de ressources importantes, de positions désavantageuses dans les hiérarchies sociales, ou de circonstances extérieures défavorables, sont exposées à des difficultés et privations dans leurs conditions de vie,à des limitations de leur capacité à prendre en charge leurs besoins, à faire face aux défis et événements de l’existence, à des restrictions dans leur possibilité d’action et de participation, dans le contrôle exercé sur leur vie et son environnement, dans l’accès aux opportunités d’évolution future.

La vulnérabilité est une composante intrinsèque, et pour cela inéliminable, liée à la nature même de l’être humain comme être vivant.

Cette définition met en lumière la double dimension propre à l’usage courant du terme: d’une part, une réalité manifeste (du fait de) –par exemple, un trouble psychique, une déficience auditive ou visuelle, un salaire insuffisant, l’appartenance à un groupe discriminé, ou encore un environnement pollué; d’autre part des conséquences dommageables de cette réalité, ces conséquences ayant cependant un caractère seulement latent et étant donc susceptibles de se matérialiser ou non (exposées à).

Les situations de vulnérabilité comportent donc une dimension d’incertitude, de risque: des conséquences dommageables peuvent se manifester effectivement. En même temps, ces dernières ne découlent pas inéluctablement de ce qui est à l’origine des situations de vulnérabilité.

Par exemple, les déficiences sensorielles peuvent au moins jusqu’à un certain point être compensées, que ce soit par des aides techniques (pensons aux appareils auditifs; aux films en audio-vision pour les malvoyants, etc.), par des aménagements de l’habitat et de l’environnement proche, ou par des actions et interventions appropriées de proches ou de professionnels auprès des personnes atteintes, et ainsi permettre à celles-ci d’éviter que leur situation de vulnérabilité ne se traduise par une vie caractérisée par les privations, les limitations, les restrictions.

De ce constat, il s’ensuit aussi, soulignons-le, que si on veut précisément être en mesure d’éviter de telles conséquences dommageables, il faut ne pas méconnaître ou nier ce qui est à l’origine des situations de vulnérabilité, ou faire «comme si» cela n’existait pas ou n’avait pas d’importance. Il faut par ailleurs disposer de connaissances approfondies sur les sources de vulnérabilité et sur les mécanismes par lesquels ces dernières se transforment en conséquences dommageables, pour être en mesure d’entreprendre soit des actions préventives efficaces contre ce qui est à l’origine de la vulnérabilité, soit des actions compensatrices appropriées contre ses conséquences dommageables.

Les sources de la vulnérabilité

Des réflexions précédentes découle un autre trait caractéristique de la vulnérabilité ainsi définie: la diversité de ce qui peut lui donner naissance. Les sources de vulnérabilité peuvent être de nature aussi bien biologique, psychologique que sociale ou environnementale; elles peuvent avoir un caractère chronique et s’inscrire dans la durée, ou surgir à l’occasion d’événements critiques, de ruptures plus ou moins soudaines.

Cela étant, quelles que soient ses sources, y compris non sociales, les manifestations et conséquences de la vulnérabilité prennent place dans une société donnée, en un moment historique donné; elles sont profondément marquées par les institutions de cette société, la manière dont elle est organisée, les représentations et normes qui y ont cours. Parmi ces éléments, les programmes sociaux et sanitaires jouent aujourd’hui un rôle particulièrement crucial là où ils se sont développés, en Suisse, en France et ailleurs. Rôle crucial au demeurant aussi bien positif que négatif: on peut se voir dénier l’accès à certains programmes, le contenu d’un programme et/ou les modalités de sa mise en œuvre peuvent eux-mêmes être des sources de vulnérabilité.

Notre approche de la vulnérabilité se distingue également en ce qu’elle renvoie à des situations et non à des personnes qui seraient dès lors réduites à leur état d’êtres vulnérables. Non pas que la perspective fasse l’impasse sur les facteurs individuels, y compris internes aux personnes, générateurs de vulnérabilité: les réflexions précédentes l’ont déjà mis en évidence et les développements sur le vieillissement ci-après en apportent une illustration supplémentaire. Mais une chose est par exemple de reconnaître la marque et les effets du vieillissement et des atteintes de santé invalidantes qui lui sont associées; une autre est de faire des conséquences qui en résultent une pure et simple expression d’un déterminisme biologique ou psychologique, comme de réduire les personnes vieillissantes et leur identité à leur état de fragilité.

Enfin, quel que soit leur degré d’objectivité ou d’objectivation, les situations de vulnérabilité ont de manière inhérente également une composante subjective: elles sont d’abord vécues, si on peut dire, «à la première personne», éprouvées par les sujets qui en font l’expérience. Ce qui ne veut bien sûr pas dire que ceux-ci les perçoivent, interprètent, évaluent et y font face de la même manière. Mais dans tous les cas, l’identité personnelle, sociale et morale des personnes en situations de vulnérabilité est engagée et en jeu.

Vulnérabilités constitutives

Une distinction peut être établie entre vulnérabilités constitutives et vulnérabilités contingentes[2]. Dans le premier type, qui a retenu l’attention de nombreux auteurs notamment philosophes, la vulnérabilité est une réalité inhérente à la vie humaine, un donné anthropologique. De manière schématique, on peut en repérer trois grandes formes. La première renvoie à la nature et aux limites biologiques de l’être humain.

La philosophe américaine Martha Nussbaum s’inscrit par exemple dans cette perspective[3]. Pour elle, la vulnérabilité est une composante intrinsèque, et pour cela inéliminable, liée à la nature même de l’être humain comme être vivant. En tant que tel, il se caractérise par des limites naturelles dont il ne peut jamais totalement s’abstraire (même s’il peut chercher à agir dessus), et par des capacités qui ne sont à l’origine que des potentialités et qu’il ne peut à lui seul ou par lui seul matérialiser et développer. Cette incomplétude de l’être humain est précisément ce qui le rend vulnérable, car dépendant pour vivre et se développer de l’existence de conditions propices et de l’action appropriée d’autrui. Ces dernières ne sont pas nécessairement assurées: elles peuvent manquer à l’appel, être insuffisantes ou inadaptées.

La seconde forme de vulnérabilité constitutive renvoie plutôt au caractère fondamentalement intersubjectif de l’individualité, du soi et de son développement. Pour le philosophe allemand Axel Honneth par exemple[4], la vulnérabilité inhérente à l’être humain est liée au fait que la possibilité de développer une identité positive suppose d’être reconnu par autrui dans ce que l’on est, pense, vit, aspire; ceci le rend vulnérable, car dépendant de l’action et du jugement d’autrui, celui-ci étant toujours susceptible de dénier cette reconnaissance.

Observons que pour l’un et l’autre de ces auteurs, la vulnérabilité, inhérente aux individus humains, est liée à leur dépendance à autrui, que ce soit pour vivre et développer leurs potentialités, ou bien pour constituer son individualité et un rapport positif à soi. La vulnérabilité inhérente des sujets humains est donc intrinsèquement liée à leur caractère d’êtres-en-relation; des relations dont ils dépendent, des relations qui peuvent les faire grandir, les libérer, les intégrer, mais des relations qui peuvent aussi les assujettir, les rabaisser, les exclure.

Une troisième forme de vulnérabilité constitutive peut être distinguée en prenant appui notamment sur le philosophe français Paul Ricoeur, en référence au caractère «d’êtres dans l’histoire» des sujets humains ou, pour le dire autrement, leur historicité[5].

Pour Ricoeur en effet, l’individu qui agit dans l’histoire et formule des attentes à son égard est également un «être affecté par l’histoire» et en cela en condition de vulnérabilité face à l’histoire: «nous sommes affectés par l’histoire et […] nous nous affectons nous-mêmes par l’histoire que nous faisons»; et plus loin «Nous ne sommes les agents de l’histoire que pour autant que nous en sommes les patients. Les victimes de l’histoire et les foules innombrables qui, aujourd’hui encore, la subissent infiniment plus qu’elles ne la font sont les témoins par excellence de cette structure majeure de la condition historique; et ceux-là qui sont–ou croient être–les agents les plus actifs de l’histoire ne souffrent pas moins l’histoire que les victimes ou leurs victimes, ne serait-ce qu’à travers les effets non voulus de leurs entreprises les mieux calculées»[6].

Remarquons que si l’auteur suggère bien une commune condition de vulnérabilité face à l’histoire, il souligne tout aussi bien que cette vulnérabilité face à l’histoire et à ses soubresauts est éminemment différentielle, comme l’est le pouvoir d’agir dans l’histoire, de faire l’histoire.

Vulnérabilités contingentes

Cette dernière remarque nous conduit au second grand type de vulnérabilités, celles qui trouvent leur origine dans les processus sociaux, que ce soit au niveau des relations interpersonnelles, des organisations ou groupements, ou du système social et ses composantes économiques, politiques, juridiques, culturelles, etc.

Les inégalités sociales en matière de santé persistent jusque dans le grand âge

Ces processus constituent des sources contingentes de vulnérabilité, car il n’y a aucune inéluctabilité ou caractère inhérent au fait que, par exemple, certaines catégories de la population soient l’objet de discriminations. Les réalités (sociales) peuvent toujours être autrement, même si, bien sûr, il n’est pas toujours, et même rarement, facile de les changer. Un autre trait des vulnérabilités contingentes est leur caractère éminemment différentiel, hétérogène, souvent inégal dans leurs manifestations, modalités, conséquences.

Cette distinction entre vulnérabilités constitutives et contingentes, si elle n’est pas dénuée de fondements et s’avère utile, ne doit cependant pas être absolutisée. D’une part, ce qui est inhérent, disons la vie humaine, ses limites, le processus de vieillissement qui l’affecte, n’est pas totalement exempt d’influences de l’intervention humaine. La durée moyenne de la vie humaine a par exemple considérablement progressé; si au lendemain de la seconde guerre, à l’heure où se généralisent, en Europe, les systèmes de sécurité sociale et s’instaurent les régimes universels de pension vieillesse (en Suisse l’AVS, pour Assurance vieillesse et survivants), l’espérance de vie à la naissance était d’environ 65 ans; de nos jours elle est, en Suisse par exemple, de plus de 80 ans, approchant 85 ans pour les femmes.

D’autre part, et sans doute plus important encore, les vulnérabilités constitutives ont partie liée, on l’a vu, avec le caractère intrinsèque d’êtres-en-relation des sujets humains et avec les liens de dépendance qui les lient à autrui. Or, les relations humaines et sociales, que ce soit dans leurs structures, leurs fonctionnements, les significations qui leur sont attribuées, etc. ne sont ni intangibles, ni uniformes; elles sont au contraire contingentes et différenciées. Et le fait que toute personne partage la condition d’être dépendante d’autrui n’implique pas – loin de là! – qu’il soit répondu de manière identique à cette commune dépendance, ni qu’il soit fait droit de manière égale pour tout un chacun aux exigences que celle-ci fait naître.

Le vieillissement: cas exemplaire

Le processus du vieillissement offre nombre d’illustrations des réflexions précédentes. Inhérent à la vie humaine, endogène aux individus, le processus d’affaiblissement progressif et inévitable –tout en étant hautement variable entre les individus dans son timing, ses modalités, son intensité et son rythme– des réserves physiologiques, sensorielles, motrices, cognitives débouche, lorsqu’il atteint un certain seuil, sur une forme de vulnérabilité spécifique, souvent dénommée fragilité dans la littérature spécialisée. Typique de la majorité de celles et ceux atteignant un âge avancé, la fragilité se manifeste d’une part par une réduction ou la perte de capacités physiques et/ou cognitives ainsi que par des atteintes de santé plus ou moins invalidantes; d’autre part, c’est l’autre face de la médaille, par des réorganisations de la vie quotidienne et de sa gestion, par des réaménagements des rapports à l’espace, au temps, à autrui, au monde et à soi, de possibilités d’agir, de et par soi-même, à des degrés et selon des modalités variables.

Le vieillissement et la forme de vulnérabilité qui lui est associée (la fragilité) renvoient donc à une réalité propre à la nature humaine; ils sont cependant loin, très loin de s’y réduire. Ainsi, les inégalités sociales en matière de santé persistent jusque dans le grand âge et de nombreux troubles et «problèmes» associés au vieillissement sont plus fortement présents dans le bas que dans le haut de l’échelle sociale, parmi les personnes ayant eu une profession manuelle que parmi les «cols blancs». Et pour faire face à l’épreuve de la fragilité, en prévenir les conséquences ou s’y adapter, les personnes vieillissantes n’ont pas nécessairement les mêmes ressources, ni les mêmes manières d’interpréter leur situation, d’évaluer ce qu’il est possible ou approprié de faire, d’attendre des autres ou de la vie qui reste. Ni leurs familles, ni les interventions des organismes privés et des services publics auprès d’elles, ni les politiques sociales et sanitaires censées «prendre en charge» leurs problèmes ne constituent des blocs homogènes.

Tous ces facteurs et les interactions existant entre eux concourent à faire du vieillissement une réalité profondément socialisée et différenciée. Si certaines de ces différences sont liées aux personnes (histoires de vie, situations de santé, ressources, appartenances sociales et culturelles, etc.), d’autres tiennent aux contextes et aux actions d’autrui.

Pour illustrer ce dernier point, arrêtons-nous brièvement sur un type particulier de phénomène souvent à l’œuvre: la sélection sociale. De manière générale, on désigne par cette expression les processus par lesquels des individus ou ensemble d’individus sont ou non autorisés, recrutés, légitimés à entreprendre une action, se voient ouvert ou fermé l’accès à certains statuts, ressources ou opportunités; ces processus prennent place aussi bien dans le cadre des relations interpersonnelles, qu’au sein d’organisations ou encore en vertu de règles institutionnalisées sur une plus large échelle.

Face à la fragilité ou à certaines de ses manifestations particulières –«problèmes de mémoire», «difficultés ou incapacités sensorielles», «atteintes à la mobilité», «troubles de démence sénile», etc. –, ce type de processus est souvent agissant et transforme ces réalités en motifs pour refuser de reconnaître les besoins ou aspirations des personnes vieillissantes, pour leur interdire l’accès à des opportunités, pour leur dénier leur capacité d’agir et leurs droits, pour en faire la cible de discours dévalorisants («l’âgisme») et de mesures discriminatoires. De ce point de vue, vieillir expose aussi au risque d’être mis à l’écart, de voir son univers de vie et de sens, son identité, être méconnus, voire niés.

Remarque finale

Notion très en vogue, la vulnérabilité met sur le devant de la scène le caractère profondément problématique de l’existence humaine et du vivre ensemble.

Pour une part, mais pour une part seulement, la vulnérabilité est inhérente à l’être humain, constitutive de ce qu’il est et devient. Mais cette vulnérabilité constitutive est modelée, façonnée par les réponses diverses, hétérogènes, inégales, changeantes, contradictoires qui lui sont données. De ce point de vue, la nature humaine a, si l’on peut dire, «bon dos». C’est la qualité de notre réponse qui est le véritable enjeu.

Il n’est dès lors pas absurde de prétendre que le caractère problématique du vivre ensemble réside non seulement dans les sources contingentes de vulnérabilités (par exemple, les situations de pauvreté au sein de la population âgée dues aux insuffisances du système d’assurances sociales), mais aussi dans les limites, imperfections et errements des réponses individuelles et collectives apportées aux vulnérabilités constitutives, qui peuvent aller jusqu’à nier celles-ci, déniant alors à autrui mais aussi finalement à soi-même la commune humanité.

[1] Notons toutefois que la notion de vulnérabilité est parfois aussi utilisée pour caractériser la situation de groupes, collectivités ou populations considérés dans leur ensemble.

[2] Cette distinction est reprise de Jan Baars & Chris Phillipson, «Connecting meaning with social structure: theoretical foundations», in Jan Baars, Joseph Dohman, Amanda Grenier & Chris Phillipson (eds.), Ageing, meaning and social structure. Connecting critical and humanistic gerontology, Bristol (UK), Policy Press, 2013, p. 11-30. L’expression «vulnérabilités constitutives” est empruntée à Marie Garrau; cf. «Regards croisés sur la vulnérabilité. «Anthropologie conjonctive » et épistémologie du dialogue», Tracés. Revue de sciences humaines, 13 (Hors-série), 2013, p. 141-166.

[3] Martha C. Nussbaum, Frontiers of justice. Disability, nationality, species membership, Cambridge (Mass.), Belknapp Press / Harvard University Press, 2007.

[4] Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000 [orig. Kampf um Anerkennung, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1992]. La reprise et mise en parallèle des réflexions de Nussbaum et Honneth a été inspirée par Marie Garrau, op. cit.

[5] P. Ricoeur, Temps et récit. Vol. 3: Le temps raconté. Paris, Seuil, 1985, pp. 374-433 (de l’édition de poche).

[6] Ibid., p. 385 et p. 391 respectivement.

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Sociologue, Jean-François Bickel est professeur à la Haute école de travail social de Fribourg. Il est membre du comité de rédaction de Sources.

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Vulnérable et précaire! https://www.revue-sources.org/vulnerable-et-precaire/ https://www.revue-sources.org/vulnerable-et-precaire/#respond Wed, 01 Oct 2014 01:08:30 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=931 [print-me]

Deux termes assurément proches selon leur sens obvie. L’un et l’autre évoquent la faiblesse, la fragilité, la contingence, la caducité. Rien à voir avec la force, l’immunité, la durabilité et, pour tout dire, l’éternité. Le philosophe ou le moraliste découvre dans l’homme vulnérable comme un appel à la solidarité. Tandis que celui qui se prétend indemne et inoxydable s’enferme dans son bunker, croyant se protéger contre toute menace extérieure. En fait, la vulnérabilité reconnue et assumée crée des liens sociaux. Bienheureuse faiblesse, serait-on tenté de chanter. Bienheureuses plaies qui nous obligent à appeler au secours! L’humanité n’est-elle pas tissée de liens de mutuelles solidarités?

La vulnérabilité reconnue et assumée crée des liens sociaux.

On aurait aimé le croire, si le sociologue, à l’écoute du terrain, ne nous mettait pas en garde. Trop de personnes blessées crient en vain et demeurent ignorées ou marginalisées. Les bien portants craignent d’être contaminés en leur venant en aide, comme si ces malchanceux étaient victimes du virus Ebola. Est-ce le cas des centaines de milliers de Suisses qui vivent sous le seuil de pauvreté? Qui l’aurait imaginé dans un pays que la décroissance n’a même pas effleuré? Mais ces pauvres sont des millions de par le monde à se bousculer dans les bureaux sociaux. Pour désigner leur mal-être, on utilise le mot « précarité » qui est la version sociale et économique de la vulnérabilité. Notre dossier en brosse un tableau saisissant. Tout en indiquant quelques portes pour sortir de ces impasses.

Sources serait sans doute en droit de se demander si elle ne souffre pas elle aussi de vulnérabilité ou de précarité. Le nier serait mentir. Depuis quarante ans, notre revue ne vit que de la généreuse fidélité de son lectorat et de la foi de ses collaborateurs et collaboratrices bénévoles. Nous nous réjouissions de présenter à nos lecteurs nos vœux pour 2015. Mais il ne dépend que d’eux pour que de nouveaux souhaits leur parviennent de notre part à l’approche de 2016! Ils nous auront compris. Nous avons besoin de leurs abonnements et plus encore de leurs conseils et encouragements. Les temps sont durs pour l’édition. Et Sources ne fait pas exception.

Quarante ans c’est le temps d’une génération, mais aussi celui d’une traversée de désert. Avec ses serpents bien sûr, mais encore sa manne et ses cailles. La terre promise de Canaan serait-elle désormais à notre portée? A vous, chers lecteurs, chères lectrices, de nous le faire croire et nous aider à la percevoir.

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