Poésie – Revue Sources https://www.revue-sources.org Fri, 01 Jun 2018 08:56:37 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Jonas. Comme un feu dévorant https://www.revue-sources.org/jonas-comme-un-feu-devorant/ https://www.revue-sources.org/jonas-comme-un-feu-devorant/#respond Fri, 01 Jun 2018 04:14:44 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2610 Francine Carrillo, Jonas. Comme un feu dévorant, Labor et fides, Genève 2017, 122p.

Que penser du «Jonas» de Francine Carrillo? Hormis son goût – immodéré? – pour les interprétations de la Kabale qui ne laissent de marbre, je n’en dirai que du bien. Avec finesse et poésie, le prophète, notre symbole et porte-parole, se débat contre lui-même et contre son Dieu. Avec la clause du «peut-être», fissure dans le glacis du dogme ou du désespoir, ouverture à un changement ou (re)commencement, aussi inédit qu’inattendu. A lire et relire à petite dose et même au goutte à goutte dans les moments où la dépression est aux aguets.

Guy Musy

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Le « je » du poète https://www.revue-sources.org/le-je-du-poete/ https://www.revue-sources.org/le-je-du-poete/#respond Wed, 14 Dec 2016 09:40:05 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1647 [print-me]

Parmi les moines de Tibirhine dont nous honorons ces jours-ci la mémoire, il y avait un poète, Frère Christophe, dont Blandine Douailler nous a parlé mardi dernier.

Permettez-moi d’ouvrir ces réflexions sur la place du «je» en poésie par quelques lignes de lui à propos de l’expression artistique: «Peut-être pour un artiste (si je peux essayer de comprendre ce monde) il y a une conversion qui consisterait à passer de l’expression de soi à … l’épiphanie du CHRIST, dans la dépossession de ses dons, purifiés, transformés, et comme restitués par l’ESPRIT au cœur de l’homme… ce cœur blessé… pour la délivrance de toutes choses (les fleurs, les mots, les arbres, le corps, l’histoire…) à la gloire du PÈRE.» (1)

Dans cette phrase, où Frère Christophe condense une expérience qui fut à la fois artistique et mystique, en la resituant dans une dynamique trinitaire, je soulignerai l’expression: «passer de l’expression de soi à … l’épiphanie du CHRIST». Sans pouvoir évidemment résumer en une formule aussi exemplaire mon propre parcours, que je vais tenter de retracer ici, j’oserais dire que le point de départ et les premiers pas nous sont communs.

Il s’agissait bien, pour moi aussi, d’une sorte de «conversion», selon le mot de Frère Christophe. Tant que le «je» a occupé le devant de la scène, le poème, en fait, ne parlait à personne, car il n’évoquait pas un monde reconnaissable, habitable par d’autres, les lecteurs. La poésie véritable a débuté quand ce «je» envahissant s’est retiré, a fait place à d’autres présences («les fleurs, les mots, les arbres, le corps, l’histoire…», dit Frère Christophe) et, parmi elles, à la présence du Christ, non moins discrète que les leurs. Voici, en préambule, un poème qui tente de retracer cette timide «épiphanie» au sortir de l’emportement et des rêves de la jeunesse.

Le couloir et la porte

Le grand couloir de ton enfance
rayé de lumière
Tu cours là-bas au bout
poursuivi par l’écho de tes propres pas
croyant à quelque gloire au fond
où convergent toutes les lignes de vie
Tu n’as pas vu sur le côté
la seule porte ouverte
encadrant le ciel calme
le regard grave de tes sœurs
et le visage insoupçonné du Christ
tout ce qu’aujourd’hui
tu cherches à tâtons
Tu comprends aujourd’hui
que la lumière venait de là (2)

Le «je» est absent de ce poème, on l’aura remarqué. C’est qu’il s’était effondré comme un mur pour laisser passer une parole venue d’ailleurs, du plus proche (le souvenir des sœurs) ou, comme on le verra dans d’autres poèmes, du plus lointain (l’horizon). Auparavant, entre l’univers et le poète, c’était un face-à-face muet, «inarticulé».

Depuis le sixième étage
l’adolescent effleure avec un doigt
tout près, le bronze séculaire
des grands nuages suspendus
comme des cloches au-dessus de la ville
Les peupliers bien droits
ont fini de lisser leur feuillage
Toujours en présence
les deux grands corps
celui de l’horizon
le sien

– tous les deux inarticulés –

Il veut crier
l’horizon veut crier
Chacun
lèvres serrées
barre le passage à l’autre (3)

Le premier poème écrit après la «conversion» dont parle Frère Christophe, le premier «vrai» poème, donc, commençait pourtant par un «je». Mais celui-ci se volatilisait aussitôt en attributs, en métaphores où il était remplacé par ce qu’il entendait, voyait, ou montrait silencieusement

Je suis
ce cri d’enfant
d’oiseau
Ce nuage
accroché dans les branches
Je sors pour étendre
le linge de la nuit
d’une étoile à l’autre
et j’oublie mes bras
sur le plus haut fil (4)

A la faveur de cette dispersion du «je», le poème s’ouvrait enfin sur le dehors. Dans les éclats du miroir brisé se reflétaient des morceaux de paysage; par la fenêtre de la chambre dévastée entraient les bruits encore ténus du monde. L’épiphanie n’est pas encore celle du Christ, mais dans l’image de celui qui étend les bras pour suspendre «le linge de la nuit / d’une étoile à l’autre» s’esquisse déjà la figure du Crucifié.

Cependant, c’est une figure différente, mythologique, qui a d’abord été chargée d’exprimer la mise en pièces du sujet lyrique: celle d’Orphée, mais d’Orphée à la fin, déchiré par les Ménades. Son instrument n’est plus la lyre; il chante avec son propre corps lacéré ou plutôt, à travers les béances de son corps, qui sont aussi les trous, les blancs de son monologue, il laisse advenir autre chose, que le désir de s’exprimer à tout prix empêchait d’entendre: le silence et les voix du monde. Ainsi la couleur du ciel se manifeste-t-elle entre les feuilles de l’arbre au crépuscule.

Il n’a pas réussi à resserrer son corps
pour qu’on ne voie pas le jour au travers
Il laisse maintenant l’absence descendre
et se mêler à lui, comme à l’arbre éteint
du verger déjà sombre s’ajoutent les feuilles
bleues, silencieuses du ciel (5)

On trouve dans la mythologie égyptienne une légende parallèle à celle d’Orphée: c’est l’histoire d’Osiris déchiré par son frère Seth. Mais elle ne s’arrête pas à cette fin tragique. Isis, la sœur-épouse d’Osiris, rassemble les morceaux épars de son corps et lui rend la vie. Dans un court poème écrit vers la même époque que les précédents, elle parlait ainsi:

Isis

Je renonce, dit Isis
à recoudre ton corps
Crois-moi
tu entendras mieux (6)

Il y aurait donc un avenir pour cet «Orphée posthume». L’éclatement du «je» lyrique n’entraîne pas forcément la mort du chant. S’il renonce à monopoliser la parole, s’il consent, comme dit Frère Christophe, à «la dépossession de ses dons, purifiés, transformés, et comme restitués par l’ESPRIT», il entendra et fera entendre les présences silencieuses autour de lui qui demandent à s’exprimer. L’extrait suivant essaie d’évoquer ce basculement de la parole exclusive du «je» à la parole des autres longtemps muets (le poète s’adresse ici à la Sagesse):

Dans ta voix je les entends toutes
à l’horizon qui remontait vers moi comme un mascaret
chargé de villes orageuses, de trains en courbe à travers le feuillage
du piétinement gris de la pauvreté, des numéros des bagnes se multipliant
sans engendrer la somme d’un seul nom
ce mur mobile où se contrariaient
la parole impérieuse, unique d’un poète
et l’énorme silence accumulé de l’univers
Je ne sais plus s’il a débordé
le barrage convexe de la poitrine
mais il a mouillé les pieds peu à peu
comme dans une maison inondée, un matin,
et j’ai perçu jusqu’à la croissance des meubles
à l’intérieur d’une chambre vide
encore plus lente que celle des arbres
De ma fenêtre j’ai appris à lire
les mots-croisés des H. L. M. à l’aube
quand s’illumine une lettre, puis deux, puis le mot entier
dont l’initiale est toujours la petite cuisine
A trente ans j’ai perdu la mémoire
en faveur de leur silence immémorial
et c’est lui maintenant qui dicte le poème (7)

Pour faire apparaître ces êtres silencieux dans le poème, on peut s’adresser à eux ou parler d’eux; le «je» cède alors la place au «tu» ou au «il», au «elle». Il faut apprivoiser ces présences discrètes, parfois celles des choses qu’on dit «inanimées» mais qui semblent, à certains moments de l’année ou à certaines heures du jour, au bord de la confidence. Ainsi la terre au début du printemps.

Soir de mars

Imperceptiblement l’horizon soupire
comme un dormeur allongé sur le dos
qui va s’éveiller d’un moment à l’autre
Les arbres savent une langue
apprise en trois jours
Chaque année, à la même heure
le même silence
mouillé affleure
Terre, cette fois
tu vas le dire
le mot profond
qui gonfle les collines
Tu l’as au bout des lèvres
imminente, timide
Mais aujourd’hui encore, au dernier moment
tu gardes ta réserve en face de nous
et ton murmure à l’horizon
ne s’entend que de profil (8)
Ainsi encore l’aube, à l’heure où les hommes partent au travail sans la regarder.
L’aube si fatiguée
qu’elle sourit au lieu de parler
vient encore une fois d’accoucher du monde
sans un cri, presque gênée d’occuper tant de place
dans l’indifférence quasi générale
excepté les oiseaux et les adolescents
qui la regardent longuement, le menton dans les mains
entre les pots de géranium et les peupliers
émus, rêvant qu’ils voient leur propre naissance
et déjà leur première paternité (9)

Mais il y a aussi tous ceux, toutes celles que nous laissons dans les marges du jour, parfois à deux pas de nous. Baudelaire, poussé à la fois par la curiosité et ce qu’il nommait lui-même «charité», allait les chercher dans leurs «retraites ombreuses» (10): allées des jardins publics, baraques à l’écart d’une foire, «plis sinueux des vieilles capitales» (11). Il y rencontrait ceux qu’il appelle «les éclopés de la vie» (12). Parmi eux se trouvent les malades, vivant à l’hôpital dans leur monde séparé, monotone.

Le monde en blanc

Derrière la pelouse il y a un monde
avec des hommes, des femmes, des repas
des sentiments comme dans celui-ci
mais la lumière y est toujours la même
(c’est pourquoi les malades passent la journée
dans l’attente des couleurs du crépuscule)
La vie et la mort deviennent transparentes
à force d’être mesurées
et ceux qui peuvent traverser les murs
entre les mondes multipliés
sont tous vêtus de blanc
race divine, immortelle
dans l’éclair des sourires
L’après-midi, aux heures de visite
arrive aussi la grande humanité
Les bruits de la rue restent dans leurs cheveux
et ils s’efforcent d’accorder leurs gestes
à l’espace exact de la chambre
Quand ils ont fini de sortir du cabas
les fleurs du jardin, les dernières lettres
dans le silence maladroit s’opèrent
les transfusions de l’âme (13)
Les êtres inaperçus sont quelquefois sous notre propre toit.

La ménagère

Quand elle a fini de cirer les meubles,
d’essuyer les vases, le dos des vieux livres,
elle s’assied, la tête vide.
Les grains de lumière ont partout remplacé
les grains de poussière
mais qui verra la différence?
Le soleil seul
la félicite. (14)

Dans ces tableaux, la première personne, quand elle se manifeste, figure seulement comme témoin, la plupart du temps au pluriel, sous la forme d’un «nous» qui représente l’humanité ordinaire, souvent inattentive, oublieuse, comme aux derniers vers de ce poème consacré aux migrants (qu’on appelait, il y a trente ans, «immigrés»).

Immigrés

Ceux qui ne sont inscrits nulle part
regardent au loin la ville illuminée
les immeubles nocturnes
comme de grandes stèles noires
couvertes d’une écriture inconnue
d’un alphabet de feu calligraphié
rigoureux, indéchiffrable
Ils pleurent de tant lire
sans pouvoir traduire
tandis qu’à l’intérieur, en nous
il n’y a rien d’écrit
et que toutes les pages
derrière la nuit
redeviennent blanches (15)

Mais souvent, le sujet lyrique disparaît complètement dans la contemplation de ce qu’il donne à voir, comme c’est le cas pour ce poème écrit après la mort des moines de Tibhirine.

Tibhirine

Sept moines sans tombe
sinon le paysage:
l’Atlas algérien
encore enneigé.
Dieu visible un moment
dans l’absence de plainte. (16)

Le chemin de conversion tracé par Frère Christophe, on s’en souvient, nous fait «passer de l’expression de soi à … l’épiphanie du CHRIST». Cette épiphanie a lieu dans le silence que recouvrait auparavant le flot verbal de l’expression de soi. Il n’est pas nécessaire que le poète se taise complètement; le poème disparaîtrait alors aussi dans l’effacement de celui qui l’énonce. Il suffit que les mots du poème fassent place au silence du Christ. C’est possible en poésie où la parole n’est pas continue, mais où elle est périodiquement interrompue par le blanc: le poète et ses lecteurs reprennent haleine et, à la faveur de ces pauses, ils écoutent, laissent advenir autre chose qui peut être la présence, le regard du Seigneur.

Icône

Son visage seul
ressuscite encore
des limbes du mur
Il se tait
et les mots qui nous restent
s’écartent peu à peu
pour laisser passer
entre eux son regard (17)

Le «je» tonitruant a disparu. Cependant, parmi les présences quasi muettes auxquelles son retrait a permis d’exister dans le poème, il en est une qui revient, au même rang que les autres, mais plus fréquemment, parce qu’elle concerne le poète de plus près. Yves Bonnefoy, dans les dernières pages de L’écharpe rouge, l’appelle «le Je profond»: «Et celui qui sait, c’est le Je profond, dont Rimbaud disait qu’il est «un autre», c’est le regard de l’enfant qui vit parmi les présences: il en a reçu des clefs pour se souvenir et continuer à comprendre, et il ne renonce pas à le faire. (…) Et la poésie, eh bien, c’est l’obstination avec laquelle la vigilance du Je profond critique les visées du moi, ranime dans la forme son plus grand possible (…)» (18). Mais ce «je» secret, comme enseveli sous les débris de sa propre statue, est en quelque sorte interdit de parole, réticent, comme la terre un soir de printemps, comme l’aube anonyme ou la ménagère. Il faut l’apprivoiser de la même manière, en s’adressant à lui par un «tu», et attendre qu’il puisse prendre la parole à la première personne. Le passage difficile du «tu» au «je» est évoqué à la fin d’un poème qui parle d’un uniforme usagé, seul vêtement sous lequel le «je» pourrait ressurgir.

L’Uniforme

Comme il est raide, étroit, dans l’ombre de l’armoire
où ses boutons brillent… Comme il a l’air jeune
avec un seul galon (lieutenant à vie
sans espoir d’avancement). Si tu l’endossais
il te collerait peut-être à la peau
comme s’il était toujours imprégné
d’une eau de vertige, et tu perdrais la terre
derrière la vitre d’une passerelle
cinglée par le sel. Entraîné au large
tu mettrais dix ans à regagner le monde
les yeux piqués par les lumières lointaines
comme un chemineau à l’orée des villages
le dos éclairé par le crucifié blanc
qui t’avait regardé. Dans ta propre maison
tu serais accueilli par une jeune femme
timide, méfiante et par trois enfants
apeurés devant cet homme irrecevable
seul témoin pourtant de la miséricorde
mais témoin muet – Tu dirais je, peut-être. (19)

Le «je» muet se manifeste dans d’autres poèmes comme l’ombre sortie de notre corps quand nous sommes éclairés par une certaine lumière, celle d’un jugement miséricordieux.

Dans la lumière du jugement
tous ceux qui avaient avalé leur ombre
le clocher à midi
l’adolescent sur la colline
l’avouent gravement:
le clocher lit l’heure
invisible à son front
sur les toits et les vignes
l’homme revoit son premier corps
noir, caché comme un crime
à l’intérieur du blanc
et chacun s’entend
parler avec une autre voix
que le soleil écoute (20)

L’ombre est la part la plus secrète, la plus personnelle de nous-mêmes. Il arrive pourtant que nous l’ayons en commun avec nos frères, nos sœurs en humanité, au pied de la croix qui projette sur nous cette lumière miséricordieuse.

Tous eurent la même ombre, un après-midi
à trois heures, le Vendredi Saint
Plus tard, chacun reprit la sienne
et l’oublia le soir en rentrant chez lui
A la maison, parfois, quand le ciel se couvre
tu reconnais l’ancienne ombre commune
dans les yeux de ta femme, elle aussi dans les tiens
– minuscule croix noire au fond de la prunelle –
et nos fronts se détendent comme sous le signe
tracé avec l’huile d’un pouce invisible (21)

Finalement, le «je» authentique, ou son ombre, ne peuvent apparaître qu’en réponse à la parole ou devant le regard d’un autre «je» qui les reconnaît. Certains longs poèmes sont un dialogue entre le personnage de la Sagesse, qui est dans la Bible une forme de la présence de Dieu auprès de nous, et le poète. En face de la Sagesse, il a éprouvé l’impression d’être connu intégralement et accepté pour lui-même, tel qu’il est. Cette rencontre a été à la fois l’expérience d’un jugement et celle d’une grâce. Voici d’abord comment la Sagesse s’adresse à lui:

Je ne suis pas venue conclure ta vie
mais te la montrer dans une autre lumière
celle de la montagne ou bien de la mer
par-dessus le double mur du labyrinthe
où tu poursuivais le temps dans un couloir
J’ai vu tes rails traverser le printemps
viser au bout d’un rêve rectiligne
le noir de la cible, un tunnel à l’horizon
qui passerait sous la montagne du ciel

(…)

Pourtant, j’étais debout derrière les barrières
je faisais signe à toutes les fenêtres
sans que se détournât ton profil aveugle
m’imaginant au loin, à la dernière gare
Tu as cru me perdre avec ton chemin
ton âme et tous les grains de ton chapelet
mais je m’insinue dans la rumeur du monde
qui commence juste à te parvenir
et c’est en errant que tu m’accompagnes
Et voici la réponse du poète:
En tous lieux, tu es l’hôtesse des humbles
Sagesse, allumant ta lampe à leur chevet
Avec elle, tu as apprivoisé mon ombre
dont la forme se risque entre nous sur le mur
farouche encore, et prête à s’envoler
comme une adolescente au bord de la confiance
Quand tu reviendras frapper à la porte
guidant les rescapés transis d’Hyperborée
qui étouffent comme une toux leur âme
nous serons trois pour accueillir tes frères:
moi qui n’entendrai toujours que ce qu’ils disent
elle, d’expérience, attentive à ce qu’ils taisent
et si ta question repose en nos yeux
toi, les instruisant par leur propre bouche (22)

Le «je» retrouve ainsi une place et une légitimité lorsqu’il est le partenaire d’un «tu». Le pronom de la deuxième personne n’est plus à ce moment-là le masque d’un «je» caché, il renvoie réellement à quelqu’un d’autre. Dans les poèmes d’amour, il désigne la femme aimée en lui rendant hommage pour le bonheur d’une vie.

Le banquet

Les acacias coupés ne donnent plus d’ombre
à la table en plein air de nos fiançailles.
On la voit demeurer sur l’assiette bleue
des convives défunts, tes parents heureux
de ton avenir, qui trinquent à mi-voix.
Dans les verres, le vin qu’avait choisi ton père
a vieilli de vingt ans.
Toi seule es debout
tu bouges, tu sers dans ta robe rouge
comme la Sagesse au banquet des hommes. (23)
Dans les poèmes de louange ou d’imploration, il désigne le Seigneur comme la source et la lumière de cette vie.

C’est ton roi qui t’éveille

Les souvenirs dont j’allais m’habiller
attendent sur la chaise, à quelque distance
Les tulipes visibles à travers le mur
la forêt plus petite autour de la maison
respectent ta Présence qui n’est pas du monde
et maintient écartés comme deux murs d’eau
les soucis de la veille et du lendemain
Tu me parles avant la couleur du ciel
l’odeur du printemps, ma propre conscience
toutes mes connaissances de plus fraîche date
tel un ancien ami – par ton seul silence. (24)
Le «je» surgit alors naturellement dans ces «poèmes adressés» où il est le vis-à-vis d’un «tu» qui lui a, au fond, donné ou rendu la parole.
On trouve enfin dans les poèmes un «je» qui n’est pas celui du poète lui-même, mais un «je» transposé ou prêté.
Le «je» transposé est celui de personnages dans lesquels le poète a projeté une part de lui-même, notamment son rapport au Christ. Ce sont souvent des disciples «à contre-temps» comme Pierre, des disciples involontaires comme Simon de Cyrène, ou in extremis comme le Bon larron, des disciples «à retardement» comme Nicodème. Leur «je» exprime le regret d’avoir suivi le Christ de loin, d’être resté un spectateur lâche du drame de la Passion, ou la demande d’une vraie rencontre, d’un face à face et d’un dialogue avec le Sauveur.

Le bon larron

Dans le mur de l’agonie, à ma gauche
un trou s’est ouvert où je vois le profil
du roi expirant. En bas, la foule et les soldats.
Aucune issue dans leurs regards avides
de nos soubresauts. C’est justice: à nos victimes
nous n’avions pas laissé la moindre chance.
Le camarade qui s’agite encore
à l’autre bout, sur la troisième croix
hurle avec les loups, veut rejoindre la meute.
Mais il faut finir du mauvais côté
avec lui, l’innocent mystérieux
comme sa promesse murmurée
au-delà du monde: «Aujourd’hui… Paradis.»
Dans l’odeur du sang, la sueur du spectacle
c’est la seule fraîcheur. Par ce trou, je respire
respirent avec moi les générations.
Je rentre dans l’enfance, à peine vécue
avant le grand chemin – perché jusqu’au soir
sur un cerisier où je mange des griottes
au-dessus des prairies dont le vert profond
vire doucement au bleu avec la nuit. (25)

Le «je» prêté à la Vierge Marie a un statut à part. La faire parler à la première personne, ce n’est pas seulement pour le poète transposer son propre «je» sous une autre apparence. C’est plutôt essayer de s’accorder avec une autre voix qui le précède, une voix féminine, et qui peut employer avec le Christ un ton auquel le poète serait incapable d’accéder sans elle; l’intimité dans laquelle il entre alors n’est plus celle du fidèle avec son Seigneur, mais celle de la Mère avec son Fils. Les moments de bonheur, d’angoisse, et même les malentendus, il fallait tâcher de les revivre à sa manière à elle.

Couronnement d’épines

Tu me regardes, couronné d’épines
et je te regarde. Ai-je été ambitieuse
pour toi? J’ai longtemps attendu quelque chose
après les merveilleuses paroles de l’ange
les cadeaux des Mages et les prophéties
des vieillards au Temple. À Cana, peut-être
j’ai hâté ton heure. Ensuite, j’avais peur
chaque fois qu’on voulait t’offrir une couronne
la couronne d’or, la couronne de palmes:
je guettais dans tes yeux qui ne me voyaient pas
un consentement qui n’est jamais venu.
Maintenant, tu as celle que tu attendais.
Je peux te regarder comme tu me regardes
entre les soldats, les yeux pleins de larmes
parce qu’il n’y a plus de malentendu. (26)

Le «je» du poète n’est pas une personne intemporelle qui se retrouverait immuable de recueil en recueil. On l’a vu évoluer ici de l’exaltation à l’éclatement, puis à l’effacement au profit des présences discrètes qu’il empêchait auparavant de se manifester. Il est ensuite timidement revenu au milieu d’elles sous le masque d’un «tu» que le lecteur aussi peut s’approprier. Mais c’est dans le dialogue avec un autre «je» bienveillant qu’il peut véritablement ressurgir, et s’adresser à un «tu» qui le met à sa juste place. Frère Christophe parlait d’un itinéraire de conversion. Celle-ci trouve peut-être son accomplissement dans le «je» prêté. Le poète fait alors entendre une autre voix que la sienne, plus digne d’approcher le mystère. Ce décentrement permet parfois au poète de se faire «une révélation au-dessus de lui-même», comme le dit Reverdy (27). C’est ce qui est arrivé pour le petit poème suivant, que j’avais d’abord écrit pour moi, avant de m’apercevoir qu’il convenait beaucoup mieux à la Vierge Marie:

Dieu
si petit en moi
hors de moi si grand. (28)

Il a dès lors reçu un titre, «Annonciation», devenant le premier d’une série qui s’est appelée (je n’oublie pas que nous sommes encore au mois d’octobre et que je parle devant des fils de saint Dominique): «Grains du rosaire».

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Jean-Pierre Lemaire, poète

 


Notes

(1) Frère Christophe, Aime jusqu’au bout du feu, Éditions Monte-Christo, 1997.
(2) Les marges du jour, La Dogana, Genève, 1981, 2e édition 2011, p. 65.
(3) Le pays derrière les larmes, Poésie/Gallimard, 2016, p. 53.
(4) Les marges du jour, op. cit. , p. 48.
(5) Ibid. , p. 56.
(6) Le pays derrière les larmes, cit. , p. 66.
(7) , p. 155.
(8) Les marges du jour, cit. , p. 83.
(9) , p. 84.
(10) Petits poèmes en prose, «Les Veuves».
(11) Les Fleurs du mal, «Les Petites Vieilles».
(12) «Les Veuves», op. cit.
(13) Les marges du jour, op. cit. , p. 88.
(14) Le pays derrière les larmes, op. cit. , p. 311.
(15) Les marges du jour, op. cit. , p. 92.
(16) L’Annonciade, Gallimard, 1997, p. 90.
(17) Les marges du jour, op. cit. , p. 57.
(18) L’écharpe rouge, Mercure de France, 2016, pp. 263-264.
(19) Le pays derrière les larmes, op. cit. , p. 227.
(20) Visitation, Gallimard, 1985, p. 29.
(21) Ibid. , p. 80.
(22) Le pays derrière les larmes, op. cit. , pp. 132 et 137.
(23) L’Annonciade, op. cit. , p. 103.
(24) Le pays derrière les larmes, op. cit. , p. 182.
(25) L’Annonciade, op. cit. , p. 38.
(26) Le pays derrière les larmes, op. cit. , p. 375.
(27) Nord-Sud, Self Defence et autres écrits sur l’art et la poésie, Flammarion, 1974, p.     230.
(28) Le pays derrière les larmes, op. cit. , p. 361.

 

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Madeleine Delbrêl, témoin d’une Eglise ouverte https://www.revue-sources.org/madeleine-delbrel-temoin-dune-eglise-ouverte/ https://www.revue-sources.org/madeleine-delbrel-temoin-dune-eglise-ouverte/#respond Wed, 15 Jun 2016 00:57:29 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1376 [print-me]

Madeleine Delbrêl, promise à une béatification prochaine, est un témoin qui a profondément marqué l’Eglise du siècle dernier. Elle se considérait  comme une «missionnaire sans bateau», envoyée au milieu des usines et des cités marxistes. Témoin d’une Eglise ouverte, sortie de son ghetto, présente sur les rives de la misère et de l’incroyance.

Une femme aussi, proche de frères Dominicains, à l’instar de  Jean, Maydieu, et de Jacques Loew qui afficha une trajectoire de vie et un  programme missionnaire assez semblables aux siens.

Entre père et mère

Madeleine Delbrêl naît en 1904 à Mussidan, en Dordogne. Elle était la fille unique d’une famille issue de milieux sociaux différents et à l’entente difficile. Sa mère est issue d’une petite bourgeoisie et les grands-parents maternels tenaient à Mussidan une fabrique de cierges, de cire et de bougies qui fournissait le marché de Lourdes. Son père Jules venait d’une famille qui avait perdu son statut social et qui essayait de récupérer le terrain perdu. Une famille marquée aussi par une fragilité psychologique, le grand-père ayant été interné dans un asile psychiatrique.

Madeleine vit une enfance itinérante à cause du métier de son père, ouvrier, puis cadre aux chemins de fer (Bordeaux, Montluçon, Paris). C’est aussi un autodidacte qui cultive une très grande passion pour la littérature; passion contagieuse pour la petite Madeleine qui, à trois ans, sait déjà lire et écrire.

Madeleine est une fille aimée; même si le couple finira par se séparer, elle gardera avec soin des liens avec ses deux parents. Les rares lettres de Madeleine à sa mère nous montrent une relation très profonde. Peu avant de mourir, elle dira que sa famille était «faite de tout». «Cela fut une chance, j’ai vécu aussi hors des cloisonnements sociaux».[1] La relation avec son père fut plus compliquée du fait de la maladie de ce dernier. A Mussidan, puis à Paris, Jules Delbrêl fréquente les cercles littéraires du docteur Armaingaud.

Dieu est mort. Vive la mort!

En 1919, Madeleine est à Paris où elle fréquente la Sorbonne et les milieux littéraires et agnostiques qui gravitent autour de son père. Elle prend des cours de dessin et de philosophie. A l’âge de seize ans, douée d’une intelligence très vive, musicienne, écrivaine, elle se déclare strictement athée et sa première communion fervente n’est plus qu’un souvenir lointain. Elle exprime sa protestation contre l’absurdité de l’existence et d’un monde où la mort semble avoir le dernier mot, dans un texte qui est d’une lucidité foudroyante:

«On a dit ‘Dieu est mort’. Puisque c’est vrai, il faut avoir l’honnêteté de ne plus vivre comme s’il vivait. On a réglé la question pour lui: il reste à la régler pour nous… Le malheur grand, indiscutable, raisonnable c’est la mort. C’est devant elle qu’il faut devenir réaliste, positif, pratique. Dieu a laissé partout des hypothèques d’éternité, de puissance, d’âme. Et qui a hérité?… C’est la mort… Il durait: il n’y a plus qu’elle qui dure. Il pouvait tout: elle vient à bout de tout et de tous. Il était Esprit – je ne sais pas trop ce que c’est – mais elle, elle est partout, invisible, efficace; elle donne un petit coup et toc, l’amour s’arrête d’aimer, la pensée de penser, un bébé de rire… il n’y a plus rien»[2].

Quel contraste entre ses pensées morbides et son envie de vivre

L’athéisme de Madeleine est celui d’une intellectuelle qui n’est pas prête à s’engager dans les luttes du monde et qui se moque de tous: des révolutionnaires, des scientifiques, des pacifistes et même des amoureux! Toutefois elle aime trop la vie et le défi qu’elle lui lance – confié à une amie – est celui de vouloir rester toujours jeune!2  Quel contraste entre ses pensées morbides et son envie de vivre: elle veut s’amuser et elle aime à la folie la danse!

«Je décidai de prier»

Deux ans plus tard, elle rencontre un jeune chrétien, Jean Maydieu, avec qui elle noue une amitié profonde. Le projet d’une vie ensemble semble apparaître à l’horizon, quand son ami décide d’entrer dans l’ordre des Dominicains. Cet événement, qui bouleverse Madeleine, l’oblige, en même temps, à revoir la question de l’existence de Dieu. Plus tard, elle décrira ainsi cette étape de sa vie:

«Un fait s’était produit: la rencontre de plusieurs chrétiens ni plus vieux, ni plus bêtes, … qui vivaient la même vie que moi, discutaient autant que moi, dansaient autant que moi… mes camarades étaient fort à l’aise dans tout mon réel; mais ils amenaient ce que je devais bien appeler ‘leur réel’ et quel réel! Ils parlaient de tout, mais aussi de Dieu qui paraissait leur être indispensable comme l’air… le Christ, ils auraient pu avancer une chaise pour lui, il n’aurait pas semblé plus vivant… je ne pouvais plus honnêtement laisser non pas leur Dieu, mais Dieu dans l’absurde… je choisis ce qui me paraissait le mieux traduire mon changement de perspective: je décidai de prier… en priant j’ai cru que Dieu me trouvait et qu’il est la vérité vivante, et qu’on peut l’aimer comme on aime une personne».[3]

«J’ai voulu ressembler à une opale rare que le dédain enchâsse entre ses griffes fières»

Si Madeleine exprime dans ces derniers mots l’initiative de Dieu, il est aussi vrai que Dieu s’est imposé à elle à travers une réalité, un ‘fait’, la présence des croyants qu’elle a côtoyés. Déjà dans cette première expérience, le chrétien est pour Madeleine le «sacrement» de la présence de Dieu au cœur du monde. Dans un autre texte elle dira qu’elle a été «éblouie par Dieu»[4], élément qui reviendra plus tard dans sa vie lorsqu’elle l’utilisera pour indiquer la fascination du marxisme.

Madeleine confiera à un ami des équipes que, après sa conversion, elle s’était rendue à l’archevêché pour offrir deux opales auxquelles elle tenait beaucoup. Peu avant elle avait écrit un poème à ce sujet: «J’ai voulu ressembler à une opale rare que le dédain enchâsse entre ses griffes fières».[5] Un geste symbolique fort: présence de cette dimension ecclésiale dès le début de sa conversion.

Passer de l’écriture à la charité

Après sa conversion, dont elle parle très peu en la décrivant comme un éblouissement, Madeleine envisage d’entrer au Carmel, mais la maladie de son père, devenu presque aveugle, et les problèmes familiaux qui en découlent, lui font changer de perspective. C’est un vrai discernement qu’elle vit et qui aboutit au choix de «rester dans le monde pour Dieu». Ce n’est pas seulement son père qui a des problèmes de santé, mais Madeleine elle-même a une santé fragile qui l’obligera à s’arrêter à plusieurs reprises sa vie durant.

Au cours de cette période Madeleine continue d’écrire: en 1927 sera publié son premier recueil de poèmes «La Route» qui recevra le prix Sully-Prudhom. Mais c’est dans un dernier recueil de vingt poèmes qu’elle décide de quitter l’écriture ou mieux de passer de l’art de l’écriture à l’art de la charité. Il y a là un des plus beau poème de Madeleine pas encore entièrement publié:

Donne ô Beauté la charité à tout mon être, et sois au sommet de moi-même Que toutes les forces de ma vie, chaque soir, reviennent vers toi. Dans les jours où je vois le monde comme un hôpital sans soleil… quand j’avancerai dans les salles cherchant en vain dans ces yeux pleins de sang, de vin et d’or, un seul reflet de ta lumière, ô Beauté… Donne-moi ta charité pour que je baise l’empreinte de tes doigts indélébiles sur les âmes, sur la mienne comme sur la leur».[6]

(Photo: canalblog.com)

(Photo: canalblog.com)

Scout de France

Elle s’engage alors comme cheftaine dans le mouvement des «Scouts de France». Avec l’aide de l’Abbé Jacques Lorenzo, aumônier du groupe, elle découvre sa vocation à petits pas: inscrire les conseils évangéliques dans une vie laïque au cœur du monde. L’Abbé Jacques Lorenzo aura une place importante dans le cheminement spirituel de Madeleine: il sera son confesseur durant 30 ans. Un homme réservé, anciennement religieux chez «Les fils de la charité» et puis prêtre diocésain et membre de la Mission de France. Un homme qui avait le charisme de rendre vivante la Parole de l’Evangile.

En 1931, Madeleine entreprend des études pour devenir infirmière et assistante sociale. Avec quelques amies du groupe scout, déjà engagées dans un projet de service aux plus pauvres dans la paroisse St-Dominique, naît l’idée de former une petite fraternité, une «cellule d’Eglise» comme elle aime la définir, au service de l’annonce de l’Evangile. «Il faudra d’abord nous maintenir  »bien mortes » et puis laisser son Esprit modeler en nous le Christ de maintenant. Le Jésus d’aujourd’hui»[7] dira-t-elle à l’Abbé Lorenzo en 1932.

«La charité de Jésus» à Ivry

En 1933, Madeleine et deux autres compagnes arrivent à Ivry pour animer un centre d’action sociale qui dépend d’une nouvelle paroisse. C’est le début de «La Charité de Jésus» à Ivry, lnom choisi pour cette petite cellule d’Eglise. Elles ignorent tout de ce milieu, y compris l’existence de deux mondes ennemis, chacun portant sa propre étiquette: catholique ou communiste:

«… le drapeau rouge flottait sur la Mairie et j’ignorais ce qu’il signifiait véritablement. Je venais rejoindre non le ‘prolétariat’; non le ‘marxisme’: je ne le connaissais pas davantage. On m’avait dit qu’à Ivry des hommes étaient incroyants et pauvres. Je connaissais, pour l’avoir éprouvée, la misère de l’athéisme; l’Evangile m’avait révélé la pauvreté. Si ma rencontre avec le marxisme a été durable, elle n’a pas été choisie»[8]. C’est grâce aux contacts de travail et à la vie de quartier que Madeleine et ses compagnes vont découvrir qui étaient les communistes et ce qu’était le communisme: «Ce que nous cherchions, ce que je voulais, c’était la liberté de vivre, coude à coude, avec les hommes et les femmes de toute la terre, avec mes voisins de temps, les années de nos mêmes calendriers et les heures de nos mêmes horloges».[9]

«Les paroisses ont dans notre monde actuel les bras coupés au coude: les non-paroissiales sont, à mon point de vue, les ‘avant-bras’ de ces membres amputés»

 Ce désir de partager la vie des hommes et des femmes de leur temps les amène à quitter les limites du  »Centre Social » trop étroitement lié au cadre ecclésial et qui risquait de les couper du monde athée. Elles louent une maison juste à côté de la Mairie. Grâce à ses fonctions d’assistante sociale, Madeleine profite de toutes les occasions de rencontre avec la municipalité communiste et, en 1939, elle sera chargée, par le maire d’Ivry, d’assurer la direction du service social de la région.

Nous retrouvons ici une dynamique qui est très présente dans la vie de Madeleine: celle de l’ouverture aux autres, aux circonstances de la vie, qu’elle reçoit comme des ‘appels’, des sollicitations de la part de Dieu. Incroyante, elle a su s’ouvrir et se laisser interpeller par les chrétiens qu’elle côtoyait, elle n’hésite pas, une fois devenue croyante, à se laisser interroger par la rencontre avec les communistes et par l’athéisme qu’ils professent.

Frontière d’Eglise

Ce désir de proximité témoigne d’une caractéristique de la vocation de Madeleine: être une «frontière d’Eglise», une présence là où la paroisse ne peut pas arriver: «Les paroisses ont dans notre monde actuel les bras coupés au coude: les non-paroissiales sont, à mon point de vue, les ‘avant-bras’ de ces membres amputés».[10]

Madeleine Delbrêl continuera de collaborer avec le service social de la Mairie d’Ivry jusqu’en 1946, année où elle prendra la décision de quitter son travail pour s’occuper plus directement du groupe qu’elle anime. L’expérience de Madeleine et sa spiritualité s’enracinent dans une période historique où l’Eglise peine à entrer en dialogue avec le monde profane. A Ivry, Madeleine fait l’expérience d’une communauté paroissiale repliée sur elle-même, dans une sorte de ghetto paroissial. Elle sentait le manque d’élan missionnaire pour annoncer l’Evangile au-delà des «murailles» de la communauté chrétienne. Cette dernière devenait alors comme «un petit troupeau, heureux de sa foi, mais indéchiffrable à ce qui n’est pas lui».[11]

Photo: www.eglise.catholique.fr

(Photo: www.eglise.catholique.fr)

L’expérience apostolique de Madeleine Delbrêl rejoint un dynamisme missionnaire qui a marqué toute l’Eglise de France et qu’elle a soutenu et encouragé avec toute son expérience et sa lucidité. Ainsi elle sera présente à la naissance de la Mission de France en 1941, elle soutiendra le père Jacques Loew,  le Dominicain qui fut fondateur de la Mission Ouvrière St. Pierre et St. Paul; elle suivra de près toutes les tensions entre l’Eglise et les prêtres-ouvriers. C’est dans cette période que Madeleine vit en elle-même la tension entre l’obéissance à l’Eglise et les exigences de la mission. Ce souci de ne pas diviser le Christ-Eglise fait naître en elle la décision de se rendre à Rome en pèlerinage (et elle y retournera neuf fois!). Ce voyage à Rome lui permet de nouer des relations importantes, en particulier avec Mgr Veuillot, futur archevêque de Paris, qui sera une aide précieuse pour la petite fraternité que Madeleine anime.

Une vie chrétienne «normale».

Cette attention à l’unité est aussi le souci de Madeleine vis-à-vis de son groupe qui est en train de vivre une période difficile. La fragilité des équipes qui vivaient hors de tout cadre ecclésial déterminé commence à devenir source d’inquiétude à l’intérieur du groupe au point d’envisager le rattachement à un mouvement d’Eglise officiel.

Madeleine entreprend ainsi les démarches pour un éventuel rattachement à un institut séculier, qui d’ailleurs ne se fera pas, car, comme le leur disait Mgr Veuillot, «votre vocation n’est pas là, elle tire son originalité et sa valeur spirituelle de la pratique effective et publique des conseils évangéliques dans le cadre – canoniquement libre – d’une vie chrétienne normale. C’est dans la vie chrétienne normale que vous voulez, aux yeux des hommes, témoigner de l’emprise de Dieu dans une vie humaine».[12] La vocation de Madeleine et de son groupe est désormais enracinée.

Si, quelques temps après sa conversion, elle avait décrit sa rencontre avec le Christ en utilisant l’image des pèlerins d’Emmaüs («Un passant a réglé sa marche sur la mienne; sa voix me rappelait une voix ancienne. Il a franchi mon seuil, s’est assis à ma table, et je l’ai reconnu quand il rompit le pain»)[13], c’est à nouveau dans la rue qu’elle se sent appelée à vivre, en communauté et pour le monde, une sorte de «sacrement» de la présence de Jésus, dans un élan missionnaire aux frontières de l’Eglise, qu’elle décrit comme un aller-retour entre Dieu et les hommes. Dans un vrai cri du cœur adressé, en 1956, à Mgr Veuillot, elle dit ceci à propos de la vocation de ses équipes:

«J’aurais voulu que, chrétiennes catholiques, vivant au clair leur but et ce qui les y conduit, elles soient des religieuses sans titre de noblesse, des amants du Seigneur, même sans livret de famille, mais pas des laïques mariées à la Cité, à quelque titre que ce soit.

La cité, elles vivent en elle, Filles de Dieu et de la Cité, mais elles doivent toujours aller ‘hors les murs’… J’aurais voulu que ces murs, sans cesse traversés, elles les retraversent dans un aller-retour continuel, entre les hommes et entre Dieu.

Que pour rester dans la Cité et en passer les murs, elles puissent vivre tout de la vie des hommes, excepté ce que l’Evangile défend».[14]

Dans ce texte ressort combien le monde de l’incroyance a modelé la pensée de Madeleine et a contribué a lui faire saisir la vocation de ses équipes: vivre dans le monde (la cité), cette appartenance à Dieu et à l’Eglise (la Cité), dans un élan qui les poussera à aller de plus en plus,  »hors les murs ». Toutefois, l’expérience de son groupe n’est pas une exception dans le contexte de l’Église de France. D’autres groupes et d’autres expériences, certains à Ivry même, semblent vivre de ce même élan missionnaire. Toutefois quelques éléments paraissent distinguer «La Charité» d’autres groupements de femmes laïques:

– Le maintien du lien avec la paroisse, même s’il est parfois conflictuel

– L’engagement social, vécu à travers le travail

– Une vocation, à la fois contemplative et active, avec des apports thérésiens et foucauldiens, vocation qui manifeste une sauvage volonté d’autonomie.[15] Les équipes n’ont jamais été une réalité numériquement importante. En tout, les membres des équipes ont été environ seize.

«Ville marxiste, terre de mission»

Que dire des derniers dix ans de la vie de Madeleine? 1955 fut une année difficile pour elle: mort de Jean Maydieu, puis de sa mère (en juin) et, quelques mois plus tard, de son père. Madeleine est en très mauvais état de santé, tout en travaillant à fond pour la publication de son livre «Ville marxiste, terre de mission», qui réunit les réflexions mûries pendant plus de vingt ans de présence à Ivry. A la suite de cette publication, Madeleine sera de plus en plus sollicitée pour participer à des conférences, des retraites afin de partager son expérience dans un milieu athée. En 1962 elle rédige aussi une documentation en vue du Concile, car l’un de ses plus grand désirs, c’est que l’Eglise officielle puisse ouvrir une brèche de dialogue avec le monde marxiste. Madeleine meurt le 13 octobre 1964, le jour où, pour la première fois, un laïc prend la parole durant l’assemblée conciliaire.

«Servante de Dieu»

Dans notre époque si fière de ses réussites et de ses techniques, on dirait que Dieu se plaît à féconder la vie de gens tout simples, dont l’existence, apparemment banale, n’a rien qui puisse justifier humainement un tel rayonnement. Dans le sillage de la «petite» Thérèse, Madeleine Delbrêl aurait pu se perdre dans la foule des anonymes, en ayant vécu enfouie, non pas dans un couvent, mais dans un quartier populaire de la banlieue parisienne. Tel n’as pas été son cas, car le 20 août 1993, l’évêque de Créteil, François Frétellière, a officiellement introduit la cause de canonisation de Madeleine Delbrêl. En 1996, le procès est reconnu valide par Rome et Madeleine Delbrêl est déclarée «Servante de Dieu».

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Federica Cogo est aumônière à la prison genevoise de Champ Dollon.


www.madeleine-delbrel.net

[1] Cf. La question des prêtres-ouvriers, Œuvres Complètes, Tome X, Nouvelle Cité, Bruyère-le-Châtel, 2012, p. 212.

[2] Cf. Nous autres, gens des rues (cité NA), Ed, du Seuil, Paris, 1966, p. 57.

[3] Cf. Ville Marxiste, terre de mission (cité VM), Cerf, Paris, 1970, 2ème édition, p. 249-252.

[4] Cf. La question des prêtres-ouvriers, op. cit., p. 217.

[5] FRANCOIS Gilles, PITAUD Bernard, Madeleine Delbrel, Poète, assistante sociale et mystique, Nouvelle Cité, Bruyère-le-Châtel, 2014, p. 55.

[6] Cf. FRANCOIS Gilles, PITAUD Bernard, Madeleine Delbrel, Poète, assistante sociale et mystique, op. cit., p. 73.

[7] Cf. Eblouie par Dieu, Correspondance, volume 1: 1910-1941, Nouvelle Cité, Bruyère-le-Châtel, 2004, p. 190.

[8] Cf. VM, p. 56.

[9] Idem, p. 10.

[10] Cf. BOISMARMIN (de) Christine, Madeleine Delbrêl, Rue des villes, chemins de Dieu, Nouvelle Cité, Paris, 1985, p. 58.

[11] Id, p. 45.

[12] Cf. BOISMARMIN (de) Christine, Madeleine Delbrêl, Rue des villes, chemins de Dieu, op. cit., p. 145.

[13] Id., p. 27.

[14] Cf. BOISMARMIN (de) Christine, Madeleine Delbrêl, Rue des villes, chemins de Dieu, op. cit., p. 144.

[15] Cf. Etienne Fouilloux, dans «Le Supplément» n° 173 (1990), p. 106.

[16] Cf. Mgr JACQUELINE B. L’Eglise devant le défi de l’athéisme contemporain, DDB, Paris, 1982, p. 149ss.

[17] Id., p. 150.

[18] Cf. La question des prêtres-ouvriers, op. cit., p. 85-90.

[19] Cf. NA, p. 90.

[20] Cf. VM, p. 140.

[21] Cf. VM, p. 211.

[22] Cf. NA, p. 311.

[23] Id., p. 199.

[24] Cf. BOISMARMIN (de) Christine, Madeleine Delbrêl, Rue des villes, chemins de Dieu, op. cit., p. 127.

]]> https://www.revue-sources.org/madeleine-delbrel-temoin-dune-eglise-ouverte/feed/ 0 Madeleine Delbrêl: Oeuvres complètes https://www.revue-sources.org/madeleine-delbrel-oeuvres-completes/ https://www.revue-sources.org/madeleine-delbrel-oeuvres-completes/#respond Wed, 15 Jun 2016 00:20:11 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1374 [print-me]

Tome I: Eblouie par Dieu, correspondance, volume I, 1910-1941

Trois versions du texte «Dieu est mort, vive la mort», «Testament spirituel»

Lettres en ordre chronologique destinées à sa mère, ses grands-parents, sa tante, à des écrivains, à Louise Salonne (50 lettres), à des membres ou collaborateurs des scouts, à quelques amies, à l’abbé Lorenzo, à son père. À des curés.

Tome II: S’unir au Christ en plein monde, correspondance, volume 2, 1942-1952

Lettres écrites pendant la guerre, alors qu’elle est encore engagée comme assistante sociale et que le groupe est en expansion. «On la sent de plus en plus préoccupée par la croissance spirituelle des personnes qui l’entourent et par les conditions de la mission à la suite du Christ». Le nombre de correspondants s’agrandit ainsi que le style des lettres se diversifie: réflexions, partage du quotidien, encouragements, conseils spirituels, etc.

Pause dans la publications de la correspondances (ils restent 3 à 5 volumes) pour faire profiter les lecteurs d’autres textes et pour permettre de récolter d’autres lettres qui ne sont pas encore dans les archives.

Tome III: Humour dans l’amour, méditations et fantaisies

La moitié des textes ce sont des inédits. L’autre moitié ce sont les textes les plus connus. Il s’agit de méditations poétiques, des textes écrits pour certaines occasions (célébrer Noël), des poèmes, des remerciements, des vœux. (p. 234)

Tome IV: Le moine et le nagneau. Alcide et ses métamorphoses

Quatre textes de pensées spirituelles: le fameux «Alcide», et trois inédits: le «Carnet du Chemin de Croix», le «Carnet de Noël 1932» et «l’Agenda 1945». Puis il y a un conte «le Nagneau», des fictions, une opérette, un poème.

Tome VProfession assistante sociale, Ecrits professionnels, volume 1

Un nouveau genre littéraire: les écrits professionnels. Il s’agit d’écrits déjà publiés et qui ne sont plus disponibles. Ecrits intéressants, même pour ceux qui ne sont pas des assistants sociaux, pleins d’humanité et de bon sens qui manque tant à notre temps.

Tome VILe Service social entre personne et société, Ecrits professionnels, volume 2

Même genre littéraire, mais cette fois-ci il s’agit d’écrits inédits. Tout comme le tome V, dans cet ouvrage nous trouvons l’apport d’un historien dans le domaine du travail social ainsi que, dans le tome VI, une relecture de l’anthropologie de Madeleine Delbrêl par le P. Bernard Pitaud qui peut nous aider à faire le lien entre les textes professionnels et les textes spirituels de Madeleine.

Tome VIILa sainteté des gens ordinaires, Textes missionnaires, volume 1

Le plus vendu! Il contient plusieurs textes déjà publiés dans les anthologies. C’est le premier volume consacré aux textes missionnaires de Madeleine Delbrêl.

Tome VIIIAthéismes et évangélisation, Textes missionnaires, volume 2

A propos des conditions de l’évangélisation. Textes déjà partiellement publiés.

Tome IXLa Femme, le prêtre et Dieu, Textes missionnaires, volume 3

Au coeur du mystère intime de l’Église. La bonté.

Tome XLa Question des prêtres ouvriers, La leçon d’Ivry, Textes missionnaires, volume 4

Tome XIVille marxiste terre de mission, nouvelle édition du livre de 1957, Textes missionnaires, volume 5

Tome XIIEn dialogue avec les communistes, Textes missionnaires, volume 6,

Conférences données après la publication de Ville marxiste, terre de mission. Pas mal de redondances, mais aussi la description de plusieurs types d’ athéisme !

4 Cf. Etienne Fouilloux, dans «Le Supplément» n° 173 (1990), p. 106.

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Editions Nouvelle Cité

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Le Rat de ville et le Rat des champs https://www.revue-sources.org/rat-de-ville-rat-champs/ https://www.revue-sources.org/rat-de-ville-rat-champs/#respond Wed, 01 Jul 2015 15:36:10 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=271 [print-me]

Autrefois le Rat de ville
Invita le Rat des champs,
D’une façon fort civile,
A des reliefs d’ortolans.

Sur un tapis de Turquie
Le couvert se trouva mis.
Je laisse à penser la vie
Que firent ces deux amis.

Le régal fut fort honnête,
Rien ne manquait au festin ;
Mais quelqu’un troubla la fête
Pendant qu’ils étaient en train.

A la porte de la salle
Ils entendirent du bruit;
Le Rat de ville détale,
Son camarade le suit.

Le bruit cesse, on se retire:
Rats en campagne aussitôt ;
Et le Citadin de dire :
Achevons tout notre rôt.

C’est assez, dit le Rustique;
Demain vous viendrez chez moi.
Ce n’est pas que je me pique
De tous vos festins de roi ;

Mais rien ne vient m’interrompre;
Je mange tout à loisir.
Adieu donc. Fi du plaisir
Que la crainte peut corrompre !

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Notes piétinées https://www.revue-sources.org/notes-pietinees/ https://www.revue-sources.org/notes-pietinees/#respond Wed, 01 Jul 2015 15:32:55 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=267 [print-me]

Les notes sont piétinées dans les rues
mais la ville entière attend un violon.

Sa voix inaudible derrière le ciel
est un fil qui passe à travers les choses
les hommes et les jours. Quand il ne casse pas
tu peux soulever ensemble les maisons
tes années perdues, le pauvre sous le porche:
tu en tiens les deux bouts sans presque les sentir
et les autres ne voient que les mots du poème.

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Jean-Pierre Lemaire

«Le cœur circoncis», Gallimard, 1989

 

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Déjà vous n’êtes plus qu’un mot d’or sur nos places https://www.revue-sources.org/deja-netes-plus-quun-dor-nos-places/ https://www.revue-sources.org/deja-netes-plus-quun-dor-nos-places/#respond Sat, 04 Apr 2015 08:56:32 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=103 [print-me]

Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles
Jeune homme dont j’ai vu battre le cœur à nu
Quand j’ai déchiré ta chemise et toi non plus
Tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille

Qu’un obus a coupé par le travers en deux
Pour une fois qu’il avait un jeu du tonnerre
Et toi le tatoué l’ancien Légionnaire
Tu survivras longtemps sans visage sans yeux

Roule au loin roule train des dernières lueurs
Les soldats assoupis que ta danse secoue
Laissent pencher leur front et fléchissent le cou
Cela sent le tabac la laine et la sueur

Comment vous regarder sans voir vos destinées
Fiancés de la terre et promis des douleurs
La veilleuse vous faite de la couleur des pleurs
Vous bougez vaguement vos jambes condamnées

Vous étirez vos bras vous retrouvez le jour
Arrêt brusque et quelqu’un crie Au jus là-dedans
Vous baillez Vous avez une bouche et des dents
Et le caporal chante Au pont de Minaucourt

Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit
Déjà vous n’êtes plus qu’un mot d’or sur nos places
Déjà le souvenir de vos amours s’efface
Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri.

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Louis Aragon, Poèmes contre la guerre
Ce poème a été chanté par Léo Ferré sous le titre « Tu n’en reviendras pas ».

 

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Etat de poésie https://www.revue-sources.org/etat-de-poesie/ https://www.revue-sources.org/etat-de-poesie/#respond Tue, 01 Jul 2014 15:38:04 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=741 [print-me]

Au commencement, Dieu écrit le poème du ciel et de la terre. Dieu se fait poète (époièsen), selon la Bible grecque, au premier verset de la Genèse. La création est le chant de Dieu; les créatures sont les vers de son poème. Le monde chante désormais la gloire de Celui qui l’a fait, littéralement de Celui qui l’a poétisé. Du moins, avant que l’homme ne s’en mêle et gâche le métier de l’artiste divin.

L’œuvre des poètes humains est un chemin de retour. Retrouver la trace mystérieuse du poète originel enfouie dans une nature devenue opaque et ténébreuse. Ils le font en puisant dans leur trésor d’images. Etranges et déroutantes pour le profane qui croit marcher au soleil de midi, alors qu’il titube ou plonge dans la nuit. Le poète, comme le prophète, nous précède sur le chemin qui va vers Dieu. Comme l’enfant qui perçoit l’Ailleurs que l’adulte ne voit plus. Comme le ravi de la crèche qui pressent le mystère que gendarme, meunier, boumian et arlésienne ne soupçonnent pas.

La poésie, chemin de croire, chemin vers Dieu.

La poésie, chemin de croire, chemin vers Dieu. Nous avons fait cette option, confirmée par les poètes qui nous parlent dans ce dossier. D’autres, se contentant de céder à la magie du verbe, se récrieront et refuseront cette récupération indue. Qu’ils pardonnent aux priants que nous sommes, accoutumés à marcher sur les sentiers insolites qui les mènent à Dieu. Nous sommes fils et filles de la Bible. Elle nous parle de l’Indicible à travers ouragans et brises vespérales, chants d’amour ou élégies, cris de joie ou râles de mourant. Nous sommes frères et sœurs de Jésus qui parlait de son Père en paraboles, entre blés mûrs et figues vertes, à travers vignes et rives paisibles, pêche tranquille et vagues en furie. Nous n’avons que trop suivi nos scribes raisonnables. Ce sont des poètes qu’il nous faut pour guider nos pas. Et même, des « fous de Dieu »!

Le poète est frère du philosophe qui s’étonne et s’émerveille devant un pétale de rose, un vers de Claudel, ou un cheval bleu de Chagall. Un précédent numéro de Sources a rendu hommage à l’un de ces visionnaires. Etrange et surprenante connivence aussi du poète avec le conteur biblique qui répète à sa façon ce que la Parole souffle à son oreille. L’un d’eux nous livre son secret.

Un conseil? Entrez dans la danse que nous vous proposons, sans trop vous interroger ni fatiguer vos méninges. Jouez avec la lune, les étoiles et les nuages, comme au temps de vos sept ans. Dieu pourrait vous faire signe. A cœur de vos rêves.

Guy Musy

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Poétique: une subversion de la foi https://www.revue-sources.org/poetique-une-subversion-de-la-foi/ https://www.revue-sources.org/poetique-une-subversion-de-la-foi/#respond Tue, 01 Jul 2014 09:46:17 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=332 [print-me]

– Et où es-tu vraiment?
– Avec la poésie ou Dieu?
D’ailleurs c’est pareil.
Ils se cherchent mutuellement. [1 Jean-Marie LE SIDANER, Le ramasseur d’ombres, Editions de La Différence, 2000, p.55.]

Nul ne contestera que la foi chrétienne peine à trouver son langage aujourd’hui. Entre les raidissements intégristes et les allégeances aux goûts du jour, entre peur et tiédeur, la voie est étroite, sinon malaisée. Beaucoup, faute de trouver leur manne, se découragent et font défection. Mais beaucoup aussi, parmi ceux qui restent, travaillent vaillamment à « rouvrir le vieux langage ».

Une langue de feu qui réveille la braise

Si la résurrection a du sens, c’est aussi dans ce travail sur le langage qu’elle doit se manifester. Pour nourrir notre chemin de foi, nous avons besoin d’une langue qui sonne juste, d’une langue de feu qui réveille la braise en nous, pas d’une langue de bois qui nous tire vers le bas! Nous sommes en quête d’une langue qui laisse passer la lumière, qui témoigne de plus haut qu’elle, mais nouée à la poussière du quotidien, « pliée à la quelconquerie des jours ».[2 Pierre VOELIN, De l’air volé, Fragments d’un art poétique, MétisPresses, 2011, p.46.] D’une langue qui s’incline devant le tranchant de la vie au lieu de se décliner elle-même.

Nous sommes en quête d’une langue qui laisse passer la lumière, qui témoigne de plus haut qu’elle, mais nouée à la poussière du quotidien, « pliée à la quelconquerie des jours ».

Si la poésie attire l’attention aujourd’hui, c’est peut-être parce qu’elle occupe une place particulière dans le langage: c’est de « l’air volé » (Ossip Mandelstam), c’est un souffle qui donne de respirer, qui empêche d’étouffer. En substituant à la parole qui analyse une parole qui désigne, la poésie subvertit la raison raisonnable et questionne les certitudes comme les habitudes de langage.

« La poésie a fonction de gardienne de la langue, dans son amplitude, ses ressources et son imaginaire; elle la protège contre les dérives manipulatrices et l’insignifiance qui est la plus grande menace qui aujourd’hui pèse sur les mots comme sur les images; elle offre ainsi une forme de résistance au bavardage contemporain, ainsi qu’à la surabondance aliénante de tout. » 

L’écriture poétique reste une écriture incontournable en ce qu’elle inquiète le discours commun et la propension à l’idéologie. En préservant une manière de non-savoir, en s’ouvrant au risque de l’absence, elle emmène vers une dissidence propre à renouveler notre posture de foi. En privilégiant l’ouverture et la question, elle nous rappelle que parler veut dire être en chemin et que la vérité ne peut être « arrêtée », puisqu’elle se signifie dans le mouvement même de sortir de l’oubli ou du sommeil.[4 En grec, la vérité se dit a-lètheia, littéralement: sortie de la léthargie.]

Alors que les concepts agrippent et enferment la réalité (Begriff), le langage poétique met en avant le symbole qui étreint le réel sans le figer. L’histoire nous enseigne que les divisions naissent des abstractions et des rationalisations, jamais des symboles qui engendrent à la fois une communion avec le mystère et entre ceux qui s’inclinent devant lui. Au risque de simplifier abusivement, on pourrait dire que le symbole donne la parole, alors que le concept la prend. Le langage symbolique invite à se reconnaître frères et sœurs d’un même manque… celui de l’Origine qui, de nous échapper, creuse en nous l’infini du désir.

Dieu, en ne se livrant pas comme une évidence, nous élit au statut de partenaires.

Mystique et poésie font alliance

De tous temps et dans toutes les religions, Dieu et les poètes se cherchent. Mystique et poésie font alliance pour effleurer l’indicible qui sous-tend l’existence. En faisant signe vers une autre amplitude, vers une autre altitude, les poètes nous convient à un même agenouillement intérieur devant ce qui ne peut être dit et qui pourtant ne peut rester tu. L’Ecriture biblique elle-même est en son fond une écriture poétique qui évoque l’innommable sans jamais le circonscrire. Si elle continue à parler à ceux qui lui prêtent oreille, c’est qu’il y a en elle une parole en devenir qui invite à ne pas en rester là, une parole infinie où le « dire » déborde toujours le « dit ». La bonne nouvelle, c’est que Dieu n’est jamais « tout dit », il reste à dire! Les poètes, mieux que quiconque, l’éprouvent dans leur chair: dans l’instant où ils veulent parler de Dieu, ce n’est déjà plus de lui dont ils parlent!

La tradition juive nous rappelle avec force que le Nom de Dieu, YHWH, reste à jamais imprononçable. Il est tout de même extraordinaire que les quatre consonnes qui le désignent en hébreu soient une forme du verbe être dont on n’a jamais percé le mystère!

Si la spiritualité en revient toujours aux poètes comme aux prophètes, c’est qu’ils nous emmènent au bord de l’inouï qui fait battre notre cœur.

« L’absence de sens dans ce nom divin renvoie à sa position centrale au sein de la révélation dont il est la base. « (…). Les rayons ou les sons que nous en captons ne sont pas tant des communications que des appels. Ce qui revêt un sens, une signification ou une forme n’est pas le verbe lui-même, mais la tradition de ce verbe, sa transmission et sa réflexion dans le temps. « [5 Gershom SHOLEM, Le Nom et les symboles de Dieu dans la mystique juive, Cerf 1983, p.98-99.]

Dieu est tout à la fois l’irreprésentable, l’inscrutable, l’indicible, l’infini dont la pensée ne peut prendre la mesure. Mais ce retrait n’est pas un néant, il se donne plutôt comme un appel à chercher et à transmettre l’inépuisable énigme qui nous tient en vie. Michel de Certeau parle du Tétragramme comme d' »un principe d’évidement » qui rappelle la dimension d’absence, de mystère et de silence qui transit toute chose et tout être et défait ainsi toute mainmise comme toute prétention à connaître l’autre. Le vide est un incontournable dans le processus de la vie. « La possibilité d’un vide est le noyau du vivant »[6 Marc-Alain OUAKNIN, Concerto pour quatre consonnes sans voyelles, Balland, 1991, p. 281.]. On peut évoquer ici le lien avec la pensée du Tao, née à l’époque où Moïse reçoit les Dix Paroles au Sinaï, et l’importance qu’elle accorde au « vide médian » qui permet le dépassement du dualisme yin/yang en drainant le meilleur des deux. C’est ainsi que cette part de questionnement et d’incertitude intimement tissée à la vie est à lire non comme un manque qui ferait souffrir, mais comme le signe d’une sollicitude: Dieu, en ne se livrant pas comme une évidence, nous élit au statut de partenaires et non de marionnettes. En allemand, le mot « mystère », Geheimnis, contient en son centre la syllabe heim, le « chez soi ». Comme pour nous enjoindre à faire du mystère un « chez-soi », à habiter humblement ce qui nous échappe plutôt qu’à le fuir ou nous en offusquer. Les vérités ne se hurlent pas, elles se murmurent, car « si tu nommes trop haut les choses, elles se retirent « [7 Sylvie GERMAIN, Hors champ, Albin Michel 2009, p.173-174].

Un linge de silence

Si la spiritualité en revient toujours aux poètes comme aux prophètes, c’est qu’ils nous emmènent au bord de l’inouï qui fait battre notre cœur. C’est un imperceptible, un presque rien, mais dont nous pressentons qu’il requiert une disponibilité et une écoute sans faille. La Bible désigne ce si peu par la « voix de fin silence » (1 R 19,12) qui vient chercher Elie au plus creux de ses heures malheureuses avec cette unique question qui rend à l’élan de marcher plus avant: « Elie, que fais-tu là? » Dans cette infime vibration du silence se tient « la seule parole toujours disponible aux êtres disponibles »[8 Jean-Claude RENARD, Quand le poème devient prière, Nouvelle Cité 1987, p.46]

Entrer en poésie est bien plus qu’une simple coquetterie, c’est une véritable insurrection.

De la laisser entrer en soi ouvre des espaces infinis, une sorte de large terre « ruisselante de lait et de miel ». Nous respirons mieux d’être alors dépossédés du souci de nous-mêmes en retrouvant le souci des autres. Car, en nous reliant à l’Autre inatteignable, c’est bien vers les autres que la voix nous conduit. Elle réveille entre nous une parole qui s’insurge contre la violence ou la désertification des relations, une parole qui lutte « pour que rien ne s’efface du visage humain »[9 Pierre VOELIN, op. cit. p.90.]Pour sonner juste, les mots que nous nous offrons les uns aux autres sont à poser sur un linge de silence; chacun demande à être lu, élu avec une tendresse infinie, même si c’est là « un usage qui n’est plus de mise dans un monde où les mots sont de simples torchons »[10 Pierre VOELIN, op. cit. p. 71.].

Dieu a fait de nous son ouvrage (poïema), son « poème » (Eph.2,10)! Qu’y a-t-il là à entendre, sinon l’urgence à devenir nous-mêmes poètes « du beau langage, celui qui va au-delà des mots, qui ne livre que l’essentiel, qui fait parler les taciturnes, les écorchés, les mal-aimés des Ecritures, qui travaille les questions et non les réponses »[11 Bernard TIRTIAUX, Le passeur de lumière, Ed. Denoël, Folio, 1993, p.353.].

C’est ainsi qu’entrer en poésie est bien plus qu’une simple coquetterie, c’est une véritable insurrection qui invite à ralentir le pas, à goûter le peu ou l’infime, à retrouver, au bout de la patience, un regard lavé:

« Parfois le jour comme une copie du jour
et nos vies comme des copies de la vie.
Quand il ne reste que très peu de choses à faire
apparemment très peu: regarder une fenêtre
dans les vitres d’une autre fenêtre, et le ciel
si gris et si terne sur les toits – et regarder encore
comme si tu allais découvrir le tout petit détail
qui montrerait que la feuille a glissé, que c’est l’original
qui se trouve maintenant devant toi. »
[12 Paul DE ROUX, Le front contre la vitre, Gallimard, 1987.]

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Francine Carrillo

Francine Carrillo

Francine Carrillo est pasteure et poétesse genevoise. Ses écrits appréciés pour leur enracinement biblique et poétique ouvrent la voie à une pratique renouvelée de la méditation chrétienne.

Deux poèmes, tirés de Vers l’inépuisables, Labor et Fides, 2002.

 

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Poésie chemin vers Dieu https://www.revue-sources.org/poesie-chemin-vers-dieu/ https://www.revue-sources.org/poesie-chemin-vers-dieu/#respond Tue, 01 Jul 2014 09:44:28 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=330 [print-me]

Poésie et spiritualité sont sœurs. Elles naissent du silence, de la contemplation et de l’émerveillement devant les êtres et les choses; elles témoignent de plus grand qu’elles; et conduisent à l’intime de soi. Cheminer en poésie, c’est entrer en confiance avec les mots, les laisser nous travailler, nous transformer; emprunter un chemin spirituel, c’est oser la rencontre avec un Autre qui nous transforme. Poésie et spiritualité: deux aventures intérieures, car la poésie est un chemin vers soi et vers Dieu présent au secret du cœur.

La poésie, un besoin vital

Ma journée de travail terminée, il m’arrive d’ouvrir un recueil, de choisir un poème et de le lire à voix haute. Pas pour m’évader d’un quotidien pesant. Mais pour l’approfondir, lui donner saveur et horizon. Je laisse descendre les mots en moi pour ressaisir ma journée, poser sur elle un autre regard qui lui donne densité, l’ouvre et l’agrandit: fenêtre ouverte, je respire à pleins poumons. Ainsi la poésie m’accompagne, viatique au creux de mes jours. Elle m’aide à vivre ici et maintenant. Par elle, je ne suis pas hors de la vie, mais dans sa plénitude.

Entrer en poésie, c’est pénétrer toujours plus loin en soi.

La poésie n’est pas un luxe, elle est un besoin vital. Colette Nys-Mazure, une amie écrivaine et poète, le sait bien, elle qui écrit «pour supporter la souffrance, endiguer la fureur ou faire durer ce qui passe, change, risquerait de disparaître» («Roman-récit», Lansman, 2006). Car la poésie «investit les moindres recoins de la réalité quotidienne: un matin d’hiver, un moment fugitif de lumière ou d’anxiété» («La chair du poème», Albin Michel, 2004). Les mots du poète disent la vie dans toute son épaisseur. Posant sur elle un regard d’espérance qui n’élude pas la croix. Un regard d’émerveillement qui ne gomme pas les aspérités du chemin.

Avancer en haute mer

Entrer en poésie, c’est pénétrer toujours plus loin en soi. Oui, fréquenter les poètes laisse des traces: leurs mots creusent leurs sillons en nous, nous travaillent à l’intime. Je ne suis plus la même après avoir lu Colette Nys-Mazure, André Schmitz, Jean-Pierre Lemaire, Gilles Baudry ou Philippe Jaccottet. Je m’approprie leurs mots, les apprivoise, leur fais confiance et chaque poème ouvre en moi un chemin. Si je relis aujourd’hui le même poème qu’hier, peut-être aura-t-il une résonance différente, enrichie de tout ce que j’aurai expérimenté au fil des heures.

La matrice de la prière chrétienne n’est-elle pas un recueil de poèmes, le psautier?

Je traverse un poème et c’est le poème qui me traverse. Je parcours les strophes et ce sont les mots qui me parcourent, tissent un réseau de correspondances entre ce que je suis aujourd’hui et le sens que je reçois. La poésie est une expérience qui ne laisse pas indemne. Lire un poème c’est entrer en disponibilité, se laisser rejoindre, risquer l’avancée en haute mer. C’est se laisser interroger, accepter l’imprévu, la rencontre de l’inconnu. Car je ne sais pas, lorsque je leur fais confiance, où les mots vont me mener. Mais je sais que l’aventure en vaut la peine. «Mieux vaut fréquenter un poème, même si l’on ne sait pas très bien où il nous conduit, que de ressasser un langage usé», dit Frère Bernard-Joseph Samain, de l’abbaye cistercienne d’Orval, en Belgique.

Le miracle d’être au monde

Si la poésie m’amène sur des chemins intérieurs, c’est qu’elle prend en compte le mystère du monde: elle l’approche, le fait pressentir, voire toucher du doigt; elle lui fait écho, le restitue dans toute son épaisseur. Pour reprendre le titre d’un recueil de Jean-Pierre Lemaire, elle fait place. Elle donne à entendre le murmure du monde.

A la moindre des créatures, au plus petit d’entre mes frères, donner noblesse.

La poésie célèbre l’être au monde: «Dans le flux du temps, s’arrêter et percevoir par tous les sens le miracle d’être au monde», dit Colette Nys-Mazure dans «La chair du poème». Sans cesse «à l’affût des merveilles à engranger» (préface de Daniel Gélin in «Le for intérieur», Le Dé bleu, 1996), le poète donne à voir, à sentir, à vivre. Etonné face au mystère de l’existence: la nôtre, celle des autres, celle de Dieu.

Pour le dire avec les mots du moine poète Jean-Yves Quellec, prieur de l’abbaye Saint-André de Clerlande, à Louvain-la-Neuve: «Simplement, je me sais au monde avant d’avouer d’autres appartenances aux affinités. Le miracle d’exister me tient en haleine» («Une descente au berceau», Publications de Saint-André, Cahiers de Clerlande, 2011).

Fécondation mutuelle

C’est que la poésie pose sur la vie un regard neuf, inédit, qui lui donne dignité, dit Frère Bernard-Joseph: «A chaque chose, à chaque instant, à chaque visage, donner noblesse ». A la moindre des créatures, au plus petit d’entre mes frères, donner noblesse. N’est-ce pas là l’œuvre par excellence du poète, qui pose sur le réel un regard de respect, qui s’exerce à voir le caractère précieux de toute réalité ?

Les mots deviennent des sources, des fenêtres sur l’invisible, des échos de plus grand que nous. Pour celui qui avoue se lever «dans la nuit pour se livrer à l’heureuse tâche de réciter des poèmes!», prière et poésie ne cessent de se féconder. Avec lui la prière devient poésie et la poésie devient prière. Elles sont sœurs, avancent main dans la main. La matrice de la prière chrétienne n’est-elle pas un recueil de poèmes, le psautier? N’y a-t-il pas, dans l’alliance de la prière et de la poésie, saveur d’Evangile? Poésie et prière s’allient pour un vivre en profondeur.

La poésie bouscule aussi des pages très connues des évangiles (l’Annonciation, les disciples d’Emmaüs, le fils prodigue, …) et nous aide à les relire d’un œil neuf. Elle nous offre un chemin unique et foisonnant pour accéder au texte biblique. La Bible a du goût, la poésie en témoigne! Les poètes ont le don de l’élargir et de l’approfondir.

Résistance

« Qu’est-ce qu’un poème dans la marche du monde?», s’interroge Colette Nys-Mazure dans «L’Eau à la bouche» (Desclée de Brouwer, 2011). Car il faut bien repartir, se remettre en route après avoir accueilli en soi les mots du poète. C’est vrai qu’elle est ténue, la poésie, comme un brin d’herbe. Et pourtant! C’est elle qui nous apprend à cultiver la gratuité et la beauté. Et puis, elle est obstinée: elle redit sans se lasser qu’il y a dans ce monde un autre monde, tout aussi réel, mais plus vaste. Elle transfigure l’ordinaire.

Les mots de la poésie, dit Colette Nys-Mazure, «permettent de tendre une main et de traverser la nuit sans mourir». Ils ne font pas cesser les guerres, ils nous travaillent à l’intime, nous relèvent, nous mettent en route, nous relient. Par eux nous résistons. Par eux nous interrogeons et portons le monde et ses misères, les hommes et leurs souffrances.

Gilles Baudry, moine poète de l’abbaye bénédictine de Landévennec, en Bretagne, s’interroge ainsi dans un poème intitulé «La nuit sur Kigali» et sous-titré «aux victimes de tous les génocides.»: «Avec quels fils/suturer les plaies de l’histoire?» («Versants du secret» (Rougerie, 2002). La poésie, parfois, s’élève comme un cri en écho à la violence de l’histoire, rempart de mots contre tout ce qui abîme l’homme. Elle ne résout rien. Mais elle ne s’absente pas de l’actualité, elle porte sur elle un regard qui interpelle et fait réfléchir.

Un regard de résurrection. Elle révèle ce qui affleure, ce qui sous les apparences est force de germination. Le regard poétique enchante le monde. Et s’il s’agissait d’habiter le monde en poète?

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Geneviève de Simone-Cornet est journaliste à l’hebdomadaire familial chrétien «Echo Magazine» à Genève. Après un stage à l’Agence de presse internationale catholique (Apic) à Fribourg, elle travaille comme attachée de presse du diocèse de Sion, puis à la rédaction de la revue missionnaire «Bethléem», de la Mission Bethléem Immensee, dont elle assume la responsabilité pour la partie francophone. Elle est engagée en paroisse et membre de l’équipe d’animation des fraternités marianistes de Suisse.

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