dominicains – Revue Sources https://www.revue-sources.org Wed, 14 Mar 2018 16:06:37 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 L’église du couvent St-Hyacinthe à Fribourg https://www.revue-sources.org/leglise-du-couvent-st-hyacinthe-a-fribourg/ https://www.revue-sources.org/leglise-du-couvent-st-hyacinthe-a-fribourg/#respond Thu, 15 Mar 2018 00:30:33 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2552 L’église du couvent St-Hyacinthe des dominicains à Fribourg en Suisse – ou comme on dit plus familièrement, leur chapelle – fut réalisée en 1974-1975, dans le contexte du deuxième agrandissement du couvent, bâti en 1908-1909. Cet agrandissement, devenu nécessaire à cause de l’accueil de nombreux frères en formation, suisses et étrangers, était rendu possible grâce à un legs généreux que les frères avaient reçu peu auparavant.

Le Prieur de l’époque était frère Richard Friedli, énergique et soucieux du rayonnement de la communauté. Il était sensible à une présence attrayante des frères. Celle-ci dépend aussi du cadre de vie et d’activité de ceux-ci. On était dans la période de l’après-concile, du renouveau de la liturgie qui se reflétait dans la construction d’églises modernes en Suisse, bien souvent de haut niveau architectural. L’enthousiasme était grand pour un art sacré renouvelé, après les églises de Vence et de Ronchamp en France. Le frère Henri Stirnimann (1920-2005), qui avait commencé des études d’architecture à l’Éole polytechnique de Zurich avant d’entrer dans l’Ordre dominicain, faisait partie de la communauté St-Hyacinthe. Il enseignait alors à l’Université de Fribourg la théologie fondamentale et venait d’y fonder l’Institut d’études œcuméniques, autre signe de la vitalité ecclésiale à cette époque.

Le frère Henri présidait la commission de l’agrandissement du couvent et de l’église. En effet, la chapelle ancienne, couloir long et étroit, au plafond bas et à l’acoustique ingrate, avait fait désirer depuis longtemps un autre lieu liturgique.

La commission et les frères de la communauté se mirent d’accord pour réaliser une église belle et moderne, répondant aux exigences de la liturgie de Vatican II. Les matériaux devaient être authentiques. Espace et mobilier allaient être adaptables à différents types d’assemblée, une partie de l’église restant réservée à la liturgie tandis qu’une autre partie plus grande pouvait être transformée en salle, pour diverses activités.

Les artistes

Le frère Henri avait des contacts personnels avec le milieu des artistes et des architectes. Il fit appel à l’architecte Dieter Schenker (1938-2015) qui avait rénové l’église St-François à Zurich-Wollishofen peu de temps auparavant. Il fut chargé de l’agrandissement du couvent et de l’église. Pour le mobilier sacré un artiste de Bâle, Ludwig Stocker, fut choisi qui avait fait sa formation de sculpteur dans les années 1950, d’abord à St.Gall et ensuite à Rome à l’Academia delle belle Arti. Il poursuit aujourd’hui encore son travail de sculpteur. À son actif il a un grand nombre de sculptures et d’expositions en Suisse et à l’étranger qui lui assurent une place reconnue dans l’art contemporain suisse. L’architecte et l’artiste s’entendaient pour dessiner l’autel, l’ambon, les chaises, identiques pour le chœur des frères et les fidèles, le tabernacle.

L’intérieur de l’église

Ce mobilier est fait de bois peint en bleu-foncé, de même les portes d’entrée ; pour l’autel et l’ambon, du marbre blanc de Carrare s’y joint. Les murs entourant l’espace sont de béton crépi de blanc à l’intérieur, le sol revêtu de simples catelles en terre cuite rouges à l’italienne, et le plafond plat en bois clair, qui, au regret de l’architecte, devait prendre trop vite une couleur plus foncée. Vers l’ouest une large baie vitrée laisse entrer la lumière à flots, tandis que vers l’est (l’église est orientée vers l’est !), une fenêtre plus petite, qui fait angle à droite, lui fait pendant. Le volume intérieur n’est pas très élevé, pour des raisons imposées par l’ensemble de l’agrandissement, mais il est lumineux. Nulle impression d’oppression accueille ceux qui entrent.

Maître Stocker a placé devant l’angle gauche du mur du fond, dans un pan de mur en biais, une sorte de retable, un mince et haut relief qui va du sol au plafond, dans un mouvement d’un seul élan. En bas et jusqu’à hauteur d’homme un cadre de briques bleu-vert comme le mobilier forme une sorte de vallée en bas et d’ouverture vers le haut : le cosmos, le monde terrestre, l’univers de la matière. Un mètre plus haut, dans une fenètre ressemblant à la pièce centrale d’un retable médiéval, s’ouvre un registre supérieur, fait de styropor blanc, traversé de bas en haut par une tige en bois. Le styropor, matière moderne, évoque le temps de l’histoire, de monde de l’homo faber. La tige de bois porte le crucifié, dont on ne voit cependant que les jambes jusqu’aux lombes du crucifié tandis que le haut du corps est absorbé par le troisième registre, le plus haut et plus étendu, fait de marbre blanc. Dans le “retable”, la poutre de la croix est entouré de saints, disciples de Jésus qui ne l’ont pas abandonné sur le calvaire ; ce sont des saints de l’Ordre de St. Dominique, d’abord Dominique lui-même embrassant la croix, comme sur la célèbre fresque de Fra Angelico à San Marco à Florence, puis tout à gauche Catherine de Sienne et Diane d’Andalo et à la droite  Hyacinthe de Pologne, Henri Suso et Thomas d’Aquin. Leur corps sont formés en styropor, sauf les visages qui sont en terre cuite comme le sol de l’église, et les nimbes en marbre blanc de Carrare, tous dans un profond recueillement. Les fidèles dans l‘église et les saints sur le “retable” sont la communauté de ceux qui accompagnent le Christ dans sa vie et dans sa passion, qui est célébrée dans l’eucharistie.

Le registre le plus haut, fait de marbre blanc à la surface en ondes comme une mer balayée par un vent doux, est marqué par trois cercle concentriques, devant lesquels la figure de Saint-Dominique de dos abîmé dans l’adoration. C’est la gloire divine trinitaire et éternelle, et Dominique entré dans la gloire éternelle. La gloire de saint Dominique évoque celle que Guido Reni a peinte dans la coupole de San Domenico à Bologne, dans la chapelle de la tombe du saint. Les « citations” de représentations célèbres sont une caractéristique de Ludwig Stocker.

L’artiste a offert à la communauté une autre œuvre sculptée, la Vierge Marie, exécutée également en marbre blanc, en styropor et en terre cuite. C’est Marie Mère des vivants, la nouvelle Ève. Cette sculpture est placée au mur près de la porte de l’église vers le couvent. Elle se tient au centre de la gloire du ciel, en écho à la gloire du ciel sur le retable en marbre de Carrare. Ici la gloire est évoquée par un carré dont la surface est un filet de petits carrés concaves. Marie est assise au milieu, se penchant affectueusement en avant  et bénissant l’humanité qui défile devant elle, avançant sur deux branches de styropor disposées en équerre. Sur celles-ci on voit la famille humaine marcher, une longue procession de figurines en terre cuite, dans des postures variées, ployant sous le fardeau ou avançant confiants sur les chemins de la vie.

Il faut encore mentionner les vitraux du frère Pierre Kim En Yong qui a passé plusieurs années à St-Hyacinthe comme jeune frère dominicain en formation. Ce sont les premiers vitraux qu’il a réalisés. Les trois vitraux, l’un sur le mur est à droite, les deux autres sur le mur sud, laissent beaucoup de verre blanc, pendant que des cascades en couleur descendent en diagonale de haut en bas en vagues joyeuses, en un jeu de lumière et de couleurs.

Le tabernacle avait été d’abord en bois peint bleu-vert, placé à droite du retable contre le mur. Plusieurs frères ont eu le sentiment d’un réceptacle irrespectueux pour la réserve eucharistique. Dans les années 1980 on l’a remplacé par un nouveau tabernacle à la porte en émail rouge feu, évoquant le buisson ardent, encastré dans un cadre en marbre blanc finement ciselé. Beau en lui-même par les deux matériaux nobles, il ne s’intègre pas parfaitement dans le caractère plus austère de l’église.

L’accueil de l’église et de ses œuvres d’art à l’époque et l’épreuve du temps

L’architecture et les sculptures avaient été confiées à des artistes venus d’ailleurs. Cela n’a pas plu à tous puisque Fribourg comptait alors plusieurs artistes et architectes de renom qui avaient réalisé des œuvres d’art sacré. Le style de l’église de St-Hyacinthe était insolite pour le public fribourgeois. Les frères dominicains eux-mêmes n’étaient pas tous convaincus par le projet choisi. Notamment le relief de la sainte Vierge irritait fortement.

Avec la distance de plus de quarante ans on peut cependant dire que l’espace de l’église de Saint-Hyacinthe respire une atmosphère de recueillement et aide à la prière. L’acoustique y est excellente. L’église ne lasse pas ceux qui s’y rassemblent plusieurs fois par jour pour la prière chorale et la liturgie de la messe. C’est un témoignage en faveur de la qualité du volume architectural et des œuvres d’art sacré qui s’y trouvent. En ce sens, l’édifice n’a pas vieilli.


Le frère dominicain suisse Adrian Schenker, bibliste, professeur émérite d’Ancien Testament à l’Université de Fribourg, réside au couvent St- Hyacinthe de cette ville.

]]>
https://www.revue-sources.org/leglise-du-couvent-st-hyacinthe-a-fribourg/feed/ 0
Prise d’habit et prise de tête https://www.revue-sources.org/prise-dhabit-prise-de-tete/ https://www.revue-sources.org/prise-dhabit-prise-de-tete/#respond Wed, 29 Nov 2017 22:25:32 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2450 Cet article a une histoire. Des novices dominicains français ont interrogé un jour leur Provincial, le frère Jean-Paul Vesco, en l’occurrence: «Pourquoi nous remettre l’habit dominicain, si nous n’avons pas le droit de le porter à l’extérieur du couvent?»

En effet, à cette époque, c’était la règle habituelle. Les novices voulaient savoir si une décision officielle avait imposé ce comportement. «Aucune décision», fut la réponse du Provincial, mais une coutume devenue avec le temps comme un dogme.

La question des novices était motivée par le fait que pour leur génération la soit-disante théologie de l’enfouissement n’avait plus aucun sens, surtout dans une société en recherche de signes et de symboles. Dans une société où il faut accueillir chacun dans sa diversité, le fait de ne pas avoir le droit d’apparaître pour ce qu’ils étaient était insupportable ou du moins incompréhensible à ces novices. L’édito du Provincial fut une belle surprise. Il donnait à chacun la liberté de porter ou de ne pas porter l’habit à l’extérieur, sans en faire un marqueur identitaire.

 Pierre-André Mauduit op

[print-me]Lorsque l’habit m’a été remis au début du noviciat, il m’a été difficile de me sentir limité dans mon envie de le porter. Lors du passage du Maître de l’Ordre à Strasbourg à l’occasion de la visite canonique de la Province, je me suis ouvert à lui de cette difficulté. Le frère Timothy a conclu l’entretien en me faisant cette recommandation: «N’aie pas peur des peurs de tes frères!». Cette formule m’a souvent accompagné, pas seulement à propos du port de l’habit, et pas seulement à l’intérieur de l’Ordre.

Assez rapidement, la question du port de l’habit n’a plus vraiment été d’actualité, d’autant que je ne l’ai pas porté pendant huit ans sans que cela me pose le moindre problème. En Algérie, vouloir porter l’habit n’aurait eu aucun sens, il aurait dit le contraire de ce que nous voulions signifier.

Le moment est peut-être venu d’aller au bout de cette liberté dans le port de l’habit.

Mais voilà qu’une quinzaine d’années plus tard, je découvre que des frères expriment les mêmes difficultés, les mêmes incompréhensions, avec les mêmes mots. Cela signifie que la question du port de l’habit n’est pas anodine et n’a pas été totalement réglée par notre pratique commune actuelle qui veut que l’habit soit porté librement à l’intérieur des couvents, mais ne soit généralement pas porté à l’extérieur, sauf raison de ministère.

Nos frères aînés ont traversé une période de rupture considérable dans la société et dans l’Église. Nous sommes les héritiers de ces frères, de ceux qui sont restés et aussi peut-être de ceux qui sont partis. L’habit leur est apparu comme pouvant être parfois un obstacle à une présence apostolique au monde, et sans doute avaient-ils largement raison. Les temps ont changé, mais que nous le voulions ou pas, l’habit que nous avons reçu n’est plus tout à fait le même que celui qu’ils ont reçu. La différence est qu’il nous revient à présent chaque jour de choisir de le porter ou de ne pas le porter.

Ce choix ne simplifie pas la vie et nous fait sans cesse courir le risque de l’inconfort d’avoir à «changer de peau». L’inconfort aussi d’avoir à affronter le regard et les questions de personnes qui ont du mal à nous voir tantôt en «moine» et tantôt en homme devenu trop «normal» à leur goût. Mais ce choix est aussi une chance. La chance de pouvoir entrer en relation de la manière la plus appropriée en fonction des lieux et des personnes, et donc aussi d’avoir le souci de s’ajuster à l’autre. La chance également de ne pas se laisser enfermer, par les autres ou par soi-même, dans une image aussi belle soit-elle.

L’essentiel: la qualité de la vie intérieure

Ce qui est vrai pour notre Province l’est aussi pour l’Ordre tout entier, avec des nuances selon les Provinces. Pour l’ensemble de l’Ordre, notre habit n’est pas seulement un habit de chœur, mais il n’est pas non plus notre seul habit de vie. Il est fondamentalement au service de la prédication, c’est-à-dire aussi de la relation. Et la relation nécessite un langage qui s’écrit avec le subtil alphabet des connivences et des différences, pas les unes sans les autres.

Aujourd’hui, certains d’entre nous ne portent presque jamais l’habit, et c’est très bien. Certains d’entre nous le portent presque toujours, et c’est très bien. La plupart d’entre nous le portent en fonction des lieux et des circonstances, et c’est très bien. Il serait bien présomptueux de déduire l’attachement d’un frère à l’habit de la seule fréquence avec laquelle il le porte.

Au fond, ce n’est pas tant le fait de porter l’habit qui compte mais la manière de le porter, et ce que l’on entend signifier. Si l’habit est signe d’humilité, d’une vie simple, unifiée, fraternelle et vraiment donnée à tous, il sera un témoignage qui parle à notre temps. S’il manifeste au contraire une volonté de rupture avec la société, de séparation, de supériorité, ou s’il est plaqué sur une vie personnelle qui ne lui ressemble pas, il mettra en échec la relation sans laquelle il n’est pas de témoignage possible, sauf un contre témoignage. Peu importe que l’on porte l’habit ou pas, l’essentiel est que la qualité de notre vie intérieure nous fasse porter l’habit comme ne le portant pas, et ne pas porter l’habit comme le portant.

Le pari de la liberté

Le moment est peut-être venu d’aller au bout de cette liberté dans le port de l’habit. Puisque selon nos constitutions il revient au prieur provincial de déterminer les règles du port de l’habit (lco n°51), il me semble possible de faire le pari de la liberté et je déclare que pour les frères de la Province le port de l’habit (blanc et noir) est libre à l’extérieur du couvent comme à l’intérieur.

Cette décision n’est pas une incitation à davantage porter l’habit, mais une invitation à se déterminer plus librement en fonction des circonstances. Cette liberté requérant un apprentissage, comme tous les autres aspects de notre vie dominicaine, elle est soumise à la régulation des pères maîtres pour ce qui concerne les frères novices et étudiants. Et dès lors qu’elle nous engage collectivement, elle entre naturellement dans le champ du dialogue entre chaque frère et son prieur conventuel.[print-me]


Avant de devenir évêque d’Oran, le frère Jean-Paul Vesco fut provincial de la province dominicaine de France. Nous reproduisons un éditorial signé de sa main paru dans le bulletin dominicain «Prêcheurs» de juin 2012.

]]>
https://www.revue-sources.org/prise-dhabit-prise-de-tete/feed/ 0
Démocratie dominicaine: l’idéal et la réalité https://www.revue-sources.org/democratie-dominicaine-lideal-realite/ https://www.revue-sources.org/democratie-dominicaine-lideal-realite/#respond Mon, 24 Jul 2017 06:50:12 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2342 [print-me]On ne prête qu’aux riches, c’est bien connu. Est-ce alors une légende ou un fait historiquement fondé que la rumeur qui voudrait que les Pères Fondateurs des Etats-Unis d’Amérique, à la recherche d’une Constitution pour leur jeune Union, se soient inspirés des Constitutions de l’Ordre des Prêcheurs? Un pouvoir présidentiel fort, équilibré par une congrès formé des délégués du peuple (chambre des Représentants) et les députés des Etats fédérés (sénat). Ajoutons – et c’est important – que ces trois instances sont élues au suffrage universel et pour une période limitée.

A y regarder de près, le mode de gouvernement des Dominicains est assez semblable. A sa tête, un Maître élu, non pas à vie mais pour un terme précis, par une assemblée composée de provinciaux élus et de «définiteurs» représentants l’ensemble des frères, choisis eux aussi par élection. Un mode de gouvernement en résulte qui fonde l’autorité sur la représentativité élective et allie l’unité exprimée par le Maître à la diversité des membres des autres instances. Bref, un pouvoir central équilibré par des assemblées. Est-ce la «démocratie»?

Un autre rumeur, mieux fondée celle-là, voudrait que la législation «démocratique» des Prêcheurs fut inspirée par les communes médiévales en train de naître. Elles luttaient alors pour arracher aux seigneurs féodaux (laïcs ou ecclésiastiques) des franchies et autres libertés. L’Ordre dominicain est né et s’est développé au cœur de ces villes en ébullition et non pas aux bord des étangs ou caché dans les clairières, là où les moines se complaisaient. Le régime communal, d’esprit corporatif, a pu déteindre sur les Constitutions des Prêcheurs. Nos devanciers étaient de leur temps; leur organisation interne correspondait aux aspirations de leurs contemporains.

Changement de paradigmes

Sans doute, Dominique de Guzman, fondateur des Prêcheurs, aurait hésité à dénommer «démocratie» la structure de gouvernement qu’il voulait pour son Ordre. Bien qu’apparue chez Platon, le terme «démocratie» revêt de nos jours une acception particulière façonnée au siècle des Lumière et totalement étrangère aux médiévaux. Toutefois, l’expression peut évoquer le changement historique des formes de vie religieuses induit par Dominique.

La liberté qu’on prête à l’Ordre dominicain ne le met sans doute pas à l’abri de l’anarchie ou de l’incurie, mais son instinct démocratique l’amène à respecter et estimer la riche diversité de ses membres.

Jusqu’à lui, l’icône qui prévalait pour caractériser la vie religieuse monastique généralisée jusque là était celle du Père Abbé rassemblant autour de lui ses moines, comme une poule le fait de ses poussins (Lc, 13, 34). Une autre image biblique pourrait illustrer la communauté primitive dominicaine: celle de Pentecôte, avec les apôtres disposés en cercle, chacun recevant sa part de langue de feu. Des religieux qui ne seraient pas d’abord des «fils», mais des «frères», animés par le même Esprit et répondant, chacun pour sa part, aux impératifs d’un même appel. Il est significatif que les Maîtres des Prêcheurs, pas plus que les prieurs provinciaux dominicains, ne portèrent jamais le titre d’Abbé, pas plus qu’ils n’en revêtirent les insignes: l’anneau, la crosse ou la mitre. Non pas par (fausse) modestie, mais parce que ce genre de prérogatives ne convenaient pas à la forme et à l’esprit de leur famille religieuse.

Au centre: le chapitre

Un indice de ce changement de paradigmes est le rôle du chapitre. Chez les moines, il est quotidien et vise l’édification spirituelle de ceux qui y participent; chez les Prêcheurs, il est occasionnel, le plus souvent délibératif ou électif. Il ne se limite pas à commenter la Règle, mais il est le lieu des prises de décisions communes, jusqu’à modifier les Constitutions en vigueur pour en promulguer de nouvelles mieux adaptées aux situations. Une législation jamais figée, toujours en mouvement. Ce procédé «capitulaire» est actif à tous les échelons de l’Ordre, du couvent local au chapitre général, en passant par celui des Provinces. Tous les supérieurs – les Dominicains les appellent«prieurs» – sont élus au scrutin majoritaire. En règle générale, leur élection est confirmée par le provincial dans le cas des prieurs locaux ou par le Maître de l’Ordre pour les provinciaux. Notons que l’Ordre ne requiert aucune confirmation épiscopale ou pontificale suite à une élection, pas plus qu’une approbation de ce type aux décisions prises par ses chapitres.

Plus intéressant est la manière dont procède le chapitre. Une institution en est le centre: le «tractatus» ou la discussion entre capitulaires dans le but de découvrir le candidat idéal susceptible de rallier sous son nom la majorité des suffrages lors d’une élection, ou alors le débat ouvert pour parvenir à une décision sur un point inscrit à l’ordre du jour. Ce processus suppose évidemment des prises de parole libérées de toute contrainte, l’accueil d’opinions et d’avis différents, voire même contradictoires et, finalement, l’acceptation de compromis. Le rôle du prieur est décisif dans ce débat. Il favorise l’échange, fait circuler la parole, n’impose pas d’emblée son propre point de vue au risque de rendre muette et glaciale l’assemblée qu’il préside. Le but est de parvenir à une décision consensuelle librement acceptée, en dépit de la multiplicité des avis exprimés. Dure épreuve où l’Esprit-Saint devrait venir au secours des capitulaires.

Ombres et lumières

Les échecs qui menacent ce genre de gouvernement sont hélas bien connus. Ils vont de la prise abusive de pouvoir par un prieur ou par un autre frère dont l’autoritarisme et la suffisance musellent la liberté des autres et les condamnent à la passivité et à l’indifférence. Dans ce cas, comme dans celui de l’impossibilité de renouveler les charges communes, le feu sacré menace de s’éteindre, la communauté se sclérose et s’étiole. Face à cette inertie, les frères les plus dynamiques prennent le large et réalisent ailleurs ce qui leur tient à cœur. Le lien communautaire, sans être radicalement tranché, survit misérablement. Il se détendra jusqu’à devenir inapparent et finalement inexistant.

Ces déviances ne sont toutefois pas parvenus à faire imploser l’Ordre dominicain. La liberté qu’on lui prête ne le met sans doute pas à l’abri de l’anarchie ou de l’incurie, mais son instinct démocratique l’amène à respecter et estimer la riche diversité de ses membres. Pas de schismes dans son histoire huit fois séculaire, mais cohabitation – parfois chaotique – des contraires au nom d’intérêts supérieurs reconnus par tous. Il se pourrait que la charité soit l’un d’entre eux.[print-me]


Frère Guy Musy, dominicain, rédacteur responsable de la revue «SOURCES», Genève.

]]>
https://www.revue-sources.org/democratie-dominicaine-lideal-realite/feed/ 0
Dominicains suisses: une année jubilante! https://www.revue-sources.org/dominicains-suisses-annee-jubilante/ https://www.revue-sources.org/dominicains-suisses-annee-jubilante/#respond Tue, 13 Dec 2016 13:02:58 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1629 [print-me]

Avec celle de la vieille année, la Famille dominicaine de Suisse fermera aussi la porte des célébrations du huitième centenaire de l’Ordre des Prêcheurs. La Suisse ne fut pas en reste pour marquer cet événement. Petit parcours de ces manifestations jubilatoires, sans doute éteintes, mais dont la mèche fume encore.

Zurich

A Zurich, au «Zentrum Karl der Grosse», proche du Grosmünster où prêcha le réformateur Zwingli, le frère Adrian Schenker a parlé  de la première traduction allemande de la Bible, effectuée par un Dominicain de cette ville. Notre revue a déjà fait mention de cet événement.

A Zurich encore, ce fut la première représentation de la pièce théâtrale «Kloster zu vershenken», créée pour la circonstance. Vingt-trols représentations ont suivi en Suisse alémanique. Feu d’artifice final à Rome au cours de janvier 2017.

Avec la communauté locale, la famille dominicaine zurichoise et alémanique s’est retrouvée Zur Prediger, la plus ancienne église dominicaine sur le sol helvétique, devenue en 1524 lieu de culte réformé. A quelques reprises, les frères et leurs amis et amies y chantèrent des Vêpres solennelles qui, en novembre, mirent le sceau final aux manifestations du jubilé. 

Bâle

Etonnamment, dans la cité rhénane qui connut très tôt une implantation dominicaine, ce furent des associations culturelles qui donnèrent le ton à notre jubilé.  Il fut marqué par des conférences, une exposition et des concerts sur le site du célèbre couvent de moniales de Kleines Klingental fondé en 1274, devenu de nos jours un important musé bâlois.

Berne

Toujours en Suisse alémanique, mais proche des Marches romandes, nos frères de Fribourg se sont déplacés à Berne pour chanter Vêpres dans notre ancienne église, devenue entre-temps temple protestant mis au service de la communauté francophone de la ville fédérale.

Cazis

A Cazis, dans les Grisons, nos sœurs choisirent de célébrer le jubilé à Bologne, auprès du tombeau de saint Dominique. Toutes les sœurs s’y déplacèrent.

Fribourg

C’est sans doute à Fribourg, ville qui héberge deux couvents de frères, que le jubilé fut le plus retentissant.

L’année jubilaire avait été inaugurée par la parution d’un numéro spécial de notre revue Sources, le dernier d’une longue série imprimée, avant que le numérique ne prenne le relais.

Le 12 avril, à St.Hyacinthe, célébration des amitiés – séculaires! – entre Franciscains et Dominicains, avec la conférence du frère capucin Niklaus Kuster sur nos deux fondateurs. Conférence suivie des Vêpres et des agapes qui accompagnent traditionnellement ce genre de rencontres entre  «mendiants».

Le 2 juin, toujours à St.Hyacinthe et à l’église voisiner du Christ-Roi, célébration «officielle» du jubilé: celle des deux couvents fribourgeois et celle de la Province dominicaine suisse. La fête rassembla la famille dominicaine romande et de très nombreux amis et amies de l’Ordre. Les festivités débutèrent par deux conférences sur les origines dominicaines et sur l’architecture de nos couvents (cf.le numéro d’automne de notre revue Sources), suivies de la messe présidée par notre évêque Charles Morerod OP et d’un «apéritif dinatoire» digne de ce nom.

Deux colloques universitaires célébrèrent également à Fribourg le jubilé de l’Ordre. Le premier, dans le cadre du Forum de Fribourg: «Eglise dans le monde» s’intitulait: «800 ans  mission et dialogue interreligieux dans la tradition dominicaine» avec les interventions de trois frères professeurs à la Faculté de Théologie de Fribourg et d’autres venus de Bordeaux, d’Helsinki et de Berlin.

Le second colloque était plus directement consacré à la mémoire des Trappistes de Tibhirine assassinés il y a vingt ans. Mais notre frère Jean-Jacques Pérennès rappela le souvenir de Pierre Claverie assassiné lui aussi cette même année. Le spectacle «Pierre et Mohamed», présenté à cette occasion, rappela aussi le souvenir de ce Dominicain hors du commun qui fut évêque d’Oran. Faut-il ajouter que nos jeunes frères étudiants se sont fortement  impliqués dans ces journées et ont contribué à leur réussite.

Estavayer

Proches de Fribourg, les moniales dominicaines d’Estavayer concoctèrent leur propre programme de manifestions jubilaires. Elles vont se poursuivre tout au cours de l’année 2017. C’est qu’à la commémoration des huit cents ans de l’Ordre est venue se greffer celle des sept cents ans de leur monastère. Un livre édité cette année retrace les étapes de cette histoire passionnante.

Estavayer est situé en Romandie. Mentionnons donc le pèlerinage des Fraternités Laïques dominicaines de la partie francophone de Suisse vers Sienne et surtout vers Bologne.

Genève

Enfin, least but not last, la journée jubilaire du couvent de Genève le 8 septembre à Coppet. Plus précisément à l’église de cette bourgade vaudoise, convertie elle aussi en temple protestant. Un couvent dominicain s’édifiait à cet endroit, fondé dans les dernières année du 14ème siècle et supprimé en 1536 avec l’arrivée de Bernois protestants et conquérants. Le pèlerinage se fit en bateau depuis la rade de Genève, avant de rejoindre l’église pour un premier contact. Un repas à la salle communale accueillit une soixantaines de convives. Il fut suivi de deux conférences à l’église sur l’architecture et l’histoire de ce lieu. Puis, la chant des Vêpres de la Nativité de la Vierge. Le grand «Salve» et l’antienne «O Lumen» résonnèrent à nouveau sous ces voûtes vénérables, après un silence qui a duré quasi cinq siècles. Moment d’intense émotion. Un soleil radieux sur un lac lisse accompagna les pèlerins.

[print-me]


 Guy Musy op, Rédacteur responsable de la revue Sources

 

]]>
https://www.revue-sources.org/dominicains-suisses-annee-jubilante/feed/ 0
L’église des Prêcheurs de Berne https://www.revue-sources.org/leglise-precheurs-de-berne/ https://www.revue-sources.org/leglise-precheurs-de-berne/#respond Mon, 26 Sep 2016 09:40:25 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1522 [print-me]

L’archéologue du Canton de Berne, Hans Grüttner, dans la préface de la publication relative aux travaux effectués, dans les années 1988-1991, pour restaurer la façade et l’intérieur de l’église ainsi que dans la zone attenante où se trouvait l’ancien bâtiment conventuel, écrivait ce qui suit: «L’église Française, ancienne église du couvent des Frères Prêcheurs ou Dominicains, est, avec la Collégiale, l’un des édifices religieux les plus importants de Berne. Et de par la bonne conservation de sa construction, dont fait également partie le jubé qui fut orné, vers la fin du 15ème siècle, d’une peinture d’une qualité exceptionnelle, cet édifice occupe une place importante dans l’histoire de l’architecture des églises des ordres mendiants dans la région comprenant le sud-ouest de l’Allemagne et le nord-est de la Suisse».

La vie dominicaine à Berne

L’état actuel des recherches permet de penser que l’église des Prêcheurs de Berne a été édifiée entre les années 1280 et 1310, sans exclure que la construction ait pu se prolonger plus longtemps. En 1318 au plus tard, l’église devait être terminée, car de cette époque date une attribution de cette église au couvent dominicain de Berne, avec obligation de célébrer une messe lors de certaines fêtes. Mais l’Ordre s’était probablement déjà établi à Berne aux alentours de 1269, avant le début de la construction de l’église, dans le quartier nord de la «innere Neuenstadt» (ville neuve intérieure). L’Ordre mendiant des Prêcheurs devait tout d’abord se procurer les ressources nécessaires à la construction de l’église et du couvent.

« Malgré un destin mouvementé, l’église française d’auourd’hui a, en grande partie, conservé son état architectural des années 1300 ».

Jusqu’à la Réforme, l’église était dédiée aux apôtres Pierre et Paul, auxquels le maître autel (altare maius) était consacré. Ce patronage avait été requis par les autorités de la Ville de Berne dans l’Acte de donation de 1269, qui précisait également que l’autel à placer dans la travée centrale du jubé devait être dédié à la Vierge Marie. Le chapitre provincial des Dominicains s’est réuni quatre fois à Berne. A diverses reprises, d’éminents visiteurs de la ville ont logé chez les Dominicains, comme peut-être l’Empereur Henri VII en 1309 et 1311, mais sûrement le Roi Sigismond en 1414 et le Pape Martin V en 1418.

Durant tout le Moyen Age, l’activité des Frères en matière de pastorale et de prédication est très importante dans la ville et la campagne. Le dernier essor du couvent s’est traduit par d’importantes commandes de peintures: en 1450 le «Jugement Dernier» sur l’arc triomphal – côté nef, en 1495 la peinture du jubé tout entier, en 1498 le réfectoire du couvent fut réaménagé en vue de la tenue du Chapitre général de l’Ordre. D’autres commandes de peintures ont été faites à Niklaus Manuel Deustch (*probablement en 1484 à Berne; Ť 1530 à Berne) vers 1515 pour un autel de Sainte-Anne, en 1516 pour un nouveau maître autel et, la même année, pour une Danse Macabre, effacée en 1660, sur le mur d’enceinte sud du couvent.

A la suite de divers scandales, comme l’affaire des fausses visions dans le procès Jetzer (1507-1509) le couvent perdit peu à peu sa réputation et son influence. Avec la Réforme, le couvent de Berne fut finalement supprimé en 1527. Depuis 1623 l’église sert de paroisse à la communauté francophone réformée de Berne, d’où son nom actuel d‘église française. En 1685, l’église et l’ancien couvent servirent de refuge à de nombreux Huguenots. Les bâtiments conventuels ont été détruits à la fin des années 1890 pour faire place à la construction du théâtre, terminée en 1903.

Le profil intellectuel de l’Ordre

La mission de tout Dominicain doit être: la prédication par l’étude! Ou, pour reprendre l’image idéale avec Saint Thomas d’Aquin: docentura pro praedicatura. C’est ainsi qu’en 1352, le peintre Domaso da Modena a représenté, dans la salle capitulaire de l’ancien couvent dominicain de Trévise (Italie du Nord), 40 Dominicains sur une frise s’étendant sur les quatre murs.

Salle capitulaire de Trévise avec frises peintes

Salle capitulaire de Trévise avec frises peintes

La particularité de cette œuvre n’est pas l’alignement des personnages, mais leur représentation: chaque Dominicain est enfermé dans un pupitre avec des livres et de quoi écrire, illustrant ainsi la spiritualité de l’Ordre, à savoir créer un Ordo praedicatorum de l’Eglise entière.

Ce n’est pas la pauvreté, mais le savoir qui a marqué l’Ordre, qui s’est implanté dans les villes, tant pour l’enseignement dans le milieu scolaire et universitaire que pour la pastorale. La lente transformation des écoles cathédrales et des écoles conventuelles en universités à la fin du 12ème et au début du 13ème siècle a eu pour effet de créer une nouvelle relation entre le couvent et l’école: l’ancienne triade monastique legere – meditare – orare est devenue la triple démarche scolaire legere – disputare – praedicare.

La vita contemplativa conventuelle traditionnelle fut subordonnée à la vita activa, dans laquelle la prédication parmi les hommes devint le but et l’expression d’une nouvelle relation entre l’amour de Dieu et l’amour du prochain, motivée par le «salut des âmes». Pour ce faire, des dispenses des observances monastiques de l’Ordre au profit de l’étude étaient même possibles, car, dans la conception de l’Ordre par les Dominicains, elles faisaient désormais partie intégrante de la vita religiosa.

Spiritualité de l’Ordre et architecture

Le profil intellectuel de l’Ordre des Prêcheurs a dû jouer, dès le début, un rôle dans la conception architecturale des églises conventuelles et des couvents. Outre les dispenses, la promotion de l’étude impliquait l’octroi d’une cellule d’étude. Celle-ci, qui combine les espaces consacrés à l’étude et au repos, constitue, au sein des habitudes de vie monastiques, une innovation apportée par l’Ordre des Prêcheurs. Cet «isolement» n’était pas dû à une tendance à la vie en ermite, mais visait à encourager la stimulation du travail des frères étudiants. Le dortoir commun est resté la règle pour les seuls frères convers.

Ce style de vie selon la règle devait toujours rester également une vie communautaire. Cette dernière trouvait son application dans les divers espaces communautaires, comme par exemple le réfectoire commun, où les repas étaient pris et la lecture faite à table, et naturellement l’église conventuelle, lieu de la prière communautaire. Outre la bibliothèque conventuelle à disposition des frères, une «bibliothèque portable» dans la cellule existait dès le début.

Un édifice paraparoissial

L’historien de l’Ordre Isnard Wilhelm Frank OP (1930-2010) qualifie les couvents dominicains de «centre culturels paraparoissiaux». Cette fonction paraparoissiale trouve également son expression dans l’église conventuelle bernoise, que l’on pouvait définir, à ses origines, comme un édifice cultuel multifonctions. L’église était intérieurement divisée en deux, selon sa fonction: le choeur, avec les fenêtres gothiques et les voûtes de pierre, servait au culte conventuel (espace clérical – ecclesia interior), et la nef aux trois vaisseaux, avec un charpente de bois visible, était destinée au nombreuses missions pastorales (espace des laïcs – ecclesia exterior).

Vue reconstituée de l'interieur de l'église des Prêcheurs vers l'est

Vue reconstituée de l’intérieur de l’église des Prêcheurs vers l’est

Les Dominicains suivaient ainsi en quelque sorte la division cistercienne entre l’église des moines et celle des convers, avec cependant une différence importante: les frères convers faisaient aussi partie de l’église des moines, et l’église des convers devint la future «église du peuple» accessible et réservée aux laïcs, dans laquelle les Prêcheurs offraient leurs services cultuels et religieux ou effectuaient ceux que les laïcs demandaient.

L’église conventuelle de Berne

Dans le choeur, espace de l’église dominicaine de Berne consacrée au couvent, les frères se rassemblaient pour la messe et les offices communautaires. Ils se tenaient assis ou debout dans les deux rangées de stalles de chaque côté du choeur (après 1302).Elles s’y trouvent encore aujourd’hui. Vers l’est, l’espace était fermé par le maître autel. L’accès au choeur était refusé aux laïcs. Le «service sacré» des frères de Berne dans le choeur ne servait pas seulement à l’édification personnelle et collective de la communauté, il présentait aussi un intérêt pour la communauté urbaine. Car les églises et les couvents en faisaient partie; ils étaient garants et expression du sacré dans la commune urbaine.

Pour la pastorale des laïcs, les Dominicains disposaient de l’espace des laïcs qui probablement a été totalement peint vers la fin de l’époque gothique et est orné aujourd’hui d’arabesques Renaissance des années 1570. La relation pastorale des Frères Prêcheurs bernois avec les laïcs était directe et concrète. Les trois vaisseaux et les multiples travées reflètent dans l’église conventuelle la multifonctionnalité de la pastorale des ordres mendiants par la diversité des services spirituels offerts, ainsi que l’illustrent les quelques exemples suivants.

Etat actuel de l'intérieur (vers l'est)

Etat actuel de l’intérieur (vers l’est)

Conformément à la tradition allemande, à Berne, les autels, dans les espaces en forme de chapelle, étaient surtout placés devant le jubé avançant dans la première travée de la nef avec ses clefs de voûte richement sculptées et ses peintures murales réalisées par le «maître des oeillets» en 1495: l’Annonciation faite à Marie, les bustes des prophètes Isaïe et Jérémie, la Racine de Jessé et, en pendant, un arbre généalogique de l’Ordre des Dominicains, les symboles des évangélistes, les Pères de l’Église latine, deux représentations de Dominique, fondateur de l’Ordre canonisé en 1234, et bien d’autres.

Le jubé

Parmi les églises des ordres mendiants en Suisse, le jubé de Berne est probablement le seul qui soit toujours à sa place d’origine, et même l’un des rares dans le pays.

Le jubé est une tribune de pierre voûtée surplombant la nef du côté est, fermée à l’arrière par un mur et ouverte vers la nef par une arcade, divisée en plusieurs travées formant les chapelles abritant les autels latéraux.

Façade du jubé, ogive de gauche, le savant Dominique enseigne à l'ambon sur la croyance mariale.

Façade du jubé, ogive de gauche, le savant Dominique enseigne à l’ambon sur la croyance mariale.

droite

Façace du jubé, panneau côté droit de la clé de voûte, avec le fondateur de l’Ordre Dominique prédicateur du peuple. Au nom du Christ il ramène à la vie un enfant mort gisant au sol. A droite, le buste du Prophète Isaïe.

Le jubé bernois n’est pas seulement une cloison destinée à souligner l’écart entre la sphère sacrée du choeur et le caractère prétendument profane de l’espace laïc, simple lieu de rassemblement pour la prédication. Le jubé, au contraire, est lui-même une expression du sacré qui rejoint celle du choeur. On peut voir le jubé comme l’ «iconostase du sacré»: piété d’autel avec de nombreuses messes et lieu de vénération personnelle et communautaire des saints et des reliques. De plus, ces autels servaient à entendre les nombreuses confessions des laïcs, à imposer les pénitences et donner l’absolution.

En conclusion

Malgré un destin mouvementé, l’église française d’auourd’hui a, en grande partie, conservé son état architectural des années 1300. Ses caractéristiques principales – le long choeur, une nef de basilique au plafond plat – la rattachent aux églises contemporaines des Ordres mendiants dans la région du Rhin supérieur. La séparation architecturale du choeur et de la nef a également été maintenue lors de la dernière restauration, car elle fait partie intégrante de l’église de l’Ordre mendiant à l’origine. Une importance toute particulière revient au jubé datant de la fondation, avec sa peinture de 1495 presque totalement conservée et ses travées en forme de chapelles, qui donnent à l’espace un aspect de la fin du gothique .

[print-me]


Le frère dominicain Uwe Vielhaber du couvent St Hyacinthe de Fribourg, restaurateur et conservateur diplômé, est aussi engagé dans la pastorale de la ville de Berne.


La Province dominicaine de Suisse, dans le cadre du Jubilé 2016 «800 ans de l’Ordre des Prêcheurs», et la Paroisse française réformée de Berne, en coopération avec de nombreux partenaires, ont prévu un vaste programme festif pour célébrer 700 ans d’histoire de cette église bernoise et 800 ans de celle de l’Ordre des Prêcheurs. «Tatort Französische Kirche; C’est arrivé à l’église française…», du 27 août au 18 septembre 2016.

]]>
https://www.revue-sources.org/leglise-precheurs-de-berne/feed/ 0
«Va et prêche!» https://www.revue-sources.org/dominicains-chemin-va-preche/ https://www.revue-sources.org/dominicains-chemin-va-preche/#respond Wed, 15 Jun 2016 02:07:30 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1400 [print-me]

L’itinérance semble être une des marques qui caractérise l’Ordre des Pêcheurs. Elle s’enracine dans la mission pérégrinante de Dominique de Guzman. Son successeur, le frère Bruno Cadoré, le rappelle à ses frères et à ses soeurs dans une lettre publiée le 1 er janvier 2016 à l’ouverture du Jubilé célébrant les huit cents ans de l’Ordre des Prêcheurs. En voici des extraits significatifs:

Va et Prêche!

Depuis la célébration de l’anniversaire de l’installation des premières moniales de l’Ordre à Prouilhe, chaque année de la neuvaine proposée par le frère Carlos nous a préparés a entendre aujourd’hui cet envoi. Notre tradition dominicaine nous dit que Dominique l’entendit un jour de saint Pierre et saint Paul: «Va  et prêche, car Dieu t’a choisi pour t’acquitter de ce ministère », lui dirent-ils. A la porte de la basilique de Sainte Sabine, cette même formule a été reprise par celle qui a écrit cette belle icône ou saint Dominique, a son tour, s’adresse a nous tous, frères et soeurs en la famille dominicaine : Va, et prêche! Vade Praedica!

De ville en village

Comme Dominique voulait le faire comprendre au Pape lorsqu’il lui demandait de confirmer les premiers fruits de son intuition, le feu de l’Evangile doit embraser d’abord l’existence de chaque Prêcheur: ils devaient « être » Prêcheurs. C’est ce feu intérieur qui nous a un jour donné l’audace de demander la grâce de consacrer toute notre vie à la Parole. C’est ce même feu qui peut établir en nous l’impatience, l’insomnie, l’espérance que de ville en village, le nom de Jésus-Christ devienne le nom d’un frère et d’un ami qui vient vivre familièrement avec les hommes, inspirant a tous la confiance d’aller vers Lui .

Le bâton et le livre

Et voila que revient l’image de la vision de Dominique: le bâton de Pierre et le livre de Paul.

Le bâton de Pierre, d’abord, pour ne jamais oublier qu’il est un seul Berger, dont Pierre lui-même fut le premier des serviteurs. Ainsi, les prêcheurs sont-ils envoyés pour être inlassablement prêcheurs de la grâce du salut dont l’Eglise, en l’unité de sa communion, est le sacrement. Mais le bâton, aussi, car il s’agit de prendre la route, de sortir de nos installations, d’aller plus loin que les frontières de nos sécurités, d’enjamber les fossés qui séparent les cultures et les groupes humains, d’accompagner les pas lorsqu’il s’agit d’avancer sur des chemins de peu de certitudes. Bâton sur lequel s’appuyer quand, conscients de nos fragilités et de nos péchés, nous appelons la grâce de la miséricorde pour qu’elle nous apprenne à devenir prêcheurs. Le bâton du prêcheur itinérant de la grâce de la miséricorde.

L’objet de la prédication est cette approche discrète et respectueuse de Celui qui vient, familièrement, proposer l’amitié et la miséricorde de Dieu.

La mobilité de cette itinérance, intérieure autant qu’elle est extérieure, exige que le bâton, toujours, soit accompagné du Livre porté par Paul. Certes, déjà, parce que dans le Livre est écrit ce que Dieu veut révéler à tous. Et aussi parce que c’est bien dans la Parole que doivent plonger à la fois l’expérience croyante, la conversation de l’évangélisation et l’effort d’intelligibilité que poursuit la théologie. Mais le livre avec le bâton, car la rencontre, le dialogue, l’étude des autres cultures, l’estime des autres quêtes de vérité, tout cela constituera des portes d’entrée vers une plus profonde connaissance et compréhension de cette Parole qui, progressivement, se révèle à force de scruter l’Ecriture déposée dans la Bible

Sur de nouveaux chemins

C’est en faisant retour aux premiers temps apostoliques que Diegue et Dominique ont eu !’intuition, déjà, de la nécessité d’un renouveau des méthodes, de l’ardeur et du message de l’évangélisation. Aujourd’hui et demain, à notre tour, nous sommes invités à ce même travail de renouveau, afin de contribuer à «conformer nos temps modernes à ceux des origines et diffuser la foi catholique ».

Et nous avons la chance de pouvoir le faire en accueillant dans tous les continents de nouvelles vocations qui sont autant d’appels au renouvellement incessant du dynamisme de la prédication de l’Ordre. Quelles sont donc ces routes sur lesquelles nous sommes aujourd’hui appelés à vivre familièrement avec les hommes? «II faut que j’aille aussi dans les autres villes pour leur annoncer la Bonne Nouvelle du règne de Dieu, car c’est pour cela que j’ai été envoyé » (Le 4, 43-44). L’Ordre de saint Dominique, dans son ensemble, doit être animé par un sentiment analogue de l’urgence de la «visitation de l’Evangile » (Lc 1, 39). Certes, nous avons tous, soeurs, frères et laïcs, de bonnes raisons pour dire qu’il nous faut, avant tout, assurer ce que nous faisons déjà.

Certes, nous pouvons parfois être comme «paralysés» en considérant l’ampleur de la tâche et le petit nombre que nous sommes. Bien sûr, nous avons raison de souligner que, déjà là où nous sommes établis, la tâche de la prédication est essentielle. Mais la « visitation de l’Evangile » nous presse de rejoindre les personnes, les groupes, les peuples et les lieux où l’annonce de la bonne nouvelle du Royaume doit aussi être entendue. L’objet de la prédication est cette approche discrète et respectueuse de Celui qui vient, familièrement, proposer l’amitié et la miséricorde de Dieu.

Ouvrir les voies de l’interculturalité

Comment allons-nous, dans le futur, ouvrir largement les voies de l’interculturel, de l’échange entre les provinces et les congrégations. Comment mettre mieux au service de l’Eglise la réalité internationale de l’Ordre? Oserons-nous prendre le risque d’internationaliser nos communautés, d’en faire des témoignages de symphonie possible entre les cultures, entre les écoles théologiques, entre les savoirs, entre les représentations de l’Eglise?

Pour réaliser cela, il me semble que l’Ordre dans le futur aura, toujours besoin d’une prédication contemplative. Paradoxalement, alors qu’on ne cesse de dire, avec raison, que l’Eglise a besoin toujours davantage d’ouvriers pour la moisson, l’Ordre aura sans doute a offrir un service qui ne s’engouffrera pas seulement dans l’action pastorale, mais qui sera davantage des lieux de contemplation, de recherche, de sagesse, de quête de vérité. C’est dire la place que devrait prendre à l’avenir le soin apporté au témoignage de la communion fraternelle, la priorité non négociable accordée à la méditation de la Parole, à la prière des Heures et de !’intercession, à la patiente veille en présence du Seigneur. Mais c’est dire aussi la détermination avec laquelle nous devrons consolider et approfondir l’intensité de l’étude, voie privilégiée de la contemplation, mais aussi service pour l’Eglise que, au nom de la tradition qui nous a été transmise, nous ne pouvons décliner.

Au-delà des situations établies

Comment ne pas oublier que le propre de l’Ordre, hier, aujourd’hui et demain, est d’aller toujours au-delà des situations établies, de partir a la rencontre de celles et ceux qui n’ont pas encore eu la joie d’une rencontre personnelle avec Jésus-Christ, de prendre le risque de quitter des sécurités pour aller donner le témoignage de la miséricorde et de l’amitié de Dieu à celles et ceux pour qui Dieu est encore, ou est devenu, lointain et étranger. Comment nous laisser emporter par le feu du désir d’aller vers d’autres lieux, d’autres cultures?

[print-me]


Bruno Cadoré, supérieur général de l’Ordre des prêcheurs

]]>
https://www.revue-sources.org/dominicains-chemin-va-preche/feed/ 0
Les Dominicains et la «Grande Guerre» https://www.revue-sources.org/dominicains-grande-guerre/ https://www.revue-sources.org/dominicains-grande-guerre/#respond Wed, 15 Jun 2016 01:37:08 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1388 [print-me]

La Société d’histoire de Fribourg et la chaire d’histoire de l’Eglise de l’université de cette ville, en union avec l’Institut S. Thomas d’Aquin pour la théologie et la culture ont organisé à l’Albertinum  le vendredi 8 avril 2016 une journée d’étude consacrée au Chapitre Général de l’Ordre des Prêcheurs tenu précisément à l’Albertinum de Fribourg en août 1916, voici cent ans. La thématique relative à ce Chapitre n’occupa qu’une partie des débats du colloque. Le reste fut consacré au contexte social et politique fribourgeois de l’époque.

Nous attendons avec une certaine impatience la publication des Actes de ce colloque pour en savoir davantage. Un lot de consolation cependant. Les lecteurs de l’hebdomadaire romand «L’Echo Magazine» avaient été alléchés par la publication d’une notice et d’une photo sur ce même sujet parues le 30 octobre 2014.  C’était déjà le frère Bernard Hodel, un des organisateurs de la journée d’étude du 8 avril dernier, qui en avait pris l’initiative.

Le chapitre de 1916, présidé par le Père Theissling, accompagné de son bienheureux prédécesseur, le Père Cormier, rassemblait en  un pays neutre des capitulaires provenant de divers pays belligérants. Une immense surprise à la lecture des Actes de ce chapitre, relève Bernard Hodel: «On voudrait trouver dans les textes écrits à cette occasion(…)une dénonciation de la guerre. Déception: il n’y a presque rien. Les cent cinquante pages des Actes son essentiellement consacrées à des questions de gouvernement de l’Ordre ou à des questions de discipline religieuse».

Comment expliquer ce silence?

«Il n’y a pas à s’en étonner», poursuit le frère historien. Mais précisément, nous nous en étonnons. Comment expliquer ce singulier silence? Désir d’éviter entre frères les sujets qui fâchent? De sauver l’unité de l’Ordre au milieu des décombres de l’Europe? Pourquoi cette absence de parole de paix, de médiation et de réconciliation? Nous savons bien par ailleurs comment des Dominicains de ce temps furent fortement sollicités à prendre parti dans ce conflit. Notre revue a déjà fait état du sermon de La Madeleine du 10 décembre 1917 qui valut au Père Sertillanges de sérieux ennuis. (Cf Sources, avril-juin 2015: Philippe Verdin: Servir l’Eglise ou sa patrie? Le dilemme du père Sertillanges.)

Par chance, le Colloque de Fribourg avait prévu une contribution qui aurait pu répondre à nos questions. Celle du frère Philppe Toxé, intitulée: «La guerre absente du Chapitre». Nous attendrons la publication des Actes de ce colloque pour en prendre connaissance.

[print-me]

]]>
https://www.revue-sources.org/dominicains-grande-guerre/feed/ 0
La première «Zürcher Bibel» https://www.revue-sources.org/premiere-zurcher-bibel/ https://www.revue-sources.org/premiere-zurcher-bibel/#respond Wed, 15 Jun 2016 01:35:21 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1386 [print-me]

Le frère Clau Lombriser a participé le jeudi 12 mai 2016 au vernissage à Zurich de l’édition d’extraits de la première version de la Bible en langue allemande. Une œuvre attribuée au Frère dominicain Marquart Biberli qui vivait dans notre couvent de Zurich au début du XIV ème siècle.

Un moment mémorable pour notre famille dominicaine suisse qui prit une part décisive à l’édition de cette Bible dont voici les références:

Marquart Biberli, Die erste Zürcher Bibel
Die Erste Zürcherbibel
Erstmalige teilweise Ausgabe und Uebersetzung der ältesten vollständig erhaltenen Bibel in deutscher Sprache.
Eingeleitet, herausgegeben und übersetzt von Adrian Schenker, Raphaela Gasser und Urs Kamber.
Academic Press Fribourg, 2016

Deux siècles avant la Bible de Zwingli

Les Eglises de la Réforme sont à juste titre fières de leurs Bibles en langue vernaculaire. C’est le cas de l’Eglise de Zurich, héritière de la célèbre Zürcher Bibel, traduite en allemand à partir de l’hébreu et du grec par le réformateur Huldrych Zwingli et ses collègues et parue en 1531. Présentée comme Première Bible intégrale en langue allemande, elle connaîtra de nombreuses rééditions dont la dernière remonte à 2007.

Récemment, des recherches approfondies menées par une équipe sous la direction du professeur Adrian Schenker (Fribourg) sont venues rappeler que la première édition complète de la Bible en allemand remonte à quelques 200 ans avant la Bible de Zwingli.

Oubliée ou ignorée de la recherche scientifique, elle aurait vu le jour 200 ans plus tôt, entre 1300 et 1330, également à Zurich, vraisemblablement dans l’entourage du couvent des Prêcheurs dont l’église connue sous le nom Predigerkirche existe encore de nos jours. Le professeur Schenker pense même pouvoir attribuer cette toute première traduction de la Bible en allemand (Mittelhochdeutsch) à un Frère Dominicain de ce même couvent du nom de Marchwart Biberli (lire SOURCES 2015/3).

Dernièrement, une illustre assemblée de collègues et amis de l’auteur à assisté à la maison «Karl der Grosse» à Zurich au vernissage du livre présentant les résultats de cette recherche et appuyant ces quelques thèses qui viendront bouleverser l’histoire de la Bible en ses traductions allemandes.

A fait l’honneur d’assister à ce vernissage également Konrad Schmid, professeur d’Ancien Testament à Zurich et co-auteur de la nouvelle «Zürcher Bibel», lequel s’est déclaré heureusement surpris de se trouver confronté à une traduction de la Bible dont il ignorait jusqu’à son existence. Le professeur Schmid a remercié les auteurs d’avoir restitué cette Bible presque oubliéede la science et du grand public.

Une hypothèse à confirmer

Certes, le livre présenté à Zurich par le professeur Schenker n’a nullement l’ambition de clarifier définitivement une page de l’histoire de la Bible dans ses traductions. Bien au contraire, il entend ouvrir d’autres pistes de recherches qui devront aboutir tôt ou tard à une édition intégrale et scientifique de la Bible de Biberli. Si l’attribution de cette traduction au dominicain Marchwart Biberli relève davantage de l’hypothèse que de la certitude, on pourra d’ores et déjà retenir Zurich comme son milieu d’origine.

Zwingli et ses compagnons de route partageront un jour la même ambition qui habitait, quelques deux cent ans plus tôt, les Prêcheurs de Zurich

Le livre du professeur Schenker ne donne pour l’instant qu’un avant goût de cette toute première Bible alémanique, grâce à 17 extraits de chapitre en version originale parcourant l’ensemble des livres bibliques, tous accompagnés d’une traduction en Hochdeutsch. Cette partie du travail est due aux médiévistes Raphaela Gasser et Urs Kamber, co-auteurs du livre ici présenté. La lecture à haute voix de quelques passages originaux de la Bible de Biberli a fait le bonheur de l’auditoire familier du parler alémanique.

Les auteurs de la Erste Zürcher Bibel tiennent à présenter leurs recherches sous l’angle de la continuité. Ils font tout simplement remonter davantage dans le temps le travail des réformateurs zurichois qui viendront rendre, quelques deux siècles plus tard, la parole de Dieu définitivement au peuple de Dieu. Zwingli et ses compagnons de route partageront un jour la même ambition qui habitait, quelques deux cent ans plus tôt, les Prêcheurs de Zurich, sous la plume, vraisemblablement, d’un certain Marchwart Biberli. Ils le feront – inestimable nouveauté – non pas à partir de la Vulgate latine, mais de l’original hébreu et grec.

La marque dominicaine

Le vernissage de la Erste Zürcher Bibel en cette année 2016 est aussi à considérer comme un hommage rendu à l’Ordre dominicain qui, fort d’une histoire qui comporte autant de pages sombres que des pages lumineuses, commémore en 2016 les 800 ans depuis sa fondation par l’espagnol Dominique de Guzman.

Qui plus est: cet hommage à Saint Dominique est rendu par une équipe appartenant aux trois branches de son Ordre, à savoir un frère de la province dominicaine suisse, une sœur de la congrégation des Dominicaines d’Ilanz, un membre laïc du tiers Ordre de saint Dominique. La satisfaction qui se lisait sur leurs visages était légitime.

Dans sa préface, les auteurs font mémoire du dominicain Franz Müller, disparu prématurément en 2012 et qui avait tissé, ensemble avec sœur Ingrid Grave op, un apostolat intense entre les Prêcheurs revenus à Zurich dans les années 1950 et les responsables de la Predigerkirche, devenue à la Réforme une des quatre églises protestantes de la vieille ville.

[print-me]


Clau Lombriser

Clau Lombriser

Clau Lombriser

]]>
https://www.revue-sources.org/premiere-zurcher-bibel/feed/ 0
La miséricorde de Dieu et la vôtre https://www.revue-sources.org/misericorde-de-dieu/ https://www.revue-sources.org/misericorde-de-dieu/#comments Wed, 30 Mar 2016 11:21:42 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1223 [print-me]

Quid quaeris? Que veux-tu? Que cherches-tu? Cette question me fut posée voici soixante ans, alors que j’étais étendu de tout mon long sur le sol, les bras en croix, devant un frère dominicain qui tenait le rang de prieur dans son couvent.

C’était à Fribourg, un après-midi de septembre. Je quittais une famille qui se pressait émue au-delà des grilles qui fermaient le chœur de la petite chapelle. En deçà, un groupe de religieux dont j’allais porter l’habit. Ma position était suffisamment humiliante et inconfortable pour m’épargner la fantaisie de donner au prieur une réponse non protocolaire à sa demande. J’aurais pu lui rétorquer ce que le diable aurait pu me souffler à ce moment :«Tu me demandes ce que je veux? Et bien, voici. Assure-moi un avenir brillant; fais de moi un nouveau Thomas, un autre Lacordaire. Je m’accommoderais bien aussi de réincarner Las Casas, voire Fra Angelico ou, à la rigueur, le Père Congar…» Ou plus simplement, j’aurais pu répondre aussi: «Je viens chercher ici une bonne planque, un abri pour maintenant et un havre pour mes vieux jours».

Un rite éloquent

Je m’en tins ce jour-là à la réponse officielle fixée par le Processionnal de l’Ordre des Prêcheurs. Quatre mots faciles à retenir et à répéter: «Misericordiam Dei et vestram». «Je demande la miséricorde de Dieu et la vôtre». La miséricorde! Etait-ce bien ce dont j’avais besoin ce jour-là? Cette hypothèse m’avait-elle seulement effleuré au cours des mois où je me posais la question de ma vocation dominicaine? A vingt ans, étais-je si misérable pour provoquer pareille pitié? Si sale pour que le pardon me lave? La miséricorde d’un Père du Ciel qui voit dans le secret passe encore, mais celle de ces messieurs que je ne connaissais pas, pas plus qu’ils ne me connaissaient… Qu’avais-je à faire de leur «miséricorde»? Ce n’était pas le cadeau d’accueil que j’attendais de leur part. Il m’a fallu une longue vie religieuse pour mesurer cette erreur d’appréciation et la pertinence de l’offre qu’on me faisait.

A vingt ans, étais-je si misérable pour provoquer pareille pitié? Si sale pour que le pardon me lave?

La réponse rituelle du prieur à me demande, fixée elle aussi par le Processionnal, était ambiguë. Le supérieur avouait humblement ne pouvoir statuer sur la miséricorde divine, présumant toutefois qu’elle m’avait été accordée du fait que j’avais eu la bonne idée de frapper à la porte de son couvent. Quant à «sa» miséricorde et celle de ses frères, il promettait de ne m’en faire part qu’au jour où j’aurais donné la preuve d’un engagement sincère à observer les vœux religieux. Et de m’énumérer la liste impressionnante des contraintes et obligations que cela exigeait de moi. Un peu comme le ferait un juge d’application des peines mis en présence d’un détenu sollicitant sa libération conditionnelle. En fait de miséricorde, l’Ordre ne m’en promettait qu’une provisoire, à réévaluer d’ici une année. J’avais devant moi douze mois de noviciat pour mériter de la prolonger.

La confrérie des graciés

A plusieurs reprises, il m’est arrivé au cours de ma vie dominicaine de revisiter – comme on dit de nos jours – cette étrange et lointaine liturgie. Non que j’eusse douté de la miséricorde divine à mon endroit. J’ai été élevé sous le regard d’un Dieu bienveillant qui aim pardonner. Mes confessions fréquentes m’avaient enlevé toute illusion quant à ma prétendue sainteté. Je demandais donc aux Dominicains de m’accepter tel que j’étais, ni saint auréolé ni pécheur invétéré. En m’offrant leur miséricorde, ils estimaient, sans doute avec raison, que je ne répondais pas encore – y répondrais-je un jour? – à tous les canons et critères du bon dominicain. Sans attendre ce jour improbable, ils me faisaient miséricorde et m’acceptaient comme «convers», appellation réservée en ce temps-là à une catégorie de frères non prêtres, vêtus d’un capuce et d’un scapulaire noirs, qu’on reléguait dans les dernières stalles du chœur et sur les sièges les plus reculés du réfectoire. De vrais pénitents, quoi! Destiné à devenir clerc, je n’eus pas à subir ces humiliations, mais acquis la conviction que j’étais moi aussi, bien que tout de blanc vêtu, un candidat à un processus ininterrompu de conversion. Bref, j’entrais dans l’Ordre comme on entre en Carême, convaincu de n’être que poussière et désireux de changer de vie.

J’étais vraiment inséré dans une famille où la miséricorde ne devrait pas être un vain mot.

Cet aveu aurait pu me décourager, si je n’avais pas vécu chez les Dominicains des moments autrement plus chaleureux et réconfortants. Tout d’abord cet «osculum pacis», ce baiser de paix, prévu par le rituel après la prise d’habit. Il se transformait chez nous en embrassade générale, en bourrades viriles, avec des mots d’encouragement et des signes visibles d’amitié. Un débordement non prévu par les rubriques, mais accompagné d’un vibrant «Te Deum» que le chantre ne parvenait plus à diriger. Ce geste signifia pour moi que des frères m’acceptaient tel que j’étais et tel que je serai, pour le meilleur et…pour le pire. Et sans condition! J’étais vraiment inséré dans une famille où la miséricorde ne devrait pas être un vain mot. Je fus toujours ému quand mon tour venait d’accueillir un candidat qui sollicitait ma propre miséricorde. Qui étais-je, moi, pour prétendre la lui refuser? Ne l’avais-je pas tant de fois mendiée et reçue de mes frères ? Ce jour-là, se nouait entre lui et moi un pacte de mutuelle miséricorde. Nous entrions l’un et l’autre dans une communauté de graciés.

Dominique le miséricordieux

L’exemple venait de haut et de loin. Saint Dominique lui-même a ouvert cette voie. Les premiers frères ont témoigné de sa compassion pour les égarés, pour ces «pécheurs» que sa prière instante et incessante voulait ramener. Une de ses premières préoccupations ne fut-elle pas d’accueillir des femmes et des filles séduites par les Cathares? Dominique n’aurait eu honte d’aucun de nous.

Beaucoup plus tard, Jean-Joseph Lataste, un de ses fils, émule de son audace, recrutait de futures religieuses parmi les femmes condamnées et détenues dans les prisons de son temps. Nombre de Dominicains et Dominicaines exercent aujourd’hui encore ce ministère de miséricorde dans les maisons d’arrêt du vieux et du nouveau monde. A l’opposé, j’ai toujours trouvé ignoble le refus de miséricorde, la délation, la dénonciation, le rejet hautain et méprisant, la rupture sans pardon ni rémission. Autre indice de miséricorde dominicaine: notre Ordre ne peut renvoyer un frère «déviant» qu’au terme d’une procédure de plusieurs années, lui accordant le temps d’une très longue réflexion, lui offrant même la perspective de rejoindre à nouveau sa communauté. Personnellement, je n’ai jamais vécu comme une rupture d’amitié et de solidarité le départ d’un frère choisissant un jour un autre chemin que le mien. Surtout si ce frère m’avait un jour promis sa miséricorde ou si je lui avais promis la mienne. Je me sens lié par ce pacte de mutuelle fidélité.

Chapelle de Miséricorde

Les Prêcheurs sont arrivés à Fribourg à l’orée du siècle dernier. Ils ont choisi une résidence proche du quartier de «Miséricorde», là où quelques décennies plus tard allait être construite la nouvelle université, là où les Dominicains enseigneront et étudieront encore aujourd’hui. Il y avait à cet endroit, au temps de l’ancien régime patricien, une chapelle – la chapelle de la miséricorde – où les condamnés à mort qu’on allait supplicier sur une colline voisine faisaient une halte pitoyable. Un prêtre offrait à ces malheureux ce qui en vérité était pour eux les dernier sacrements. Sur cet emplacement a été édifiée au siècle dernier une splendide chapelle universitaire. Devant une verrière qui scintille comme autant d’étoiles dans la nuit, un Christ crucifié continue à ouvrir ses bras comme s’il voulait épouser toute la misère du monde. Selon une célèbre antienne, il continue de supplier les passants de ce chemin: «O vos omnes qui transítis per víam, atténdite et vidéte si est dólor símilis sícut dólor méus» «Vous tous qui passez par ce chemin, arrêtez-vous et voyez s’il existe une douleur semblable à la mienne!»

L’actuelle chapelle se dénomme toujours chapelle de Miséricorde comme l’ensemble de ce site universitaire. Quelle mission pour cette institution qu’on appelle aussi «alma mater», mère nourricière, compatissante et miséricordieuse. Les Dominicains qui la fréquentent devraient avoir à cœur de s’en souvenir.

[print-me]


Guy Musy

Guy Musy

Le frère Guy Musy, dominicain du couvent de Genève, est rédacteur responsable de la revue Sources.

]]>
https://www.revue-sources.org/misericorde-de-dieu/feed/ 2
« Prêcher c’est transmettre l’enthousiasme d’une rencontre » https://www.revue-sources.org/precher-cest-transmettre-lenthousiasme-dune-rencontre/ https://www.revue-sources.org/precher-cest-transmettre-lenthousiasme-dune-rencontre/#comments Wed, 30 Mar 2016 10:16:28 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1214 [print-me]

Quelle est l’actualité de la prédication dans la vie d’un jeune dominicain? Reconnaissons que ce terme a pris quelques rides dans notre langage usuel. Est-il pour autant dépassé? Pour frère Pierre de Marolles, étudiant à la Faculté de Théologie de Fribourg, pas le moindre doute: prêcher est une dimension fondamentale de son engagement religieux.

Reste que la prédication est une réalité complexe. Frère Pierre en a bien conscience. Ce qu’il perçoit et la communication de son enthousiasme s’achoppe à de multiples obstacles. Le Dominicain du couvent fribourgeois de St-Hyacinthe nous partage le fruit de sa réflexion, très lucide sur les enjeux de ce ministère particulier.

Frère Pierre, c’est quoi la prédication?

Prêcher, c’est transmettre Dieu. Communiquer ce qu’il te dit et ce qu’il veut dire à l’autre. Et c’est souvent semblable. Tu peux tabler sur le fait que si une parole est importante pour toi, elle a des chances de l’être pour l’autre.

Pendant un certain temps, j’ai cru qu’il fallait transmettre des notions. Mais les évangiles nous indiquent qu’il s’agit plutôt de l’enthousiasme d’une rencontre. Les notions viendront après. Quand saint Paul dit aux Corinthiens: « Nous vous le supplions, laissez-vous réconcilier avec Dieu », il ne transmet pas un concept. Il met sur un plateau la possibilité d’une relation avec Dieu. Prêcher ce n’est donc rien d’autre que d’affirmer: « J’ai rencontré quelqu’un qui veut vous rencontrer aussi », tout en sachant qu’on ne maîtrisera jamais l’expérience spirituelle de l’autre.

Quelles sont les conditions d’une bonne prédication, selon vous?

En premier lieu, la prière. Pour transmettre la parole de Dieu, il faut être en relation avec lui. On peut parfois s’assécher dans une vie de prédicateur. On transmet de belles idées, on émoustille un peu les gens, mais au fond tout cela peut cacher une indigence spirituelle terrible.

Prêcher suppose également un ménage intérieur: se désencombrer de concepts inutiles pour savoir ce qu’il faut dire et comment il faut le dire. Sans cette attention, tout ne sera que mots échangés et la parole ne transformera rien, ni chez moi, ni chez celui à qui je m’adresse.

Une vie en mouvement met en mouvement à son tour.

Je crois que la prédication nécessite une certaine exigence la capacité à ne pas se satisfaire du peu. Ce n’est pas parce que j’avais deux ou trois bonnes idées que j’ai fait mon job. Il faut rechercher une parole efficace. Les gens sentent tout de suite une parole verbeuse, mêmes les grands-mères, qui vous ne le diront certainement pas.

Quels sont les lieux où vous exercez ce ministère de prédication?

Auprès des élèves du catéchisme, dans les retraites que je prêche, ainsi qu’à l’Université.

N’avez-vous pas un peu l’impression de prêcher à des convaincus?

Parfois c’est vrai. Quand je constate l’effort que déploient nos frères français pour rejoindre les gens qui n’ont jamais entendu parler de Dieu, avec Retraite dans la ville notamment, je me dis que je n’en fais pas assez.

Mais je me retrouve face à une interrogation. Les convaincus sont-ils suffisamment convaincants? Quand on regarde nos communautés ecclésiales, les problèmes et les dissensions ne manquent pas. Alors, que va-t-on dire aux autres: « Venez à la messe pour assister à nos disputes »? Il faudrait que l’on commence à travailler sur nous-mêmes.

Je crois qu’il ne faut pas trop vite déprécier une prédication faite aux « convaincus ». C’est d’autant plus important que toute la communauté est appelée à la prédication.

Et les « non convaincus », comment les rejoindre ?

Prenez l’exemple de grands-parents qui souhaitent transmettre leur foi à leurs petits-enfants. Un cours de catéchisme ex-cathedra n’y fera rien – et ce d’autant plus si papa et maman y sont opposés. Mais si ces mêmes grands-parents se laissent travailler par la Parole de Dieu, s’ils prient, s’ils cherchent à approfondir leur foi, les petits-enfants s’en apercevront et ils seront peut-être un jour curieux de savoir ce qui habite leur cœur.

Je crois qu’une vie en mouvement met en mouvement à son tour. L’immobilisme, en revanche, paralyse. Si nous sommes pris au trip, même si nous n’avons pas les meilleurs mots pour le dire, quelque chose va se transmettre.

La prédication est-elle unilatérale?

Je ne crois pas. Elle doit aussi transformer le prêcheur. Elle implique une attention à l’autre, à sa manière de voir les choses. Chercher à convaincre revient à ne pas quitter son point de vue.

Un regard sur l’histoire nous montrera assez vite que les grands saints ont toujours su se laisser toucher par l’autre. Charles de Foucault a fait un dictionnaire touareg dans le désert. Mère Teresa accompagnait les mourants. A quoi ça « sert », puisqu’ils vont mourir? Ils ne deviendront pas évangélisateurs à leur tour. Si on envisage ces réalités avec une logique de rentabilité humaine, on peut conclure que de tels engagements ne servent à rien. Et pourtant, ce sont eux qui ont réussi. Ce sont eux les modèles. Que nous disent-ils? Que la transmission de la foi est avant tout l’affaire d’un cœur « inquiet » de l’humain, un cœur qui à la vue de ses frères et de ses sœurs se demande : « Où courent-ils? Qu’est-ce qui les fait vivre? A quoi s’intéressent-ils? ». Rien de ce qui est humain ne devrait être étranger au prédicateur.

[print-me]


Pierre PistolettiInterview menée par Pierre Pistoletti, membre de notre équipe rédactionnelle.

]]>
https://www.revue-sources.org/precher-cest-transmettre-lenthousiasme-dune-rencontre/feed/ 1