silence – Revue Sources https://www.revue-sources.org Wed, 04 Jan 2017 12:44:52 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Les trois silences de Dominique https://www.revue-sources.org/les-trois-silences-de-dominique/ https://www.revue-sources.org/les-trois-silences-de-dominique/#respond Fri, 01 Jan 2016 15:13:02 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=435 [print-me]

Les Dominicains ont la réputation de parler, de parler beaucoup et sur de nombreux sujets. Ce n’est sans doute pas là un défaut pour des frères qui ont été institués pour être des prêcheurs. Mais de leur fondateur, paradoxalement, les Dominicains parlent peu.

S’il n’est pas rare d’entendre un Salésien dire que c’est bouleversé par l’exemple de saint Jean Bosco qu’il a poussé la porte du noviciat, un Jésuite que c’est à l’école des Exercices de saint Ignace qu’il est entré dans la Compagnie, ou un Franciscain que c’est la figure du poverello d’Assise qui l’a converti, il est assez rare de voir un Dominicain lier son entrée dans l’Ordre à la seule figure de Dominique.

Et pour cause, en dépit des travaux historiques menés depuis les années postérieures au Concile[1. On peut citer, sans prétention d’exhaustivité, les travaux des Dominicains Marie-Humbert Vicaire, Vladimír Koudelka ou encore Simon Tugwell.], c’est plus à travers l’Ordre qu’il a fondé qu’à travers un trait saillant de sa personnalité ou de ses écrits que saint Dominique est renommé dans le monde chrétien. C’est un élément que l’on ne peut pas évacuer quand on évoque l’intuition profonde de Dominique.

Accoutumer notre regard

Parfois, la tentation peut être grande, pour un Dominicain, de se rêver – et donc de se reconstruire – un fondateur aux écrits inspirants, porteur d’un charisme qui le distinguerait clairement des autres saints. Pourtant, il me semble qu’il faille assumer le fait que saint Dominique ne soit pas marqué par ces caractéristiques… ou plutôt que cet effacement, ce silence constituent précisément une de ses caractéristiques.

Mais qui dit effacement ne dit pas inconsistance, bien au contraire. Car l’effacement, le silence de Dominique ne sont pas des fins en soi, elles sont mises au service de la manifestation de plus grand que lui. En ce sens, le charisme de Dominique ressemble plus à une icône qu’à une statue baroque. Sa puissance et sa grandeur ne sautent pas aux yeux, mais en accoutumant notre regard à son apparente austérité, nous sommes portés à percevoir plus que ce qui s’offre à notre vue.

Une fois la prédication prononcée, la voix doit se taire pour que demeure la Parole.

Puisqu’il est question de regard, je vous propose un petit parcours à travers quelques représentations de saint Dominique. Elles nous aideront à saisir en même temps le silence de Dominique et toute la richesse que ce silence laisse transparaître à travers la Parole qu’il prêche, l’Ordre qu’il donne à ses frères et finalement l’amour qu’il porte à tout homme.

Le silence au cœur de la Parole proclamée

Les figures les plus célèbres de saint Dominique sont sans doute celles peintes par Fra Angelico tout au long du XVe siècle. Frère dominicain, le bienheureux artiste florentin a représenté très fréquemment le fondateur de son Ordre sur des fresques ou des tableaux et l’a mis en scène dans diverses attitudes. Pourtant, il ne l’a jamais représenté en train de prêcher.

Encore une fois, le paradoxe n’est pas mince quand il s’agit de figurer celui qui est précisément le fondateur de l’Ordre des Prêcheurs. Les attitudes du saint Dominique représenté par Fra Angelico sont la plupart du temps des attitudes contemplatives ou d’étude de la Parole. Evidemment, on pourra voir ici une volonté de l’artiste de rappeler à ses frères les impératifs de l’observance régulière, oubliée en son temps au profit d’une vie devenue trop mondaine. Mais au-delà du contexte singulier d’exécution de ces œuvres, c’est sans doute la phrase, attribuée à saint Antonin de Florence, confrère de Fra Angelico, indiquant que «le silence est le père des prêcheurs» qui est ici illustrée.

C’est au cœur de cet effacement de Dominique, de ce silence, que va naître l’Ordre des prêcheurs

Ce silence n’est pas uniquement le silence des lèvres, c’est plutôt celui qui proclame que l’on ne peut annoncer l’Evangile à coup d’arguments, de formules-chocs ou d’actions éclatantes, mais uniquement par le témoignage crédible de toute une vie. On rapporte que Dominique aurait dit pour corriger la manière dont un évêque souhaitait lutter contre les Albigeois: «on confondra plutôt les hérétiques par l’exemple de l’humilité et des autres vertus que par l’apparat extérieur ou les joutes verbales»[2. Saint Dominique et ses frères, évangile ou croisade?, Textes du XIIIe siècle présentés et annotés par M-H. Vicaire, Paris, Editions du Cerf, 2007 (1967), p. 76.].

Si le refus de l’apparat extérieur et son remplacement par la mendicité est souvent souligné, on est moins enclin à rappeler la réticence de Dominique à l’égard des joutes verbales. Pourtant celle-ci procède du même mouvement que la pauvreté mendiante. Mendier implique un double abandon: à la Providence, mais aussi à celui à qui le pain est demandé et qui se trouve précisément constitué, s’il l’accepte, instrument de la Providence. Le mendiant pour le Royaume suscite en ce sens la rencontre entre Dieu et l’homme. Il en va de même pour la prédication et Dominique le manifeste dans toute sa vie. S’il prêche, il sait aussi se retirer, laisser à la conscience de son auditeur et à la Parole de Dieu l’intimité nécessaire pour qu’elles puissent – ou non – s’unir. Une fois la prédication prononcée, la voix doit se taire pour que demeure la Parole: «il faut que Lui grandisse et que moi je décroisse» (Jn 3,30).

De fait, Dominique vit une longue expérience de «silence», de 1208 à 1215, alors que sa prédication paraît marquée par un certain échec et que, retiré auprès des sœurs du monastère de Prouilhe, il s’en tient strictement à son activité apostolique, refusant de prendre une part active à la croisade contre les Albigeois. Or, c’est au cœur de cet effacement de Dominique, de ce silence, que va naître l’Ordre des prêcheurs, un ordre de prédicateurs mendiants. Ce premier silence de Dominique est donc un silence face à la Parole, un espace ouvert à la Parole pour qu’elle accomplisse son œuvre dans le cœur des hommes, libres de l’accueillir ou de la refuser.

Le silence au fondement de l’ordre des prêcheurs

Matisse_Saint_Dominique_1950Dominique fait silence aussi dans le rapport qu’il entretient à l’égard de ses frères et sœurs. On pourrait dire qu’il obéit aux membres de son Ordre, au sens étymologique du terme. Le saint Dominique que Matisse peint pour la chapelle de Vence, à partir d’avril 1948, manifeste bien ce second aspect. Dominique y est représenté par une silhouette sans visage, uniquement composée de traces noires sur des carreaux de céramique blancs, placé sur toute la hauteur du mur en face duquel les sœurs dominicaines prient. En quelques traits, beaucoup du fondateur de l’Ordre des prêcheurs est ici signifié: ne pas imposer sa marque, mais circonscrire un espace autour duquel une communauté peut se rassembler et se tourner vers Dieu.

En effet, saint Dominique est un homme d’institution, dans le bon sens du terme. On dit parfois que ce qu’il a légué à son Ordre, ce sont d’abord les Constitutions de celui-ci qui seraient en grande partie de sa main. S’il n’est pas possible de l’affirmer avec certitude, il est clair que Dominique était attaché à la structure institutionnelle et juridique de l’Ordre.

Ainsi, dès 1215, il décide de se rendre à Rome pour faire approuver sa fondation par le Pape. Un tel geste le distingue beaucoup de ses contemporains, plus marqués, au moins dans un premier temps, par une certaine liberté à l’égard de la hiérarchie ecclésiastique. Par ailleurs, même si une série de bulles de décembre 1219 lui confère le titre de «prieur de l’Ordre des prêcheurs», Dominique remet tous ses pouvoirs sur l’Ordre entre les mains du chapitre général des frères quand celui-ci se réunit.

Aujourd’hui, certains pensent qu’être trop attaché au droit dans l’Eglise et à la vie commune consiste à être atteint d’une pathologie peu digne d’un chrétien, libéré du «joug de la Loi». Certes, les excès de légalisme constituent toujours un écueil dangereux. Mais l’exemple de Dominique rappelle que la vie des hommes réunis en communauté, si elle prétend faire l’économie de structures institutionnelles, court le risque d’écraser les plus petits et de voir grandir un pouvoir uniquement centré sur les choix subjectifs de quelques-uns. Si la miséricorde est première, elle est suivie comme en écho, y compris dans la prière d’intercession de Dominique, par la justice. Saint Dominique sait aussi que le charisme d’un ordre ou d’un fondateur n’a de sens que dans la mesure où il est vécu au cœur de l’Eglise, dans un esprit de complémentarité et non de concurrence avec les autres.

Léguer à ses fils et ses filles le contour simple mais ferme des structures de son Ordre est pour Saint Dominique une marque d’amour de l’Eglise et l’ouverture pour eux d’un espace de liberté où la diversité est perçue comme une grâce, un reflet de la grandeur de Dieu.

Le silence pour entendre les cris du monde

Ces deux silences devant la Parole proclamée et devant son Ordre s’articulent enfin avec un silence de Dominique à l’égard du monde. Ce silence à l’égard du monde ne signifie pas que Dominique se retire du monde, mais plutôt qu’il se laisse saisir par le monde tel qu’il est et non tel qu’il voudrait le voir.

Pour appréhender ce dernier silence, nous pouvons, encore une fois, retourner à Vence. Photographiée hors de son contexte, la représentation de Dominique évoquée plus haut peut sembler austère. Mais contemplée dans la chapelle pour laquelle elle a été réalisée, il en va tout autrement.

marisseEn effet, cette œuvre est comme vivifiée quand la lumière du soleil frappe ses vitraux jaunes, bleus et verts. Ce Saint Dominique de Matisse est coloré de différentes manières en fonction de son contact avec un environnement changeant. A travers cette composition, l’artiste a su très bien manifester le fait que de Dominique on ne connaît que quelques traits, mais que sa figure ressort dans la mesure où ces quelques traits qui la composent accueillent ce qui vient du monde, de l’extérieur. Dominique n’est un prêcheur de la Parole puis un fondateur d’ordre que parce qu’il sait vibrer à l’unisson avec ceux qui l’entourent, parce qu’il sait non pas tant écouter le monde, mais reconnaître à travers la voix du monde un appel de Dieu.

Un témoin cité au procès de canonisation rapporte ainsi cet épisode connu, mais qui mérite d’être rappelé in extenso: «Etant prieur ou sous-prieur de l’Eglise d’Osma dont il était le chanoine, frère Dominique se livrait à Palencia à l’étude des Divines Ecritures. Sur ces entrefaites, vint à sévir dans la contrée une affreuse famine, à tel point que les pauvres mouraient de faim en grand nombre. Tout ému de compassion et de miséricorde, frère Dominique vendit ses livres annotés de sa main et en donna le prix aux pauvres. (…) Le bienheureux, quelques jours après, vint avec l’évêque d’Osma dans le pays toulousain pour y prêcher, spécialement contre les hérétiques. Et c’est là qu’il institua et organisa l’ordre des Frères Prêcheurs.»[3. Déposition du Frère Etienne au procès de Bologne le 13 août 1233, rapportée dans Saint Dominique: la vie apostolique. Textes présentés et annotés par M-H. Vicaire, Paris, Editions du Cerf, 1983 (1965), p.61.]

On ne connaît de Dominique que quelques traits, mais sa figure accueille ce qui vient du monde, de l’extérieur.

Il est saisissant de relire, dans cet extrait, la manière dont l’enchaînement des évènements est présenté. Il y a d’abord un geste courageux de charité, puis l’activité de prédication (située par le témoin quelques jours après la vente des livres à Palencia) et enfin la fondation de l’Ordre. Tout est lié chez Dominique qui correspond bien, en ce sens, à cette définition du chrétien que donne le Concile Vatican II: «il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans [le] cœur [des disciples du Christ]»[4. Gaudium et Spes ,1.]. Dominique n’est pas homme qui impose sa vision des choses, mais il sait se laisser interpeller par la détresse de ses contemporains, y compris dans ce qu’elle a de plus concret. Il sait se détourner de ses projets, s’effacer à l’égard de ce qu’il avait prévu pour saisir la grâce de l’instant.

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Le frère dominicain Jacques-Benoît Rauscher, après un doctorat en sociologie et une agrégation en sciences économiques et sociales, poursuit des études théologiques à l’Université de Fribourg. Il est assigné au couvent St-Hyacinthe de cette ville.


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Poésie chemin vers Dieu https://www.revue-sources.org/poesie-chemin-vers-dieu/ https://www.revue-sources.org/poesie-chemin-vers-dieu/#respond Tue, 01 Jul 2014 09:44:28 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=330 [print-me]

Poésie et spiritualité sont sœurs. Elles naissent du silence, de la contemplation et de l’émerveillement devant les êtres et les choses; elles témoignent de plus grand qu’elles; et conduisent à l’intime de soi. Cheminer en poésie, c’est entrer en confiance avec les mots, les laisser nous travailler, nous transformer; emprunter un chemin spirituel, c’est oser la rencontre avec un Autre qui nous transforme. Poésie et spiritualité: deux aventures intérieures, car la poésie est un chemin vers soi et vers Dieu présent au secret du cœur.

La poésie, un besoin vital

Ma journée de travail terminée, il m’arrive d’ouvrir un recueil, de choisir un poème et de le lire à voix haute. Pas pour m’évader d’un quotidien pesant. Mais pour l’approfondir, lui donner saveur et horizon. Je laisse descendre les mots en moi pour ressaisir ma journée, poser sur elle un autre regard qui lui donne densité, l’ouvre et l’agrandit: fenêtre ouverte, je respire à pleins poumons. Ainsi la poésie m’accompagne, viatique au creux de mes jours. Elle m’aide à vivre ici et maintenant. Par elle, je ne suis pas hors de la vie, mais dans sa plénitude.

Entrer en poésie, c’est pénétrer toujours plus loin en soi.

La poésie n’est pas un luxe, elle est un besoin vital. Colette Nys-Mazure, une amie écrivaine et poète, le sait bien, elle qui écrit «pour supporter la souffrance, endiguer la fureur ou faire durer ce qui passe, change, risquerait de disparaître» («Roman-récit», Lansman, 2006). Car la poésie «investit les moindres recoins de la réalité quotidienne: un matin d’hiver, un moment fugitif de lumière ou d’anxiété» («La chair du poème», Albin Michel, 2004). Les mots du poète disent la vie dans toute son épaisseur. Posant sur elle un regard d’espérance qui n’élude pas la croix. Un regard d’émerveillement qui ne gomme pas les aspérités du chemin.

Avancer en haute mer

Entrer en poésie, c’est pénétrer toujours plus loin en soi. Oui, fréquenter les poètes laisse des traces: leurs mots creusent leurs sillons en nous, nous travaillent à l’intime. Je ne suis plus la même après avoir lu Colette Nys-Mazure, André Schmitz, Jean-Pierre Lemaire, Gilles Baudry ou Philippe Jaccottet. Je m’approprie leurs mots, les apprivoise, leur fais confiance et chaque poème ouvre en moi un chemin. Si je relis aujourd’hui le même poème qu’hier, peut-être aura-t-il une résonance différente, enrichie de tout ce que j’aurai expérimenté au fil des heures.

La matrice de la prière chrétienne n’est-elle pas un recueil de poèmes, le psautier?

Je traverse un poème et c’est le poème qui me traverse. Je parcours les strophes et ce sont les mots qui me parcourent, tissent un réseau de correspondances entre ce que je suis aujourd’hui et le sens que je reçois. La poésie est une expérience qui ne laisse pas indemne. Lire un poème c’est entrer en disponibilité, se laisser rejoindre, risquer l’avancée en haute mer. C’est se laisser interroger, accepter l’imprévu, la rencontre de l’inconnu. Car je ne sais pas, lorsque je leur fais confiance, où les mots vont me mener. Mais je sais que l’aventure en vaut la peine. «Mieux vaut fréquenter un poème, même si l’on ne sait pas très bien où il nous conduit, que de ressasser un langage usé», dit Frère Bernard-Joseph Samain, de l’abbaye cistercienne d’Orval, en Belgique.

Le miracle d’être au monde

Si la poésie m’amène sur des chemins intérieurs, c’est qu’elle prend en compte le mystère du monde: elle l’approche, le fait pressentir, voire toucher du doigt; elle lui fait écho, le restitue dans toute son épaisseur. Pour reprendre le titre d’un recueil de Jean-Pierre Lemaire, elle fait place. Elle donne à entendre le murmure du monde.

A la moindre des créatures, au plus petit d’entre mes frères, donner noblesse.

La poésie célèbre l’être au monde: «Dans le flux du temps, s’arrêter et percevoir par tous les sens le miracle d’être au monde», dit Colette Nys-Mazure dans «La chair du poème». Sans cesse «à l’affût des merveilles à engranger» (préface de Daniel Gélin in «Le for intérieur», Le Dé bleu, 1996), le poète donne à voir, à sentir, à vivre. Etonné face au mystère de l’existence: la nôtre, celle des autres, celle de Dieu.

Pour le dire avec les mots du moine poète Jean-Yves Quellec, prieur de l’abbaye Saint-André de Clerlande, à Louvain-la-Neuve: «Simplement, je me sais au monde avant d’avouer d’autres appartenances aux affinités. Le miracle d’exister me tient en haleine» («Une descente au berceau», Publications de Saint-André, Cahiers de Clerlande, 2011).

Fécondation mutuelle

C’est que la poésie pose sur la vie un regard neuf, inédit, qui lui donne dignité, dit Frère Bernard-Joseph: «A chaque chose, à chaque instant, à chaque visage, donner noblesse ». A la moindre des créatures, au plus petit d’entre mes frères, donner noblesse. N’est-ce pas là l’œuvre par excellence du poète, qui pose sur le réel un regard de respect, qui s’exerce à voir le caractère précieux de toute réalité ?

Les mots deviennent des sources, des fenêtres sur l’invisible, des échos de plus grand que nous. Pour celui qui avoue se lever «dans la nuit pour se livrer à l’heureuse tâche de réciter des poèmes!», prière et poésie ne cessent de se féconder. Avec lui la prière devient poésie et la poésie devient prière. Elles sont sœurs, avancent main dans la main. La matrice de la prière chrétienne n’est-elle pas un recueil de poèmes, le psautier? N’y a-t-il pas, dans l’alliance de la prière et de la poésie, saveur d’Evangile? Poésie et prière s’allient pour un vivre en profondeur.

La poésie bouscule aussi des pages très connues des évangiles (l’Annonciation, les disciples d’Emmaüs, le fils prodigue, …) et nous aide à les relire d’un œil neuf. Elle nous offre un chemin unique et foisonnant pour accéder au texte biblique. La Bible a du goût, la poésie en témoigne! Les poètes ont le don de l’élargir et de l’approfondir.

Résistance

« Qu’est-ce qu’un poème dans la marche du monde?», s’interroge Colette Nys-Mazure dans «L’Eau à la bouche» (Desclée de Brouwer, 2011). Car il faut bien repartir, se remettre en route après avoir accueilli en soi les mots du poète. C’est vrai qu’elle est ténue, la poésie, comme un brin d’herbe. Et pourtant! C’est elle qui nous apprend à cultiver la gratuité et la beauté. Et puis, elle est obstinée: elle redit sans se lasser qu’il y a dans ce monde un autre monde, tout aussi réel, mais plus vaste. Elle transfigure l’ordinaire.

Les mots de la poésie, dit Colette Nys-Mazure, «permettent de tendre une main et de traverser la nuit sans mourir». Ils ne font pas cesser les guerres, ils nous travaillent à l’intime, nous relèvent, nous mettent en route, nous relient. Par eux nous résistons. Par eux nous interrogeons et portons le monde et ses misères, les hommes et leurs souffrances.

Gilles Baudry, moine poète de l’abbaye bénédictine de Landévennec, en Bretagne, s’interroge ainsi dans un poème intitulé «La nuit sur Kigali» et sous-titré «aux victimes de tous les génocides.»: «Avec quels fils/suturer les plaies de l’histoire?» («Versants du secret» (Rougerie, 2002). La poésie, parfois, s’élève comme un cri en écho à la violence de l’histoire, rempart de mots contre tout ce qui abîme l’homme. Elle ne résout rien. Mais elle ne s’absente pas de l’actualité, elle porte sur elle un regard qui interpelle et fait réfléchir.

Un regard de résurrection. Elle révèle ce qui affleure, ce qui sous les apparences est force de germination. Le regard poétique enchante le monde. Et s’il s’agissait d’habiter le monde en poète?

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Geneviève de Simone-Cornet est journaliste à l’hebdomadaire familial chrétien «Echo Magazine» à Genève. Après un stage à l’Agence de presse internationale catholique (Apic) à Fribourg, elle travaille comme attachée de presse du diocèse de Sion, puis à la rédaction de la revue missionnaire «Bethléem», de la Mission Bethléem Immensee, dont elle assume la responsabilité pour la partie francophone. Elle est engagée en paroisse et membre de l’équipe d’animation des fraternités marianistes de Suisse.

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Informatique et clôture monastique https://www.revue-sources.org/informatique-et-cloture-monastique/ https://www.revue-sources.org/informatique-et-cloture-monastique/#respond Wed, 01 Jan 2014 14:58:58 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=239 [print-me]

Sans être un tsunami qui serait en train de tout emporter sur son passage, la «vague informatique» a pénétré le monde monastique à une telle allure et de manière si universelle qu’il n’est guère vraisemblable qu’elle ait trouvé déjà partout et d’un seul coup sa juste place.

Quelle qu’ait été l’exigence des origines quant à la clôture, peu de monastères ont échappé à la contagion. C’est un fait qu’on ne peut contester. Les mails vont bon train de l’une à l’autre des communautés, et au-delà, qu’il s’agisse des pauvres Clarisses, de quelque Carmel solitaire, des filles de St Benoît ou de St Dominique. Quel monastère n’a son adresse e-mail, voire son site?

La télévision au monastère

La dernière instruction pontificale sur la clôture des moniales, «Verbi sponsa» qui ouvrait la porte à Internet dès 1999 paraît déjà surannée à beaucoup. Le Pape François a d’ailleurs lui-même annoncé une réactualisation de cette instruction qui disait au N° 20: «L’usage éventuel d’autres (Radio et T.V du § précédent) moyens modernes de communication, tels le télécopieur, le téléphone portable, Internet, pour motif d’information et de travail, peut être admis dans les monastères, avec un discernement prudent, pour l’utilité commune, selon les dispositions du chapitre conventuel».

L’instruction était prudente, c’est le moins qu’on puisse dire! Où en sommes-nous maintenant, et de façon plus précise, où en sommes-nous à Taulignan, chaque monastère ayant sa propre sensibilité et orientation, avec une visée commune nous n’en pouvons douter, celle de rester fidèles à sa vocation de prière, inséparable d’une certaine séparation du monde.

La télévision n’a jamais eu droit de cité dans la communauté, mais nous avons téléviseur et magnétoscope qui nous permettent depuis longtemps, grâce aux vidéos et DVD, de choisir et de suivre, avec un retard sans conséquence sur l’actualité, ce qui nous paraît le plus intéressant. Pas trop d’envahissement par l’image ni d’accrochage aux bulletins d’informations, c’est l’option qui nous a paru servir davantage la communion en profondeur plutôt qu’une communication incessante. Nous en sommes toujours restées à ce choix des débuts et c’est donc dans ce sens que la communauté s’est naturellement orientée pour Internet.

Rendre justice aux ordinateurs

Avant de voir tous les dangers de l’impact de l’informatique sur la vie contemplative, ne faut-il pas d’abord rendre justice à ces bons serviteurs que sont nos ordinateurs, et distinguer l’ordinateur en soi, instrument de travail aux possibilités multiples, de l’ordinateur mis au service d’Internet, en tant qu’outil indispensable pour naviguer sur la toile. Pour le premier usage, où serait le problème par rapport à la clôture? (Leur multiplication peut poser question pour la pauvreté peut-être, mais pour la clôture?…) C’est un acquis technique irréversible. Ne serait-il pas ridicule de le bouder sous prétexte d’être fidèle à Cassien et aux Pères du désert?

Le premier ordinateur est entré en clôture à Taulignan en 1995.

Le premier ordinateur est entré en clôture à Taulignan en 1995, avec l’accueil d’une postulante formée à l’informatique et qui l’avait dans ses bagages. Nous n’étions donc pas en pointe, mais la brèche fut ouverte alors, et des petits frères n’ont pas tardé à suivre ce premier-né. L’économat en a été le premier bénéficiaire, avec les avantages évidents: gain de temps considérable, et bien des casse-tête évités dans ce monde aride des chiffres et de la gestion. On n’envisagerait plus de s’en passer et l’on ne voit pas comment ni pourquoi on le ferait!

Pourtant, quel qu’en soit l’usage (étude par ex.), aucune Sœur n’a un ordinateur, personnel ou d’emploi, en cellule, la cellule ayant toujours été pour une moniale un lieu privilégié d’intimité avec le Seigneur. Pour le moment, prieure, sous-prieure, économat et accueil ont un ordinateur dans leur bureau. Les autres sont «au commun», en des lieux ouverts à toutes. Les sœurs qui les utilisent (4 pratiquement) s’arrangent fraternellement entre elles selon les besoins.

Internet ferait-il problème?

Les vraies questions se posent, non avec l’informatique en elle-même, mais avec son ouverture sur Internet. Les quatre responsables ci-dessus y ont accès directement. Pour les autres, un seul ordinateur est branché. Pas de problème jusqu’ici pour le partage… et pas trop non plus pour les risques à courir. Seule une réserve paraît s’imposer, réserve qui n’empêche nullement de reconnaître ce qui est bon! Pour le silence par exemple, la communication par mails est bien moins perturbante extérieurement que les sonneries de téléphone, et permet souvent de se limiter de façon claire au seul nécessaire, alors qu’il n’est pas toujours facile d’endiguer le flot de paroles de certains interlocuteurs… ou les nôtres.

Pour la formation des plus jeunes, il nous paraît bon également qu’il y ait au départ une certaine rupture avec l’habitude d’Internet.

Que dire des achats possibles sans sortir de clôture, grâce à la précieuse carte bleue! Ou de la possibilité de cours à domicile grâce au télé-enseignement diffusé par Internet. Ou encore de l’intérêt du site pour se faire connaître sans bruit… Inutile enfin d’insister sur le gain de temps et la facilité de communication amenés par le courrier électronique. C’est tellement évident!

Reste à savoir si ce plus est au profit d’un travail plus paisible ou de la prière, ou s’il engendre un surcroît d’activités et d’encombrement intérieur. Nous ne sommes pas plus que d’autres à l’abri du stress de la vie moderne et l’escalade de la vitesse nous guette comme tout le monde. Rien n’est prouvé en ce domaine… La facilité des informations continuellement offertes peut aussi séduire l’une ou l’autre par moments, et les nombreuses sollicitations du petit écran être source de curiosités, innocentes en apparence, mais finalement bien dispersantes. Une ascèse s’impose forcément. A chacune de voir!

Traverser une zone de silence

Car il n’y a pas que des «affaires» à gérer par Internet (économat, fournisseurs, contacts pour l’accueil, courrier etc..), il y a aussi les relations personnelles de chacune avec sa famille et ses amis. Elles obéissaient autrefois à des limites parfois assez strictes. Que tout se soit un peu humanisé n’est pas un mal, mais où s’arrêter?

La Prieure d’un monastère en fondation au Canada et qui semble allier harmonieusement modernité et tradition, nous disait récemment que, pour la réponse à donner à bien des mails plus personnels, il lui semblait que «la parole d’une moniale devait traverser une zone de silence». Oui, savoir attendre sans céder à l’impulsion de répondre tout de suite (sauf urgence évidente) en multipliant les échanges si faciles sur le net. C’est bien dans cette ligne que nous essayons de marcher. Et pour la formation des plus jeunes, il nous paraît bon également qu’il y ait au départ une certaine rupture avec l’habitude d’Internet et que l’usage en soit limité, sans étroitesse et dans un climat de confiance.

Les téléphones portables ne posent guère de problèmes chez nous jusqu’à présent. Il y en a deux dans la maison, et nous n’en désirons pas davantage. Au moment de gros travaux récents la Sœur responsable du chantier en a eu un par vraie nécessité. Elle l’a gardé et il n’est pas inutile. L’autre est au commun, en cas de besoin: une sortie par exemple où il faudrait pouvoir se joindre sans difficulté. C’est tout!

Conclusion. Sans vouloir insinuer qu’informatique et clôture forment un couple idéal, il semble bien qu’il n’y ait pas encore péril en la demeure. Le bilan nous paraît positif pour une meilleure relation avec la société de notre temps, du moment que l’on veille fidèlement au silence intérieur qui nous permet de garder le cap sur l’essentiel de notre vie.

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Soeur Marie-Pascale

Sœur Marie Pascale est une moniale dominicaine du monastère La Clarté Notre-Dame, à Taulignan, en Drôme provençale.

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Plaidoyer pour un doute https://www.revue-sources.org/plaidoyer-pour-un-doute/ https://www.revue-sources.org/plaidoyer-pour-un-doute/#respond Tue, 01 Jan 2013 11:07:19 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=395 Vous convaincre de douter, est-ce bien convenable en cette «année de la foi» à laquelle le Pape Benoît XVI nous convie? C’est d’un doute bien particulier qu’il s’agit. Celui qu’Hauterive devrait semer dans le cœur de ceux qui passent par ici. Si le silence avait quelque chose à dire? Si le silence était en réalité un amour qui se déclare? Un doute, c’est peu. Mais un doute sur le silence… un doute silencieux!

Une puissance explosive

Méfiez-vous cependant, le doute, aussi infime soit-il, est la puissance la plus explosive de notre intelligence. Depuis Descartes on se méprend facilement sur le doute. On croit que penser juste c’est chasser ses doutes. Mais la vraie manière de penser, c’est chasser l’incertitude par le doute et non pas chasser les doutes qui justement révèlent mes incertitudes. En parfait cartésien, chacun doit chasser de la sphère de ses certitudes les pensées sur lesquelles plane l’ombre du doute.

Comment justifier en revanche le fait de déclarer une affaire classée, c’est-à-dire déclassée précisément, dès qu’un doute y apparaît? Le doute est comme le chien de chasse qui jappe et qui frétille devant le taillis où se cache le gibier. Il m’informe qu’une vérité attend de se montrer. Quel genre de chasseur serais-je, si je décidais de tirer sur mon chien au lieu de me concentrer sur le bondissement inopiné du lièvre. Autrement dit, quand un doute apparaît, mon intelligence se doit d’aller voir pour affronter la réalité. Elle a à vérifier chacun de ses doutes et non à évacuer les questions qu’il soulève. Tirer sur le chien, chasser ses doutes avant d’aller voir ce qu’il en est, est clairement de la mauvaise foi. Dans le domaine des responsabilités pratiques, refuser de vérifier les éléments douteux qui mettraient en danger l’ensemble d’une réalisation est un manquement grave à son devoir.

Ne pas vérifier ses doutes, voilà donc la mauvaise foi.

Le doute au secours de la foi

En cette année donc, le Pape demande aux chrétiens d’approfondir leur foi, la vraie foi, la foi pure et orthodoxe. Serait-ce alors l’année du fondamentalisme, d’une croyance qui écrase la raison? Non, l’année de la foi est par le fait même celle de la raison. Car approfondir sa foi, c’est poser les questions de sorte que je me réapproprie les formules du credo et c’est aussi oser affronter ma mauvaise foi.

Il est fort délicat pourtant de combattre en même temps la mauvaise foi des bons croyants et la foi erronée des gens de bonne foi. En effet, s’attaquer à l’une, c’est se faire récupérer par l’autre. Nul n’est ni entièrement de mauvaise foi ni entièrement de bonne foi (ce serait trop simple), pas plus que parfaitement orthodoxe ou parfaitement hétérodoxe. Chacun tend à se justifier par la position de l’autre, et personne n’avance dans sa propre conversion. L’unique moyen d’affronter notre foi mauvaise ou déviante est donc d’en appeler à la puissance explosive et libératrice du doute. Le doute combat sur tous les fronts.

L’unique moyen d’affronter notre foi mauvaise ou déviante est donc d’en appeler à la puissance explosive et libératrice du doute.

Dans son roman, «L’Idiot», Dostoïevski explique que les athées ne croient pas, non qu’ils aient résolu le problème de Dieu, mais uniquement parce qu’ils refusent d’envisager la question de Dieu. Le droit de douter est pour eux le devoir de ne plus questionner. Que la foi en Dieu soit difficile et comporte des doutes, je veux bien le croire. Mais n’existe-t-il pas aussi un doute quant à la non existence de Dieu? Autrement dit, qui peut être certain que Dieu n’existe pas? S’il y a doute à ce sujet, alors il doit y avoir vérification.

Or ce doute a des conséquences profondes. S’il n’est pas certain que Dieu n’existe pas, pourquoi suis-je certain d’être le propriétaire de ma vie? Pourquoi me comporter comme si j’étais le centre de mon existence? Qui peut m’assurer qu’il n’y a pas un amour qui m’habite, qui se déclare dans mon silence, mais que je néglige sans cesse? On veut éviter les fautes professionnelles et dans ce but on est prêt à relire ses dossiers pendant des soirées entières. Mais ce problème-là, quand donc va-t-on l’affronter? Cela ne concerne pas seulement l’athée qui a abattu son beau pointer à l’arrêt devant le buisson ardent. Cela concerne aussi le bon croyant qui n’évite rien autant qu’un silence où risque d’exploser la mesquinerie de sa mauvaise foi.

Un doute silencieux

Hauterive devrait être un doute face aux certitudes, religieuses ou non. Un doute silencieux, mais blessant les fondamentalismes d’où qu’ils proviennent. Un doute qui écoute. Un doute qui incite l’intelligence à venir voir. Nous n’avons pas à répondre à la place des autres. Nous n’avons même pas à les y inviter bruyamment. Notre unique apostolat consiste à accueillir celui qui ressent le besoin de savoir ce qu’il en est. Ce qu’il en est du silence et de l’amour. Le vrai silence s’invite de lui-même chez chacun. Une souffrance aiguë, la fragilité d’un amour, le sentiment soudain que la vie est précieuse et délicate. Le silence réclame lui-même un espace. Mais il le réclame comme se déclare un amour: timidement, sans élever la voix.

Qui sommes-nous, donc? Je ne sais que dire. Un doute nous a surpris, chacun un jour, silencieusement. Il nous a fallu alors vérifier combien profond est l’Amour qui se déclare dans le silence. Et maintenant il nous faut Lui répondre, sans mentir. Cela nous fait voyager, sans quitter notre cloître, à travers le cœur anxieux des humains qui tous se demandent secrètement: suis-je aimé? suis-je aimant?

Voilà, je doute que mon plaidoyer vous ait convaincus. Mais je n’oserai le vérifier, puisque je ne voulais pas vous convaincre, mais vous faire douter. Dieu me demande de chanter dans les stalles ou de prier en cellule, mais pas de jouer les ténors du barreau. C’est pourquoi je sais que vous me croirez si je vous assure une nouvelle fois de notre gratitude et de notre prière pour la mission qui est la vôtre. Nul ne doute ici de son importance.


L’Abbaye cistercienne d’Hauterive, près de Fribourg, a coutume de recevoir chaque année les membres du gouvernement de l’Etat de Fribourg, accompagnés de quelques notables du canton. En octobre 2012, l’Abbé du monastère, Dom Marc de Pothuau, leur a tenu ce discours

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