protestantisme – Revue Sources https://www.revue-sources.org Tue, 25 Jul 2017 11:32:05 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Le jour où Luther a dit non https://www.revue-sources.org/jour-luther-a-dit-non/ https://www.revue-sources.org/jour-luther-a-dit-non/#respond Mon, 24 Jul 2017 06:10:17 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2364 Anne Soupa, Le jour où Luther a dit non, Salvator, Paris, 2017, 224p.


]]>
https://www.revue-sources.org/jour-luther-a-dit-non/feed/ 0
S’engager comme pasteur ou pasteure https://www.revue-sources.org/sengager-comme-pasteur-ou-pasteure-2/ https://www.revue-sources.org/sengager-comme-pasteur-ou-pasteure-2/#respond Thu, 01 Jan 2015 14:14:50 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=217 [print-me] 

« Oui, je connais la situation de plus en plus précaire dans laquelle se trouve l’Eglise protestante de Genève. Je connais toutes ses difficultés. Et pourtant, j’aimerais quand même suivre ma formation pastorale en son sein. Pour moi, c’est un acte de foi. »

Pourquoi s’engagent-ils?

Ces paroles, je les ai entendues plusieurs fois dans mon bureau ces dernières années. Elles m’ont marqué à chaque fois. Mon Eglise ne forme pas des cohortes de nouveaux pasteurs ou diacres, mais un à deux par année. Contrairement à ses voisines romandes, mon Eglise ne connaît pas de crise de vocation. Celles qui se présentent sont déjà presque trop nombreuses pour couvrir les besoins actuels. En effet, pour des raisons financières, le nombre de postes pastoraux devra encore baisser. Il a diminué de 60% en 20 ans. Si nous formons encore de nouveaux ministres, c’est pour permettre à l’EPG de se renouveler malgré tout. Je suis chargé de les accompagner dans le processus d’admission, de suivi et de validations de leurs stages en paroisse ou en ministère spécialisé. A tous, je tiens le même discours: « Dans la conjoncture actuelle, l’EPG ne peut vous donner aucune garantie d’engagement au terme de votre formation. » Et ce n’est pas tout. Dans le cas le plus favorable, ces futurs pasteurs et diacres savent que leur salaire sera convenable, mais sans plus. Ils devront sacrifier une partie de leur vie sociale (travailler en général le dimanche et de nombreux soirs au cours de la semaine) et ils devront défendre eux-mêmes une fonction désormais mal reconnue ou incomprise socialement.

Alors pourquoi ces nouveaux ministres s’engagent-ils? Par la force d’un appel intérieur? Par goût du défi ou d’une mission impossible? Peut-être un peu des deux. Mais aussi et surtout parce qu’ils découvrent, dès qu’ils s’y lancent, que le ministère pastoral ou diaconal est passionnant. Quel autre métier donne-t-il tant de possibilités de contacts profonds avec des personnes d’horizons si divers? Il offre des privilèges incroyables, tels que recueillir le récit intime d’une vie qui s’est éteinte lors de la préparation d’un service funèbre, accompagner des mariés dans leur réflexion sur leur couple, suivre des jeunes dans leur choix de vie ou des adultes dans leur recherche de spiritualité et même une communauté entière dans de nouvelles formes de témoignage…

Attentes nouvelles

Avec mes collègues-formateurs, nous nous posons sans cesse cette question: « La formation initiale les prépare-t-elle suffisamment? Auront-ils la capacité de répondre aux besoins existentiels et spirituels d’un monde sans cesse en mutation? »

Quel autre métier donne-t-il tant de possibilités de contacts profonds avec des personnes d’horizons si divers?

Pendant longtemps, les protestants ont tout misé sur un cadre de formation de type académique: les pasteurs sont avant tout des enseignants-théologiens avec de belles compétences de réflexion et d’éloquence. Si cela reste essentiel, je pense pourtant que ce n’est plus suffisant. Lorsque les gens expriment en vérité leurs besoins spirituels – je parle surtout de ceux qui ne viennent plus à l’église !-, certains évoquent désormais des expériences spirituelles, souvent irrationnelles, qu’ils ne savent plus interpréter. La plupart vivent des crises de vie qui les désemparent. Ils n’ont plus de clefs pour continuer à espérer dans un monde qui semble s’écrouler sous leurs yeux. Ils ont besoin d’être accompagnés, guidés, dans les épreuves comme dans les choix de vie. Ils sont une multitude à se rendre dans des monastères à la recherche d’une vie intérieure intense, de lieux de méditation pour trouver un ancrage intérieur. Souvent, ils y trouvent ce qu’on ne sait pas ou plus offrir dans nos paroisses: une expérience spirituelle guidée. Quelques-uns aimeraient même pouvoir s’engager dans des formes de « monachisme intériorisé » ou dans une vie d’une radicalité comparable.

Formés comme les Jésuites?

Pour répondre à cette demande, il faudrait des ministres qui ont pu apprendre à thématiser leurs expériences de vie, qui savent traverser les crises de la vie en utilisant des « outils » spirituels (et pas seulement psychologiques), qui se sont laissés accompagner dans un processus de maturation, qui savent opérer un discernement spirituel… Mais cela manque cruellement dans la formation actuelle. Il faudrait, par exemple, s’intéresser davantage aux trésors de la mystique chrétienne, en s’inspirant de la philocalie, des Pères du désert, ou d’autres grands spirituels.

Je dis souvent que le modèle ignacien de la formation des Jésuites me séduit par l’alternance des temps d’ « expériments » et ceux de relecture spirituelle. Et si on s’en inspirait pour la formation des pasteurs? Je trouve aussi que les « exercices spirituels » sont porteurs d’une pédagogie résolument moderne et, en fait, tout à fait compatible avec la tradition réformée[1. Dans les exercices, il n’y a pas d’intermédiaires entre Dieu et le méditant, l’accompagnateur n’offrant que des pistes et un cadre pour la méditation. La Parole de Dieu est centrale. Chaque méditant est responsable, devant Dieu, de son cheminement. Quoi de plus réformé?]! Dire que « ce n’est pas d’en savoir beaucoup qui satisfait et rassasie l’âme, mais de goûter et sentir les choses intérieurement » correspond exactement à l’aspiration de tant de contemporains: pouvoir éprouver par eux-mêmes et « en live », dans leur vie quotidienne et jusqu’au cœur de leurs épreuves, la force de l’Evangile! Mais qui les initiera?

Modifier le modèle de formation actuel et séculaire des pasteurs représenterait évidemment un changement identitaire important. Mais l’Eglise protestante n’a-t-elle pas placé en son fondement le principe de l’ «ecclesia semper reformanda« , c’est-à-dire le devoir de se réformer toujours?

[print-me]


Nils Phildius

Nils Phildius

Nils Phildius est pasteur réformé et formateur d’adultes. Il est chargé de la formation professionnelle des ministres de l’Eglise Protestante de Genève (EPG).

 

]]>
https://www.revue-sources.org/sengager-comme-pasteur-ou-pasteure-2/feed/ 0
Poésie et vie spirituelle https://www.revue-sources.org/poesie-et-vie-spirituelle/ https://www.revue-sources.org/poesie-et-vie-spirituelle/#respond Tue, 01 Jul 2014 09:34:56 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=324 [print-me]

Dans une œuvre aussi importante et diversifiée, entièrement consacrée à la poésie et à la parole juste, que celle que Jaccottet a construite patiemment, de sa jeunesse à son grand âge, j’ai choisi deux thèmes: la poésie comme une forme de résistance et la présence en arrière-fond du protestantisme et sa recherche d’une dimension spirituelle.

«Ecrire, c’est tenir tête»

Philippe Jaccottet a vingt ans en 1945 et exprime dans Requiem (1947) l’horreur que lui ont inspirée les massacres du Vercors. A la guerre intra-européenne, déjà atroce et funeste, s’ajoutent le recours à la bombe atomique et la découverte progressive de la réalité des camps. Tout s’écroule, non seulement la pierre et le bâti, mais s’effondrent aussi Dieu, la civilisation, la chrétienté, la culture; les mots eux-mêmes n’ont pas été épargnés puisque, triomphants, ils ont servi aux dérives, aux mensonges et aux tromperies les plus cyniques.

Philippe Jaccottet propose, par sa parole poétique, une œuvre de résistance au monde tel qu’il s’est organisé sous ses yeux.

Jaccottet cependant garde son cap qui est d’écrire, misant tout sur la poésie, seule à ses yeux capable de rendre à la voix humaine sa dignité et sa responsabilité; d’où la nécessité de réapprendre à lire, de repartir de zéro, de mettre en doute toutes les constructions de l’esprit, y compris les constructions verbales, de soupeser les mots nouveaux comme les anciens, de se méfier de tous les effets dits poétiques, des élans et des envolées, de retrouver le parler vrai, la voix juste, proche de la prose et de la conversation, retenue, contenue.

Il propose, par sa parole poétique, une œuvre de résistance au monde tel qu’il s’est organisé sous ses yeux: opposer la beauté cachée du monde aux violences contemporaines, au matérialisme effréné, aux intégrismes surgis de toutes parts. Aujourd’hui, dans son grand âge, il persévère dans cette lutte contre la déshumanisation de l’homme et de la nature et voue toute son énergie à rassembler les forces de l’aube, de la lumière et du chant dans ses vers comme dans ses proses, lucides et clairs.

Jaccottet dit sa révolte contre l’église protestante, sèche et moralisante, sans grand souci de la beauté.

Il prend pour guide cette parole de Gustave Roud entendue en 1941, date porteuse s’il en est, qu’il reprendra dans son discours du Grand Prix Schiller en 2010 et intitulé Le Combat inégal :

«Qui n’a pas entendu (mais vous l’avez tous entendu, n’est-ce pas?) ce petit oiseau sur le bord de l’aube annoncer, ô dérision, le réveil d’un monde aussi pur que son chant…»

Dans «Dieu perdu dans l’herbe», il définit un art poétique lié à la nécessité :

«[…] c’est l’incertitude qu’il nous faut dire, la vie dans les ruines, sans pleurer sur des puissances détruites, sans nous échiner à les restaurer. Nous sommes d’un temps où ce qui compte, peut-être, c’est une fleur apparue entre des dalles disjointes, ou même moins encore. […] Quelques phrases seulement, aussi tranquilles et fermes qu’un regard où la peur n’entre pas. […] Un équilibre presque insensé, tel est le plus beau défi à l’imminence du Pire» (Eléments d’un songe, Pléiade, p. 327).

Deux images lui permettent de définir la poésie comme un acte; l’une, celle de la balance, formule l’exigence d’un équilibre singulier, toujours à recomposer, qui repose sur le seul goût et dont la portée est aussi bien éthique qu’esthétique:

«J’ai toujours eu dans l’esprit sans bien m’en rendre compte, une sorte de balance. Sur un plateau, il y avait la douleur, la mort, sur l’autre la beauté de la vie. Le premier portait toujours un poids beaucoup plus lourd, le second, presque rien que d’impondérable» (A travers un verger, Pléiade, p. 558).

Jamais les plateaux opposés de la balance ne se rapprocheront, jamais ils ne se confondront. La tâche du poète comme celle du lecteur est de veiller à maintenir l’équilibre précaire de la balance. Le veilleur qui guette le passage vers le jour et les premiers oiseaux saisit l’ébauche d’une espérance.

L’autre image, très proche de la première, est celle du «combat inégal», titre d’un poème de L’Ignorant (1957 ; Pléiade, p. 162) dont le distique final, mis entre parenthèse pour lui donner plus de relief et de hauteur, est :

« (Autant se protéger du tonnerre avec deux roseaux,
quand l’ordre des étoiles se délabre sur les eaux.)»

Jaccottet la reprend, en 2010, comme déjà dit, et refait son parcours ; il découvre qu’alors il y avait encore une commune mesure entre les adversaires, tels David et Goliath, tandis qu’aujourd’hui le gouffre est béant, le sol se dérobe sous les pieds ; Jaccottet alors s’adresse au jury, au public et à ses lecteurs :

« […] vous ne couronnez pas ici un vainqueur, venu proclamer, comme il le voudrait bien la toute-puissance de la poésie. […] Rilke avait déjà déclaré il y a bien longtemps qu’il n’était plus question pour nous autres de vaincre, seulement de “surmonter“: parole encore plus vraie maintenant, “quand l’ordre des étoiles se délabre sur les eaux“, dans nos maisons menacées, nos jardins dévastés.»

Mais il ajoute, «fantôme couronné»: « […] disons néanmoins qu’à ce presque fantôme restent peut-être quelque part une ou deux réserves de paroles qu’il rêverait lumineuses » (Pléiade, p. 1342-1346 ; ici la dernière page). Telle est, dans sa pure modestie et sa tournure paradoxale, la place fragile de l’espérance, long mot trop riche de sons pour dire la lueur, la trace, «le fil de rosée» qui donne le goût de vivre, d’exister.

Le protestantisme en arrière-fond

Pour nombre d’entre nous, la lecture des écrivains russes, Dostoïevski, Tolstoï, Tchékhov, à quelque âge que ce soit, est une suite d’expériences marquantes qui se poursuivent avec les auteurs modernes et contemporains, tels Soljenitsyne, Vassili Grossmann, Chalamov ou, particulièrement pour Jaccottet, Mandelstam.

Agnostique, mais d’éducation protestante, il raconte et commente les siennes dans un petit essai intitulé A partir du mot Russie (2002); là figurent les pages les plus explicites sur sa position spirituelle, sur sa manière d’interroger le mystère religieux, comme celui de la Résurrection, par exemple. Il dit sa révolte contre l’église protestante, sèche et moralisante, sans grand souci de la beauté, ayant laissé perdre le sens du sacr ; il lui oppose, à la lumière des textes romanesques, l’orthodoxie, telle qu’il la saisit dans les livres et telle qu’Olivier Clément l’a donnée a comprendre dès le début des années soixante (et que Jaccottet ne nomme pas) et telle que la communauté de Taizé l’a inscrite dans ces mêmes années par l’introduction d’une icône, chaude et lumineuse, dans sa petite église romane (qu’il ne mentionne pas non plus). Il est sensible à la parole des mystiques, et à la «prière du cœur» telle qu’elle s’est exprimée dans le recueil des pèlerins russes, parce qu’eux vivent sur l’intuition, non sur la déduction.

Jean-Marc Sourdillon, l’un des collaborateurs de la Pléiade, dans un entretien donné au Journal de l’Eglise protestante vaudoise, Bonnes Nouvelles (dans le supplément en ligne, mars 2014) explique très bien la dimension spirituelle de l’œuvre de Jaccottet.

La fascination des yeux ouverts, décidés à voir plus loin que le visible.

«Cette œuvre, dit-il, a une dimension spirituelle, dans la mesure où Philippe Jaccottet scrute attentivement, presque anxieusement “ce qu’il lui est permis d’espérer“, à l’intérieur de son travail poétique.» «L’expérience poétique naît, chez lui, poursuit-il, d’une forme de contemplation, le plus souvent à l’occasion d’une promenade dans la nature, près de sa maison, ou parfois aussi d’une relation suivie avec une œuvre d’art. Elle consiste à accueillir et à interroger des événements mi-sensibles mi-spirituels surgis d’une rencontre avec le monde extérieur mais avec un retentissement particulier dans la vie intérieure. Quelque chose se passe de l’ordre du sensible, d’à la fois fragile et très aigu. Une impression à la vue d’un fragment de paysage, à l’écoute d’un oiseau, d’un cours d’eau, d’une musique et qui se prolonge sous la forme d’une émotion, qui, elle, est d’ordre spirituel et qui donne une orientation à la vie intérieure dans la mesure où elle abrite la possibilité du sens, de l’invisible. La poésie ne va pas plus loin. Elle constate, elle recueille, elle cherche à dire une énigme et en la disant elle l’éclaire, mais elle ne l’explique pas, […]

Dans A travers un verger, Jaccottet reformule à sa manière sa position de poète ou de porte-parole des émotions vives qu’il cherche à traduire en mots et en rythmes, par crainte de les réduire à la banalité :

«Dire: nous ne sommes que des instruments, imparfaits, dont le plus haut usage est de faire circuler de la lumière – contre l’obscurité qui semble fatalement l’emporter […]» (Pléiade, p. 563).

Nombre de poèmes ou de proses descriptives, reprises en versets, allant du plus visible à l’invisible, au mystère, au sens caché, selon une recherche de clarté, lente, tâtonnante, parfois bégayante, suivent les détours ou les particularités qui lient le proche et le lointain, le haut et le bas, le grand et le petit, se fiant au rythme du pas ou à la fascination des yeux ouverts, décidés à voir plus loin que le visible. Ainsi est le texte intitulé «Fantaisie de mai», dans Beauregard, dont je cite ici la méditation finale:

«Les prés chantonnent à ras de terre contre la mort; ils disent l’air, l’espace, ils murmurent que l’air vit, que la terre continue à respirer.

Je n’ai jamais su prier, je suis incapable d’aucune prière.

Là, entre le jour et la nuit, quand le porteur du jour s’est éloigné derrière les montagnes, il me semble que les prés pourraient être une prière à voix très basse, une sorte de litanie distraite et rassurante comme le bruit d’un ruisseau, soumise aux faibles impulsions de l’air.

[…] ces prairies existent, dispersées. Il ne faut même pas les chercher. On les longe à la fin d’une journée, de n’importe quelle journée, quand la lumière se fait moins distincte, le pas plus lent, et c’est comme s’il y avait une ombre à côté de vous revenu et d’infiniment loin, alors qu’on ne l’espérait plus, et qui, si on se retournait pour la voir, ne s’effacerait peut-être même pas» (Pléiade, p. 709).

Avec cette discrète allusion biblique à la femme de Lot, qui met en circulation tout un monde, on voit comment poésie et vie spirituelle dialoguent chez Philippe Jaccottet, non pour trouver une issue mais pour partager les richesses qui sans cesse passent d’un univers à l’autre, du dehors au dedans, puis s’en reviennent par un autre chemin, comme il est dit dans la bible.

[print-me]


Doris Jakubec

Doris Jakubec

Doris Jakubec fut directrice du Centre de recherches sur les lettres romandes de 1981 à 2003. Elle a largement contribué au rayonnement de la littérature romande, et ce bien au-delà de nos frontières, en particulier aux USA, au Canada, en Europe de l’Est et jusqu’en Chine. Après avoir dirigé la publication de l’œuvre complète de Ramuz en Pléiade elle vient de collaborer à celle de Philippe Jaccottet dans la même collection.

]]>
https://www.revue-sources.org/poesie-et-vie-spirituelle/feed/ 0
Pasteur et conteur https://www.revue-sources.org/pasteur-et-conteur/ https://www.revue-sources.org/pasteur-et-conteur/#respond Tue, 01 Jul 2014 09:25:09 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=318 [print-me]

Le fou de Gadara – « Il y avait dans ce pays, un lac. Au bout de ce lac, une plage au pied d’une haute falaise. Et sur la falaise, des grottes.

Et ce soir-là, il y avait des gardiens de cochons. La pluie les forçait à mettre leurs troupeaux à l’abri, dans les grottes. Les animaux étaient nerveux, leurs grognements assourdissants. Quand tout à coup un des gardiens s’écrie: « Mais c’est à cause de lui, qu’ils sont nerveux, il est encore là! Regardez! »

L’homme se redresse, nu, le corps crasseux, les yeux effarés. Ce n’est pas un animal, c’est le fou de Gadara! On le frappe, il fuit hors de la grotte, grimpe sur un rocher. Il pourrait voir le lac, s’il n’y avait un rideau de pluie. La tempête résonne dans sa tête, les éclairs zèbrent le ciel et déchirent ses pensées incohérentes. Perché sur un escarpement, on dirait une gargouille monstrueuse qui orne les temples ou les châteaux. Il rit, il bave dans sa barbe informe, il crie au rythme du tonnerre, quand soudain retentit une voix puissante: « Silence, tais-toi! »

Dans sa tête, ces mots font l’effet d’un choc, d’autant plus fort que le vent cesse de rugir, les nuages se dissolvent, les vagues sur le lac s’abaissent, la tempête est apaisée! Le fou saute de son rocher, il court dans le sentier étroit, à travers la falaise jusqu’au bord du lac. Il se blesse aux rochers, ses chevilles déjà marquées de cicatrices saignent à nouveau quand il rejoint le groupe de pêcheurs qui viennent d’aborder et tirent leur barque sur la plage […]« 

Lecture et narration

Ce récit dont on ne lit ici que la première partie raconte la délivrance par Jésus du fou de Gadara (Marc 5) J’ai gardé le style oral, les répétitions qui heurtent la lecture, mais attirent l’oreille! C’est ma façon d’entrer dans ce texte, de le traduire à l’oralité, d’en faire une narration biblique.

Je fais une distinction entre la narration biblique et la lecture ou la déclamation. Dans le cas de la lecture, je vois le texte biblique brut, dans son état originel, il est comme une sorte d’écran placé entre les auditeurs et le lecteur, un écran d’encre et de papier. Dans mon expérience, lorsque je parle de narration biblique, il est question d’un rapport tout autre: le narrateur a fait un effort de création, après analyse de la trame d’un récit biblique. Il a développé une histoire, selon les procédés de l’oralité, usant de l’art des conteurs. Entre son public et lui, il y a moins un texte que des images mentales, « sa seule partition légitime et autorisée », dira un conteur! Il ne s’agit donc pas de dire un texte par cœur, ni le texte biblique tel qu’il est transmis. Dans la narration biblique, je raconte un souvenir: j’ai médité le texte. Littéralement, je me suis placé au milieu de la scène, pour imaginer le plus de détails possible, et raconter désormais, comme si j’en avais été témoin, comme un souvenir!

Créer une narration biblique, c’est d’abord perdre un certain confort.

Je n’ai jamais traversé le lac de Galilée, je ne me suis jamais rendu dans le pays de Gadara, je ne sais pas si le démoniaque de Mc 5 portait la barbe, mais tous ces détails sont plausibles. Ce qui m’a passionné dans cette scène, c’est de mettre en perspective le récit qui précède, la tempête apaisée (Mc 4:35ss) et ce fou dont le psychisme devait être en constante tempête aussi, puisque possédé par un esprit impur nommé Légion (Mc 5:9). L’ordre de Jésus retentissant au milieu des eaux déchaînées, « Silence, tais-toi! », peut avoir aussi trouvé le chemin des oreilles et du cœur du fou de Gadara!

L’art oral et la Bible

L’originalité de cette approche, consiste à appliquer au vaste patrimoine des récits de la Bible les techniques de l’art du conte oral (structuration du récit selon une logique narrative, enchâssement de récits, visualisation, développement du « film intérieur » de ce qui se passe, répétitions, redondances, jeux de langage et de tonalité de voix, rimes, allitérations, etc.). En effet, après dix années de prédications, j’ai eu l’occasion de revisiter ma pratique de la prise de parole en public, en suivant des formations pour découvrir les techniques de l’oralité qui font l’art du conteur.

Mais ose-t-on ainsi toucher à la Bible, déconstruire ces textes divinement inspirés, pour en faire des narrations répondant aux critères poétiques des contes de fées, des légendes et autres mythologies? Ce souci je l’ai entendu souvent, notamment auprès de catéchistes que désormais je forme aussi à la narration biblique. La Bible est plus qu’un livre qui transmet une tradition millénaire. C’est la Parole de Dieu, ses divers auteurs ont été inspirés par l’Esprit-Saint pour nous laisser le témoignage qui suscite la foi, nourrit l’être intérieur, oriente notre volonté, soutient notre espérance. Sa puissance suscite notre admiration, ses mystères éveillent notre inspiration. De tout temps les artistes, et notamment les poètes ont puisé dans les images, les symboles et les récits bibliques, sans jamais se lasser, tant ce recueil contient des ressources inépuisables! Il suffit de rappeler Victor Hugo, Paul Claudel, mais aussi Brassens! Que ce soit pour s’identifier à son message d’espérance, ou pour s’en distancer, les artistes, peintres, poètes et musiciens reviennent sans cesse aux textes bibliques. Et les conteurs ne sont pas en reste!

Je réagis au texte biblique avec les outils du conteur, comme le théologien, l’exégète ou le prédicateur le font avec leurs propres outils.

Quelle marge de liberté alors puis-je m’autoriser, face à ces textes sacrés? Selon les opinions religieuses et théologiques, mais aussi en fonction du projet que le narrateur se fixera (catéchétique ou artistique) la marge de manœuvre sera plus ou moins grande. J’imagine les récits bibliques comme l’ossature, la colonne vertébrale, à laquelle la chair de nos expériences et de nos vies pourra se « ligamenter ». En tant que conteur chrétien engagé, je ne me limite pas à raconter les récits bibliques tels que transmis: je les laisse résonner dans mon cœur, rayonner dans ma vie. Et c’est ce mystérieux mélange qui produira une narration biblique, qui sera la traduction de la Bible dans le langage de ma vie et de ma sensibilité de conteur.

Les théologiens qui construisent les modèles d’une réflexion cohérente, les prédicateurs qui composent des démonstrations à la rhétorique plus ou moins rigoureuse, tous traduisent la Bible avec leurs outils. Mais le texte biblique demeure inaltéré, source d’inspiration aux multiples expressions. Une bonne narration ne sera pas forcément fidèle au texte biblique de façon littérale. En tant que conteur, je recherche des angles de vue originaux, j’essaie d’enrichir un récit par des mises en perspective avec d’autres récits, je m’autorise des flash-back. Bref, je réagis au texte biblique avec les outils du conteur, comme le théologien, l’exégète ou le prédicateur le font avec leurs propres outils.

J’ai imaginé Marie, l’aveugle de Bethsaïda, Moïse…

J’ai imaginé Marie et sa famille, sur un chemin sec et poussiéreux, pressant le pas vers Capernaüm, pour y retrouver Jésus qu’on disait insensé, et le ramener à la maison. J’ai frémi avec elle en entendant Jésus affirmer dans la pièce sombre où grésillaient les lampes à huile et frémissait une foule serrée: « Qui est ma mère, et qui sont mes frères? Voici ma mère et mes frères: quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, et ma mère » (Mc 3:21ss)

J’ai imaginé l’aveugle de Bethsaïda guéri (Mc 8:22), arrivant à Jérusalem, le jour des Rameaux, louant Dieu de lui avoir rendu la vue. Le vendredi saint, il est prêt à s’arracher les yeux tant la scène de la crucifixion était une vision insoutenable! Je raconte finalement comment cet homme peut voir le tombeau du matin de Pâques, vide, ce qui fait naître en lui un regard nouveau, et qu’importe si ses yeux y voient ou pas, car désormais, ce qui compte pour lui, c’est le regard de la foi!

J’ai imaginé Moïse prosterné dans la tente de la Rencontre, au désert. Il entend gronder des voix plaintives et douloureuses, à l’extérieur: le peuple souffre des morsures de serpents (Nb 21). Dans son désarroi, dans sa prière, Moïse tend la main, et sur le sol trouve son bâton… les souvenirs défilent: les brebis de son beau-père, le serpent devant le buisson ardent, les grenouilles et les sauterelles sur les bords du Nil, la mer fendue sur le chemin de la liberté, l’eau sortant du rocher à Horeb, la victoire contre Amalek, le coup de trop sur le Rocher de Mériba… chaque fois ce bâton il le tenait ferme à la main. Moïse entend alors la voix fraîche de l’Eternel son Dieu: « Fixe un serpent flamboyant sur un bâton; quiconque aura été mordu, et le regardera, conservera la vie »!

Le conte biblique et l’icône

J’ai imaginé…. Je me demande parfois si on ne pourrait pas comparer l’art de la narration biblique avec celui de l’icône. La démarche serait-elle la même: méditer le texte biblique, et rendre cette méditation sous la forme de l’icône, tenant compte de donnés théologiques? Comme la méditation de l’icône passe par le regard, la méditation de la narration biblique passe par l’audition. Ainsi une narration biblique ne remplace pas le texte biblique, elle y prend sa source, et y ramène.

C’est pour moi comme une quête, un cheminement, jamais définitif; une démarche continuelle, aller à une rencontre. Un chemin intérieur surtout, à la rencontre de la Parole vivante et vivifiante (Hb 4:12; 1Pi1:23,25) qui n’est pas limité à l’encre et au papier!

Une quête d’images et de symboles: non pour se faire des représentations à adorer, c’est interdit! Une quête pourtant légitimée par les apôtres Jean et Paul: « Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché, concernant la parole de vie… Nous l’avons vu… Ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons… Afin que notre joie soit parfaite » (1Jn 1:1-4); « …sous vos yeux a été décrit Jésus Christ crucifié » (Galates 3:1).

Finalement, créer une narration biblique, c’est d’abord perdre un certain confort, accepter de mettre de côté (au moins pour un temps), ce que j’ai toujours cru ou compris à propos d’un texte. Ensuite, le laisser me parler, encore et à nouveau. Enfin, me laisser le loisir d’en percevoir les résonnances: quelles images viennent à la surface… car l’art du conte c’est l’art de l’image, évoquée par la sonorité des mots.

[print-me]


Pasteur depuis vingt ans dans le milieu des églises évangéliques libres, Olivier Fasel a d’abord travaillé à Fribourg comme éducateur. Curieux de nature, il découvre l’art du conte de tradition orale et s’exerce aujourd’hui à cet art qu’il applique aussi aux récits de la Bible.

 

]]>
https://www.revue-sources.org/pasteur-et-conteur/feed/ 0