Nouveau Testament – Revue Sources https://www.revue-sources.org Wed, 14 Mar 2018 13:32:32 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Visages du mensonge https://www.revue-sources.org/visages-du-mensonge/ https://www.revue-sources.org/visages-du-mensonge/#respond Thu, 15 Mar 2018 01:50:03 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2522 Impossible de parler de mensonge sans évoquer, en arrière-fond, la vérité. Les deux domaines s’appellent l’un l’autre. Il nous a paru intéressant de découvrir comment le Nouveau Testament et en particulier la tradition johannique, thématisent ensemble les deux données comme étant deux clés de compréhension de l’existence humaine éclairée par la foi.

Une remarque préliminaire paraît nécessaire : le terme de vérité est devenu suspect. «A chacun sa vérité» entend-on souvent…, conséquence du relativisme et du subjectivisme qui marquent notre culture. Et d’autre part, suspicion à cause de toutes les violences exercées au nom de Dieu ou de telle ou telle vérité (politique, philosophique, religieuse). Or, s’il n’y a pas de vérité, il n’y a pas non plus de mensonge ! Par ailleurs, j’entends souvent des remarques étonnées lorsque par ex. le Pape François évoque le travail de sape du Démon: «comment un homme intelligent et avisé peut-il encore parler du diable?» C’est oublier que TOUS les évangiles parlent du combat du Christ lui-même contre Satan, au désert ou durant son ministère… L’Écriture sainte attribue au démon le mensonge, toutes sortes de séduction, voire la violence et l’homicide! Il vaut donc la peine d’aller y voir de plus près.

Jésus: témoin humblement fidèle

Il est intéressant de noter que jamais Jésus ne dit qu’il a la vérité, mais très précisément qu’il EST «la vérité, la voie, la vie» (Jn 14,6). Son amour pour les disciples, le fait qu’il donne sa vie pour eux, est le gage d’authenticité de cette prétention. Dans la magnifique vision inaugurale qui ouvre l’Apocalypse, Jésus Christ est présenté comme le «Témoin fidèle» : entendez fidèle jusqu’à la mort. Ressuscité, il est aussi le «premier d’entre les morts» et par son exaltation «le prince des rois de la terre» (1,5). C’est le mystère pascal qui est ainsi résumé : mort, résurrection et ascension. Le fondement de la crédibilité de ce Témoin est ensuite précisé : «il nous aime et nous a délivrés par son sang». C’est son amour qui est premier, exprimé ici au présent. Il devance, accompagne et dépasse l’acte de la Passion (exprimée au passé). C’est dans la même logique que le Christ est présenté comme vainqueur sur la mort et seul à même de nous donner accès au mystère de la volonté de Dieu sur notre monde. Celui qui a remporté cette victoire est présenté par Jean de Patmos comme «le Lion de la tribu de Juda, le Rejeton de David» reprenant les termes mêmes des bénédictions de Jacob (Gn 49), mais aussitôt cette image est comme recadrée par la vision d’un Agneau… debout et comme immolé (5,6). Debout car il est victorieux de la mort, mais comme immolé car il a été jusqu’au bout dans le don de sa vie. Si vérité il y a, pour les disciples de Jésus, ce sera celle de l’Agneau immolé. Toute l’Apocalypse s’attache à le montrer, à le rappeler à des communautés devenues fragiles sous la pression de la culture païenne du moment, avec à l’horizon le rejet, voire les persécutions. Le persécuté, l’humilié peuvent être tentés de se transformer en lion, mais c’est alors que l’insistance sur l’Agneau pascal prend tout son sens. Telle est la vérité de Dieu offerte au monde.

Le diable homicide

Mais même précisée ainsi, la vérité de la révélation n’est pas toujours acceptée. Loin s’en faut. Et nous voilà introduits dans le drame que dessine la Bible depuis le jardin d’Eden : le couple humain se trouve tiraillé. Le monde lui est offert sous l’image d’un jardin riche en arbres et en fruits, mais à une condition : ne pas mettre la main sur l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Mais une autre voix le sollicite, celle du serpent, maître du soupçon : Dieu ne voudrait pas le bien de sa créature et chercherait à confisquer sa liberté. Ce duel n’a rien de théorique : il signifie pour l’homme la vie ou la mort. Au plan herméneutique, on parlera d’un antagonisme entre vérité et mensonge.

Jésus est revenu explicitement sur cet affrontement, dans un passage unique de l’évangile selon S. Jean. Il précise qu’il vient de Dieu, dit la vérité et il met un nom sur ce qui inspire la démarche mortifère de ses opposants: ils sont entravés dans leur liberté, occupés, on dira même «aliénés», sous la dépendance du démon. «Vous ne pouvez pas entendre ma parole. Vous êtes du diable, votre père, et ce sont les désirs de votre père que vous voulez accomplir. Il était homicide dès le commencement et n’était pas établi dans la vérité, parce qu’il n’y pas de vérité en lui: quand il profère le mensonge, il parle de son propre fonds, parce qu’il est menteur et père du mensonge.» (8,43-44). Ces propos sont rudes et nous les éprouvons comme choquants, surtout s’ils devaient s’appliquer à l’ensemble de tous les Juifs et de tous les temps. En fait, il s’agit d’une passe d’armes vigoureuse et polémique. Ce qui est interprété est un comportement précis: d’une part le désir d’éliminer Jésus de la part de ceux qui ne peuvent supporter ses propos, d’autre part l’authenticité de la filiation de Jésus par rapport à son Père, et dont le comportement est l’illustration crédible. Les Juifs (entendons: les adversaires de Jésus dans ce dialogue) sont homicides dans la mesure où ils cherchent à le faire mourir. Ce faisant, ils se révèlent être sous la dépendance du démon, «homicide dès le commencement». C’est une évocation évidente des premiers chapitres de la Genèse opposant Adam et Eve au le serpent. Se profile aussi à l’arrière-fond l’attitude meurtrière de Caïn: «car tel est le message que vous avez entendu dès le début: nous devons nous aimer les uns les autres, loin d’imiter Caïn, qui, étant du Mauvais, égorgea son frère.» (1Jn 3,11-12). Le terme même de vérité fait peur et est souvent associé à la violence de toutes sortes de fanatismes. Mais il faudrait être aveugle pour ne pas voir la violence qu’entraîne le monde du mensonge. C’est à cette lucidité que nous convoque le Nouveau Testament.

Le choix est clair (du moins en théorie): être disciple de Jésus ou se mettre sous la dépendance du Mauvais. Le premier choix est un chemin de liberté, le second est un chemin de perdition mais aussi de violence. «Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples, et vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera.» (Jn 8, 31). Le choix des interlocuteurs face à Jésus met à jour leur dépendance non pas théorique mais pratique: ils sont sous influence, sous la coupe du démon.

 Le démon trompeur

Ce champ de tensions entre vérité et mensonge n’est pas réservé au ministère de Jésus. Ce dernier avait clairement averti les disciples, au terme de son ministère. «Des faux prophètes surgiront nombreux et abuseront bien des gens. Par suite de l’iniquité croissante, l’amour se refroidira chez le grand nombre. Mais celui qui aura tenu bon jusqu’au bout sera sauvé» (Mt 24,11-13). Les derniers écrits du Nouveau Testament insistent non seulement sur la fidélité à l’enseignement du Christ mais aussi sur les ruses du démon pour séduire les croyants et les égarer. C’est le cas par ex. dans la seconde Lettre aux Thessaloniciensqui attribue à l’influence de Satan des signes et des prodiges mensongers et les tromperies du mal «à l’adresse de ceux qui sont voués à la perdition pour n’avoir pas accueilli l’amour de la vérité qui leur aurait valu d’être sauvés» (2,9-12). L’auteur poursuit en fustigeant ceux qui se laissent avoir et finissent par «croire» le mensonge et refusent de croire à la vérité! L’auteur de la seconde Lettre à Timothée évoque dans le même registre les passions et les démangeaisons des oreilles de ceux qui se donnent des maîtres en quantité et se détournent de la vérité au profit de fables (2Tm 4,4). Ailleurs c’est l’argent qui corrompt l’esprit de ceux qui sont alors privés de la vérité (1Tm 6,5). L’Église du Christ apparaît au contraire comme «la colonne et le support de la vérité» (1Tm 3,15).

Etre de la vérité ou du mensonge n’est pas du tout qu’une question théorique. Certes, il s’agit de s’ouvrir à la vérité, notamment en accueillant le Christ révélateur du Père: «Celui qui croit au Fils de Dieu a ce témoignage en lui. Celui qui ne croit pas en Dieu fait de lui un menteur, puisqu’il ne croit pas au témoignage que Dieu a rendu à son Fils» (1Jn 5,10). Mais accueillir la vérité de Dieu appelle un comportement cohérent vis-à-vis du prochain: «Si quelqu’un dit: «J’aime Dieu» et qu’il déteste son frère, c’est un menteur» (1Jn 4,20).

Les mensonges du pouvoir

Dangers donc des fables diverses et variées, caricatures de la vérité, ainsi que l’argent qui corrompt. L’Apocalypse de S. Jean souligne un autre danger: c’est la séduction par le pouvoir qu’opère le «grand Dragon, le Serpent des origines, celui qu’on nomme Diable et Satan, le séducteur du monde entier» (12,9). Il se montre d’autant plus violent que ses jours sont comptés. Vers la fin du siècle, lorsque l’Apocalypse est rédigée, la pression du pouvoir romain sur les communautés chrétiennes se faisait plus fortedu fait de la dimension religieuse qu’il revendiquait. Il s’agissait non seulement de respecter le pouvoir mais encore d’accepter les prétentions quasi divines de l’empereur, sans quoi vous passiez pour un dissident politique. A l’Apocalypse revient le mérite de mettre un nom sur cette stratégie: c’est le Satan qui est à l’œuvre. C’est lui qui inspire ce pouvoir politique campé sous les traits de la Bête de la mer «On lui donna de proférer des paroles d’orgueil et de blasphème» et s’ensuit une campagne contre la communauté chrétienne (Ap 13,5-10). Mais ce pouvoir a des complices et des relais: en termes modernes on parlerait du service de la propagande. Ce sont les faux prophètes représentés sous les traits de la Bête de la terre qui déploie prodiges et manœuvres, «amenant la terre et ses habitants à adorer» la première Bête. Elle est même représentée comme une statue qu’on faisait parler de l’intérieur: sorte de ventriloque au service de la Bête. Qui résistait était mis à mort. Et nul ne pouvait rien acheter ni vendre sans porter le signe de la Bête, alors que les chrétiens portent le signe de l’Agneau. Il m’est arrivé de commenter ces pages devant des croyants venus du bloc communiste: ils comprenaient très vite et très bien de quoi il s’agissait. S. Paul résume d’un mot cette stratégie venue d’une intelligence enténébrée: «ils ont échangé la vérité de Dieu contre le mensonge, adoré et servi la créature de préférence au Créateur» (Rm 1,25).

En contraste, Jean de Patmos décrit les chrétiens comme des gens qui suivent l’Agneau partout où il va: en leur bouche pas de mensonge (14,4). C’était déjà ainsi qu’était annoncé le Serviteur: «en sa bouche pas de mensonge» (Is 53,9). Dans la description de la Jérusalem nouvelle qui descend du ciel – entendons: l’Église telle que le Seigneur la veut et la voit – il n’y aura pas de place pour les dépravés et l’auteur termine la liste conventionnelle de toutes sortes de vices par l’évocation de l’idolâtrie et du mensonge (21,8 et 22,15).

En un mot, la Révélation biblique met en lien l’humilité avec l’accueil de la vérité dévoilée par Dieu. Et en contre-point l’orgueil humain et le mensonge pouvant aller jusqu’au crime. Le Christ a vaincu le mal et la mort sur la croix et par sa résurrection. Il nous donne l’Esprit de Vérité pour résister au démon, père du mensonge et homicide dès l’origine. Ces pages de l’Écriture sainte éclairent ce combat dont les enjeux sont toujours actuels.


Jean-Michel Poffet, frère dominicain, prieur du couvent St-Hyacinthe de Fribourg, est un bibliste connu par ses conférences, ses prédications et ses multiples publications. Ancien directeur de l’Ecole Biblique et Archéologique de Jérusalem et membre du Comité de rédaction de la revue Sources.

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Le silence dans la Bible https://www.revue-sources.org/le-silence-dans-la-bible/ https://www.revue-sources.org/le-silence-dans-la-bible/#comments Wed, 14 Dec 2016 10:34:28 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1651 [print-me]

Le professeur Phillipe Lefebvre donne ici les notes, « pas tout à fait achevées », d’un exposé qui fut d’abord oral. « L’état d’inachèvement, dû au manque de temps, fait entrer une part de silence dans ce texte et consonne de manière peu académique – donc, sans doute, intéressante – avec le sujet proposé », explique-t-il en préambule.

Pourquoi, lors de cette semaine interdisciplinaire, les auteurs ont-ils proposé une intervention sur le silence? Je suppose que plusieurs raisons les ont guidés. Ces jours nous ramenaient à la présence humble et mystérieuse de trappistes pour qui le silence était le registre essentiel de leur existence; un silence conçu non tant comme l’absence d’un excès de discours et de bruit, que comme une attention à une parole venue de plus loin.

Ce silence ouvrait aussi l’espace où ces moines entraient en communication – en communion – avec ceux qui les entouraient. Des Occidentaux au milieu de Maghrébins, des Chrétiens au milieu de musulmans, des célibataires au milieu de familles, des ressortissants d’une nation colonisatrice parmi des gens qui furent naguère colonisés… Les aléas de l’histoire et de la religion, les traumatismes, les impasses, les incompréhensions qu’elles engendrent, tout cela ne peut se résoudre au moyen de quelques explications, d’alternances de plaintes et de repentances. Il faut du temps pour simplement cohabiter, dire des mots quotidiens à ses voisins ou ne rien dire du tout, mais être là, joyeusement. Le silence comme accueil, comme offrande de soi aux autres qui vivent à l’entour, rend possible cette cohabitation fondamentale sans laquelle rien, à vrai dire, même les plus subtiles théories, ne peut s’enraciner.

Et puis le silence a entouré, jusqu’à ce jour, les circonstances de l’assassinat des moines à Tibhirine. Qui a fait quoi et pourquoi? Il est encore malaisé de donner des explications concernant cette affaire. Comme bien souvent, les victimes sont entourées d’un silence qui voudrait ensevelir la mémoire et les mots; en fait il devient à terme le terreau d’une parole plus profonde et d’un mémorial qui n’a pas fini de susciter vocations multiples et gestes éloquents.

Le silence des femmes ont formé le terreau où l’évangile s’est implanté

Parler du silence dans la Bible, c’est renouer d’une certaine manière avec ces composantes du silence des moines qu’eux-mêmes ont reçues de la parole de Dieu, patiemment écoutée, incorporée.

Le sujet est immense: le silence dans la Bible! J’ai choisi, comme frère dominicain, de partir d’un verset qui me réjouit et me tient depuis quelques années: celui, dans l’évangile de Marc, où l’on dit que les femmes venues au tombeau, le matin de la résurrection, ne disent rien. Que la parole d’évangélisation soit née d’un silence inaugural obstiné me ravit. Ce silence inspire parfois des commentaires âpres ou méprisants: «bien sûr les femmes se taisent, apeurées et tremblantes qu’elles sont, alors qu’ils faudrait parler».

Chez Luc (24, 9-11), les femmes parlent aux disciples, mais ceux-ci qualifient leurs paroles de «radotage de femmes». Ainsi donc, qu’elles parlent ou se taisent, elles ont toujours tort. Quand on est accusé d’un délit et de son contraire, c’est toujours bon signe, si j’ose dire: une nouveauté tellement extraordinaire a lieu que les boussoles communes deviennent folles; ceux qui savent habituellement ne savent plus rien du tout, ne comprennent plus rien et s’en prennent indifféremment à qui leur parle et à qui ne leur parle pas.

Le silence des femmes nous retiendra donc comme le registre le plus adéquat de l’annonce. Ne rien dire parce qu’on est tremblant, égaré et rempli de crainte, c’est l’attitude juste pour se préparer à la parole – à la seule parole qui vaille la peine d’être annoncée. Dans un second temps et dans la continuité avec ce silence des femmes et l’accusation dont on l’accable parfois, nous effleurerons quelques aspects du silence abordés pendant ces journées d’études – tout particulièrement le silence des victimes.

Le silence des femmes

Dans l’évangile de Marc, il semble y avoir une première fin, qui aurait été complétée par une seconde. Je voudrais m’arrêter sur ce qui est réputé la «fin originelle» qui correspond désormais au verset 8 du chapitre 16. Les femmes sont venues au tombeau de Jésus avec des aromates, se demandant qui leur roulerait la lourde pierre qui en obstruait l’entrée («la porte» dit l’évangile). Or, elles trouvent la pierre roulée et rencontrent dans le tombeau un jeune homme, un neaniskos (un «nouvellement né»), enveloppé dans une robe blanche. Celui-ci les rassure, leur annonce que Jésus n’est plus dans ce lieu et les envoie auprès des disciples: ils verront Jésus en Galilée comme il le leur avait dit.

«Et, sortant, elles s’enfuirent du tombeau; en effet tremblement et égarement les avaient prises et à personne elles ne dirent rien. Elles avaient peur en effet» (Mc 16, 8).

Fin de l’évangile. Certains savants ont avancé l’hypothèse qu’une suite clôturait l’évangile, mais qu’elle a été perdue. D’autres, plus nombreux, pensent que telle était la fin et que, par la suite, on en a ajouté une autre pour terminer cet évangile d’une manière accordée à celles des autres évangiles.

Selon cette fin, devenue canonique, on nous dit que Jésus, la premier jour de la semaine, apparaît à Marie Madeleine, puis à deux disciples, puis aux onze qu’il envoie «dans le monde entier», puis Jésus est emporté au ciel où il siège «à la droite de Dieu»; l’ensemble fait 12 versets (9-20). Il existe aussi une version parallèle, une autre fin, courte, en deux phrases: les femmes apportent la nouvelles aux disciples et Jésus apparaît finalement à ceux-ci et les envoie en mission.

Il est des disciples qui apprennent ce cheminement de fils, dans le silence fécond

Revenons à la «fin initiale». Tout finit chez Marc par un silence: «elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur». Son petit livre que Marc intitule dès la première phrase «évangile», «annonce heureuse», se clôt donc par l’inverse d’une annonce: le silence de cette nouvelle que Jésus demandera aux siens (cf. Mt 28) d’aller disperser dans le monde entier.

J’aimerais explorer ce silence, parce que le texte nous donne plusieurs indices essentiels. On n’a rien dit quand on a dit «silence»: il faut encore examiner de quel silence il s’agit, de quoi il est riche, vers quoi il tend.

1. Des femmes silencieuses dans le monde ancien

Il faudrait longuement parler du silence où les femmes sont souvent confinées dans les sociétés anciennes (?) régies par les hommes. Ce sont les hommes qui y parlent, y débattent, y décident. La Bible se fait l’écho de cet état de fait, non sans le remettre ironiquement en question.

A bien des reprises quand la parole des hommes fait défaut devant l’inattendu ou l’urgence d’une situation, des femmes se lèvent et parlent. Parmi les multiples passages que l’on pourrait invoquer, je citerais Judith, l’héroïne du livre deutérocanonique qui porte son nom.

Cette jeune veuve, pieuse, effacée, silencieuse, intervient publiquement avec véhémence le jour où elle apprend que les Anciens de sa cité, Béthulie, ont fixé un ultimatum à Dieu: si, dans les cinq jours qui suivent, le Seigneur n’a pas sauvé la ville de la menace que font peser les Assyriens, ils se rendront à ces ennemis.

La taciturne Judith sort alors de chez elle et invective ces nobles personnages: «Ecoutez-moi, chefs des habitants de Béthulie. Vraiment vous avez eu tort de parler comme vous l’avez fait devant le peuple et de vous engager contre Dieu, en faisant serment de livrer la ville à nos ennemis si le Seigneur ne vous portait secours dans le délai fixé!».

Plus loin elle les apostrophe ainsi: «Vous ne comprendrez donc rien, au grand jamais. Si vous êtes incapables de comprendre les profondeurs du cœur de l’homme et de démêler les raisonnements de son esprit, comment pourrez-vous pénétrez le Dieu qui a fait toutes ces choses…». Et après un discours long et corrosif, elle entre à nouveau dans le silence qui lui est habituel: «Quant à vous, ne cherchez pas à connaître ce que je vais faire. Je ne vous le dirai pas avant de l’avoir exécuté!».

Judith alors reprend la parole, mais devant Dieu, avant de partir réaliser son plan extrêmement audacieux. Il faut lire tout le chapitre 8 (la harangue contre les chefs du peuple) et tout le chapitre 9 (la prière au Seigneur); c’est la plus longue prise de parole de femme dans la Bible. Cette parole éclot du silence où Judith a vécu pendant près de trois ans et demi, dans l’intimité de Dieu.

la Bible nous invite à écouter le silence de ceux et celles qui ne peuvent parler

Le silence des femmes, cela fait longtemps que Dieu l’habite bien souvent et y fait germer des paroles de connaissance et des projets vivifiants. Les femmes dont parle l’évangile de Marc s’inscrivent dans une tradition selon laquelle le mutisme des femmes fait sortir tôt ou tard les mots vigoureux et le dessein intrépide dont tout le monde a besoin. On est donc bien inspiré, si on lit la Bible parfois, de ne pas immédiatement conclure qu’un silence de femmes est ou bien le seul signe de leur sujétion, ou bien la marque attendue de leur incompétence.

2. Signes et causes du silence: tremblement, égarement, peur

Trois mots souvent en interaction dans l’AT pour désigner une intense expérience de la présence de Dieu, de son action, dont résulte une perception nouvelle de la réalité qui laisse d’abord sans voix. J’évoquerai ici surtout la Septante, la traduction grecque de la Bible hébraïque commencée au 3ème s. avant notre ère, qui a fourni aux auteurs du NT une partie de leur vocabulaire;

«Egarement» (ekstasis). Ce terme est inauguré dans la Septante dans deux passages essentiels. En Genèse 2, Dieu fait tomber sur Adam «une torpeur»: c’est la traduction habituelle que l’on donne au terme hébreu tardémah, un terme que la Septante traduit par ekstasis. Ekstasis, cela désigne en grec «le fait de se trouver (stasis) hors (ek) de soi». Adam, à qui Dieu prélève une côte pour la «bâtir en femme» (Gn 2, 22), ne coïncide plus avec lui-même: au sens propre, quelque chose de lui (une côte) a été enlevé hors de lui; bientôt une femme, une «aide» amenée par Dieu, va lui être présentée; par elle, placée «en face de lui» (cf. Genèse 2, 18 et 20), il va se dire pour la première fois (Gn 2, 23). L’eskstasis est une expérience intense de révélation, de nouveauté radicale qui nécessite que l’on perde ses repères antérieurs — comme le disait Paul Beauchamp, lors de la création de la femme, «Adam perd connaissance».

On retrouve cette expérience en Gn 15. Dans ce chapitre, Abram rencontre Dieu en une expérience particulièrement intense. «Au coucher du soleil, une ekstasis (hébreu: tardémah) tomba sur Abram, et voici qu’une grande peur obscure tomba sur lui» (Genèse 15, 12). Dieu fait alors une indéfectible alliance entre lui et Abram et il lui annonce une descendance abondante, alors qu’Abram est vieux et que sa femme est stérile. Cette ekstasis est une «veille paradoxale[1]»: la conscience s’ouvre à du neuf comme on le constate avec Abraham

«Tremblement» (tromos). C’est aussi un trouble spécifique de l’approche de Dieu. Il est pénible pour les méchants qui pensaient accomplir leurs forfaits dans l’impunité; il est mêlé à l’exultation chez ceux qui s’ouvrent à la joie de la présence: «Servez YHWH avec crainte, soyez dans l’allégresse en tremblant» dit ps 2, 11. Un des termes hébreux qui désignent le tremblement est aussi traduit en grec par ekstasis: c’est le cas en Gn 27, 33. Isaac a donné sa bénédiction à Jacob en pensant qu’il s’agissait d’Esaü. Quand il s’aperçoit de sa méprise, il est agité d’un grand tremblement (ekstasis), mais il ne revient pas sur son geste de bénédiction; il comprend qu’un Autre était mêlé à cette affaire et a guidé les événements pour qu’ils aboutissent à la bénédiction de Jacob.

«Peur», «avoir peur» (phobos et verbe phobeïsthaï). Ce verbe est très lié aux termes précédents avec lesquels il apparaît régulièrement. La peur est une disposition complexe: devant Dieu, le même mot désigne la terreur qui fait fuir (Adam au jardin en Gn 3) ou bien ce que l’on rend par «crainte»: la crainte de Dieu, cette conscience profonde qu’un Autre est là et qu’il faut compter avec lui. Cf. Pr 1, 7.

3. Le silence nécessaire au commencement

Ces manifestations physiques intenses indiquent depuis les débuts de la Bible que Dieu agit. Il est là, de manière inattendue, et va faire passer ceux dont il s’approche, dans un tout autre registre de réalité: une réalité dans laquelle il se manifeste comme présent, vivant et vrai.

Les femmes en ce matin de Pâques éprouvent donc tous les troubles qui indiquent la présence et l’action divine – en elles, notamment. En ce matin du premier jour de la semaine, on aurait bien tort d’entendre ces indications sans activer la mémoire biblique, en ne procédant que par banalités humiliantes («les femmes ont peur de tout» etc.). Dans le tombeau vide dont la pierre a été roulée, en présence du «nouvellement né» qui leur parle, elles entrent dans un nouveau régime de vie.

Comme Adam, comme Abram, comme Isaac, elles se vident (un sens que suggère ekstasis, «le fait d’être hors de soi») de leurs normes habituelles, elles entrent dans un silence dans lequel tout doit être recomposé, reconfiguré, redit d’une manière nouvelle.

Leur peur, leur tremblement, leur «extase», leur silence ont formé le terreau où l’évangile s’est implanté. En terminant l’évangile, elles invitent le lecteur à entrer dans ce grand tremblement qui va faire tomber d’eux ce qu’ils croyaient savoir, qui va les expulser de leurs habitudes et de leur paresse, qui va les laisser sans voix pour qu’une Parole autre, venue de plus loin, puisse avoir sa chance.

4. L’enseignement de Jésus: d’abord se taire

Dans l’évangile de Marc, on le sait, Jésus répète un refrain qu’aucun autre évangile ne souligne à ce point: «Ne dites à personne ce que vous avez vu». Que ce soit aux démons qui crient qu’ils connaissent Jésus, aux gens qu’il guérit miraculeusement, aux apôtres qui l’ont vu transfiguré, Jésus enjoint – avec parfois des paroles dures – de ne rien dire pour l’heure[2]. Rien de ce que fait le Christ, rien de ce qui se manifeste de lui ne saurait être l’objet d’une information. Il ne suffit pas d’avoir vu «quelque chose» et de pouvoir le redire à d’autres pour que l’on puisse parler d’évangile, de transmission, de parole.

Le témoin véritable doit plonger d’abord dans le mystère du Christ, dont le baptême est la figure liminaire de l’évangile de Marc: le corps immergé réapparaît et Celui qui parle alors et fonde toute parole à venir est le Père (Mc 1, 9-11). Il est des disciples qui apprennent ce cheminement de fils, dans le silence fécond; il est aussi des gens, venus d’on ne sait où, qui l’ont déjà appris – tout spécialement des femmes en Mc; ce sont des muettes, dont on ne reparlera plus, mais qui plongent l’action décrite dans le silence fécond qui laisse voir une autre réalité.

5. Le silence des femmes: cadre d’une compréhension nouvelle

Les femmes qui viennent au tombeau sont aussi celles qui ont suivi les événements de la passion: elles regardaient de loin le Christ crucifié (Mc 15, 40-41; 47); elles regardaient où l’on avait déposé le corps. Auparavant, au début de la semaine sainte, juste avant le dernier repas, Jésus et ses disciples ont été les hôtes de Simon le lépreux. C’est là qu’une femme est venue lui donner l’onction d’un parfum très précieux, suscitant l’accusation des convives et la parole de Jésus: «Partout où l’évangile sera proclamé, dans le monde entier, ce qu’elle a fait sera raconté e mémorial d’elle» (Mc 14, 9).

Or, cette femme anonyme et sans voix apparaît en contre-point d’une autre, juste avant le discours eschatologique de Jésus en Mc 12: la veuve du temple qui «donne sa vie tout entière» (Mc 12, 41-44), et cela sans que personne la remarque – sauf Jésus – et sans dire un mot. Le récit du dernier repas et celui de la passion sont donc intimement tissés avec ces passages sur des femmes silencieuses qui donnent le sens, sans mot dire, de ce qui se joue. Sans ces femmes dont il faudra faire mémoire «dans le cosmos tout entier» on n’entre pas tout à fait dans le mystère eucharistique et dans celui de la passion. Selon un paradoxe courant dans la Bible, le silence des personnages épisodiques dévoile l’essentiel que l’on ne peut recevoir qu’en nous mettant à leur école de silence et de dépossession.

La Bible est pleines de «blancs», de «trous»

Pour vraiment dire quelque chose, il ne faut plus rien avoir à sauver, à prouver. La figure des femmes égarées et tremblantes ruine toutes les nobles représentations du savoir, du savoir-faire et du savoir-vivre. Leur silence est la figure irreprésentable, «irrécupérable», du lieu d’où une parole vraie viendra qui vient jusqu’à nous.

II.- Le silence dans la parole

La réflexion de ces jours derniers sur les moines de Tibhirine a mis en lumière des thèmes clés qui engagent à explorer le silence – la richesse de ce que le mot silence recèle et dont on ne prend conscience qu’en la sondant silencieusement.

1.- Le silence de la victime

On peut se méprendre facilement sur le silence des femmes au matin de la résurrection. Ce qu’elles éprouvent – peur, tremblement, ekstasis – est souvent interprété comme une fragilité de leur part, un manque, une mécompréhension. Or, nous venons de le dire, c’est exactement l’inverse qui est vrai: elles sont en gestation d’un sens qui vient de plus loin. La Bible ne se fait pas faute, à l’occasion, de signaler la lecture erronée que font certains, des expériences de femmes avec Dieu.

Quand Anne la stérile par exemple se lève au temple de Silo pour aller demander un fils au Seigneur, elle parle en remuant les lèvres, mais sans faire sortir de son: «Anne parlait dans son cœur» (1 S 1, 13). Or le prêtre Eli se méprend complètement; il croit qu’elle est saoule et lui lance sans ménagement: «Va cuver ton vin!» (1 S 1, 14). Le prêtre de Dieu ne comprend pas ce qu’avec Dieu une femme est en train de vivre dans le silence!

Erreur de discernement assortie d’une violence infligée à cette femme. Comme ce sera le cas chez les femmes que Marc évoque au matin de Pâque, Anne partage dans le silence un secret avec Dieu: ce fils qu’elle implore et qu’elle concevra quelque temps plus tard, il s’esquisse pour l’heure dans le mystère sans voix de sa demande. Anne répond, respectueusement mais fermement, au prêtre qui l’insulte, sans lui révéler pourtant la nature de sa prière muette.

La parole sortie de ceux qui ne parlent pas

Ces textes, dont on pourrait trouver d’autres exemples dans la Bible, me semblent mettre en scène le propos de la Bible elle-même: faire entendre une parole venue du silence, mais aussi montrer combien le silence est souvent bafoué, mal compris, méprisé. Les commentaires goguenards abondent sur les femmes qui «ne disent rien à personne» en Mc 16, 8. Pourtant, d’un bout à l’autre de cet évangile, des femmes «sans voix» disent l’essentiel (depuis la belle-mère de Pierre en Mc 1, 30-31 jusqu’à la veuve du temple (Mc 12) et à la femme au parfum (Mc 16); dans «la forge subtile[3]» de leur chair, elles façonnent les mots auxquels nous nous abreuvons encore et nous donnent une idée du cheminement de la parole au fil duquel s’est élaboré ce que nous appelons la Bible.

D’une certaine manière, la Bible nous fait écouter le silence de ceux qui ne peuvent parler en suggérant qu’elle-même découle de leur mutisme inaugural. Ce n’est pas pour rien que Dieu choisit Moïse pour porter sa parole, cet homme qui dira d’emblée au Seigneur, dans la scène du buisson ardent, qu’il n’est pas un «homme à paroles» et ne peut donc s’adresser ni au peuple d’Israël, ni à Pharaon (Ex 4, 10). Mais dans l’atelier silencieux de sa tente – la Tente de la Rencontre -, Dieu va l’éduquer[4] et Moïse, le taiseux, deviendra la bouche d’une parole tout à la fois venue de Dieu et forgée dans sa chair d’homme. Le dernier livre du Pentateuque, le Deutéronome, qui est réputé parole de Dieu chez les Juifs et les Chrétiens, commence par ces mots: «Voici les paroles de Moïse».

Celui qui avait de son propre aveu «la langue pesante et la bouche pesante» (Ex 4, 10) et qui était condamné à une existence taciturne est devenu le chantre de la Parole. Dans son cantique final, un peu avant le récit de sa mort, Moïse s’exprime ainsi: «Ciel, prête l’oreille, et je parlerai! Terre, écoute les paroles de ma bouche! Que mon savoir se déverse comme la pluie, que ma parole coule comme la rosée…» (Dt 32, 1-2). Voici que le silencieux parle comme Dieu au commencement, convoquant le ciel et la terre et y faisant résonner son verbe!

On pourrait donc dire, en contemplant Moïse l’aphasique, que la Bible nous invite à écouter le silence de ceux et celles qui ne peuvent parler: ce qu’ils vont pourtant nous dire vient de plus loin qu’eux et transitent en eux par des chemins qui ne sont pas ceux d’une expertise, d’une compétence – pour employer les termes fétiches du monde universitaire actuel.

Donner la parole à ceux qui sont réduits au silence

Que la Bible donne la parole aux silencieux, bien plus: qu’elle donne elle-même une voix parlant dans le silence qui leur fut imposé, d’autres textes pourraient le monter à l’envi. Un passage m’a arrêté depuis longtemps: le chapitre 19 du livre des Juges. Il serait trop long de le commenter ici; j’en ai esquissé un commentaire dans une parution fribourgeoise[5].

Ce chapitre terrible raconte comment une femme anonyme, la concubine d’un lévite, est violée à mort par les hommes d’une ville d’Israël, Guibéa dans la tribu de Benjamin, avec la complicité de son compagnon et de son hôte d’un soir. Le corps de cette femme est ensuite dépecé en douze morceaux, chacun étant envoyé à une des douze tribus d’Israël. Le récit est long et les deux chapitres qui le suivent et clôturent le livre des Juges racontent les conséquences mortifères de ces abus inqualifiables.

Dans les livres suivants, les deux Livres de Samuel, Guibéa est à nouveau mentionnée: elle devient la capitale du premier roi messie d’Israël, Saül, issu de la tribu de Benjamin: le lieu où une innocente a été violentée devient la cité du messie. Or, juste après son onction, alors qu’il doit fédérer les forces d’Israël pour partir en guerre contre des ennemis qui assiègent une ville d’Israël, Saül, sous l’inspiration de l’Esprit de Dieu, dépèce ses bœufs et en envoie les douze morceaux aux douze tribus. Le geste rappelle le démembrement de la femme de Guibéa; il produit d’ailleurs le même résultat, exprimé par la même expression: l’immédiat rassemblement des douze tribus «comme un seul homme» (Jg 20, 1 et 1 S 11, 7).

Bien plus tard, alors que Saül est mort, sa concubine Riçpah vient se tenir pendant des semaines à Guibéa aux pieds des fils qu’elle a eus de Saül et qui y furent injustement exécutés, ainsi qu’aux pieds d’autres hommes de la descendance légitime du roi défunt (2 S 21). Ces passages insistants et liés les uns aux autres ressurgissent dans les évangiles. Il faudrait bien entendu montrer tout cela patiemment – je l’ai fait en d’autres parutions[6]; je voudrais simplement souligner ici que le geste eucharistique du Christ qui fractionne le pain pour les Douze en le présentant comme son corps se situe dans la lignée de cette femme au corps partagé entre les douze tribus.

Le corps fractionné fait paradoxalement l’unité du corps de l’Eglise, unifiée «comme un seul homme». Les paroles de Jésus donnent une voix à cet antique corps de femme, silencieux, humilié et disloqué sans parole. Quant au nom de la cité criminelle, Guibéa, il est adapté en lettres grecques, dans la vieille traduction de la Bible hébraïque (la Septante), sous la forme Gabaa ou Gabatha.

Or, on s’en souvient, c’est au lieu-dit Gabatha que Jésus recevra sa sentence de mort de la bouche de Pilate (Jn 19, 13). Tout de suite après, il sera mis en croix avec sa mère à ses pieds, selon une scénographie qui rappelle celle où Riçpah était aux pieds de ses fils mis à mort à Guibéa-Gabatha (2 S 21). Celle qui n’a pas eu de parole et qui a été privée de tout lieu, son corps ayant été démembré, trouve désormais des mots et un asile dans les dernières paroles et derniers lieux du Christ. La femme réduite au silence parle, avec bien d’autres victimes, dans les paroles du Christ répétées dans son Eglise, et par Lui, avec Lui et en Lui fait advenir son corps, le corps qui unifie.

La convocation des silencieux

La parole des humiliés silencieux, leur présence envers et contre tout, ne constituent pas seulement les restes d’une mémoire enfin sauvée d’un complet oubli; ils sont convocation.

Les victimes convoquent tout un chacun et intiment à chacun de se situer par rapport à la violence qu’elles ont subie, au mutisme auquel elles ont été réduites. La croix du Christ me semble alors le lieu perpétuel de la convocation: le Christ mort, silencieux, suspendu à la croix, interpelle ceux qui s’approchent. «Where you there when they crucified my Lord?» chante un negro-spiritual.

La question est au sens propre cruciale: où es-tu quand l’innocent est bafoué et exécuté? Qui l’assiste, qui meurt avec lui? Qui s’enfuit et ne veut entendre parler de rien? Qui est agent du meurtre inique? Quand le Christ crucifié agonise puis meurt, nous sommes paradoxalement dans un des passages le plus «agités» des évangiles; chacun vient, passe, parle, crie, insulte, prend partie, le ciel et la terre qui tremble participent à l’émoi général.

2.- Le silence: l’autre nom de ce qui m’échappe

Devant l’autre qui m’approche, le silence s’impose d’abord. Une présence s’instaure: «Silence, toute chair devant le Seigneur car il s’éveille hors du séjour de sa sainteté» (Za 2, 17).

Intimement lié à la parole, le silence serait, dans l’expérience, dans la parole elle-même, la part de ce qui m’échappe. Cet autre que je ne comprends pas tout à fait, ou pas du tout, le sens des mots qu’il emploie…
L’intimité silencieuse de Moïse et de Jéthro (Ex 2-18). Dans cette ambiance et à proximité des lieux de cette coexistence silencieuse: la rencontre de Moïse avec Dieu (Ex 3-4). Un Dieu qui sort de son silence.

1 R 17: comment Dieu parle-t-il aux femmes? Dieu a annoncé à Elie qu’il avertirait une femme de Sarepta – une étrangère – de l’accueillir et de le nourrir. Pourtant cette femme ne semble pas du tout connaître Elie et ne rien savoir d’une parole de Dieu. Mais, accueillant Elie chez elle, alors qu’elle même doit subvenir aux besoins de son fils dans une période de famine radicale, elle manifeste qu’elle a entendu une voix, plus profonde qu’un simple avertissement que Dieu lui aurait transmis. Elle est à l’écoute de cette voix qui demande l’hospitalité de qui la demande, même quand on est soi-même à toutes extrémités. Dieu a bel et bien parlé à cette femme dans le silence de son cœur attentif, non dans la superficialité d’une information donnée ou d’un service demandé.

3.- Le silence dans la Parole

La Bible est pleines de «blancs», de «trous». La recevoir telle quelle. La Parole est accompagnée, enveloppée de silence. Ce qui se dit de Dieu, de Dieu avec nous, doit être écouté, expérimenté longuement, silencieusement. Le bruit déplacé vient quand on fait dire à la Parole ce qu’elle ne dit pas, quand on parle à sa place.

«Dieu regarda les fils d’Israël et Dieu sut» (Ex 2, 25). Que sut il? Le texte en reste là. Il est lisible aux savant de corriger le texte comme cela est abondamment fait pour «produire un sens»; Recevoir le texte comme il est – et peut-être même s’il est le résultat d’une erreur quelconque de transmission manuscrite – c’est faire droit à ce silence dans le texte qui n’est pas sommé de faire ses preuves à tout moment, de nous donner des informations claires. Le Seigneur regarde et sait: on peut vivre longuement, silencieusement avec ces quelques mots.
L’exemple de 2 S 11: David, Bethsabée et Urie ou comment on peut faire parler abusivement un texte silencieux.

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 Phillipe Lefebvre, op Professeur d’Ancien Testament à la facutlé de théologie de l’université de Fribourg.

 


Eléments de bibliographie

Colin Claire & Cornillon Claire (dir.), Ce que le récit ne dit pas. Récits du secret, récits de l’insoluble, Presses universitaires François Rabelais, Tours, 2015.

Corbin Alain, Histoire du silence. De la renaissance à nos jours, Albin Michel, 2016.

McCulloch Diarmaid, Silence: A Christian History, 2014.

Mouchard Claude, Qui si je criais…? Œuvres-témoignages dans les tourmentes du XXe siècle, éditions Laurence Teper, 2007.

Picard Max, Le monde du silence, PUF, 1954.

Sarah Robert (Cardinal), La force du silence. Contre la dictature du bruit, Fayard, 2016.

Steiner George, Langage et silence, Seuil, 1969.

[1] Jean-François Roustang, Qu’est-ce que l’hypnose? éditions de minuit,

[2] Voir Mc 1, 25, 34, 43-44; 3, 12; 5, 43; 7, 36; 8, 26; 9, 9.

[3] Je reprends ici le titre superbe d’un recueil du regretté Pierre Lartigue qui reprenait lui-même ce nom d’un lieu en Normandie près duquel il séjournait! La «forge subtile» devient chez lui une manière d’évoquer le travail poétique (La forge subtile, éditions Le temps qu’il fait, 2001).

[4] Voir par exemple les versets liminaires du Lévitique et des Nombres où Dieu convoque Moïse dans sa tente pour lui enseigner les paroles qu’il aura à transmettre au peuple.

[5] Philippe Lefebvre, «Les temps de la-chair-avec-Dieu. L’exemple de la concubine de Guibéa (Juges19)»,Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie 54 (2007) 1/2, p. 5-15.

[6] Voir en particulier: «Ristpah, la dame du Lithostrôton (2 Samuel 21; Jean 19)» in Philippe Lefebvre, Brèves rencontres. Vies minuscules de la Bible, Paris, Cerf, 2015.

 

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Le «Je» de Saint Paul https://www.revue-sources.org/de-saint-paul/ https://www.revue-sources.org/de-saint-paul/#respond Wed, 14 Dec 2016 09:57:26 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1645  

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Intervention du Frère Jean-Michel Poffet lors de la Semaine interdisciplinaire de la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg: Tibhirine 20 ans après

Je ne pouvais qu’acquiescer à l’invitation des organisateurs de ce Colloque, qui plus est dans un lieu où j’ai moi-même enseigné pendant une vingtaine d’années, en particulier la littérature paulinienne, avant de rejoindre Jérusalem. Le titre qui m’a été proposé m’a cependant plongé dans un moment de perplexité: Qu’est-ce que l’Apôtre des Nations, le tonitruant Paul de Tarse, avait à dire dans le cadre de l’évocation du témoignage si ferme et si discret à la fois, plein de force et de silence, des moines de Tibhirine?

A relire Paul, j’ai pourtant trouvé quelques harmoniques au JE paulinien qui m’apparaissent susceptibles d’éclairer le statut du témoin chrétien. Dans le cadre de cette brève intervention, je ne puis qu’aborder les dimensions les plus évidentes du JE de Paul dans ses Lettres.

Une première remarque est une lapalissade: son JE est omniprésent parce que précisément Paul n’a pas écrit des Traités mais des Lettres à des communautés précises (Romains, Corinthiens, Philippiens, Thessaloniciens, aux frères de Galatie, ou à des personnes (Philémon, surtout, et peut-être une partie de 2Tm). Même l’épître aux Romains relève de ce genre littéraire et n’est pas seulement un Traité de théologie sur la justification. Ce JE auctorial omniprésent est somme toute assez banal: «j’en viens maintenant à ce que vous m’avez écrit…» (1Co 7); «vraiment, si je vous ai attristés par ma lettre, je ne le regrette pas…» (2Co 6,8) etc. C’est le JE d’un correspondant. Je n’aborderai pas ici l’aspect plus technique du type de rhétorique auquel Paul eut recours. Je vais aborder plutôt les facettes de ce JE de l’Apôtre tel qu’il s’exprime dans ses Lettres (en particulier les sept lettres considérées par la critique comme sûrement authentiques littérairement[1]), avec une attention portée à la dimension spirituelle et théologique de l’expression.

Le JE de Paul, son moi, a donc été profondément touché par la révélation du Christ

Mon exposé comprendra quatre parties: «Un JE qui ouvre sur le Christ», puis «Un JE qui ouvre sur l’expérience chrétienne», «Un JE artisan de communion» et enfin «Un JE d’autorité et d’humilité».

Le JE des passages très autobiographiques: du JE de Paul à celui du Christ

Nous avons la chance de pouvoir saisir dans les lettres pauliniennes le JE de l’Apôtre, en particulier dans des passages où il évoque sa conversion mais aussi les aléas de son ministère. C’est unique dans le NT, et dans l’AT c’est aux Confessions de Jérémie qu’on a parfois comparé les «confessions de Paul». Commençons par la lettre aux Philippiens et le passage fameux, autobiographique, que j’aime intituler la carte d’identité de Paul (chap. 3). Paul y rappelle les raisons d’avoir confiance en lui, dans les valeurs de son héritage, de son inscription au sein de son peuple, de sa culture, de sa religion; ces raisons: «j’en ai bien davantage» (en grec: egô mallon). Et d’énumérer quatre motifs venus de son peuple (circoncision le huitième jour, issu de la lignée d’Israël, de la tribu de Benjamin d’où était issu un certain Saül, première esquisse du Messie; et Hébreu fils d’Hébreux (Paul restant attaché à l’hébreu, langue de son peuple, bien que vivant en diaspora).

Il y ajoute trois motifs de son expérience religieuse personnelle: Pharisien, persécuteur, et finalement un homme irréprochable. C’est le sommet de ce septénaire de la perfection pharisienne dans toute sa splendeur. Pensons au Pharisien de l’Evangile: «Mon Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont rapaces, injustes, adultères, ou bien encore comme ce publicain; je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que j’acquiers» (Lc 18,11-12).

Le P. Lagrange pouvait écrire finement: «Muni de ses œuvres, qui étaient son bien propre, le Pharisien était content de lui, et s’approchait avec confiance du tribunal de Dieu[2]». Mais tous ces avantages, poursuit Paul, (ce sont en effet de réels avantages, des motifs de fierté), il les considère dorénavant comme des désavantages, même comme des déchets, à cause du Christ, «à cause de la supériorité de la connaissance du Christ Jésus mon Seigneur. … Je poursuis ma course pour tâcher de saisir, ayant été saisi moi-même par le Christ Jésus». C’est parfaitement clair: son JE est envahi et transformé par le Christ.

Venons-en au début de la Lettre aux Galates. Paul y évoque l’irruption du Christ dans sa vie (plutôt que de parler de conversion), irruption qui est à la source de l’Evangile qu’il annonce. «Sachez-le, en effet, mes frères, l’Evangile que j’ai annoncé n’est pas à mesure humaine: ce n’est pas non plus d’un homme que je l’ai reçu ou appris, mais par une révélation de Jésus Christ» (1,12). C’est une vocation par apocalypse!

Il évoque ensuite sa conduite dans le judaïsme, la persécution effrénée qu’il menait contre l’Eglise de Dieu, les exploits de sa piété (je surpassais (en grec hyper) bien des compatriotes de mon âge), en un mot: il était un partisan zêlé (c’est-à-dire violent, le mot vient de la littérature maccabéenne) des traditions des pères. «Mais quand Celui qui dès le sein maternel m’a mis à part et appelé par sa grâce, daigna révéler en moi son Fils pour que je l’annonce parmi les païens, aussitôt, sans consulter la chair et le sang…» et Paul d’évoquer son départ pour l’Arabie puis seulement quatorze ans plus tard sa venue à Jérusalem.

Le JE de Paul, son moi, a donc été profondément touché par la révélation du Christ, non seulement à lui mais en lui, comme le souligne Jean Chrysostome dans une de ses homélies. Alors que des Judaïsants venus de Jérusalem l’accusaient de transgression parce qu’il s’attablait avec des non-circoncis (des chrétiens venus du paganisme), Paul répond vivement au chap. 2que s’il rétablissait les usages juifs pour les pagano chrétiens, alors il serait un transgresseur de ce Christ qui l’a tellement marqué et l’a mandaté auprès des païens, porteur d’un évangile de grâce et de liberté.

«En effet, par la Loi je suis mort à la Loi afin de vivre à Dieu: je suis crucifié avec le Christ et ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi. Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi.» (2,19-20). Passage saisissant où Paul se fait l’icône du mystère pascalen union profonde avec le Christ. Avec le Christ il est mort à la Loi mais c’est pour vivre; oui, mais ce vivre passe par la croix («avec le Christ je suis crucifié – au parfait, c’est l’état du croyant») et donc par la mort, mais cette mort débouche sur la vie dans la foi au Fils de Dieu «qui m’a aimé et s’est livré pour moi». En grec un «egô»ouvre le passage et en est aussi l’aboutissement: il s’est livré pour MOI. Son JE n’est pourtant pas que le reflet de sa personnalité et de son histoire; il ouvre sur le Christ («je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi»).

Du Je paulinien au Je chrétien

De plus, – et c’est un nouvel aspect – ce JE est représentatif de l’expérience du chrétien, de tout chrétien. C’est un JE paradigmatique. Le verset précédent est d’ailleurs en «nous»: «nous sommes, nous des Juifs de naissance et non de ces pécheurs de païens, et cependant, sachant que l’homme n’est pas justifié par la pratique de la Loi, mais seulement par la foi en Jésus Christ, nous avons cru, nous aussi, au Christ Jésus… (2,15-16). Si Paul passe ensuite à la première personne, c’est pour rappeler à quel point la rencontre avec le Christ est personnelle. Mais ce JE n’a rien d’exclusif, il est la condition du NOUS chrétien. «Ce moi, bien que représentatif de tous les chrétiens, réchauffe singulièrement la théologie» écrivait Mgr Cerfaux[3]. Ecoutons Jean Chrysostome: «Que fais-tu, ô Paul, tu t’appropries ce qui est notre héritage commun, tu ramènes à toi seul ce qui a eu lieu en faveur de la terre entière? Car il n’a pas dit: «Jésus qui nous aime» mais «Jésus qui m’a aimé». Il nous prouve que chacun de nous doit être aussi reconnaissant envers le Christ que s’il était venu pour lui seul» (Hom. Ga).

On rencontre encore ce JE représentatif de la vie chrétienne par ex. dans l’hymne à la charité en 1Co 13: «Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit…Nous voyons actuellement de manière confuse, comme dans un miroir; ce jour-là, nous verrons face à face.»

Son JE est fait à la fois d’autorité et d’humilité, d’«humble présence» aurait dit Maurice Zundel

Je termine ce second aspect du JE paulinien par le fameux passage de la Lettre aux Romains au chap. 7 que je résume: «Nous savons que la Loi est spirituelle, mais moi je suis un être de chair, vendu au pouvoir du péché. Vraiment ce que je fais, je ne le comprends pas: car je ne fais pas ce que je veux mais je fais ce que je hais. Or si je fais ce que je ne veux pas, je reconnais, d’accord avec la Loi, qu’elle est bonne; en réalité ce n’est plus moi qui accomplis l’action, mais le péché qui habite en moi … etc.» Puis ce sera un cri de désespoir: «Malheureux homme que je suis! Qui me délivrera de ce corps qui me voue à la mort?», suivi d’un cri de victoire: «Grâces soient à Dieu par Jésus Christ notre Seigneur!»

On a cru pouvoir interpréter ce passage en JE comme étant «autobiographique, adamique, mosaïque ou chrétien[4]». Ce JE omniprésent ici serait celui de Paul comme homme divisé, voire torturé. C’était l’exégèse de Luther, écho de son propre drame intérieur: il s’agirait là du chrétien régénéré mais qui reste divisé, à combien plus forte raison l’homme sans la grâce. Ce fut aussi l’exégèse d’un Augustin, seconde manière, pour lutter contre les Pélagiens qui pensaient que l’homme sans la grâce pouvait vouloir la grâce, se complaire dans la Loi.

Mais la première lecture d’Augustin et largement celle des Pères et des exégètes d’aujourd’hui est différente: si on veut de l’autobiographie quant à l’observance de la Loi, il faut se reporter à Ph 3 et à Ga 1: un homme fidèle et même irréprochable! En revanche, ici encore le JE de Paul est représentatif, mais de qui? De l’homme en dehors du Christ, de la grâce et du don de l’Esprit, puis au contraire d’un homme habité par le Christ et l’Esprit, au chap. 8, mais Paul décrit cet enjeu en résumant l’histoire du salut telle que la bible en parle, partant depuis le jardin de la Genèse. Paul fait probablement parler Adam, représentatif de tout homme.

Il n’empêche que Paul parle en JE, un «je» plus large que lui mais qu’il paraît difficile d’exclure, et donc son individualité et la nôtre peuvent aussi être prises dans ce dilemme. Ce n’est pas la description d’un homme porté par la grâce et malgré tout pécheur (simul justus et peccator) comme l’avait cru Luther. Cette description a une portée non pas psychologique ni autobiographique mais théologique, c’est pourquoi elle est si radicale. Le précepte allumant la convoitise conduisit à la mort, «mais la loi de l’Esprit qui donne la vie dans le Christ affranchit de la loi du péché et de la mort»(Rm 8,2).

Un JE artisan de communion

J’aimerais maintenant aborder un autre aspect du JE paulinien qui s’efface devant le Christ. Ce JE s’éloigne de ce qu’il pouvait y avoir de quête solitaire de la perfection, de ce qu’il pouvait y avoir de trop humain et triomphant, fût-ce dans l’obéissance à la Loi, et il se transforme en souci du prochain. Ce JE devient artisan de communion. Nous en avons un indice littéraire dès la première lettre aux Thessaloniciens, probablement écrite dans les années 50, ce qui en ferait le plus ancien document chrétien connu.

Or cette lettre que l’usage (en particulier liturgique) nous fait dire «de S. Paul Apôtre», est en fait mise sous le patronage de Paul, Sylvain et Timothée et toute la lettre est écrite en «nous». Paul n’est pas seul à écrire, ni seul à exhorter les fidèles: c’est encore le cas pour 1Co (Paul et Sosthène), 2Co, Ph et Phm ainsi que Col (Paul et Timothée), Ga (Paul et tous les frères qui sont avec moi). De plus, il ne mentionne pas n’importe qui à ses côtés mais ceux qui ont eu une part majeure à son œuvre d’évangélisation. Il en fait de véritables co-auteurs de la lettre.

Le phénomène est d’autant plus à souligner qu’il est rare dans la littérature antique comme J. Murphy O’Connor l’a rappelé dans son livre sur l’art littéraire de Paul[5]. Paul était sans doute l’animateur de ce groupe d’évangélisateurs. Son JE ressort à deux reprises à des moments importants de la lettre. Tout d’abord lorsque Paul se présente, avec Sylvain et Timothée, comme «orphelins» de sa communauté de Thessalonique, il leur dit son désir de les revoir. «Nous avons donc voulu venir jusqu’à vous – moi-même Paul, à plusieurs reprises -, mais Satan nous en a empêchés.» (2,15).

Le chap. 3 s’ouvre sur la décision commune de mandater Timothée à Thessalonique: «Aussi, n’y tenant plus, nous avons pris le parti de demeurer seuls à Athènes, et nous vous avons envoyé Timothée, notre frère et le collaborateur de Dieu dans l’Evangile du Christ, pour vous affermir et réconforter dans votre foi, afin que personne ne se laisse ébranler par ces tribulations.» Il les avait avertis qu’ils auraient à souffrir pour l’Evangile: il leur redit sa préoccupation et son souci, et pour ce faire le discours passe à la première personne: «C’est pour cela que, n’y tenant plus, je l’ai envoyé s’informer de votre foi. Pourvu que déjà le Tentateur ne vous ait pas tentés et que notre labeur n’ait pas été rendu vain!» (3,5). Il n’empêche que la Lettre est écrite en nous. Une troisième fois, il endossera en JE le contenu de la lettre, nous y reviendrons.

Il faut interpréter théologiquement ce fait littéraire: Paul ne fait pas que parler de la grâce de l’Evangile qui est un Evangile de communion, il le montre par sa pratique. Dans les Lettres, seize personnes sont nommées explicitement ses collaborateurs et vingt-cinq autres personnes proches sont nommées (cf. par ex. Rm 16). Et surtout il associe à son autorité pastorale ceux qui lui sont le plus proches dans l’œuvre d’évangélisation, ici Sylvain et Timothée. Je rappelle que Jésus avait aussi envoyé les apôtres évangéliser deux par deux, cellule minimale de la communion (Lc 10,1).

Ce souci de communion est sensible dès le début des lettres: en NOUS (début de la lettre aux Thessaloniciens: «Nous rendons grâces à Dieu à tout moment pour vous tous, en faisant mémoire de vous sans cesse dans nos prières» (1,3; ou Col 1,3) ou en JE dans le billet à Philémon: «Je rends sans cesse grâces à mon Dieu en faisant mémoire de toi dans mes prières» (v. 4). Paul le résumera cette orientation essentielle de son apostolat: «nous ne sommes nous que vos serviteurs pour l’amour de Jésus» (2Co 4,5). J’ajoute le fait que Paul s’adresse aux Thessaloniciens comme à des «frères» (19x dans 1Th qui compte 5 chap.): proportionnellement, c’est la plus grande concentration de ce terme dans les Lettres[6].

Autorité et humilité de ce JE

Ce JE paulinien est donc habité par le Christ, c’est aussi, et pour cela même, un JE créateur de communion, d’un NOUS chrétien ainsi que nous l’avons vu. Je terminerai sur un dernier trait qui explique cette cohérence: son JE est fait à la fois d’autorité et d’humilité, d’«humble présence» aurait dit Maurice Zundel. Reconnaissons que l’humilité n’est pas le premier trait que l’on prêterait spontanément à Paul…

Paul de Tarse ne devait pas manquer de personnalité, il marquait ceux qui le rencontraient. Non par sa prestance physique ou une parole humainement performante. Rappelez-vous les propos des Corinthiens qui sont remontés jusqu’à Paul: «Les lettres, dit-on, sont énergiques et sévères; mais, quand il est là, c’est un corps chétif, et sa parole est nulle (BJ) … il est faible et sa parole est méprisable (Osty).Qu’il se le dise bien, celui-là: tel nous sommes en paroles dans nos lettres quand nous sommes absents, tel aussi, une fois présents, nous serons dans nos actes.»(2Co 10,10-11). Voilà encore un JE représentatif, Paul parle au nom des apôtres mais c’est bien aussi lui qui parle.

De cette (relative) faiblesse, il fait un atoutcomme il le rappelle aux Corinthiens: «Pour moi, quand je suis venu chez vous, frères, je ne suis pas venu vous annoncer le mystère de Dieu avec le prestige de la parole ou de la sagesse. Non, je n’ai rien voulu savoir parmi vous, sinon Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié. Moi-même je me suis présenté à vous faible, craintif et tout tremblant, et ma parole et mon message n’avaient rien des discours persuasifs de la sagesse; c’était une démonstration d’Esprit et de puissance, pour que votre foi reposât, non sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu» (1Co 2,1-5).

Son autorité ne vient pas non plus de la seule fermeté de son caractère: il s’agit pour lui de faire place au Christ, toute la place, quitte à passer pour arrogant. C’est très clair dès son plaidoyer d’authenticité en Gaalors qu’il vient d’appeler l’anathème sur quiconque, lui ou un ange, annoncerait un Evangile différent de celui qu’il a annoncé. «En tout cas, maintenant est-ce la faveur des hommes, ou celle de Dieu que je veux gagner? Est-ce que je cherche à plaire à des hommes? Si je voulais encore plaire à des hommes, je ne serais plus le serviteur du Christ» (Ga 1,10). Fermeté de l’homme, appui sur le Christ: les deux traits se conjuguent à la fin des Galates, quand Paul signe sa missive, et avec de gros caractères, pour en endosser le message et souligner la portée de sa Lettre: «Dorénavant que personne ne me suscite d’ennuis: je porte dans mon corps les marques de Jésus» (Ga 6,17).

Et aux Corinthiensà propos d’une lettre que nous n’avons plus et que l’on désigne habituellement comme «la lettre dans les larmes»: «Si je vous ai attristés par ma lettre, je ne le regrette pas … en toutes choses nous vous avons dit la vérité» (2Co 7,8.14). C’est dans la même logique qu’il osa résister aux chrétiens judaïsants venus de Jérusalem et même en face à Pierre lors de l’incident d’Antioche qu’on peut résumer par ces deux expressions: «Mais à cause des intrus, ces faux frères qui se sont glissés pour espionner la liberté que nous avons dans le Christ Jésus, afin de nous réduire en servitude, gens auxquels nous refusâmes de céder, fût-ce un moment, par déférence, afin de sauvegarder pour vous la vérité de l’Evangile… Mais quand je vis qu’ils ne marchaient pas droit selon la vérité de l’Evangile, je dis à Céphas devant tout le monde…» (Ga 2,4-5.14). Paul tient à défendre et l’Evangile qui n’est pas le sien, et les conséquences de l’Evangile pour les Galates, c’est-à-dire la liberté. Orthodoxie et orthopraxie relèvent d’un même souci … pour lui!

En conséquence, pas de place en lui pour de la gloriole, de l’autocélébration. Des chrétiens s’en référaient trop humainement aux apôtres et même à lui Paul? Il leur répond vigoureusement: «Le Christ est-il divisé? Serait-ce Paul qui a été crucifié pour vous? Ou bien serait-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés?» (1Co 1,13). A ceux qui donnaient trop d’importance à la médiation apostolique et la gauchissaient, il répond: «Qu’est-ce donc qu’Apollos? Et qu’est-ce que Paul? Des serviteurs par qui vous avez embrassé la foi, et chacun d’eux selon ce que le Seigneur a donné. Moi j’ai planté, Apollos a arrosé; mais c’est Dieu qui donnait la croissance.» (1Co 2,5-6).

Mentionnons encore la formule si hardie de 2Co 11,4ss: «J’estime pourtant ne le céder en rien à ces archiapôtres. Aussi sûrement que la vérité du Christ est en moi». Et voilà que Paul, loin de se glorifier de ses exploits est prêt à se glorifier de ses faiblesses (chap. 12) le Christ lui ayant fait découvrir que ses blessures et ses épuisements sont comme un contre-poids nécessaire aux révélations exceptionnelles qui lui ont été faites, afin qu’il n’y ait pas en lui trace d’un orgueil humain. «Ma grâce te suffit». Le JE de l’Apôtre fait ici encore place au Christ Jésus. Il fonde en Paul un JE plein d’autorité et en même temps marqué par la kénose, par l’abaissement et la faiblesse. Oui Paul peut oser dire: «imitez-moi» (ce qui en choque plus d’un) parce qu’il précise: «montrez-vous mes imitateurs, comme je le suis moi-même du Christ» (1Co 11,1; également Ph 4,15 et surtout 3,17).

Il faut encore mentionner la note de tendresse maternelle que l’on n’attendrait pas de la part de ce grand intellectuel: en 1Th 2,7 il compare l’apôtre s’efforçant de transmettre l’Evangile du Christ à une femme qui allaite et prend soin de son nourrisson, puis à un père et il nomme les Thessaloniciens ses frères. En Ga 4,19 il se comparera encore à une femme mais alors en train d’enfanter: «mes petits enfants que j’enfante à nouveau dans la douleur jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous».

Conclusion

Oui, le JE est omniprésent dans la littérature paulinienne. Non seulement le JE auctorial banal d’un correspondant, mais un JE de présence forte et nécessaire auprès des communautés. La Lettre remplace l’Apôtre absent. Mais ce JE n’est pas gangrainé par un orgueil humain. Il est le rayonnement de la personne du Christ à travers son Apôtre.

– C’est un JE qui est envahi par le Christ.

– C’est aussi un JE paradigmatique de l’expérience chrétienne.

– C’est encore un JE qui œuvre à réaliser le NOUS d’une communion des chrétiens entre eux.

– C’est enfin un JE qui conjugue autorité et humilité, à l’exemple du Christ. Paul ose inviter les chrétiens à l’imiter parce qu’il est lui-même polarisé totalement par le Christ, configuré au Christ.

– Il faut y ajouter une note de tendresse maternelle autant que d’autorité paternelle. Tout cela fait que Paul avec ses collaboratrices et collaborateurs a été un fondateur de communautés en Asie Mineure, en Grèce, et il mourra auprès de la communauté de Rome. Son JE est tellement plus que son seul je individuel qu’il peut même se priver de toute lettre de recommandation auprès de ceux qui en solliciteraient de sa part: «notre lettre, c’est vous, une lettre écrite en nos cœurs, connue et lue par tous les hommes» (2Co 3,1-2).

Finalement, ce JE qui, humainement paraissait envahissant et sûr de lui, ce JE qui est travaillé par le Christ, évidé afin de réaliser parmi et pour les communautés une juste présence, n’est pas si loin du témoignage des moines de Tibhirine. Un témoignage si personnel et fort, de moines alors humblement présents à Tibhirine en Algérie et si fortement présent aujourd’hui encore, visages du Christ au cœur de l’Église et pour le monde.

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Jean-Michel Poffet

Jean-Michel Poffet, op a enseigné le Nouveau Testament à l’Université de Fribourg avant d’être élu Directeur de l’Ecole biblique et archéologique française de Jérusalem. Membre de la rédaction de la revue Sources, il est actuellement prieur du couvent Saint-Hyacinthe de Fribourg.

 

 

 


[1] Rm, 1-2Co, Ga, Ph, 1Th, Phm.
[2] L’Evangile de Jésus-Christ, Gabalda, Paris 1928, p. 457.
[3] Le chrétien dans la théologie de S. Paul, p. 316.
[4] Autobiographique (Augustin 2e formule, Luther etc.); adamique (S. Lyonnet et alii); mosaïque (P. Benoît) et chrétien. Cf. l’ouvrage de S. LYONNET, Les étapes du mystère du Salut selon l’épître aux Romains, Bibliothèque œcuménique, 8, Cerf, Paris 1969 et les derniers commentaires sur Rm, en particulier celui de S. LEGASSE, L’épître de Paul aux Romains, Lectio Divina, Commentaires, 10, Cerf, Paris 2002 et t surtout celui de A. GIGNAC, L’épître aux Romains, Commentaire biblique: Nouveau Testament, 6, Cerf, Paris 2014 (citation p. 273).
[5] Paul et l’art épistolaire. Contexte et structure littéraires, trad. de l’anglais par Jean Prignaud, Cerf, Paris 1994, p. 38: 15 lettres sur papyrus avec plusieurs noms d’expéditeurs et 6 lettres sur les 645 papyri d’Oxyrhynque, Tebtunis et papyri de Zénon.
[6] Rm 19x aussi mais au long de 16 chap. et 1Co 39x mais sur 16 chap.

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Ils avaient rebouché le trou
à l’intérieur d’eux-mêmes
et quittaient Jérusalem
Quand l’inconnu les rejoignit
le soir sur la route
et leur parla des Ecritures
quelque chose en eux
remua profondément
A l’auberge il disparut
Comprenant enfin
ils s’aperçurent qu’en eux-mêmes
le trou était ouvert

Jean-Pierre Lemaire, [1.Jean-Pierre Lemaire est né le 18 août 1948 à Sallanches, en Haute-Savoie. Il a passé son enfance dans le nord de la France. Enfant, il préférait la musique aux mots: il a appris le piano, car il voulait devenir musicien. Jean-Pierre Lemaire a fréquenté l’Ecole normale supérieure et obtenu l’agrégation de lettres classiques avant de faire un stage dans la marine. A 24 ans, à la suite d’une crise spirituelle, il a pris conscience de sa foi catholique et commencé à écrire ses premiers vrais poèmes. Il est professeur de lettres en classes préparatoires littéraires au lycée Henri IV à Paris et à Sainte-Marie de Neuilly.] «Les marges du jour», La Dogana, 1981


A Emmaüs tu étrennais tes pas
tout neufs quand nous traînions les nôtres
sur le chemin de la déroute.
Leur battement dans notre cœur
abolissait le temps. La nuit tombait,
mais en nous tu remontais la mèche.
A mesure que s’étendait
l’obscurité, notre vision
se clarifiait. Ta voix lavait notre regard
dépoli. Dans une fraction de seconde,
nos yeux s’ouvrirent
sur une absence.

Gilles Baudry [2. Gilles Baudry est né à Saint-Philbert-de-Grand-Lieu, en Loire-Atlantique, le 27 avril 1948. Il a grandi à la campagne avant d’entrer au séminaire. Il a fait son service militaire dans la ville universitaire allemande de Tübingen, puis travaillé en usine. Il a fréquenté la communauté de Taizé. Il a enseigné deux ans au Togo avant d’entrer à l’abbaye bénédictine de Landévennec.], « Nulle autre lampe que la voix», Rougerie, 2006


La route est lourde d’ombres;
elle vient de la ville
où tout fut consommé 

et va vers la maison:
nous y rentrons bredouilles,
sans hâte ni jubilation.
Reprendre le collier:
était-ce là ton vœu de vie? 

Celui dont le pas résonne et nous rejoint
fête l’espérance.
Son geste de partage nous remet en partance. 

Colette Nys-Mazure [3. Colette Nys-Mazure est née le 14 mai 1939 à Wavre, près de Bruxelles, en Belgique. Elle vit à Tournai, au nord du pays. Elle avait sept ans lorsque son père, vétérinaire, est mort dans un accident; sa mère ne s’en est pas remise et l’a suivi quelques mois plus tard. «Une blessure irréparable, dira-t-elle, mais peut-être féconde», dont tout ce qu’elle fait porte la marque. Elle a étudié à l’Université catholique de Louvain de 1957 à 1961, obtenant une maîtrise de lettres. Elle a enseigné la littérature française de 1961 à 1999. Elle a été assistante  à l’Université catholique de Louvain de 1974 à 1980. Colette Nys-Mazure est mère et grand-mère. Outre la poésie, elle a écrit des essais, des nouvelles et des pièces de théâtre. Elle anime des sessions et des ateliers d’écriture et donne des conférences en Belgique et à l’étranger. Elle aime travailler en correspondance avec des artistes, notamment des peintres.] et Lucien Noullez, «Traces et ferments. Un dialogue à bible ouverte», l’arbre à paroles, 1998


Marchions fourbus
vers Emmaüs,
le profil bas
à reculons
avec nos pas
de feuilles mortes.

Marchions si las
clopin-clopant.
Le ciel aussi
boitait si bas
sans horizon.

Nous rejoignit
un inconnu
nous questionnant
sur nos tourments.

Le soir tombait
mais l’étranger
trouvait des mots
comme des lampes.

Ces mots si simples
et si immenses,
c’étaient des portes
à deux battants
qui nous ouvraient
les Écritures.

Or, parvenus
au carrefour,
à la pliure
du grand livre,

sans un détour
il fit semblant
de s’éloigner
nous laissant seuls
abasourdis
avec nos cœurs
meurtris, brûlants.

« Où irions-nous
si tu t’en vas ?
Reste avec nous !
Vois : l’ombre
gagne
sur nos jours.
Reste avec nous
quand tout
s’éloigne.

Sur le chemin
de la déroute
tu as des mots
qui nous éclairent
et qui dissipent
notre doute.
Voici l’auberge
où nous refaire.
Ta compagnie
nous avoisine. »

À peine entré,
notre invité
passa commande
à la serveuse,
et nous, ses hôtes,
vîmes le Maître
rompre le pain
avec un geste
rayonnant d’infinitude,
mais reconnu
il disparut
laissant la table
ouverte à tous.

Foi de disciples
à n’y pas croire !
C’était donc lui
notre Sauveur
et notre ami
encore tout frais
ressuscité
et nous restés
à nos tombeaux !

Gilles Baudry, Demeure le veilleur, 2013, p. 71-73

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Surpris par ceux du dehors https://www.revue-sources.org/surpris-par-ceux-du-dehors/ https://www.revue-sources.org/surpris-par-ceux-du-dehors/#respond Wed, 01 Jan 2014 13:39:01 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=198 [print-me]

On observe une tension dans l’évangile entre le dedans et le dehors. Spontanément on penserait que les disciples et les proches de Jésus sont ceux du dedans, alors que les foules, les pécheurs et les adversaires sont ceux du dehors. Mais à qui veut bien lire attentivement les Ecritures, la situation se révèle beaucoup plus complexe.

Jésus ne franchit que rarement les frontières d’Israël, mais il le fait, et surtout il ne cesse de mettre en lumière les ressources spirituelles et la foi de ceux du dehors, appelant ainsi à la conversion ceux du dedans! Nous allons rappeler ici quelques textes des évangiles qui rendent compte de cet étrange renversement.

L’Evangile chez les païens

Jésus affirme à la fois sa mission prioritaire auprès des brebis d’Israël et la nécessité de prêcher l’Evangile à toutes les nations. En fait, cette ouverture aux païens relèvera de la mission de Paul, des apôtres et de l’Eglise, mais Jésus l’amorce déjà lors de son ministère public. S’il offre du pain aux foules, à l’intérieur des frontières d’Israël (Mc 6,30-44) il le fait aussi pour les païens, dans une seconde multiplication des pains en territoire étranger, dans la Décapole (Mc 8). C’est aussi dans le territoire de Tyr (le Liban actuel) qu’il va guérir la fille d’une syro-phénicienne. Jésus résista à sa demande, lui signifiant son envoi aux fils d’Israël: « il ne sied pas de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens« . Mais cette païenne n’eut pas peur d’insister: « Oui, Seigneur! Et les petits chiens, sous la table, mangent les miettes des enfants! » (Mc 7,24-29), parole qui lui vaudra la guérison de sa fille.

Cette femme n’est pas seule à être attirée par Jésus; les foules viennent à lui, pas seulement de la Judée et de Jérusalem, mais encore « de l’Idumée, de la Transjordane, des environs de Tyr et de Sidon » (Mc 3,7-8). C’est aussi sur l’autre rive du lac, au pays des Geraséniens, que Jésus guérit un homme possédé non seulement par un démon mais par une légion d’esprits mauvais (Mc 5,1-20). C’est encore en territoire païen, à Césarée de Philippe, que Jésus provoque ses disciples: « au dire des gens, qu’est le Fils de l’Homme? » (Mt 16,13ss). Les voilà obligés de se situer par rapport aux opinions qui circulent et c’est Pierre qui, au nom des Douze, va confesser Jésus comme Messie et Fils du Dieu vivant.

L’Evangile aux frontières

Même lorsqu’il ne les franchit pas, le ministère de Jésus se déroule aux frontières. Matthieu aime à le souligner quand Jésus quitte Nazareth pour s’établir à Capharnaüm: « ayant appris que Jean avait été livré, [Jésus] se retira en Galilée et, laissant Nazara, vint s’établir à Capharnaüm, au bord de la mer, sur les confins de Zabulon et de Nephtali, pour que s’accomplît l’oracle d’Isaïe le prophète: Terre de Zabulon et terre de Nephtali, Route de la mer, Pays de Transjordane, Galilée des nations! Le peuple qui demeurait dans les ténèbres a vu une grande lumière; sur ceux qui demeuraient dans la région sombre de la mort, une lumière s’est levée. » (Mt 4,12-17).

Ceux du « dedans » seraient-ils finalement aussi largement des gens du « dehors »?

Le village de Capharnaüm est donc établi à une frontière: de l’autre côté du lac, c’est le territoire païen de l’Iturée et de la Trachonitide, territoire de Philippe (Lc 3,1). On comprend alors qu’à Capharnaüm il y ait eu un bureau de douane, desservi par un certain Matthieu que Jésus va appeler à le suivre (Mt 9,9).

La Bonne Nouvelle destinée d’abord aux fils d’Israël a donc un air d’universalité.

Cette ouverture lui vient de loin: la promesse faite à Abraham concernait les nations (Gn 12). Et même si la Loi de Moïse sembla restreindre l’attention et le choix à Israël, Paul ne s’y est pas trompé: l’universel se devait de triompher. « Or voici ma pensée: un testament déjà établi par Dieu en bonne et due forme, la Loi venue après quatre cent trente ans ne va pas l’infirmer, et ainsi rendre vaine la promesse. Car si on hérite en vertu de la Loi, ce n’est plus en vertu de la promesse: or c’est par une promesse que Dieu accorda sa faveur à Abraham. » (Ga 3,17-18).

Cette universalité éclate dès l’évangile de l’enfance. En Luc, le salut apporté par Jésus est salué par le vieillard Syméon comme étant aussi bien « lumière pour éclairer les nations » que « gloire de ton peuple Israël » (Lc 2,32). Et en Matthieu, au chapitre 2, les mages sont les ambassadeurs des nations auprès du Messie. Ils anticipent la mission confiée aux disciples: « Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit. Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu’à la fin du monde. » (Mt 28,19-20).

Une précision encore: nous vivons aujourd’hui ce qu’il est convenu d’appeler la mondialisation. Les frontières disparaissent, au plan politique mais aussi au plan pratique: le rideau de fer est tombé avec le mur de Berlin, il est possible de se rendre en Chine ou au Chili, au Canada ou en Afrique du Sud, pas vraiment en Corée du Nord… mais cela apparaît comme une exception. Pour un jeune d’aujourd’hui, un village d’Amérique latine ou d’Afrique est presque aussi proche qu’une bourgade de sa province.

Il n’en allait pas de même au temps de Jésus. Pas seulement parce que les moyens de locomotion n’étaient pas ceux dont nous bénéficions aujourd’hui, mais aussi et surtout pour une raison religieuse et sociologique. Israël avait une vive conscience d’avoir été tiré des nations, d’être le peuple élu, et à ce titre il n’avait pas à se mélanger avec les nations païennes. Le fait que Jésus se soucie si peu de ces frontières invisibles mais bien réelles, n’a pu que dresser contre lui l’indignation de bien des croyants, et parfois parmi les meilleurs. « Que celui qui a des oreilles, qu’il entende!« .

Des lointains si proches

Mais dire cela n’est pas suffisant. Il arrive plus d’une fois que Jésus invite ceux « du dedans », ses coreligionnaires juifs, à se laisser interpeller, surprendre même, par ceux « du dehors ». Jésus semble même trouver auprès d’eux un accueil plus généreux. Rappelons la scène inaugurale de son ministère dans la synagogue de Nazareth (Lc 4). Jésus est invité à commenter le passage du prophète Isaïe: « L’Esprit du Seigneur est sur moi parce qu’il m’a consacré par l’onction, pour porter la bonne nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer en liberté les opprimés, proclamer une année de grâce du Seigneur. » Et Jésus de leur dire: « aujourd’hui s’accomplit à vos oreilles ce passage de l’Ecriture« .

Si, dans un premier moment, les habitants de Nazareth admirent ces paroles pleines de grâce, très vite leur attitude se fait hostile. Comment cet homme dont on connaît la famille peut-il se prévaloir d’une pareille mission? Jésus vient au-devant de leur réticence en leur citant un dicton connu: « médecin, guéris-toi toi-même » qu’ils allaient lui opposer en réclamant pour Nazareth les miracles faits à Capharnaüm. Mais Jésus se fait incisif: « En vérité, je vous le dis, aucun prophète n’est bien reçu dans sa patrie. » Et comme si ça ne suffisait pas, il va prendre deux exemples tirés de l’Ecriture: Israël ne manquait pas de veuves au temps d’Elie, pourtant c’est à une veuve de Sarepta qu’Elie fut envoyé, et elle l’accueillit. Et les lépreux ne manquaient pas non plus en Israël, pourtant c’est Naaman, le Syrien, qui fut purifié.

La réaction est immédiate, de colère et d’indignation: comment le Nazaréen peut-il mettre dans une lumière si favorable une femme du Liban et un homme de Syrie? Remarquons que lu aujourd’hui en Israël, ce même passage est tout près de susciter la même réaction, du moins chez certains! Dans le récit parallèle, Matthieu précise: « Et il ne fit pas là beaucoup de miracles, à cause de leur manque de foi. » (Mt 13,58).

Comme si cela ne suffisait pas, Jésus apostropha un jour les villes du bord du lac, c’est-à-dire les villes et villages qui avaient eu souvent l’occasion de le rencontrer, d’entendre ses enseignements, voire d’assister à l’un ou l’autre de ses miracles. « Malheur à toi, Chorazeïn! Malheur à toi, Bethsaïde! Car si les miracles qui ont eu lieu chez vous avaient eu lieu à Tyr et à Sidon, il y a longtemps que, sous le sac et dans la cendre, elles se seraient repenties. Aussi bien, je vous le dis, pour Tyr et Sidon, au Jour du Jugement, il aura moins de rigueur que pour vous. Et toi, Capharnaüm, crois-tu que tu seras élevée jusqu’au ciel? Jusqu’à l’Hadès tu descendras. Car si les miracles qui ont eu lieu chez toi avaient eu lieu à Sodome, elle subsisterait encore aujourd’hui. Aussi bien, je vous le dis, pour le pays de Sodome il y aura moins de rigueur, au Jour du Jugement, que pour toi. » (Mt 11,21-24).

Ceux du « dedans » seraient-ils finalement aussi largement des gens du « dehors »? Et ceux du « dehors », seraient-ils finalement plus proches qu’on ne le penserait de cette Bonne Nouvelle qui leur est aussi destinée?

Un autre jour, Jésus ne donna comme signe à ceux qui en réclamaient un de sa part, que le signe de Jonas, à la prédication duquel les habitants de Ninive se convertirent. Ce sont donc des Babyloniens qui sont donnés en exemple (on dirait aujourd’hui des Irakiens), et Jésus y ajoute la reine du Midi venue honorer Salomon, c’est-à-dire la reine de Royaume de Saba, aujourd’hui l’Ethiopie. Or il y a ici plus que Jonas, et plus que Salomon, et pourtant que de réticences de la part de ceux qui sont tout proches de lui à reconnaître le Fils de l’Homme (cf. Lc 11,29-32).

Il arrive aux proches de Jésus et aux croyants de rester comme extérieurs au message de Jésus.

Des païens modèles

Mais Jésus donne aussi en exemple aux fils d’Israël des gens qui leur sont géographiquement proches et pourtant si lointains: c’est le cas des Samaritains. On sait que les Juifs témoignaient peu d’estime à ces gens de l’ancien Royaume du Nord, dont on soupçonnait la foi de n’être pas authentique, coupés qu’ils étaient également du temple de Jérusalem.

Dans une page sévère de l’évangile de Jean vis-à-vis des Pharisiens se targuant d’être fils d’Abraham, Jésus rétorque douloureusement: « Si je dis la vérité, pourquoi ne me croyez-vous pas? Qui est de Dieu entend les paroles de Dieu; si vous n’entendez pas, c’est que vous n’êtes pas de Dieu. » Les Juifs lui répondirent: « N’avons-nous pas raison de dire que tu es un Samaritain et que tu as un démon? » (Jn 748). On voit que passer pour un Samaritain n’était pas vraiment un compliment. Or voici que Jésus donne précisément des Samaritains en exemple. Il le fait dans la parabole célèbre du bon Samaritain, venu au secours de l’homme blessé gisant au bord du chemin alors que prêtre et lévite l’avaient évité pour ne pas contracter d’impureté légale en soignant un homme ensanglanté (Lc 10,29-37). Il le fait encore dans l’épisode des dix lépreux purifiés. Un seul revient vers Jésus en glorifiant Dieu, or c’était un Samaritain: « il ne s’est trouvé, pour revenir rendre gloire à Dieu, que cet étranger! » remarque Jésus. Et il lui dit: « Relève-toi, va; ta foi t’a sauvé. » (Lc 17,18-19).

Les premiers sont sans doute allés se montrer aux prêtres, comme Jésus l’avait demandé, mais ce dixième n’avait pas ni temple ni prêtres en Samarie vers qui aller faire constater sa guérison. C’est donc vers Jésus qu’il vient et se prosterne pour rendre grâce à Dieu. C’est donc un étranger qui reconnaît l’Envoyé de Dieu, sanctuaire de sa présence au milieu de son peuple, mieux que les croyants patentés du dedans.

Il faut bien sûr mentionner également le centurion de Capharnaüm, un païen du village de Jésus qui non seulement supplie Jésus de guérir son serviteur mais va jusqu’à lui faire dire: « Seigneur, ne te dérange pas davantage, car je ne mérite pas que tu entres sous mon toit; aussi bien ne me suis-je pas jugé digne de venir te trouver. Mais dis un mot et que mon enfant soit guéri. Car moi, qui n’ai rang que de subalterne, j’ai sous moi des soldats, et je dis à l’un: Va! et il va, et à un autre: Viens! et il vient, et à mon esclave: Fais ceci! et il le fait. » En entendant ces paroles, Jésus l’admira et, se retournant, il dit à la foule qui le suivait: « Je vous le dis: pas même en Israël je n’ai trouvé une telle foi. » (Lc 7,6-10). Chaque fois que nous nous avançons pour communier, nous reprenons ces paroles… d’un païen!

Un étonnant renversement

Je termine par une petite scène étonnante du début de l’évangile de Marc. La famille de Jésus est inquiète devant l’opposition qui se dresse contre lui. « Sa mère et ses frères arrivent et, se tenant dehors, ils le firent appeler. Il y avait une foule assise autour de lui et on lui dit: « Voilà que ta mère et tes frères et tes sœurs sont là dehors qui te cherchent. » Il leur répond: « Qui est ma mère? Et mes frères? » Et, promenant son regard sur ceux qui étaient assis en rond autour de lui, il dit: « Voici ma mère et mes frères. Quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là m’est un frère et une sœur et une mère. » (Mc 3,31-35). La foule, habituellement à distance ou au dehors, se trouve étonnamment « dedans », assise autour de Jésus, alors que ses proches qu’on attendrait dedans se retrouvent « dehors », voulant récupérer Jésus.

Ce paradoxe a paru trop brusque aux autres évangélistes. Matthieu atténue la démarche de la parenté (Mt 12,46-50): ils cherchent seulement « à lui parler ». Luc gomme davantage encore ce paradoxe (8,19-21): si la famille reste au dehors, c’est seulement parce que la foule les empêche d’entrer: on voit là le signe d’une première marque de respect envers notamment la mère de Jésus qu’on ne peut imaginer « dehors ». On me permettra de souligner pourtant la portée du récit de Marc: il arrive aux proches de Jésus et aux croyants de rester comme extérieurs au message de Jésus, alors que ceux du lointain sont saisis dès qu’ils s’en approchent. Le propos n’a rien perdu de son actualité!

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Jean-Michel Poffet

Jean-Michel Poffet

Ancien directeur de l’Ecole biblique et Archéologique de Jérusalem, le frère dominicain suisse Jean-Michel Poffet est aussi membre de l’équipe rédactionnelle de la revue Sources.

 

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Qui est ma mère? Qui sont mes frères? https://www.revue-sources.org/qui-est-ma-mere-qui-sont-mes-freres/ https://www.revue-sources.org/qui-est-ma-mere-qui-sont-mes-freres/#respond Mon, 01 Apr 2013 12:22:14 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=154 [print-me]

Marc 3, 20-35. Il n’est pas rare d’entendre un discours sur la « famille modèle » qui présuppose qu’il est possible de suivre un parcours sans difficultés et sans heurts. Beaucoup d’hommes et de femmes de notre temps se sentent en décalage par rapport à un tel idéal. Est-ce vraiment en ces termes que nous devons parler de la famille?

Famille modèle?

Il me semble que dans la réalité de la vie, comme dans la Bible, les choses sont différentes. La famille apparaît comme un lieu plutôt difficile « d’épreuves et d’avènement ». Il suffit de penser à Abraham et à Sara qui ont cumulé des difficultés de couple, entre femmes, entre frères. Et les choses continuent avec Jacob, Joseph. Même le grand Moïse avait épousé une étrangère, ce qui lui valut la critique de ses frères et sœurs. Ne parlons pas de David dont la famille a connu l’adultère, le viol, le meurtre fratricide. Vous me direz: dans l’Ancien Testament, d’accord, mais depuis que Jésus est venu, il en va tout autrement. A voir?

La famille de Jésus

L’évangile de Marc nous invite à faire connaissance avec la famille de Jésus (Mc 3, 20-35). Cela se passe au début de son ministère. Jésus a déjà chassé des démons, guéri des malades. Il est monté sur la montagne, un lieu ouvert au soleil et au vent, pour en appeler douze et les établir afin qu’ils soient avec lui (Mc 3, 13ss).

Jésus est immédiatement victime d’un succès populaire croissant. Ce qui ne manque pas d’inquiéter deux groupes bien organisés, aux valeurs bien définies: ses proches[1] et le pouvoir religieux représenté par les scribes de Jérusalem. Chaque groupe envoie sa délégation.

Fou?

Jésus se trouve dans une maison. Il y a tant de monde qu’on n’a même pas le temps de manger. Ses proches disent: « Il est hors de sens », il est fou. Serait-ce parce qu’il a oublié de manger? Ou parce qu’il ne se méfie pas des ennuis qu’il va susciter? Les scribes, pour leur part, formulent une accusation bien plus grave: « Il a Beelzéboul en lui! »

« Il est fou ». En grec on a le verbe « existèmi » qui veut dire « il se tient hors de lui-même ». Il est hors des normes habituelles, hors du « ni trop, ni trop peu », si cher à bien des familles.

Pour ses proches, Jésus est « à côté de la plaque ». Ils vont essayer de le « saisir » pour le ramener dans leur petit monde rassurant. Ce verbe « s’emparer » peut être pris en bien ou en mal. La bien-aimée du Cantique cherche à saisir celui qu’elle aime (Ct 3,4), Jésus prend la main de la fille de Jaïre (Lc 8, 54). C’est aussi le verbe de l’arrestation de Jésus (Mt 26, 50).

Fou ou décentré?

L’expérience qui consiste à « être hors de soi » traverse la Bible. On la trouve une première fois pour qualifier le sommeil mystérieux d’Adam (Gn 2, 21). Etre hors de soi peut désigner un trouble devant un événement difficile, comme Saül ou Achaz qui tremblent de peur devant d’autres rois, comme d’autres personnages frappés de folie ou égarés par le vin (Is 28, 7).

Cette « extasis » peut aussi désigner une émotion intense, une sorte de « déplacement » ressenti devant une présence qui dépasse: présence féminine pour Adam ou Booz (Rt 3, 8), présence divine pour Jéthro (Ex 18, 9). Dans le Nouveau Testament cette notion revient à répétition pour dire le bouleversement ressenti devant un miracle, la résurrection (Mc 16, 8) ou l’effusion de l’Esprit (Ac 2, 7.12; 10, 45).

Il s’agit d’une expérience qui consiste à être décentré de soi et de ses repères pour entrer dans une nouvelle aventure vivifiante et inattendue avec Dieu. Dans ce sens-là, Jésus est bien « hors de sens », comme Paul qui dira: « Si nous avons été hors de sens, c’est pour Dieu » (2 Co 5, 13).[2]

Les proches de Jésus ont donc raison de dire qu’il est déplacé. Mais du coup, ne feraient-ils pas mieux de se laisser eux aussi « déplacer » et de s’ « émerveiller ». Cette question ne semble pas être à l’ordre du jour. Jésus butte sur l’incompréhension de ses proches.[3]

Vous avez dit frères et sœurs?

Un peu plus tard, alors que Jésus vient de répondre aux scribes qui confondent bien et mal, esprit de Satan et Esprit de Dieu (Mc 3, 22-30), sa mère et ses frères tentent une deuxième approche et le font appeler. La question des frères de Jésus a fait couler beaucoup d’encre.[4] Il s’agit d’un dossier considéré comme compliqué depuis longtemps. Faut-il y attacher tant d’importance alors que Jésus est justement en train de remettre en cause les liens de sang? Il nous emmène à un autre niveau; il change de registre: « Voici ma mère et mes frères. Celui qui fait la volonté de Dieu est mon frère, ma sœur, ma mère » (Mc 3, 35). En prononçant cette parole, Jésus regarde la foule assise autour de lui dans la position du disciple qui écoute[5]. Cette parole sonne comme une invitation adressée à tous. Aux yeux de Jésus, il y a de nombreux frères et sœurs possibles, inattendus.

Au cercle de la famille dans lequel certains voudraient bien l’enfermer, Jésus superpose un autre cercle formé de frères et sœurs qui se réfèrent à un même Père des cieux (Mt 12, 50).

Faire ce discernement, remettre en cause les liens naturels de sang, permet d’éviter de s’enliser dans une attitude mortifère qui empêche l’accueil de la nouveauté de l’Esprit.

Un Père qui est notre premier parent

Celui qui accueille le Père des cieux, comme son Père primordial, sera amené à revisiter les notions de famille, de frère, de sœur.

Est-ce que les deux cercles s’excluent? Non, Jésus invite tout un chacun à être fils et filles du Père, à vivre ce déplacement. Marie par exemple est de sa famille à double titre.

L’Eglise est-elle cette nouvelle communauté de frères? Là aussi, un discernement s’impose. Certaines personnes, peuvent, au nom de leur fonction dans l’Eglise, tenter de s’emparer de l’autre et l’empêcher de vivre sa vocation au souffle de l’Esprit. Même en Eglise, il faut lutter contre une autorité abusive et un soi-disant esprit de famille qui enferme.

Jésus invite tout un chacun à être fils et filles du Père, à vivre ce déplacement. Marie est de sa famille à double titre.

Etre mu par un même Esprit

L’ »esprit de famille » n’est pas une sorte de norme imposée à chacun. Alors que les scribes religieux confondent les esprits, Jésus affirme que le véritable « esprit de famille » est l’Esprit Saint qui travaille à unir homme et femme, frères et sœurs.

A 20 ans, j’ai fait une découverte fulgurante de la Bible, un peu comme un coup de foudre. Je me suis sentie attirée par la théologie. J’étais alors étudiante en mathématiques. Quand j’ai parlé de mon projet à mes parents, mon père, dont j’imaginais qu’il allait être déçu, m’a dit que c’était une bonne idée, que le monde a besoin de sens et de Dieu. Ma mère, par contre, m’a dit: « Mon Dieu! Qu’est-ce que je vais dire à mes copines? ».

J’aimerais aussi citer l’exemple de ma belle-mère. A l’occasion du décès tragique d’un de nos grands amis, elle m’a dit: « Il était pour vous plus qu’un frère ». Une maman qui sait qu’un enfant qui n’est pas le sien est « plus qu’un frère » pour ses enfants, voilà une vision très proche de l’évangile.

Le couple épargné?

Jésus remet en question et en chantier les notions de mère, frères et sœurs. Elles sont à revisiter à la lumière de l’Esprit.

Il semble que la notion de couple par contre ne soit pas trop remise en question. Depuis le début, la Bible s’intéresse à la rencontre homme-femme et à leurs relations. Il existe cependant un texte qui m’a toujours égratignée: « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. » (Lc 14, 26)

Comment se fait-il que Luc, d’habitude si bienveillant envers les femmes, doive rajouter « haïr sa femme »? On pourra avec raison dire que « haïr » ce n’est pas « détester », mais plutôt « ne pas se sentir du parti de quelqu’un », « ne pas trouver sa source dans l’autre » qui n’est pas tout pour nous.

Une question qui en suscite une autre

Je m’achoppais donc à ce texte, quand, un jour, je me suis posé une autre question. Pourquoi le Jésus de Luc mentionne-t-il la femme et pas l’homme? Serait-ce parce qu’il ne s’adresserait qu’aux hommes? Plus j’y pensais, plus cela devenait clair pour moi. Oui, Jésus appelle des hommes à le suivre et pas des femmes. Du moins, pas de la même façon. Jésus serait-il macho? Pas sûr. Car les femmes sont bien là; elles l’accompagnent (Lc 8, 1-3) et le suivent jusqu’au bout (Lc 23, 55-56; 24, 1-12). Mais il est vrai que je n’ai pas vraiment trouvé dans les évangiles de texte où Jésus appelle des femmes à le suivre. On dirait qu’elles viennent toutes seules. Elles sont là, poussées par une force invisible. En langage biblique, on appelle cette force l’Esprit.

J’étais en deuxième année de théologie quand le directeur du séminaire m’a suggéré de profiter de la visite de l’évêque au séminaire pour le rencontrer. Quand il m’a vue, il fut étonné et me demanda ce que je faisais là. Il ne m’avait pas appelée. Pourquoi ne lui avais-je rien demandé? Je lui ai parlé de ma confiance en Dieu et de l’Esprit qui m’a mise en route. Quelques années plus tard, il m’a confirmé: « Tu as bien fait de faire confiance ».

En conclusion

Ces deux textes de Marc et de Luc ne sont que des échantillons. La Bible ne connaît pas de « famille idéale » qu’il suffirait d’imiter.

La personne qui vit une relation intense avec Dieu ne manque pas de déranger.

Tout est à revoir à la lumière de l’Esprit. Notre façon d’être fils, fille, père, mère, frère, sœur. Notre façon aussi d’appeler les hommes et les femmes à suivre Jésus.

La famille, les relations de couple sont des lieux de révélation, d’avènement, de discernement. Même un vécu difficile, même l’incompréhension des proches peut être une véritable occasion de nous laisser « déplacer » pour nous mettre en présence de Dieu.

Ne nous demandons pas si notre vie est idéale; demandons plutôt au Maître de la vie ce qu’il veut nous apprendre à travers nos chemins d’humanité. Il a dit: « C’est moi le Seigneur ton Dieu, qui t’instruis pour que tu en tires profit, qui te fais cheminer sur le chemin où tu iras » Isaïe 48, 17.

[1] Les « par’autou », littéralement, ceux qui sont auprès de lui, cette expression n’arrive qu’ici dans toute la Bible; elle désigne les gens d’une même famille, du voisinage.

[2] Cf aussi 2 Co 11 qui évoque la folie môria aux yeux des hommes qui est sagesse devant Dieu.

[3] Cf aussi Jn 7, 3-5.

[4] Sont-ils frères de sang, demi-frères, cousins ou même amis? Faut-il traduire le mot grec « adelphos » dans un sens restreint ou faut-il supposer un arrière-fond hébreu beaucoup plus ouvert?

[5] Cf Marie, la sœur de Marthe (Lc 10, 39) ou Paul assis aux pieds de Gamaliel (Ac 22,3).

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Monique Dorsaz

Monique Dorsaz

Epouse et mère de quatre enfants, Monique Dorsaz enseigne à l’Institut de Formation aux Ministères (IFM) de Fribourg. Elle est aussi au service de la « pastorale de la famille » dans le canton de Vaud. Bibliste, elle est membre de l’Association Biblique Catholique (ABC).

 

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La première lettre de Paul aux Thessaloniciens https://www.revue-sources.org/premiere-lettre-de-paul-aux-thessaloniciens/ https://www.revue-sources.org/premiere-lettre-de-paul-aux-thessaloniciens/#comments Tue, 01 Jan 2013 12:58:10 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=398

Qu’il me soit permis d’évoquer ici un souvenir personnel: j’ai longtemps enseigné la littérature paulinienne. J’essayais de comprendre et de faire comprendre les lettres de l’Apôtre, surtout les grandes épîtres: aux Romains, aux Galates et aux Corinthiens, parfois difficiles à interpréter.

Déjà S. Pierre le reconnaissait. Parlant des lettres de Paul, il écrivait: «Il s’y rencontre des points obscurs, que les gens sans instruction et sans fermeté détournent de leur sens – comme d’ailleurs les autres Ecritures – pour leur propre perdition.» (2Pi 3,16). Ce n’est qu’en abordant la première épître aux Thessaloniciens que j’ai découvert un autre type de lettre, au ton simple et direct, un peu comme le billet à Philémon.

La première lettre aux Thessaloniciens ne fait pas partie des grandes épîtres, elle ne développe pas le thème de la grâce par exemple, ni l’impact de la croix. La seconde partie aborde la thématique de l’eschatologie, l’attente de la venue du Seigneur et l’espérance du croyant; elle nous est connue par les messes d’enterrement: «il ne faut pas que vous vous désoliez comme les autres, qui n’ont pas d’espérance.» (4,13). Mais c’est la première partie de la lettre qui va retenir ici mon attention. Elle ne parle pour ainsi dire que d’une chose: la relation des évangélisateurs avec ceux auxquels ils annoncent la Bonne Nouvelle. Ces trois petits chapitres sont remarquables à cet égard: évangéliser, oui, mais comment? Jacques Loew aimait à dire que le premier obstacle à l’évangélisation, c’est souvent le missionnaire lui-même. Ici nous avons la face positive de la médaille: quel fut le comportement des apôtres alors qu’ils annonçaient l’Evangile à Thessalonique, en terre païenne, dans le cœur de ce qui allait devenir notre Europe.

Nous possédons un papyrus en grec du 3e siècle de la célèbre collection Chester Beatty à Dublin. Il provient d’un monastère égyptien du Fayoum. C’est le plus ancien manuscrit contenant une collection des lettres de Paul. Il nous en reste 86 pages sur un total d’une centaine de pages. De la première lettre aux Thessaloniciens, il ne nous reste que quelques mots du titre, 1,9 – 2,3 en partie et quelques versets du chapitre 5. Miraculeusement c’est un mot important de 2,1 qui est sauvegardé: «vous SAVEZ – oidate en grec – frères, comment nous sommes venus chez vous, que ce ne fut pas en vain». Ce petit mot est emblématique et typique de toute la lettre: l’évangélisation ne s’est pas faite en paroles seulement mais par une qualité de présence. Qui plus est, les apôtres peuvent s’appuyer sur cette expérience et y renvoyer les croyants. Expérience du côté des apôtres, expérience du côté des chrétiens: on est là dans le registre de l’Incarnation et de ses conséquences. La Bonne Nouvelle se répand parce qu’elle est incarnée, crédible, bonne à vivre et donc à transmettre.

La Bonne Nouvelle se répand parce qu’elle est incarnée, crédible, bonne à vivre et donc à transmettre.

Evangélisation par la communion

Je vais glaner ici et là quelques étincelles de cette lumineuse expérience. Et tout d’abord l’adresse de la lettre, écrite par Paul, Sylvain et Timothée. On parle couramment des lettres de Paul, comme s’il en était le seul auteur. C’est inexact. Il associe Sylvain et Timothée, les tout proches dans la tâche de l’évangélisation. Et toute la lettre est écrite en «nous». C’est extrêmement rare dans les lettres que nous connaissons de l’Antiquité. Certes, Paul a dû en être l’instigateur, probablement celui qui dictait: un groupe de personnes n’écrit pas… Mais il tient à faire de Sylvain et Timothée de véritables co-auteurs. Premier point d’attention: l’évangélisation part d’une communion entre des personnes. De même que notre Dieu est communion d’amour entre trois personnes, de même l’annonce de son amour ne se fait pas de manière solitaire, solipsiste, mais en diffusant et en laissant voir une communion. Jésus a réuni autour de lui des apôtres, les appelant à l’unité. C’est encore ce que S. Dominique a voulu, au moment où il fondait l’Ordre des Prêcheurs et envoyait les frères prêcher, deux par deux, comme les Apôtres. Le conventus (couvent) n’est pas d’abord un bâtiment, mais la communion des frères.

Un savoir en acte

Suivons cette thématique du «savoir»: «nous le SAVONS, frères aimés de Dieu, vous avez été choisis» (1,4). Paul, Sylvain et Timothée appliquent ici aux païens de Thessalonique le thème de l’élection, réservé jusqu’ici à Israël. Eux aussi sont les bien-aimés de Dieu. Comment Paul le sait-il? Par une expérience: il a vu à l’œuvre leur foi, leur espérance et leur charité (1,2-3). L’évangélisation n’a pas été chez eux pur blabla, flot de paroles aussi solennelles que générales et sans effet. Non, ils ont pu voir la puissance de Dieu, la puissance de l’Esprit Saint à l’œuvre, et en surabondance (v. 5). La vie des gens en a été transformée, les apôtres en furent les témoins et ils le disent.

Mais comment en est-on arrivé là? A nouveau, notre trio apostolique le précise: «vous SAVEZ, comment nous nous sommes comportés au milieu de vous pour votre service» (v. 5). Au milieu de vous (pas au-dessus) et pour vous. Paul dira ailleurs: «nous ne sommes, nous, que vos serviteurs à cause de Jésus» (2Co 4,5). L’Evangile du Serviteur – Jésus – s’incarne et fait des apôtres des serviteurs de la communauté. J’insiste: Paul ne fait pas que le dire, mais il renvoie les Thessaloniciens à l’expérience qu’ils ont eue de la venue chez eux de ces apôtres. «Vous le savez…»: si ce n’était pas vrai, clair et probant, c’est toute l’argumentation des apôtres qui serait privée de force et de sens.

Dans les épreuves

Ce même recours à l’expérience est invoqué pour souligner un double courage: celui de Paul et de ses compagnons appelés à prêcher un Evangile intégral, sans peur et sans concession, et le courage des Thessaloniciens devenus croyants: «vous-mêmes savez, frères, comment nous sommes venus chez vous, que ce ne fut pas en vain. Nous avions, vous le savez, enduré à Philippes des souffrances et des insultes, mais notre Dieu nous a accordé de prêcher en toute hardiesse devant vous l’Evangile de Dieu, au milieu d’une lutte pénible» (2,1-2). Plus encore, Paul peut souligner l’authenticité de leur prédication: «jamais non plus nous n’avons eu un mot de flatterie, vous le savez, ni une arrière-pensée de cupidité, Dieu en est témoin» (2,5). Là encore, c’est une expérience patente et irréfutable, sans quoi Paul ne gagnerait pas à l’invoquer avec le fameux: «vous le savez». Pour les arrière-pensées, il préfère dire: «Dieu en est témoin»!

S’ensuit alors ce qu’on peut appeler le sommet de la lettre, du point de vue de l’évangélisation: Paul et ses compagnons n’ont pas recherché la gloire humaine, «alors que nous pouvions, étant apôtres du Christ, vous faire sentir tout notre poids.» (2,7). Ils auraient pu s’imposer, ils en avaient même le droit, formellement, au nom de l’enseignement du Christ dont ils étaient les dépositaires. Mais ils ont choisi de ne pas séparer l’enseignement du Christ de sa vie concrète; ils n’ont pas voulu seulement transmettre un message: par fidélité, ils ont choisi de l’incarner. Et Paul de se comparer alors à une mère allaitant son enfant, puis à un père exhortant et encourageant ses enfants. Il peut à nouveau renvoyer non seulement à un message mais à leur expérience: «vous vous souvenez de nos labeurs et fatigues» (v. 9), puis à propos de leur conduite sainte: «vous êtes témoinset Dieu l’est aussi» (v. 10), enfin à propos de la liberté que leur avait donné le fait de gagner leur vie sans dépendre de ceux qu’ils évangélisaient:«vous le savez» (v.11).

Conclusion

L’Evangile s’est répandu de communauté à communauté, on comprend maintenant pourquoi. Le comportement des apôtres a été un évangile en acte. Les auditeurs en ont été marqués, ils ont pu et voulu obéir à cette parole qui n’était pas simplement parole humaine. Cela fait l’admiration des Apôtres: «voilà pourquoi de notre côté, nous ne cessons de rendre grâces à Dieu de ce que, une fois reçue la parole de Dieu que nous vous faisions entendre, vous l’avez accueillie, non comme une parole d’hommes mais comme ce qu’elle est réellement, la Parole de Dieu. Et cette parole reste active en vous les croyants.» (2,13). C’est en étant profondément humains que les apôtres ont été les disciples et les témoins crédibles de Jésus. Par là ils n’ont pas perdu leur autorité, ils l’ont au contraire gagnée, en même temps que pour l’Evangile une force irrésistible d’amour, de courage et de crédibilité. L’année de la foi ne nous invite-t-elle pas à faire de ces chapitres la charte des évangélisateurs, prêtres et laïcs?


Jean-Michel Poffet

Jean-Michel Poffet

Le frère dominicain Jean-Michel Poffet, bibliste, fut directeur de l’Ecole Biblique et Archéologique de Jérusalem. Il est aussi membre du comité de rédaction de notre revue «Sources ».

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La situation du chrétien est paradoxale. Il est un compagnon de l’Epoux, quelque peu enivré par la Bonne Nouvelle (2,19,22), mais il se trouve aussi désorienté par cette Bonne Nouvelle qui entraîne le refus de Jésus et souvent la persécution du disciple. Il est un disciple en chemin, souvent aveuglé, mais patiemment guéri par le Maître et remis sur le chemin.

Jésus déjà peinait à évangéliser

Confronté à toutes sortes de déviations, Paul exhortait son disciple bien-aimé, vers la fin du ler siècle: « O Timothée, garde le dépôt. » (1Tm 6,20). Mais on ne garde pas le dépôt de la foi comme un coffre-fort ou un dépôt de munitions. Paul précise heureusement: « Garde le bon dépôt avec l’aide de l’Esprit Saint qui habite en nous » (2Tm 1,14). La transmission de la foi n’a rien de statique, elle requiert le secours de l’Esprit.

Citons la prière que tout Juif récite deux fois par jour, le Shema Israël: « ECOUTE, Israël! Le SEIGNEUR notre Dieu est le SEIGNEUR UN. Tu aimeras le SEIGNEUR ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être, de toute ta force. Les paroles des commandements que je te donne aujourd’hui seront présentes à ton cœur; tu les répèteras à tes fils; tu les leur diras quand tu resteras chez toi et quand tu marcheras sur la route, quand tu seras couché et quand tu seras debout; tu en feras un signe attaché à ta main, une marque placée entre tes yeux; tu les inscriras sur les montants de porte de ta maison et à l’entrée de ta ville. » (Dt 6,4-9). C’est éclairant: la foi concerne la totalité de l’existence humaine: à la maison et sur la route, debout ou couché, l’espace privé et public! L’effort de sa transmission sera donc coextensif à toute la vie des croyants, au moins comme visée.

La formation du croyant se révèle complexe, mais elle l’est plus encore en contexte de sécularisation, les repères s’effaçant de la vie sociale, le milieu familial même sain étant très vite relayé par d’autres voix. L’individualisme règne et les institutions, dont l’Eglise, doivent désormais prouver leur crédibilité. C’est vrai, mais j’observe que déjà dans l’évangile, Jésus lui-même peine à évangéliser ses disciples. A la fin de sa vie, il va jusqu’à confier: « J’ai encore bien des choses à vous dire mais vous ne pouvez les porter maintenant; lorsque viendra l’Esprit de vérité, il vous fera accéder à la vérité tout entière. » (Jn 16,12-13). L’évangéliste Jean a même fait du quiproquo une constante de la relation des disciples à lui. Ils doivent toujours ouvrir leur esprit et progresser dans la compréhension de l’enseignement de leur Maître, se guérir du malentendu pour accéder à un mieux croire. La difficulté n’est donc pas d’aujourd’hui.

Mais c’est l’évangile de Marc qui est particulièrement apte à nous éclairer, voire à nous consoler, dans la tâche difficile consistant à faire connaître le Christ. Le second évangile ne commence pas par un récit d’enfance, mais ouvre d’emblée son œuvre sur « Commencement de l’évangile de Jésus Christ Fils de Dieu« . Il ne s’agit pas ici du livret (cette acception date seulement du IIe siècle) mais de la Bonne Nouvelle. « Croyez en l’Evangile » proclame Jésus (1,14); il s’agit de perdre sa vie, ou de laisser père et mère, « à cause de l’Evangile » (8,35; 10,29); il faut que l’Evangile soit prêché aux païens puis au monde entier (13,10; 14,9). Ces paroles visent clairement la prédication à venir: pour Jésus, un futur; pour nous: notre présent. Or selon Marc, cet Evangile proclamé a un « commencement ». Par où faut-il donc commencer?

Deux boussoles

Avant même que Jésus ait engagé son ministère, Marc donne aux croyants deux boussoles, afin qu’ils ne s’égarent pas, trouvent la juste orientation pour écouter, puis suivre Jésus. « Comme il est écrit dans le livre du prophète Isaïe…« . Le commencement du kérygme invite le croyant, ici et maintenant, à se mettre à l’écoute de l’Ecriture qui annonce un messager « Voici j’envoie mon messager en avant de toi, pour préparer TON chemin. Une voix crie dans le désert: Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers« . La marge de nos bibles indique que c’est une citation mêlée combinant des renvois à Isaïe (40,3) mais aussi à l’Exode (23,20) et au prophète Malachie (3,1). Pour bien saisir ce qui advient dans l’annonce de la Bonne Nouvelle, Marc nous renvoie donc à l’exode où Dieu promet à Moïse l’envoi d’un messager, puis à Malachie – dernier des prophètes – où la voix d’Elie prend le relais de celle de Moïse (3,22-24). Le Messie apparaît ainsi comme un nouveau Moïse, précédé d’un nouvel Elie. Jésus dira clairement que cet Elie attendu était Jean-Baptiste (9,13). Cette promesse concernait les voies de DIEU à préparer, mais voici que TON chemin désigne maintenant Jésus. Affaire à suivre…

On ne peut croire en Jésus sans amour ni liberté.

L’autre boussole est donnée à la scène du baptême avant que Jésus ne commence sa mission: alors que les cieux se déchirent, la voix du Père se fait entendre. Selon Marc, cette voix est perçue par Jésus seul. La scène n’est pas encore publique comme elle le devient dans les autres évangiles, mais le lecteur y assiste et entend: « Tu es mon Fils bien-aimé« . Il y a un seul passage de l’Ancien Testament où les cieux se déchirent: c’est en Isaïe 63,19: « Ah, si tu déchirais les cieux et si tu descendais! » mais qu’il faut resituer dans tout un ensemble (63,7 à 64,11). C’est une puissante méditation sur l’histoire d’Israël qui, blessé par ses fautes, crie vers son Seigneur: « Où est-il celui qui mettait au milieu d’eux son Esprit saint? Celui qui accompagna la droite de Moïse de son bras glorieux… c’est toi Seigneur qui es notre Père, notre Rédempteur… Ah! si tu déchirais les cieux et si tu descendais. » Et voici que les cieux se déchirent, la voix du Père se fait entendre en même temps que l’Esprit Saint atteste sa présence: c’est vraiment une nouvelle entrée en Terre promise et une nouvelle Pâque qui se préparent, au bord du Jourdain. Le lecteur est avisé, guidé par ces deux boussoles. Et maintenant Jésus va commencer son ministère. La position du chrétien est paradoxale: équipé de ces deux boussoles par l’évangéliste, il a pourtant tout à découvrir, à redécouvrir.

Les limites de la parole

D’emblée rien n’est simple. A la synagogue de Capharnaüm (Marc 1,21-28), Jésus enseigne (4 fois Marc insiste sur ce fait d’enseigner et qui plus est: un enseignement donné avec autorité). Pourtant, il n’y a aucun contenu à cet enseignement: seulement un « Silence! » ou plutôt un « ferme-la » (l’expression est vulgaire) adressé à cet homme possédé qui criait: « Je sais qui tu es. Le Saint de Dieu« . Les mots semblent justes, mais les mots seulement. Il n’y a pas là de relation à Jésus. Or qu’est-ce qu’une confession de foi sans relation? Pire: cet homme semble utiliser son savoir pour se protéger de Dieu! Pour sa défense, reconnaissons qu’il est « possédé », on dira: sous influence. Il n’est pas vraiment lui-même, et Jésus ne peut accepter qu’un homme le confesse sans amour et sans liberté. Il enseigne avec autorité, mais non par des paroles revendiquant cette autorité. Sa présence et la rareté d’une parole de libération font sens. D’où ce « ferme-la!« , intimé à cet esprit mauvais afin que l’homme possédé retrouve sa liberté.

Un peu plus loin, Jésus guérit un lépreux, signe messianique par excellence (cf. Mt 11,5). Cet homme arrache pour ainsi dire sa guérison (sa purification, dit l’évangile) à Jésus, lequel lui commande de n’en rien dire, mais d’aller se montrer au prêtre. Charge à ce dernier de déchiffrer ce signe et peut-être d’advenir ainsi à la foi. Mais au lieu de cela, le lépreux va proclamer partout le miracle, empêchant ainsi Jésus d’entrer dans une ville. Il se doit de résister au succès, y trouvant peu de foi parce que peu d’écoute.

Jésus poursuit en guérissant le paralytique (spirituellement et physiquement) puis l’homme à la main desséchée, mais c’était un jour de sabbat, et voilà que s’élève la terrible accusation: « il blasphème! » (2,7), et on complote déjà pour le perdre (3,6). L’Evangile ne soulève donc pas que de l’enthousiasme, et pourtant il s’agit d’actes de libération, d’espérance face à un sabbat devenu trop formaliste. Jésus inscrit là un vent de liberté. Il fait aussi tomber les barrières, mangeant avec les pécheurs, mais précisément il dérange.

Une adhésion difficile

Mais voilà que les proches de Jésus sont ébranlés par cette étrange irruption du Règne de Dieu qui bouscule bien des attentes. Ils disent « Il a perdu le sens » (3,22), et du dehors (!) le font chercher (3,31), mais Jésus ouvre sa famille à ceux qui sont réunis autour de lui. « Quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là m’est un frère, une sœur et une mère. » (3,35). Quant aux scribes, ils font de Jésus un possédé, relevant de Beelzeboul plutôt que de l’Esprit Saint. Ce début d’évangile n’a donc rien d’un fleuve tranquille et d’une paisible catéchèse. L’opposition s’étend jusqu’aux proches de Jésus: il est fou ou possédé!

Une catéchèse sur les flots

Avez-vous remarqué que par trois fois Jésus forme ses disciples dans une barque, et donc, pour un sémite plus habitué aux pâtures et aux déserts qu’à la mer, en plein danger. Une soudaine tempête, comme en connaît le lac de Tibériade, illustre l’ébranlement des disciples repris par Jésus: « Pourquoi avez-vous peur, n’avez-vous pas encore de foi? » (4,40). A Nazareth, le tableau est plus sombre encore: « un prophète n’est méprisé que dans sa patrie, dans sa parenté et dans sa maison » confie Jésus. « Et il s’étonna de leur manque de foi » (6,6).

Une seconde fois, c’est après la multiplication des pains. Les disciples ont pris la mer et au milieu de la nuit, les voilà menacés par un vent contraire. « Ayez confiance, c’est moi, soyez sans crainte. » Au comble de la stupeur, ils n’avaient pas compris le miracle des pains, leur esprit était bouché!!! (6,52). Une troisième fois, alors que les disciples sont inquiets de ne pouvoir subvenir aux besoins de la foule (ils n’avaient qu’un pain avec eux dans la barque), Jésus les interroge: « Vous ne comprenez pas encore? Vous ne saisissez pas? Avez-vous donc l’esprit bouché? » (8,14-21).

Des aveugles en chemin

On comprend alors que pour Marc la foi en Jésus suppose à la fois un nouveau regard et un chemin à parcourir. Les deux réalités se superposent. Après l’insistance sur l’aveuglement des disciples, l’évangéliste situe la guérison de l’aveugle de Bethsaïde (8,22-26) que Jésus guérit par étapes, avec force salive, imposition des mains. Une première fois l’aveugle commence à voir mais les gens lui semblent des arbres en train de marcher. La seconde fois seulement « celui-ci vit clair et fut rétabli, et il voyait tout nettement, de loin. » Scène programmatique, mais lente à se réaliser si l’on en croit la suite. En effet, aussitôt après, c’est en chemin (8,27) que Jésus interroge ses disciples, et Pierre proclame: « Tu es le Christ« . Les mots sont justes, mais Pierre s’interpose pour éviter la croix à Jésus. Il a encore bien du chemin à faire pour être à l’unisson de son Maître. Jésus alors annonce pour la première fois sa passion. C’est en chemin aussi (9,30) qu’il leur annonce pour la seconde fois ses souffrances « Mais ils ne comprenaient pas cette parole, et ils craignaient de l’interroger » (9,32). Pire: « en chemin« , ils discutaient pour savoir qui était le plus grand! D’où, en chemin toujours, la troisième annonce de la Passion par un Jésus « qui marchait devant eux, et ils étaient dans la stupeur et ceux qui suivaient étaient effrayés » (10,32). Ce qui ne les empêchera pas de discuter des places d’honneur quand Jésus sera dans sa gloire. Les disciples sont vraiment des aveugles, même si, physiquement, ils suivent le même chemin que Jésus. D’où la portée de la seconde guérison d’aveugle à l’entrée de Jéricho (10,46-52). Bartimée était un mendiant « à côté du chemin ». Guéri, il suivra Jésus « sur le chemin« , image du vrai disciple.

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Le frère dominicain Jean-Michel Poffet, bibliste, fut directeur de l’Ecole Biblique et Archéologique de Jérusalem. Il est aussi membre du comité de rédaction de notre revue « Sources ».

 

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