Moyen Age – Revue Sources https://www.revue-sources.org Wed, 04 Jan 2017 13:32:49 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Thomas d’Aquin, disciple de Dominique? https://www.revue-sources.org/thomas-daquin-disciple-de-dominique/ https://www.revue-sources.org/thomas-daquin-disciple-de-dominique/#respond Fri, 01 Jan 2016 09:50:38 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=431 [print-me]

Saint Thomas d’Aquin fut-il un disciple de saint Dominique? Avant de proposer une réponse, deux remarques préalables s’imposent.

Premièrement, saint Thomas est né vers 1225, dans une région du royaume de Sicile à la frontière des États pontificaux (à peu près à mi-chemin entre Rome et Naples), quatre ans après la mort de saint Dominique († 1221): il n’a pas connu personnellement saint Dominique. Saint Thomas a fait la connaissance des frères dominicains à Naples où il fut envoyé pour des études vers 1239. Un couvent y avait été fondé en 1231; c’est probablement un frère de ce couvent napolitain, Jean de San Giuliano, qui fut à l’origine de la vocation de Thomas. Thomas y reçut l’habit dominicain vers 1242 ou 1244. Le maître de l’Ordre était alors Jean de Wildeshausen, aussi appelé Jean le Teutonique, troisième successeur (déjà) de saint Dominique à la tête de son Ordre.

Une seule mention de Dominique dans l’œuvre de Thomas

Deuxièmement, nous ne savons pas avec précision ce que saint Thomas connaissait de la vie de saint Dominique. Il a célébré les fêtes de saint Dominique (canonisé en 1234) et il avait certainement connaissance de nombreux témoignages, oraux et écrits, sur saint Dominique. Cependant, au sein de l’immense œuvre écrite de saint Thomas, on ne trouve pratiquement aucune mention de saint Dominique!

Cette discrétion de Thomas d’Aquin sur saint Dominique nous étonne aujourd’hui.

À ma connaissance, l’unique mention explicite se trouve dans le sermon «Il était un homme riche qui avait un intendant» (Luc 16, 1), un sermon pour le neuvième dimanche après la Trinité, prononcé probablement à Paris en 1270 ou 1271, et qui nous est parvenu grâce aux notes prises par un auditeur. Saint Dominique y est nommé aux côtés de saint François d’Assise, les deux (beatos Dominicum et Franciscum) étant présentés comme des exemples de fidèles et «glorieux intendants qui dispensent le salut, et dont le souci spécial fut de conduire les hommes au salut». Tandis que saint Dominique n’est nommé qu’une seule fois, saint François est mentionné une seconde fois, dans un autre sermon, pour ses stigmates attestant de son attachement à la passion du Christ.

L’ordre des prêcheurs plutôt que son fondateur

Cette discrétion de Thomas d’Aquin sur saint Dominique nous étonne aujourd’hui, mais située dans son contexte elle est moins surprenante qu’il n’y paraît. Lorsqu’il parle de la vie religieuse dominicaine, Thomas d’Aquin n’est guère porté aux personnifications. D’une part, Thomas ne parle guère de lui-même; et même lorsqu’il nous en dit davantage sur sa propre vocation de théologien, par exemple lorsqu’il explique ce qui constitue «le service principal de toute ma vie», il emprunte ses mots («que toutes mes paroles et tous mes sentiments parlent de Dieu») à… saint Hilaire de Poitiers! La ferveur de la confidence se tient ici dans une émotion contenue.

Ce que saint Thomas connaît le mieux de saint Dominique, c’est son Ordre.

D’autre part, ce dont Thomas d’Aquin parle avec abondance, c’est de «l’Ordre des frères prêcheurs», un «Ordre voué à l’office de la prédication», un «Ordre de religieux qui prêchent», un «Ordre voué à l’étude», un «Ordre institué pour étudier et enseigner», un «Ordre institué pour la prédication et pour les autres choses qui concernent le salut des âmes», ou encore un «Ordre institué pour prêcher et entendre les confessions» (les formulations sont diverses et nombreuses). On pourrait dire: ce que saint Thomas connaît le mieux de saint Dominique, ou du moins ce qu’il met en avant, c’est son Ordre!

Le refus du Mont Cassin

Cela dit, saint Thomas fut bel et bien un éminent disciple de saint Dominique. Dans le propos limité de ces lignes, je ne retiendrai que trois points: sa décision d’entrer dans l’Ordre des Prêcheurs, sa défense de la vie religieuse dominicaine, et enfin sa Somme de théologie.

La famille de saint Thomas n’était guère favorable à son entrée dans un Ordre nouveau, un Ordre de mendiants. Thomas était né dans une famille de seigneurs au service de l’empereur; son père était gouverneur de la région. Thomas a reçu sa première formation à l’abbaye du Mont-Cassin: sa famille le destinait manifestement à l’abbatiat de ce prestigieux monastère fondé par saint Benoît qui y avait rédigé sa règle.

« S’il est bon de contempler les choses divines, il est encore meilleur de les contempler et de les transmettre ».

La famille de Thomas tenta de s’opposer à sa vocation dominicaine mais, face à la fermeté de sa décision, elle dut s’y résoudre. Sans doute Thomas perçut-il très tôt que ses dispositions pour l’étude se réaliseraient de la manière la plus fructueuse dans l’Ordre des Prêcheurs, suivant ce qu’il expliquera plus tard: s’il est bon de contempler les choses divines, il est encore meilleur de les contempler et de les transmettre.

À cela s’ajoute un point que l’on oublie souvent: le choix d’une vie pauvre, qui lui fit toujours refuser avec obstination les honneurs ecclésiastiques (abbatiat du Mont-Cassin, épiscopat, cardinalat). Le Père Chenu l’a résumé dans une formule frappante: «Le refus du Mont Cassin est, chez Thomas d’Aquin, l’exacte réplique du geste de François d’Assise».

Illuminer plutôt que briller

Thomas s’engagea avec flamme à défendre la légitimité et la vocation des Ordres mendiants, en particulier la légitimité d’un Ordre voué à l’étude et à la prédication. Il rédigea plusieurs livres sur ce sujet, et il prit une part active à de nombreuses discussions animées face à des théologiens séculiers qui déniaient à un nouvel Ordre religieux, mendiant, le droit d’enseigner et de prêcher.

Thomas s’illustra spécialement dans les débats sur ce «point chaud» de la vie ecclésiale de son époque, avec une veine polémique («le fer s’aiguise par le fer»!) qui étonne lorsqu’on connaît le ton généralement mesuré qui le caractérise. Dans ces débats, en rappelant que «enseigner est un acte de miséricorde», il souligna toujours la priorité de la charité, de la gloire de Dieu et du «salut des âmes». On connaît la fameuse formule qu’il contribua à diffuser:

«Tout comme il est plus grand d’illuminer que de briller seulement, il est meilleur de transmettre aux autres ce que l’on a contemplé, plutôt que de contempler seulement». Et d’ajouter: le sacrifice qui plaît souverainement à Dieu, c’est «de s’unir soi-même et d’unir autrui à Dieu», «d’appliquer son âme et l’âme d’autrui à la contemplation».

La somme théologique comme «cura animarum»

En 1265, le chapitre provincial de la Province Romaine chargea Thomas de créer un centre d’études au couvent de Sainte Sabine à Rome et d’en être le responsable. Sa première tâche y fut d’enseigner la Bible. C’est aussi dans ce contexte que naquit le projet de la Somme de théologie, que Thomas conçut comme un manuel pour l’enseignement dans les couvents où un «lecteur» (un professeur conventuel) assurait non seulement la formation des jeunes frères mais aussi la formation continue des autres frères.

Thomas poursuivit la rédaction de sa Somme de théologie à Paris puis à Naples. L’œuvre resta inachevée: Thomas cessa d’écrire en décembre 1273, avant de mourir quelques mois plus tard.

Thomas y perçut une sorte de «vide doctrinal», et c’est ce «vide» qu’il a voulu combler par sa Somme.

Quelle fut l’intention de Thomas? La formation ordinaire des frères dominicains était centrée sur la vie chrétienne, en particulier sur la vie morale (on parlerait aujourd’hui de théologie morale, de théologie pratique et d’homilétique) pour en faire des prédicateurs et des confesseurs. Or les manuels employés étaient souvent marqués par la casuistique, c’est-à-dire par l’enseignement des solutions pour résoudre les «cas» particuliers qui se présentent au confesseur, au conseiller spirituel et au prédicateur: Thomas y perçut une sorte de «vide doctrinal», et c’est ce «vide» qu’il a voulu combler par sa Somme, afin de donner à la théologie pastorale une solide assise dogmatique dans le contexte plus large de toute la théologie chrétienne, sans oublier les ressources offertes par la philosophie pour une meilleure intelligence de la Parole de Dieu.

Dans une «dispute» théologique tenue à Paris en 1269, Thomas définit ainsi la mission du théologien par rapport au «soin des âmes» (la cura animarum, d’où vient notre mot français «curé»): le théologien a pour tâche «de chercher et d’enseigner comment il convient de procurer le salut des âmes». Suivant les explications de Leonard Boyle, c’est là précisément ce que saint Thomas a voulu faire dans sa Somme: «non pas la théologie au service de la cura animarum, mais la théologie comme cura animarum»! Et cela dans une communauté de frères où enseignants et étudiants constituent une «communauté studieuse» (societas studii) vouée à l’étude contemplative et à sa transmission. Saint Thomas n’est pas saint Dominique, mais il est bien l’un de ses fils qui nous montrent lumineusement le charisme de son Ordre.

[print-me]


Le frère Gilles Emery, de la Province dominicaine suisse, réside au couvent St-Hyacinthe à Fribourg. Il est professeur ordinaire de théologie dogmatique à l’Université de cette même ville. Maître en théologie, il est aussi membre de la Commission théologique internationale.

]]>
https://www.revue-sources.org/thomas-daquin-disciple-de-dominique/feed/ 0
Dominique et François https://www.revue-sources.org/dominique-et-francois/ https://www.revue-sources.org/dominique-et-francois/#respond Fri, 01 Jan 2016 09:43:22 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=525 [print-me]

Bernard Cattanéo imagine la rencontre au Latran de Dominique et François, venus l’un et l’autre à Rome faire confirmer leur intuition missionnaire et évangélique. Cet événement, sans doute légendaire quoique vraisemblable, dit bien la convergence spirituelle des deux saints et la proximité des deux Ordres fondés par eux. Encore de nos jours, Franciscains et Dominicains se réclament, ne serait-ce que le jour de leur fête, de la double paternité de François et Dominique.

Le voyage à Rome que j’entrepris en ce temps-là fut pour moi l’occasion d’une rencontre dont je ne soupçonnais pas d’emblée l’importance: celle du frère François d’Assise. L’homme qui parlait aux oiseaux, telle était la façon dont on me le présenta. Il venait implorer le Saint-Siège pour la même raison que moi: habité d’une certitude et convaincu d’être appelé, il avait réuni quelques compagnons qui souhaitaient partir mendier sur les routes et prier pour le pardon universel.

Le rêve du pape

Il paraît, me dit-on, que le Pape a rêvé votre rencontre! Je ne pouvais le croire: comment moi, Dominique, petit religieux anonyme, aurais-je pu hanter les songes du Pontifex?

Mais si, insistait-on, il t’a vu qui retenait les colonnes branlantes de l’Eglise, puis rejoint par François qui te serrait dans ses bras. Que je fusse très sceptique ne m’empêcha pas de demander au Seigneur, si telle était sa volonté, de me donner les moyens de répondre à cette attente. Et je manifestai le désir de voir François d’Assise, petit frère de Dame pauvreté. Dans les prémices de la nuit romaine, rafraîchie par le souffle léger de l’automne commençant, nous nous rejoignîmes dans la basilique Saint-Jean.

« Frère Dominique, dit-il, si tu doutes trop de toi, tu n’avanceras pas dans le Seigneur »

Le Latran était calme, déserté par les prélats du concile au soir d’une rude journée. Frère François, tout menu dans sa bure grise, pieds nus sur le pavé froid, s’avança vers moi bras ouverts. Je fus saisi par son sourire et la profondeur de son regard. Nous nous donnâmes l’accolade en silence. Ainsi rencontrais-je cet apôtre du Seigneur qui marchait sur la même route que moi.

«Que Dieu te bénisse, frère Dominique, je suis heureux de te connaître», me dit-il de sa voix chantante. A genoux, nous rendîmes grâce, puis, deux heures durant, nous disputâmes en arpentant en tout sens l’église et le cloître. Chacun de nous, dans sa soif ardente de suivre Jésus-Christ, insistait sur les principes de vie qui lui semblaient essentiels. Je me surpris à vanter longuement les vertus de la réflexion, de la prédication, de la charité. François répondait prière, adoration, pauvreté. Il m’écoutait gravement quand j’expliquais comment j’imaginais la vie des prédicants, et j’étais fasciné par la poésie de ses paroles quand il me racontait ses découvertes des merveilles de la création sur les chemins de l’Italie.

Nous étions d’accord!

Nous étions d’accord pour mettre la pureté au centre de nos vies. Les rayons aveuglants de l’amour divin devaient traverser nos âmes et nos corps pour irradier nos frères. Il fallait nous laver de toute poussière pour que rien ne pût entraver le passage de la lumière. Si nous en retenions fût-ce qu’une parcelle, quelle perte c’était pour les hommes qui attendaient de nous leur salut! En écoutant frère François, je pris conscience de ma médiocrité. Je le vis si translucide que je le suppliai d’intercéder pour moi auprès du Tout-Puissant afin que je ne fusse pas trop indigne de la mission qui m’était confiée.

Il me sourit: «Frère Dominique, dit-il, si tu doutes trop de toi, tu n’avanceras pas dans le Seigneur, aie confiance, aime, et tu pourras à jamais chanter la gloire de Dieu». A son tour, il sollicita ma bénédiction. Il ne savait pas encore si le Pape reconnaîtrait son œuvre, et sa confiance fût-elle totale dans la bonté du Très-Haut, il me demanda quand même de prier pour lui. Comment pouvais-je refuser, moi qui, non moins inquiet, attendait aussi le verdict de Rome? Et du long moment d’adoration que nous passâmes ensemble prosternés au pied de l’autel demeure pour moi le souvenir intense d’une communion parfaite entre deux hommes arrivant d’horizons différents, brûlant d’une même flamme et destinés à une mission semblable. Réconcilier les ennemis de Dieu, accorder le pardon des péchés, enseigner la vraie foi, régé-nérer le monde dans le secret des cœurs: François et moi y étions consacrés. Puis, à regret, nous nous quittâmes. [1. Extrait de Bernard Cattanéo, Moi Dominique, Paris, DDB, 2001, p. 112-114.]

[print-me]

]]>
https://www.revue-sources.org/dominique-et-francois/feed/ 0
Médecine médiévale https://www.revue-sources.org/medecine-medievale/ https://www.revue-sources.org/medecine-medievale/#respond Wed, 04 Jul 2012 09:40:59 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=115 [print-me]

On décrit souvent de manière caricaturale la médecine médiévale occidentale. Il faut reconnaître que cette caricature a un fond de vérité. Par contre, ceux qui attribuent à l’Eglise du Moyen Âge une volonté délibérée de s’opposer au progrès médical font fi d’une réalité beaucoup plus complexe. Sont carrément dans l’erreur ceux qui attribuent à cette médecine un fondement biblique et ceux qui affirment que, pour des raisons religieuses, les érudits de l’époque ont voulu passer sous silence les avancés des anciens.

L’héritage antique

Au contraire, presque tous les traités médicaux médiévaux se déclarent explicitement héritiers d’auteurs de l’Antiquité, païens pour la plupart, et les moines n’ont aucune réticence à les retranscrire. On retrouve ainsi principalement des références au médecin grec Galien, mais aussi d’autres textes attribués à tort ou à raison à Hippocrate. Mais il est vrai qu’à cette époque bon nombre d’écrits médicaux de l’Antiquité sont incomplets ou mal traduits. Au contraire de ceux qui ont été retrouvés par les Arabes. Il y a bien un obstacle au progrès de la médecine au Moyen Âge, mais il tient plutôt à un conservatisme ambiant et à un refus de procéder à une expérimentation qui remettrait en cause les acquis de l’Antiquité.

Un autre problème de taille: la longue interdiction de disséquer des cadavres humains. Mais celle-ci est autant le fait du droit romain que celui de l’Eglise. Cependant, les premières dissections de suppliciés sont attestées à Salerne dès le 9ème siècle. Il est vrai que le pape Sixte IV, couronné en 1471, sera le premier pape à recommander la dissection de cadavres afin de favoriser les progrès de la médecine. Mais avant cette recommandation, il y eut bel et bien de très nombreuses permissions. Or, aucune d’elle aboutit à une contestation de l’anatomie proposée par Galien. Ce n’est qu’au 16ème siècle qu’André Vésale y démontrera plus de 200 erreurs.

Une santé en équilibre

Durant la première partie du Moyen Âge, et même au-delà, la médecine est fondée sur des conceptions tout à fait analogues à celles de l’Antiquité. Elles reposent sur l’idée selon laquelle le corps est gouverné par quatre humeurs, elles-mêmes reliées aux quatre éléments, aux quatre saisons et aux quatre âges de la vie, selon les deux couples chaud / froid et sec / humide:

  • Chaud – humide:
    air – sang – printemps – enfance
  • Chaud – sec:
    feu – bile rouge – été – jeunesse
  • Froid – sec:
    terre – bile noire – automne – âge mûr
  • Froid – humide:
    eau – flegme – hiver – vieillesse

Le corps en bonne santé est alors celui dans lequel ces humeurs sont en équilibre. Mais en raison même des rapports avec les saisons et les âges de la vie, le déséquilibre se produit constamment. Prenons un exemple: chez une personne d’âge mûre, la bile noire domine, et l’effet en est renforcé chaque automne, ce qui signifie une augmentation du déséquilibre. Par ailleurs, une humeur peut se trouver particulièrement dominante dans tel ou tel individu, indépendamment de tout cycle. La maladie venant le plus souvent d’un dérèglement dans les humeurs, pour ne pas être malade il faut donc prendre garde avant tout à conserver cet équilibre, rendu d’autant plus précaire que la suite des saisons et celle des âges de la vie contribuent à le perturber. La médecine préventive consistera donc à veiller à ne pas augmenter encore les inégalités d’humeurs, et, dans la mesure du possible, à les atténuer. Ainsi mangera-t-on de la nourriture parfumée et très relevée à la saison du « sang » (printemps) pour en compenser la douceur.

Prévention et pratiques

Si on peut reconnaître à cette conception une certaine logique et admettre que certaines de ses conséquences pourraient être confirmées d’un point de vue empirique, il faut souligner qu’elle conduit parfois à des règles d’hygiène très différentes de celles que l’on connaît aujourd’hui. Ainsi, durant l’hiver et la vieillesse, lorsque le flegme – c’est-à-dire l’eau – est à son apogée, il faudra éviter d’augmenter l’importance de cette humeur dans le corps et donc éviter absolument de se laver! Mais le reste de l’année, le flegme étant dominé, l’usage du bain est recommandé. Le Moyen Âge n’est pas opposé à la propreté, contrairement à ce que l’on a pu lire. Ce n’est qu’à la période de la Renaissance que l’on évitera de faire sa toilette avec de l’eau et que les ablutions seront remplacées par l’usage de parfums.

Si la prévention n’a pas suffi, si la personne est malade, que fait-on? En suivant les principes évoquées ci-dessus, la tentative de rééquilibrer les humeurs était souvent le premier réflexe du médecin, après avoir identifié laquelle est dominante ou laquelle est manquante. Ainsi en va-t-il de la saignée, pratiquée dès le 12ème siècle. A l’origine, le but était d’enlever du sang à qui en aurait trop et procéder au rééquilibrage. Il est vrai que par la suite la saignée a été pratiquée dans les circonstances les plus diverses. Cependant, il restera que si le médecin jugeait qu’un patient souffrait d’un « manque de sang », il lui administrait un apport de vin au miel et non une saignée. Cette pratique n’était donc pas la panacée que la légende attribue à tout médecin médiéval.

Mais alors pourquoi donc du vin? Cette approche reposait sur une autre conception médiévale de la pharmacopée qui complétait la première: la « théorie des signatures ». Elle était fondée sur l’idée que fruits, légumes ou épices étaient appropriés pour soigner les organes qui leur ressemblaient, ne serait-ce que par la couleur. Outre le vin déjà mentionné pour soigner les manques de sang, le safran jaune était préconisé pour venir à bout de toutes les douleurs du foie. Pour soigner les maux de têtes, la noix est recommandée, en raison de sa ressemblance avec le cerveau. Cela a considérablement contribué à augmenter la valeur marchande de ce fruit dès le 10ème siècle. On notera que bien loin de l’Occident médiéval, certains rites chamanistes de guérison utilisent encore de nos jours une telle théorie.

Pour ce qui est de la chirurgie médiévale, il n’y a pas grand chose à en dire: on ampute le membre infecté, évidemment sans autre anesthésie que la consommation d’alcool à grande dose.

Influence des Arabes

Il est bien ancré dans l’imagerie populaire qu’au Moyen Âge, les Arabes ont une grande avance sur les Occidentaux en matière de médecine. Et c’est la vérité! Cela dit et reconnu, à cette époque les médecins arabes sont également confrontés à une certaine interprétation de la religion qui mine l’efficacité de leur pratique. Quoi qu’il en soit, l’Occident va profiter de l’influence arabe, même si les Arabes ne vont plus guère progresser, notamment en raison d’un certain fatalisme religieux. Par ailleurs, ainsi que l’explique Amin Maalouf dans la conclusion de ses Croisades vues par les Arabes, l’envahisseur fait preuve d’habileté en apprenant la langue du pays conquis, alors que pour les populations occupées apprendre la langue de l’envahisseur est compromission ou même trahison. Ainsi, toujours selon Amin Maalouf, « les Francs se sont mis à l’école arabe en médecine« . Et, de fait, les Occidentaux prendront connaissance de nombreux textes médicaux de l’Antiquité par l’intermédiaire de traductions arabes. Une nouvelle impulsion est ainsi donnée à la médecine occidentale, même si les effets vont tarder à se faire sentir.

Avant que la peste ne survienne, la mort faisait partie du quotidien. L’ampleur du nombre de victimes de la peste change la donne.

La peste

Un autre événement va profondément remettre en question la conception occidentale de la santé: la peste noire, importée de Crimée par des marins génois et qui, mis à part quelques petites zones épargnées, aura décimé la population de toute l’Europe occidentale entre 1347 et 1350. L’impact démographique peut être partiellement chiffré, à l’aide des documents de l’époque. Froissart affirme que la tierce partie du monde a disparu. Boccace chiffre à 100’000 le nombre de morts à Florence. Dans les grandes villes allemandes, la perte se chiffre à la moitié ou au deux tiers de la population. Suivant les régions, le tiers et les trois quarts des personnes sont touchées. Un phénomène aux conséquences encore plus dramatiques par le fait que les enfants sont les plus vulnérables.

Face à cette épidémie, la médecine est au mieux inefficace et au pire aggrave le mal. Comment pourrait-il en être autrement, dans une population qui ignore totalement l’origine de ce mal? On croira principalement à une corruption de l’air, que l’on combat avec des parfums. De cette croyance reste l’expression française: « l’air empesté ». On accusera également des « empoisonneurs de puits », généralement juifs, de propager volontairement la peste pour détruire la chrétienté. L’attitude du clergé face à ces mouvements de foule, souvent spontanés, sera à cet égard très contrastée selon la période et le lieu.

On notera aussi que la peste est souvent attribuée à la « colère de Dieu ». Cette attitude est plutôt le fait de réaction spontanée de la population que d’une incitation de la part du clergé. Ainsi, le mouvement des flagellants atteint son apogée en 1348 avec l’apparition de la peste. Mais cette pratique est condamnée par une bulle du pape Clément VI en 1349. La pénitence sous des formes usuelles ou extrêmes apparaît donc comme un des principaux remèdes physiques contre la peste.

Tout cela pourrait apparaître anecdotique si la peste de par son ampleur n’avait pas opéré un changement de points de vue et d’attitudes face à la mort. Quelle qu’en fussent les causes, la mort avant que la peste ne survint faisait partie du quotidien. Le rituel de la mort, aussi bien chrétien que profane, était pris en charge par la famille dont les membres étaient confrontés à un phénomène considéré comme naturel et coutumier. L’ampleur du nombre de victimes de la peste change la donne. Les rares survivants d’une famille ne peuvent plus assumer un phénomène d’une telle envergure. Apparaissent ainsi un grand nombre de « confréries » pour suppléer spirituellement à la famille. Mais surtout, de par son caractère ingérable, la mort prend l’aspect d’un phénomène non naturel et obsessionnel. L’art reflète cet état d’esprit. La mort du Christ est mise en scène avec une intensité dramatique et émotionnelle (voir la « Crucifixion du Christ » de Mathias Grünewald, début du 16ème siècle). Ces représentations contrastent avec le sentiment de paix qui dominait dans les icônes de la crucifixion. Simultanément, apparaissent les images qui personnifient la « Mort », ainsi que les danses macabres. La mort devient l’ennemi contre lequel il faut lutter par tous les moyens. On attend désormais de la médecine qu’elle guérisse vraiment. Le fait qu’elle soit inefficace face à la peste fait douter des théories des anciens.

Deux réflexions finales

Ce bref historique peut susciter de nombreuses réflexions. J’en retiens deux.

Une forme d’hygiène existait déjà au Moyen Age. Certes, elle était maladroite, parce que basée sur des conceptions que l’on sait aujourd’hui être erronées, mais du moins existait-elle. Cela devrait nous inviter à nous souvenir que prendre soin de son corps est prendre soin d’un don de Dieu. A cet égard, nous devrions avoir en mémoire cet extrait de la Première Epître aux Corinthiens: « [Le corps] est pour le Seigneur, et le Seigneur pour le corps. … Ne savez-vous pas que vos corps sont des membres du Christ? » (6, 13, 15).

D’autre part, les progrès de la médecine ont pu être entravés par l’idée que soigner un malade était une forme de désobéissance aux desseins divins. On retrouve encore aujourd’hui l’antique antagonisme entre « soumission à la volonté de Dieu » et « usage de la médecine ». Certaines sectes n’hésitent pas à déconseiller l’usage de la médecine comme une forme de refus des ordres divins. « Dieu guérit qui Il veut et comme Il veut!« . Cette maxime n’a de sens que si l’on admet que parmi les moyens compris dans le « comme Il veut« , il y a bel et bien celui du dévouement de médecins, d’infirmières et d’infirmiers, de chercheurs en médecine et en biologie. Autant de personnes qui consacrent leur vie à trouver des solutions pour aider ceux qui souffrent. Face au blessé, le bon Samaritain, modèle de toute charité, a commencé par le soigner, puisqu’il « banda ses plaies, y versant de l’huile et du vin » (Luc 10, 34).

[print-me]


Roland Pillonel

Roland Pillonel

Roland Pillonel, membre de notre comité de rédaction, est responsable à l’Université de Fribourg de la formation des enseignants du secondaire I et II.

 

]]>
https://www.revue-sources.org/medecine-medievale/feed/ 0