Bible – Revue Sources https://www.revue-sources.org Fri, 01 Jun 2018 08:56:37 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Jonas. Comme un feu dévorant https://www.revue-sources.org/jonas-comme-un-feu-devorant/ https://www.revue-sources.org/jonas-comme-un-feu-devorant/#respond Fri, 01 Jun 2018 04:14:44 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2610 Francine Carrillo, Jonas. Comme un feu dévorant, Labor et fides, Genève 2017, 122p.

Que penser du «Jonas» de Francine Carrillo? Hormis son goût – immodéré? – pour les interprétations de la Kabale qui ne laissent de marbre, je n’en dirai que du bien. Avec finesse et poésie, le prophète, notre symbole et porte-parole, se débat contre lui-même et contre son Dieu. Avec la clause du «peut-être», fissure dans le glacis du dogme ou du désespoir, ouverture à un changement ou (re)commencement, aussi inédit qu’inattendu. A lire et relire à petite dose et même au goutte à goutte dans les moments où la dépression est aux aguets.

Guy Musy

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Visages du mensonge https://www.revue-sources.org/visages-du-mensonge/ https://www.revue-sources.org/visages-du-mensonge/#respond Thu, 15 Mar 2018 01:50:03 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2522 Impossible de parler de mensonge sans évoquer, en arrière-fond, la vérité. Les deux domaines s’appellent l’un l’autre. Il nous a paru intéressant de découvrir comment le Nouveau Testament et en particulier la tradition johannique, thématisent ensemble les deux données comme étant deux clés de compréhension de l’existence humaine éclairée par la foi.

Une remarque préliminaire paraît nécessaire : le terme de vérité est devenu suspect. «A chacun sa vérité» entend-on souvent…, conséquence du relativisme et du subjectivisme qui marquent notre culture. Et d’autre part, suspicion à cause de toutes les violences exercées au nom de Dieu ou de telle ou telle vérité (politique, philosophique, religieuse). Or, s’il n’y a pas de vérité, il n’y a pas non plus de mensonge ! Par ailleurs, j’entends souvent des remarques étonnées lorsque par ex. le Pape François évoque le travail de sape du Démon: «comment un homme intelligent et avisé peut-il encore parler du diable?» C’est oublier que TOUS les évangiles parlent du combat du Christ lui-même contre Satan, au désert ou durant son ministère… L’Écriture sainte attribue au démon le mensonge, toutes sortes de séduction, voire la violence et l’homicide! Il vaut donc la peine d’aller y voir de plus près.

Jésus: témoin humblement fidèle

Il est intéressant de noter que jamais Jésus ne dit qu’il a la vérité, mais très précisément qu’il EST «la vérité, la voie, la vie» (Jn 14,6). Son amour pour les disciples, le fait qu’il donne sa vie pour eux, est le gage d’authenticité de cette prétention. Dans la magnifique vision inaugurale qui ouvre l’Apocalypse, Jésus Christ est présenté comme le «Témoin fidèle» : entendez fidèle jusqu’à la mort. Ressuscité, il est aussi le «premier d’entre les morts» et par son exaltation «le prince des rois de la terre» (1,5). C’est le mystère pascal qui est ainsi résumé : mort, résurrection et ascension. Le fondement de la crédibilité de ce Témoin est ensuite précisé : «il nous aime et nous a délivrés par son sang». C’est son amour qui est premier, exprimé ici au présent. Il devance, accompagne et dépasse l’acte de la Passion (exprimée au passé). C’est dans la même logique que le Christ est présenté comme vainqueur sur la mort et seul à même de nous donner accès au mystère de la volonté de Dieu sur notre monde. Celui qui a remporté cette victoire est présenté par Jean de Patmos comme «le Lion de la tribu de Juda, le Rejeton de David» reprenant les termes mêmes des bénédictions de Jacob (Gn 49), mais aussitôt cette image est comme recadrée par la vision d’un Agneau… debout et comme immolé (5,6). Debout car il est victorieux de la mort, mais comme immolé car il a été jusqu’au bout dans le don de sa vie. Si vérité il y a, pour les disciples de Jésus, ce sera celle de l’Agneau immolé. Toute l’Apocalypse s’attache à le montrer, à le rappeler à des communautés devenues fragiles sous la pression de la culture païenne du moment, avec à l’horizon le rejet, voire les persécutions. Le persécuté, l’humilié peuvent être tentés de se transformer en lion, mais c’est alors que l’insistance sur l’Agneau pascal prend tout son sens. Telle est la vérité de Dieu offerte au monde.

Le diable homicide

Mais même précisée ainsi, la vérité de la révélation n’est pas toujours acceptée. Loin s’en faut. Et nous voilà introduits dans le drame que dessine la Bible depuis le jardin d’Eden : le couple humain se trouve tiraillé. Le monde lui est offert sous l’image d’un jardin riche en arbres et en fruits, mais à une condition : ne pas mettre la main sur l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Mais une autre voix le sollicite, celle du serpent, maître du soupçon : Dieu ne voudrait pas le bien de sa créature et chercherait à confisquer sa liberté. Ce duel n’a rien de théorique : il signifie pour l’homme la vie ou la mort. Au plan herméneutique, on parlera d’un antagonisme entre vérité et mensonge.

Jésus est revenu explicitement sur cet affrontement, dans un passage unique de l’évangile selon S. Jean. Il précise qu’il vient de Dieu, dit la vérité et il met un nom sur ce qui inspire la démarche mortifère de ses opposants: ils sont entravés dans leur liberté, occupés, on dira même «aliénés», sous la dépendance du démon. «Vous ne pouvez pas entendre ma parole. Vous êtes du diable, votre père, et ce sont les désirs de votre père que vous voulez accomplir. Il était homicide dès le commencement et n’était pas établi dans la vérité, parce qu’il n’y pas de vérité en lui: quand il profère le mensonge, il parle de son propre fonds, parce qu’il est menteur et père du mensonge.» (8,43-44). Ces propos sont rudes et nous les éprouvons comme choquants, surtout s’ils devaient s’appliquer à l’ensemble de tous les Juifs et de tous les temps. En fait, il s’agit d’une passe d’armes vigoureuse et polémique. Ce qui est interprété est un comportement précis: d’une part le désir d’éliminer Jésus de la part de ceux qui ne peuvent supporter ses propos, d’autre part l’authenticité de la filiation de Jésus par rapport à son Père, et dont le comportement est l’illustration crédible. Les Juifs (entendons: les adversaires de Jésus dans ce dialogue) sont homicides dans la mesure où ils cherchent à le faire mourir. Ce faisant, ils se révèlent être sous la dépendance du démon, «homicide dès le commencement». C’est une évocation évidente des premiers chapitres de la Genèse opposant Adam et Eve au le serpent. Se profile aussi à l’arrière-fond l’attitude meurtrière de Caïn: «car tel est le message que vous avez entendu dès le début: nous devons nous aimer les uns les autres, loin d’imiter Caïn, qui, étant du Mauvais, égorgea son frère.» (1Jn 3,11-12). Le terme même de vérité fait peur et est souvent associé à la violence de toutes sortes de fanatismes. Mais il faudrait être aveugle pour ne pas voir la violence qu’entraîne le monde du mensonge. C’est à cette lucidité que nous convoque le Nouveau Testament.

Le choix est clair (du moins en théorie): être disciple de Jésus ou se mettre sous la dépendance du Mauvais. Le premier choix est un chemin de liberté, le second est un chemin de perdition mais aussi de violence. «Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples, et vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera.» (Jn 8, 31). Le choix des interlocuteurs face à Jésus met à jour leur dépendance non pas théorique mais pratique: ils sont sous influence, sous la coupe du démon.

 Le démon trompeur

Ce champ de tensions entre vérité et mensonge n’est pas réservé au ministère de Jésus. Ce dernier avait clairement averti les disciples, au terme de son ministère. «Des faux prophètes surgiront nombreux et abuseront bien des gens. Par suite de l’iniquité croissante, l’amour se refroidira chez le grand nombre. Mais celui qui aura tenu bon jusqu’au bout sera sauvé» (Mt 24,11-13). Les derniers écrits du Nouveau Testament insistent non seulement sur la fidélité à l’enseignement du Christ mais aussi sur les ruses du démon pour séduire les croyants et les égarer. C’est le cas par ex. dans la seconde Lettre aux Thessaloniciensqui attribue à l’influence de Satan des signes et des prodiges mensongers et les tromperies du mal «à l’adresse de ceux qui sont voués à la perdition pour n’avoir pas accueilli l’amour de la vérité qui leur aurait valu d’être sauvés» (2,9-12). L’auteur poursuit en fustigeant ceux qui se laissent avoir et finissent par «croire» le mensonge et refusent de croire à la vérité! L’auteur de la seconde Lettre à Timothée évoque dans le même registre les passions et les démangeaisons des oreilles de ceux qui se donnent des maîtres en quantité et se détournent de la vérité au profit de fables (2Tm 4,4). Ailleurs c’est l’argent qui corrompt l’esprit de ceux qui sont alors privés de la vérité (1Tm 6,5). L’Église du Christ apparaît au contraire comme «la colonne et le support de la vérité» (1Tm 3,15).

Etre de la vérité ou du mensonge n’est pas du tout qu’une question théorique. Certes, il s’agit de s’ouvrir à la vérité, notamment en accueillant le Christ révélateur du Père: «Celui qui croit au Fils de Dieu a ce témoignage en lui. Celui qui ne croit pas en Dieu fait de lui un menteur, puisqu’il ne croit pas au témoignage que Dieu a rendu à son Fils» (1Jn 5,10). Mais accueillir la vérité de Dieu appelle un comportement cohérent vis-à-vis du prochain: «Si quelqu’un dit: «J’aime Dieu» et qu’il déteste son frère, c’est un menteur» (1Jn 4,20).

Les mensonges du pouvoir

Dangers donc des fables diverses et variées, caricatures de la vérité, ainsi que l’argent qui corrompt. L’Apocalypse de S. Jean souligne un autre danger: c’est la séduction par le pouvoir qu’opère le «grand Dragon, le Serpent des origines, celui qu’on nomme Diable et Satan, le séducteur du monde entier» (12,9). Il se montre d’autant plus violent que ses jours sont comptés. Vers la fin du siècle, lorsque l’Apocalypse est rédigée, la pression du pouvoir romain sur les communautés chrétiennes se faisait plus fortedu fait de la dimension religieuse qu’il revendiquait. Il s’agissait non seulement de respecter le pouvoir mais encore d’accepter les prétentions quasi divines de l’empereur, sans quoi vous passiez pour un dissident politique. A l’Apocalypse revient le mérite de mettre un nom sur cette stratégie: c’est le Satan qui est à l’œuvre. C’est lui qui inspire ce pouvoir politique campé sous les traits de la Bête de la mer «On lui donna de proférer des paroles d’orgueil et de blasphème» et s’ensuit une campagne contre la communauté chrétienne (Ap 13,5-10). Mais ce pouvoir a des complices et des relais: en termes modernes on parlerait du service de la propagande. Ce sont les faux prophètes représentés sous les traits de la Bête de la terre qui déploie prodiges et manœuvres, «amenant la terre et ses habitants à adorer» la première Bête. Elle est même représentée comme une statue qu’on faisait parler de l’intérieur: sorte de ventriloque au service de la Bête. Qui résistait était mis à mort. Et nul ne pouvait rien acheter ni vendre sans porter le signe de la Bête, alors que les chrétiens portent le signe de l’Agneau. Il m’est arrivé de commenter ces pages devant des croyants venus du bloc communiste: ils comprenaient très vite et très bien de quoi il s’agissait. S. Paul résume d’un mot cette stratégie venue d’une intelligence enténébrée: «ils ont échangé la vérité de Dieu contre le mensonge, adoré et servi la créature de préférence au Créateur» (Rm 1,25).

En contraste, Jean de Patmos décrit les chrétiens comme des gens qui suivent l’Agneau partout où il va: en leur bouche pas de mensonge (14,4). C’était déjà ainsi qu’était annoncé le Serviteur: «en sa bouche pas de mensonge» (Is 53,9). Dans la description de la Jérusalem nouvelle qui descend du ciel – entendons: l’Église telle que le Seigneur la veut et la voit – il n’y aura pas de place pour les dépravés et l’auteur termine la liste conventionnelle de toutes sortes de vices par l’évocation de l’idolâtrie et du mensonge (21,8 et 22,15).

En un mot, la Révélation biblique met en lien l’humilité avec l’accueil de la vérité dévoilée par Dieu. Et en contre-point l’orgueil humain et le mensonge pouvant aller jusqu’au crime. Le Christ a vaincu le mal et la mort sur la croix et par sa résurrection. Il nous donne l’Esprit de Vérité pour résister au démon, père du mensonge et homicide dès l’origine. Ces pages de l’Écriture sainte éclairent ce combat dont les enjeux sont toujours actuels.


Jean-Michel Poffet, frère dominicain, prieur du couvent St-Hyacinthe de Fribourg, est un bibliste connu par ses conférences, ses prédications et ses multiples publications. Ancien directeur de l’Ecole Biblique et Archéologique de Jérusalem et membre du Comité de rédaction de la revue Sources.

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Nu et revêtu pour suivre le Christ https://www.revue-sources.org/nu-revetu-suivre-christ/ https://www.revue-sources.org/nu-revetu-suivre-christ/#respond Wed, 29 Nov 2017 22:45:51 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2424 [print-me]Le livre de l’Apocalypse développe abondamment le thème de l’habit blanc, signe de résurrection, porté par la multitude des élus et des martyrs qui ont été lavés dans le sang de l’Agneau. C’est aussi l’habit des nouveaux baptisé qui ont revêtu le Christ. L’aube blanche portée au sortir de la cuve baptismale en est le signe.

Le «prêt-à-porter» et la mondialisation semblent avoir modifié le sens du vêtement. On retrouve les mêmes vitrines d’un bout du monde à l’autre. Pourtant, aujourd’hui encore arborer telle ou telle tenue n’est pas anodin. Le style décontracté et «casual» se substitue à la solennité du complet trois pièces: c’est affaire de mode et la mode change. Pourtant le vêtement continue de parler et de signaler le monde du travail, du sport, des loisirs, du business ou la fête d’un mariage. Le «jeans» déchiré de l’ado signale un autre milieu que le costume d’un banquier de la City.

Le jeune homme nu de l’évangile de Marc

C’était plus vrai encore dans les sociétés anciennes, traditionnelles, et particulièrement dans le monde biblique. Je me cantonnerai ici à quelques aspects du Nouveau Testament. En commençant par une scène étrange du récit de la Passion dans l’évangile selon Saint Marc.

C’est l’Apocalypse de Saint Jean qui donne à la thématique du vêtement tout son déploiement.

Jésus vient d’être arrêté, et c’est la débandade. «Et, l’abandonnant, ils prirent tous la fuite.» (14,50). Mais Marc poursuit (et il n’y a pas de parallèle à cet épisode): «Un jeune homme le suivait, n’ayant pour tout vêtement qu’un drap, et on le saisit; mais lui, lâchant le drap, s’enfuit tout nu» (14,51-52).

La question n’est pas d’abord de savoir qui était-ce? Certains ont pensé que Marc s’était représenté lui-même dans cette posture. Je crois plus intéressant de se demander quel sens a un tel épisode qui fait le lien entre l’arrestation de Jésus et la scène du reniement de Pierre qui va suivre, dans la cour du Grand Prêtre. Marc note avec soin: «Pierre l’avait suivi de loin jusqu’à l’intérieur du palais du Grand Prêtre».

Ce jeune homme ne serait-il pas une sorte d’arrêt sur image, une mise en abyme? Le jeune homme nu qui avait le propos de suivre Jésus dut en fait s’enfuir tout nu. Il lui fallait accepter de tout perdre pour suivre le Christ, jusque dans l’humiliation du dépouillement de la croix. Pierre n’y était pas encore prêt, lui qui se montra souvent généreux en paroles, mais faible dans la suite effective du maître. Le reniement en fera la démonstration.

Revêtir le Christ

Si dans un premier temps, le disciple doit accepter d’être dépouillé, de renoncer à lui-même pour suivre le Christ, ce n’est pas le dernier mot. En effet, le Christ va le revêtir de sa vie, de sa lumière et de sa gloire. Je ne suis pas sûr qu’un occidental moderne prenne facilement la mesure de l’expression «revêtir le Christ» dont parle Saint Paul en l’appliquant aux baptisés.

Lorsqu’il écrit aux chrétiens de Galatie, c’est pour les affermir dans la liberté qu’ils ont reçue du Christ et qu’ils risquent d’oublier. Il les renvoie à leur baptême: «vous tous en effet, baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ; il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus.» (Ga 3,26-29).

Revêtir le Christ signifie donc entrer dans les vues du Christ et adopter son comportement. Faire tomber les murs comme lui l’a fait, ouvrant le salut à tous, aux pécheurs, aux païens. Aux yeux de Dieu et pour un disciple du Christ, les grandes séparations qui structurent la société (barrière religieuse, sociale, sexuelle) n’ont pas cours. Reste pour le chrétien à faire passer dans son comportement ce qu’il professe dans sa foi. Celle-ci va donc le bousculer, le conformer au Christ, sinon elle ne serait que théorique et notionnelle.

Ce programme impressionnant n’est envisageable que parce qu’il est précédé du don de la vie nouvelle: «vous vous êtes dépouillés du vieil homme avec ses agissements, et vous avez revêtu le nouveau, celui qui s’achemine vers la vraie connaissance en se renouvelant à l’image de son Créateur.» (Col 3,9-10).

Pour le combat et pour la paix

Le croyant ne peut accueillir ce don qu’au prix d’un combat spirituel dont Arthur Rimbaud disait «qu’il est aussi brutal que la bataille d’hommes» (Une saison en enfer). Et c’est pourquoi l’Apôtre parle encore du baptême en termes d’équipement pour le combat: il s’agit de «revêtir la cuirasse de la foi et de la charité, avec le casque de l’espérance du salut» (1Th 5,8) ou de «revêtir l’armure de Dieu, pour pouvoir résister aux manœuvres du diable» (Ep 6,11).

Mais cette thématique guerrière est aussitôt mise en tension avec un comportement fait de douceur, exprimé aussi dans l’image du vêtement: «Vous donc, les élus de Dieu, ses saints et ses bien-aimés, revêtez des sentiments de tendre compassion, de bienveillance, d’humilité, de douceur, de patience; supportez les uns les autres et pardonnez-vous mutuellement, si l’un a contre l’autre quelque sujet de plainte; le Seigneur vous a pardonné, faites de même à votre tour. Et puis, par-dessus tout, la charité, en laquelle se noue la perfection. Avec cela, que la paix du Christ règne dans vos cœurs: tel est bien le terme de l’appel qui vous a rassemblés en un même Corps. Enfin vivez dans l’action de grâces!» (Col 3,12-15).

Un vêtement blanc

Mais c’est l’Apocalypse de Saint Jean qui donne à la thématique du vêtement tout son déploiement. Dans la vision solennelle du chap. 4, Jean de Patmos campe vingt-quatre Anciens vêtus de robes blanches et portant une couronne d’or.

Commençons par la couleur blanche: elle est à interpréter. Elle n’a pas le même sens dans toutes les cultures. En Chine, le blanc est la couleur de la mort, alors qu’en Iran la couleur du deuil serait le bleu, et le jaune pour les Philippins. Dans la bible, le blanc signale la vie et le monde divin. C’est ainsi qu’à la transfiguration les vêtements de Jésus apparaissent blancs comme la lumière (Mc 9,3 et par.). Au tombeau, l’ange de l’annonce de la résurrection est en vêtement blanc (Mc 16,5) ainsi que les deux anges de l’ascension (Ac 1,10). Dans l’apparition solennelle du Christ qui ouvre le livre de l’Apocalypse, le Christ arbore des cheveux blancs comme la neige (1,14): non qu’il soit vieux! mais c’est sa divinité qui est ainsi exprimée. Plus loin dans le récit, la nuée sur laquelle apparaît le Fils de l’Homme est blanche (14,14) ainsi que le trône de Dieu au chapitre 20 (verset 11). Au chapitre 19 le cheval de «Fidèle et Vrai», le Verbe de Dieu, est blanc, et il est déjà annoncé par le premier des quatre chevaux du chapitre 6, blanc lui aussi.

Dans l’Apocalypse, ces vingt-quatre Anciens sont donc revêtus de blanc puisqu’ils sont au ciel, devant le trône de Dieu puis devant celui de l’Agneau. Ils portent une couronne d’or, signalant leur autorité. Ils représentent les dignitaires de l’ancienne et de la nouvelle Alliance. Ils sont des figures corporatives, représentant le peuple des croyants. Mais contrairement à de petits ou de grands potentats auxquels l’Apocalypse s’oppose avec force, ils se prosternent devant la majesté de Dieu (chapitre 4) puis devant l’Agneau debout et comme immolé (chapitre 5).

Des fameuses Lettres aux Églises qui ouvrent le livre de l’Apocalypse, retenons l’oracle prophétique à l’Église de Sardes, une communauté qui passe pour vivante mais qui est morte. Le Seigneur vient la ranimer. Quelques-uns pourtant sont restés fidèles: «quelques-uns des tiens n’ont pas souillé leurs vêtements; ils m’accompagneront en blanc, car ils en sont dignes. Le vainqueur sera donc revêtu de blanc; et son nom, je ne l’effacerai pas du livre de vie, mais j’en répondrai devant mon Père et devant ses Anges.» (3,4-5). S’il y a un vainqueur, c’est donc qu’il y a un combat, le combat spirituel que nous évoquions plus haut. Cette escorte du Christ, ceux qui sont restés fidèles, est logiquement revêtue de blanc. Plus loin, et c’est la dernière des sept Lettres, c’est la communauté de Laodicée qui est interpellée. Le diagnostic est le plus sévère: «ainsi, puisque te voilà tiède, ni chaud ni froid, je vais te vomir de ma bouche.» (3,15). Et le Seigneur de proposer des remèdes pour la perte de tonus de cette Église: «de l’or purifié au feu pour t’enrichir; des habits blancs pour t’en revêtir et cacher la honte de ta nudité; un collyre enfin pour t’en oindre les yeux et recouvrer la vue.» (v. 18).

Dans les larmes

Abordons maintenant un autre épisode de l’Apocalypse. Au septénaire des Lettres a succédé le septénaire des sceaux. Le Voyant de Patmos, mis en présence du trône de Dieu, voit dans la main droite de Celui qui siège sur son trône un livre scellé de sept sceaux. L’auteur précise que nul n’était capable d’ouvrir ce livre, «ni dans le ciel, ni sur la terre, ni sous la terre» (5,3). L’un des Anciens lui dit que pourtant quelqu’un peut ouvrir ce Livre et l’interpréter, autrement dit comprendre l’agir de Dieu dans notre monde, en particulier lorsque l’Église est en train ou de s’assimiler au monde, ou de le craindre, ou de subir la persécution. Et cet interprète autorisé, c’est l’Agneau. Le mystère pascal est la clé d’interprétation de l’histoire du monde: Dieu n’inscrira pas d’autre victoire que celle du crucifié maintenant ressuscité.

A l’ouverture des sceaux, après le cheval «blanc» signe et annonciateur de victoire, suivent un cheval rouge feu (signe de la guerre), puis un cheval noir (signe de la crise économique) et un cheval verdâtre (signe de la peste et de la mort). A l’ouverture du cinquième sceau, les âmes de ceux qui furent égorgés à cause de la parole de Dieu et du témoignage de Jésus auquel ils étaient attachés, lancent ce cri: «jusques à quand, Maître saint et vrai, resteras-tu sans juger et sans venger notre sang sur les habitants de la terre?» (6,10). C’est un cri de souffrance qui monte du monde, le cri des humiliés, des vaincus, des témoins fidèles au Christ mais que l’on tue. L’Agneau immolé est maintenant vainqueur, mais qu’en est-il de ses disciples? La réponse vient du ciel et une fois encore en termes de vêtement, et de vêtement blanc: «Et il fut donné à chacun une robe blanche, et il leur fut dit de patienter encore quelque temps, jusqu’à ce que soient au complet leurs compagnons de service, leurs frères, qui allaient être tués comme eux.» (6,11). C’est évidemment le baptême qui est ainsi signifié: le disciple du Christ qui a «revêtu» le Christ est d’ores et déjà associé à la victoire de Jésus, même si pour lui elle ne s’inscrit pas en victoire terrestre. Le temps de l’Église est le temps du témoignage et le jugement final qui rendra à chacun selon ses œuvres n’est pas encore advenu.

Au chapitre 7, Jean entrevoit une foule de croyants, serviteurs du Dieu vivant, marqués sur leur front. Tout d’abord 144’000 venus des 12 tribus d’Israël: sorte d’armée pacifique du Messie, venue du sérail, de l’intérieur, puis une foule innombrable de toutes nations, tribus, peuples et langues: le salut dépasse les frontières de l’ancien Israël «Ils se tenaient devant le Trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches avec des palmes à la main» (7,9). C’est une réponse à la question des martyrs évoquée plus haut. Cette foule immense vient «de la grande épreuve; ils ont lavé leurs robes, ils les ont blanchies par le sang de l’Agneau» (v. 14). Comme le Christ, ils ont subi l’épreuve, le monde a paru gagner en les mettant à mort, mais jour et nuit, ils se tiennent maintenant devant le trône de Dieu dans la tenue des vainqueurs, vêtus de blanc et palmes à la main. C’est encore la tenue de l’Épouse de l’Agneau, vêtue de lin d’une blancheur éclatante. Ce lin, précise l’auteur, «ce sont les actions justes des saints» (19,8).

Ce rapide parcours nous a permis de mieux comprendre la portée de l’expression «revêtir le Christ». Il s’agit de se laisser sauver et purifier par lui, de lui rester fidèles, d’être alors revêtu de sa lumière et de sa victoire. Un souffle d’espérance traverse le livre écrit par Jean de Patmos qui n’a pas été écrit pour nous faire peur, mais pour vivifier notre courage.[print-me]


Jean-Michel Poffet, frère dominicain, prieur du couvent St-Hyacinthe de Fribourg, est un bibliste connu par ses conférences, ses prédications et ses multiples publications. Ancien directeur de l’Ecole Biblique et Archéologique de Jérusalem et membre du Comité de rédaction de la revue Sources.

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Nudité et parure https://www.revue-sources.org/nudite-et-parure/ https://www.revue-sources.org/nudite-et-parure/#respond Wed, 29 Nov 2017 22:40:12 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2429 Les versets 7-11 du troisième chapitre du livre de la Genèse font part de l’étonnement d’Adam et d’Eve, sa compagne, de se trouver nus après avoir goûté au fruit défendu. Ils se cousent alors des pagnes faits de feuilles de figuier, comme pour occulter leur honte. Dominique Barthélemy donne un sens à cette énigme biblique.

Quelle fut la conséquence principale de la faute? Ce fut la nudité. Ou plutôt la prise de conscience de cette situation: «Ils connurent qu’ils étaient nus.» Et ils réagirent en s’habillant: «Ils cousirent des feuilles de figuier pour s’en faire des pagnes.» Pour comprendre ce qu’entend la Bible par le mot: nudité, il faut d’abord noter qu’en Israël, ce mot-là n’a absolument pas la résonance qu’il a dans notre culture moderne. Nous serions tentés de penser: nudité-attrait.

Etre nu, c’est voir s’étaler aux yeux de tous cette humiliation que l’on porte au fond de soi-même.

Mais aux yeux d’un Israélite de cette époque-là, il faut être construit bizarrement pour penser comme cela. Eux pensent d’abord: nudité-humiliation[1], et plus encore nudité-dénuement, c’est-à-dire se trouver démuni et désemparé devant une présence dangereuse[2]. Il y a une espèce de peur de viol dans toute nudité en Israël, physique mais beaucoup plus encore spirituelle.

L’homme est un être qui essaie de se parer, beaucoup plus que de s’habiller. Il essaie de jouer un personnage, d’avoir une figure, d’avoir un air… d’ange, et la femme aussi[3]. Mais, à proprement parler, tout cela est un essai pour avoir l’air d’être. L’homme est un être qui essaie d’avoir l’air d’être, d’être au moins aux yeux des autres, s’il n’arrive pas avec assez de sécurité à être à ses propres yeux.

Cela au moins tranquillise: se rendre compte qu’on peut sembler attirant ou estimable pour un autre. Ça vous aide à penser qu’on pourrait même l’être en réalité, et qu’il peut être exagérément pessimiste d’en douter. Se donner des airs aux yeux des autres puis de soi-même, voilà ce qu’on appelle la parure.

Or l’homme cherche d’abord à se parer. Pourquoi? Justement parce qu’en réalité, il se sait étant mal, étant d’une façon insatisfaite, étant hors de la paix, étant dans l’angoisse. Aussi s’essaie-t-il à apparaître autre. Et être nu: c’est voir ses apparences crouler, voir cet «essai d’avoir l’air d’être» sombrer, se trouver sous les yeux de tous tel qu’au fond de sa conscience, malheureusement, on a la certitude désespérante d’être. On n’aime pas être pris sur le fait. Si l’on pèche et qu’on n’est pas vu, il n’y a que demi-mal. Si l’on pèche et que l’on est vu, cela devient dramatique. Parce qu’on risque d’être vraiment un pécheur, à ce moment-là, aux yeux de tous les autres. Si on ne l’est qu’à ses yeux à soi-même, on peut encore jouer le jeu et espérer s’y prendre.

Eh bien, être nu, c’est justement cela, c’est voir s’étaler aux yeux de tous cette humiliation que l’on porte au fond de soi-même[4]. Ne plus pouvoir jouer le jeu aux yeux des autres, et ainsi se sentir désemparé devant des présences dangereuses. Pourquoi dangereuses? Parce qu’en Israël, les autres, c’est ou bien des gens bouche bée d’admiration car «on leur en met plein la vue…» ou bien des espèces de serpents non charmés qui cherchent à mordre.» (op.cit.p.45-46.)


Dominique Barthélemy, décédé en 2002, bibliste dominicain chevronné, occupa de longues années la chaire francophone d’Ancien Testament de l’Université de Fribourg. Au début des années 60, il tint de brillantes conférences de théologie biblique qui remplissaient l’aula magna de cette institution. Un ouvrage les recueillit: Dieu et son image. Ebauche d’une théologie biblique, paru en 1963 aux Editions du Cerf à Paris et réédité en 1973 aux mêmes éditions dans la collection Foi Vivante. C’est de cette dernière édition que nous avons extrait le passage cité plus haut


[1] Voir Gn 9,21-24; 2S 10,4-5; Ez 16,37; Ap 3,18.
[2] Devant Dieu, Moïse se voile la face (Ex 3,6), les séraphins se dissimulent de leurs ailes le visage et le sexe (Is 6,2). Dieu dit à Moïse: «Quand passera ma gloire, je te mettrai dans la fente du rocher, et je t’abriterai de ma main durant mon passage» (Ex 33,22).
[3] Sur la parure, voir Is 3,16-24; 2R 9,30; Jr 4,30; Ez 23,40.
[4] Par antiphrase, on se dira«couvert de honte» (Jr 3,25, Mi 7,10; Ps 35,26; 109,29).

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Le silence dans la Bible https://www.revue-sources.org/le-silence-dans-la-bible/ https://www.revue-sources.org/le-silence-dans-la-bible/#comments Wed, 14 Dec 2016 10:34:28 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1651 [print-me]

Le professeur Phillipe Lefebvre donne ici les notes, « pas tout à fait achevées », d’un exposé qui fut d’abord oral. « L’état d’inachèvement, dû au manque de temps, fait entrer une part de silence dans ce texte et consonne de manière peu académique – donc, sans doute, intéressante – avec le sujet proposé », explique-t-il en préambule.

Pourquoi, lors de cette semaine interdisciplinaire, les auteurs ont-ils proposé une intervention sur le silence? Je suppose que plusieurs raisons les ont guidés. Ces jours nous ramenaient à la présence humble et mystérieuse de trappistes pour qui le silence était le registre essentiel de leur existence; un silence conçu non tant comme l’absence d’un excès de discours et de bruit, que comme une attention à une parole venue de plus loin.

Ce silence ouvrait aussi l’espace où ces moines entraient en communication – en communion – avec ceux qui les entouraient. Des Occidentaux au milieu de Maghrébins, des Chrétiens au milieu de musulmans, des célibataires au milieu de familles, des ressortissants d’une nation colonisatrice parmi des gens qui furent naguère colonisés… Les aléas de l’histoire et de la religion, les traumatismes, les impasses, les incompréhensions qu’elles engendrent, tout cela ne peut se résoudre au moyen de quelques explications, d’alternances de plaintes et de repentances. Il faut du temps pour simplement cohabiter, dire des mots quotidiens à ses voisins ou ne rien dire du tout, mais être là, joyeusement. Le silence comme accueil, comme offrande de soi aux autres qui vivent à l’entour, rend possible cette cohabitation fondamentale sans laquelle rien, à vrai dire, même les plus subtiles théories, ne peut s’enraciner.

Et puis le silence a entouré, jusqu’à ce jour, les circonstances de l’assassinat des moines à Tibhirine. Qui a fait quoi et pourquoi? Il est encore malaisé de donner des explications concernant cette affaire. Comme bien souvent, les victimes sont entourées d’un silence qui voudrait ensevelir la mémoire et les mots; en fait il devient à terme le terreau d’une parole plus profonde et d’un mémorial qui n’a pas fini de susciter vocations multiples et gestes éloquents.

Le silence des femmes ont formé le terreau où l’évangile s’est implanté

Parler du silence dans la Bible, c’est renouer d’une certaine manière avec ces composantes du silence des moines qu’eux-mêmes ont reçues de la parole de Dieu, patiemment écoutée, incorporée.

Le sujet est immense: le silence dans la Bible! J’ai choisi, comme frère dominicain, de partir d’un verset qui me réjouit et me tient depuis quelques années: celui, dans l’évangile de Marc, où l’on dit que les femmes venues au tombeau, le matin de la résurrection, ne disent rien. Que la parole d’évangélisation soit née d’un silence inaugural obstiné me ravit. Ce silence inspire parfois des commentaires âpres ou méprisants: «bien sûr les femmes se taisent, apeurées et tremblantes qu’elles sont, alors qu’ils faudrait parler».

Chez Luc (24, 9-11), les femmes parlent aux disciples, mais ceux-ci qualifient leurs paroles de «radotage de femmes». Ainsi donc, qu’elles parlent ou se taisent, elles ont toujours tort. Quand on est accusé d’un délit et de son contraire, c’est toujours bon signe, si j’ose dire: une nouveauté tellement extraordinaire a lieu que les boussoles communes deviennent folles; ceux qui savent habituellement ne savent plus rien du tout, ne comprennent plus rien et s’en prennent indifféremment à qui leur parle et à qui ne leur parle pas.

Le silence des femmes nous retiendra donc comme le registre le plus adéquat de l’annonce. Ne rien dire parce qu’on est tremblant, égaré et rempli de crainte, c’est l’attitude juste pour se préparer à la parole – à la seule parole qui vaille la peine d’être annoncée. Dans un second temps et dans la continuité avec ce silence des femmes et l’accusation dont on l’accable parfois, nous effleurerons quelques aspects du silence abordés pendant ces journées d’études – tout particulièrement le silence des victimes.

Le silence des femmes

Dans l’évangile de Marc, il semble y avoir une première fin, qui aurait été complétée par une seconde. Je voudrais m’arrêter sur ce qui est réputé la «fin originelle» qui correspond désormais au verset 8 du chapitre 16. Les femmes sont venues au tombeau de Jésus avec des aromates, se demandant qui leur roulerait la lourde pierre qui en obstruait l’entrée («la porte» dit l’évangile). Or, elles trouvent la pierre roulée et rencontrent dans le tombeau un jeune homme, un neaniskos (un «nouvellement né»), enveloppé dans une robe blanche. Celui-ci les rassure, leur annonce que Jésus n’est plus dans ce lieu et les envoie auprès des disciples: ils verront Jésus en Galilée comme il le leur avait dit.

«Et, sortant, elles s’enfuirent du tombeau; en effet tremblement et égarement les avaient prises et à personne elles ne dirent rien. Elles avaient peur en effet» (Mc 16, 8).

Fin de l’évangile. Certains savants ont avancé l’hypothèse qu’une suite clôturait l’évangile, mais qu’elle a été perdue. D’autres, plus nombreux, pensent que telle était la fin et que, par la suite, on en a ajouté une autre pour terminer cet évangile d’une manière accordée à celles des autres évangiles.

Selon cette fin, devenue canonique, on nous dit que Jésus, la premier jour de la semaine, apparaît à Marie Madeleine, puis à deux disciples, puis aux onze qu’il envoie «dans le monde entier», puis Jésus est emporté au ciel où il siège «à la droite de Dieu»; l’ensemble fait 12 versets (9-20). Il existe aussi une version parallèle, une autre fin, courte, en deux phrases: les femmes apportent la nouvelles aux disciples et Jésus apparaît finalement à ceux-ci et les envoie en mission.

Il est des disciples qui apprennent ce cheminement de fils, dans le silence fécond

Revenons à la «fin initiale». Tout finit chez Marc par un silence: «elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur». Son petit livre que Marc intitule dès la première phrase «évangile», «annonce heureuse», se clôt donc par l’inverse d’une annonce: le silence de cette nouvelle que Jésus demandera aux siens (cf. Mt 28) d’aller disperser dans le monde entier.

J’aimerais explorer ce silence, parce que le texte nous donne plusieurs indices essentiels. On n’a rien dit quand on a dit «silence»: il faut encore examiner de quel silence il s’agit, de quoi il est riche, vers quoi il tend.

1. Des femmes silencieuses dans le monde ancien

Il faudrait longuement parler du silence où les femmes sont souvent confinées dans les sociétés anciennes (?) régies par les hommes. Ce sont les hommes qui y parlent, y débattent, y décident. La Bible se fait l’écho de cet état de fait, non sans le remettre ironiquement en question.

A bien des reprises quand la parole des hommes fait défaut devant l’inattendu ou l’urgence d’une situation, des femmes se lèvent et parlent. Parmi les multiples passages que l’on pourrait invoquer, je citerais Judith, l’héroïne du livre deutérocanonique qui porte son nom.

Cette jeune veuve, pieuse, effacée, silencieuse, intervient publiquement avec véhémence le jour où elle apprend que les Anciens de sa cité, Béthulie, ont fixé un ultimatum à Dieu: si, dans les cinq jours qui suivent, le Seigneur n’a pas sauvé la ville de la menace que font peser les Assyriens, ils se rendront à ces ennemis.

La taciturne Judith sort alors de chez elle et invective ces nobles personnages: «Ecoutez-moi, chefs des habitants de Béthulie. Vraiment vous avez eu tort de parler comme vous l’avez fait devant le peuple et de vous engager contre Dieu, en faisant serment de livrer la ville à nos ennemis si le Seigneur ne vous portait secours dans le délai fixé!».

Plus loin elle les apostrophe ainsi: «Vous ne comprendrez donc rien, au grand jamais. Si vous êtes incapables de comprendre les profondeurs du cœur de l’homme et de démêler les raisonnements de son esprit, comment pourrez-vous pénétrez le Dieu qui a fait toutes ces choses…». Et après un discours long et corrosif, elle entre à nouveau dans le silence qui lui est habituel: «Quant à vous, ne cherchez pas à connaître ce que je vais faire. Je ne vous le dirai pas avant de l’avoir exécuté!».

Judith alors reprend la parole, mais devant Dieu, avant de partir réaliser son plan extrêmement audacieux. Il faut lire tout le chapitre 8 (la harangue contre les chefs du peuple) et tout le chapitre 9 (la prière au Seigneur); c’est la plus longue prise de parole de femme dans la Bible. Cette parole éclot du silence où Judith a vécu pendant près de trois ans et demi, dans l’intimité de Dieu.

la Bible nous invite à écouter le silence de ceux et celles qui ne peuvent parler

Le silence des femmes, cela fait longtemps que Dieu l’habite bien souvent et y fait germer des paroles de connaissance et des projets vivifiants. Les femmes dont parle l’évangile de Marc s’inscrivent dans une tradition selon laquelle le mutisme des femmes fait sortir tôt ou tard les mots vigoureux et le dessein intrépide dont tout le monde a besoin. On est donc bien inspiré, si on lit la Bible parfois, de ne pas immédiatement conclure qu’un silence de femmes est ou bien le seul signe de leur sujétion, ou bien la marque attendue de leur incompétence.

2. Signes et causes du silence: tremblement, égarement, peur

Trois mots souvent en interaction dans l’AT pour désigner une intense expérience de la présence de Dieu, de son action, dont résulte une perception nouvelle de la réalité qui laisse d’abord sans voix. J’évoquerai ici surtout la Septante, la traduction grecque de la Bible hébraïque commencée au 3ème s. avant notre ère, qui a fourni aux auteurs du NT une partie de leur vocabulaire;

«Egarement» (ekstasis). Ce terme est inauguré dans la Septante dans deux passages essentiels. En Genèse 2, Dieu fait tomber sur Adam «une torpeur»: c’est la traduction habituelle que l’on donne au terme hébreu tardémah, un terme que la Septante traduit par ekstasis. Ekstasis, cela désigne en grec «le fait de se trouver (stasis) hors (ek) de soi». Adam, à qui Dieu prélève une côte pour la «bâtir en femme» (Gn 2, 22), ne coïncide plus avec lui-même: au sens propre, quelque chose de lui (une côte) a été enlevé hors de lui; bientôt une femme, une «aide» amenée par Dieu, va lui être présentée; par elle, placée «en face de lui» (cf. Genèse 2, 18 et 20), il va se dire pour la première fois (Gn 2, 23). L’eskstasis est une expérience intense de révélation, de nouveauté radicale qui nécessite que l’on perde ses repères antérieurs — comme le disait Paul Beauchamp, lors de la création de la femme, «Adam perd connaissance».

On retrouve cette expérience en Gn 15. Dans ce chapitre, Abram rencontre Dieu en une expérience particulièrement intense. «Au coucher du soleil, une ekstasis (hébreu: tardémah) tomba sur Abram, et voici qu’une grande peur obscure tomba sur lui» (Genèse 15, 12). Dieu fait alors une indéfectible alliance entre lui et Abram et il lui annonce une descendance abondante, alors qu’Abram est vieux et que sa femme est stérile. Cette ekstasis est une «veille paradoxale[1]»: la conscience s’ouvre à du neuf comme on le constate avec Abraham

«Tremblement» (tromos). C’est aussi un trouble spécifique de l’approche de Dieu. Il est pénible pour les méchants qui pensaient accomplir leurs forfaits dans l’impunité; il est mêlé à l’exultation chez ceux qui s’ouvrent à la joie de la présence: «Servez YHWH avec crainte, soyez dans l’allégresse en tremblant» dit ps 2, 11. Un des termes hébreux qui désignent le tremblement est aussi traduit en grec par ekstasis: c’est le cas en Gn 27, 33. Isaac a donné sa bénédiction à Jacob en pensant qu’il s’agissait d’Esaü. Quand il s’aperçoit de sa méprise, il est agité d’un grand tremblement (ekstasis), mais il ne revient pas sur son geste de bénédiction; il comprend qu’un Autre était mêlé à cette affaire et a guidé les événements pour qu’ils aboutissent à la bénédiction de Jacob.

«Peur», «avoir peur» (phobos et verbe phobeïsthaï). Ce verbe est très lié aux termes précédents avec lesquels il apparaît régulièrement. La peur est une disposition complexe: devant Dieu, le même mot désigne la terreur qui fait fuir (Adam au jardin en Gn 3) ou bien ce que l’on rend par «crainte»: la crainte de Dieu, cette conscience profonde qu’un Autre est là et qu’il faut compter avec lui. Cf. Pr 1, 7.

3. Le silence nécessaire au commencement

Ces manifestations physiques intenses indiquent depuis les débuts de la Bible que Dieu agit. Il est là, de manière inattendue, et va faire passer ceux dont il s’approche, dans un tout autre registre de réalité: une réalité dans laquelle il se manifeste comme présent, vivant et vrai.

Les femmes en ce matin de Pâques éprouvent donc tous les troubles qui indiquent la présence et l’action divine – en elles, notamment. En ce matin du premier jour de la semaine, on aurait bien tort d’entendre ces indications sans activer la mémoire biblique, en ne procédant que par banalités humiliantes («les femmes ont peur de tout» etc.). Dans le tombeau vide dont la pierre a été roulée, en présence du «nouvellement né» qui leur parle, elles entrent dans un nouveau régime de vie.

Comme Adam, comme Abram, comme Isaac, elles se vident (un sens que suggère ekstasis, «le fait d’être hors de soi») de leurs normes habituelles, elles entrent dans un silence dans lequel tout doit être recomposé, reconfiguré, redit d’une manière nouvelle.

Leur peur, leur tremblement, leur «extase», leur silence ont formé le terreau où l’évangile s’est implanté. En terminant l’évangile, elles invitent le lecteur à entrer dans ce grand tremblement qui va faire tomber d’eux ce qu’ils croyaient savoir, qui va les expulser de leurs habitudes et de leur paresse, qui va les laisser sans voix pour qu’une Parole autre, venue de plus loin, puisse avoir sa chance.

4. L’enseignement de Jésus: d’abord se taire

Dans l’évangile de Marc, on le sait, Jésus répète un refrain qu’aucun autre évangile ne souligne à ce point: «Ne dites à personne ce que vous avez vu». Que ce soit aux démons qui crient qu’ils connaissent Jésus, aux gens qu’il guérit miraculeusement, aux apôtres qui l’ont vu transfiguré, Jésus enjoint – avec parfois des paroles dures – de ne rien dire pour l’heure[2]. Rien de ce que fait le Christ, rien de ce qui se manifeste de lui ne saurait être l’objet d’une information. Il ne suffit pas d’avoir vu «quelque chose» et de pouvoir le redire à d’autres pour que l’on puisse parler d’évangile, de transmission, de parole.

Le témoin véritable doit plonger d’abord dans le mystère du Christ, dont le baptême est la figure liminaire de l’évangile de Marc: le corps immergé réapparaît et Celui qui parle alors et fonde toute parole à venir est le Père (Mc 1, 9-11). Il est des disciples qui apprennent ce cheminement de fils, dans le silence fécond; il est aussi des gens, venus d’on ne sait où, qui l’ont déjà appris – tout spécialement des femmes en Mc; ce sont des muettes, dont on ne reparlera plus, mais qui plongent l’action décrite dans le silence fécond qui laisse voir une autre réalité.

5. Le silence des femmes: cadre d’une compréhension nouvelle

Les femmes qui viennent au tombeau sont aussi celles qui ont suivi les événements de la passion: elles regardaient de loin le Christ crucifié (Mc 15, 40-41; 47); elles regardaient où l’on avait déposé le corps. Auparavant, au début de la semaine sainte, juste avant le dernier repas, Jésus et ses disciples ont été les hôtes de Simon le lépreux. C’est là qu’une femme est venue lui donner l’onction d’un parfum très précieux, suscitant l’accusation des convives et la parole de Jésus: «Partout où l’évangile sera proclamé, dans le monde entier, ce qu’elle a fait sera raconté e mémorial d’elle» (Mc 14, 9).

Or, cette femme anonyme et sans voix apparaît en contre-point d’une autre, juste avant le discours eschatologique de Jésus en Mc 12: la veuve du temple qui «donne sa vie tout entière» (Mc 12, 41-44), et cela sans que personne la remarque – sauf Jésus – et sans dire un mot. Le récit du dernier repas et celui de la passion sont donc intimement tissés avec ces passages sur des femmes silencieuses qui donnent le sens, sans mot dire, de ce qui se joue. Sans ces femmes dont il faudra faire mémoire «dans le cosmos tout entier» on n’entre pas tout à fait dans le mystère eucharistique et dans celui de la passion. Selon un paradoxe courant dans la Bible, le silence des personnages épisodiques dévoile l’essentiel que l’on ne peut recevoir qu’en nous mettant à leur école de silence et de dépossession.

La Bible est pleines de «blancs», de «trous»

Pour vraiment dire quelque chose, il ne faut plus rien avoir à sauver, à prouver. La figure des femmes égarées et tremblantes ruine toutes les nobles représentations du savoir, du savoir-faire et du savoir-vivre. Leur silence est la figure irreprésentable, «irrécupérable», du lieu d’où une parole vraie viendra qui vient jusqu’à nous.

II.- Le silence dans la parole

La réflexion de ces jours derniers sur les moines de Tibhirine a mis en lumière des thèmes clés qui engagent à explorer le silence – la richesse de ce que le mot silence recèle et dont on ne prend conscience qu’en la sondant silencieusement.

1.- Le silence de la victime

On peut se méprendre facilement sur le silence des femmes au matin de la résurrection. Ce qu’elles éprouvent – peur, tremblement, ekstasis – est souvent interprété comme une fragilité de leur part, un manque, une mécompréhension. Or, nous venons de le dire, c’est exactement l’inverse qui est vrai: elles sont en gestation d’un sens qui vient de plus loin. La Bible ne se fait pas faute, à l’occasion, de signaler la lecture erronée que font certains, des expériences de femmes avec Dieu.

Quand Anne la stérile par exemple se lève au temple de Silo pour aller demander un fils au Seigneur, elle parle en remuant les lèvres, mais sans faire sortir de son: «Anne parlait dans son cœur» (1 S 1, 13). Or le prêtre Eli se méprend complètement; il croit qu’elle est saoule et lui lance sans ménagement: «Va cuver ton vin!» (1 S 1, 14). Le prêtre de Dieu ne comprend pas ce qu’avec Dieu une femme est en train de vivre dans le silence!

Erreur de discernement assortie d’une violence infligée à cette femme. Comme ce sera le cas chez les femmes que Marc évoque au matin de Pâque, Anne partage dans le silence un secret avec Dieu: ce fils qu’elle implore et qu’elle concevra quelque temps plus tard, il s’esquisse pour l’heure dans le mystère sans voix de sa demande. Anne répond, respectueusement mais fermement, au prêtre qui l’insulte, sans lui révéler pourtant la nature de sa prière muette.

La parole sortie de ceux qui ne parlent pas

Ces textes, dont on pourrait trouver d’autres exemples dans la Bible, me semblent mettre en scène le propos de la Bible elle-même: faire entendre une parole venue du silence, mais aussi montrer combien le silence est souvent bafoué, mal compris, méprisé. Les commentaires goguenards abondent sur les femmes qui «ne disent rien à personne» en Mc 16, 8. Pourtant, d’un bout à l’autre de cet évangile, des femmes «sans voix» disent l’essentiel (depuis la belle-mère de Pierre en Mc 1, 30-31 jusqu’à la veuve du temple (Mc 12) et à la femme au parfum (Mc 16); dans «la forge subtile[3]» de leur chair, elles façonnent les mots auxquels nous nous abreuvons encore et nous donnent une idée du cheminement de la parole au fil duquel s’est élaboré ce que nous appelons la Bible.

D’une certaine manière, la Bible nous fait écouter le silence de ceux qui ne peuvent parler en suggérant qu’elle-même découle de leur mutisme inaugural. Ce n’est pas pour rien que Dieu choisit Moïse pour porter sa parole, cet homme qui dira d’emblée au Seigneur, dans la scène du buisson ardent, qu’il n’est pas un «homme à paroles» et ne peut donc s’adresser ni au peuple d’Israël, ni à Pharaon (Ex 4, 10). Mais dans l’atelier silencieux de sa tente – la Tente de la Rencontre -, Dieu va l’éduquer[4] et Moïse, le taiseux, deviendra la bouche d’une parole tout à la fois venue de Dieu et forgée dans sa chair d’homme. Le dernier livre du Pentateuque, le Deutéronome, qui est réputé parole de Dieu chez les Juifs et les Chrétiens, commence par ces mots: «Voici les paroles de Moïse».

Celui qui avait de son propre aveu «la langue pesante et la bouche pesante» (Ex 4, 10) et qui était condamné à une existence taciturne est devenu le chantre de la Parole. Dans son cantique final, un peu avant le récit de sa mort, Moïse s’exprime ainsi: «Ciel, prête l’oreille, et je parlerai! Terre, écoute les paroles de ma bouche! Que mon savoir se déverse comme la pluie, que ma parole coule comme la rosée…» (Dt 32, 1-2). Voici que le silencieux parle comme Dieu au commencement, convoquant le ciel et la terre et y faisant résonner son verbe!

On pourrait donc dire, en contemplant Moïse l’aphasique, que la Bible nous invite à écouter le silence de ceux et celles qui ne peuvent parler: ce qu’ils vont pourtant nous dire vient de plus loin qu’eux et transitent en eux par des chemins qui ne sont pas ceux d’une expertise, d’une compétence – pour employer les termes fétiches du monde universitaire actuel.

Donner la parole à ceux qui sont réduits au silence

Que la Bible donne la parole aux silencieux, bien plus: qu’elle donne elle-même une voix parlant dans le silence qui leur fut imposé, d’autres textes pourraient le monter à l’envi. Un passage m’a arrêté depuis longtemps: le chapitre 19 du livre des Juges. Il serait trop long de le commenter ici; j’en ai esquissé un commentaire dans une parution fribourgeoise[5].

Ce chapitre terrible raconte comment une femme anonyme, la concubine d’un lévite, est violée à mort par les hommes d’une ville d’Israël, Guibéa dans la tribu de Benjamin, avec la complicité de son compagnon et de son hôte d’un soir. Le corps de cette femme est ensuite dépecé en douze morceaux, chacun étant envoyé à une des douze tribus d’Israël. Le récit est long et les deux chapitres qui le suivent et clôturent le livre des Juges racontent les conséquences mortifères de ces abus inqualifiables.

Dans les livres suivants, les deux Livres de Samuel, Guibéa est à nouveau mentionnée: elle devient la capitale du premier roi messie d’Israël, Saül, issu de la tribu de Benjamin: le lieu où une innocente a été violentée devient la cité du messie. Or, juste après son onction, alors qu’il doit fédérer les forces d’Israël pour partir en guerre contre des ennemis qui assiègent une ville d’Israël, Saül, sous l’inspiration de l’Esprit de Dieu, dépèce ses bœufs et en envoie les douze morceaux aux douze tribus. Le geste rappelle le démembrement de la femme de Guibéa; il produit d’ailleurs le même résultat, exprimé par la même expression: l’immédiat rassemblement des douze tribus «comme un seul homme» (Jg 20, 1 et 1 S 11, 7).

Bien plus tard, alors que Saül est mort, sa concubine Riçpah vient se tenir pendant des semaines à Guibéa aux pieds des fils qu’elle a eus de Saül et qui y furent injustement exécutés, ainsi qu’aux pieds d’autres hommes de la descendance légitime du roi défunt (2 S 21). Ces passages insistants et liés les uns aux autres ressurgissent dans les évangiles. Il faudrait bien entendu montrer tout cela patiemment – je l’ai fait en d’autres parutions[6]; je voudrais simplement souligner ici que le geste eucharistique du Christ qui fractionne le pain pour les Douze en le présentant comme son corps se situe dans la lignée de cette femme au corps partagé entre les douze tribus.

Le corps fractionné fait paradoxalement l’unité du corps de l’Eglise, unifiée «comme un seul homme». Les paroles de Jésus donnent une voix à cet antique corps de femme, silencieux, humilié et disloqué sans parole. Quant au nom de la cité criminelle, Guibéa, il est adapté en lettres grecques, dans la vieille traduction de la Bible hébraïque (la Septante), sous la forme Gabaa ou Gabatha.

Or, on s’en souvient, c’est au lieu-dit Gabatha que Jésus recevra sa sentence de mort de la bouche de Pilate (Jn 19, 13). Tout de suite après, il sera mis en croix avec sa mère à ses pieds, selon une scénographie qui rappelle celle où Riçpah était aux pieds de ses fils mis à mort à Guibéa-Gabatha (2 S 21). Celle qui n’a pas eu de parole et qui a été privée de tout lieu, son corps ayant été démembré, trouve désormais des mots et un asile dans les dernières paroles et derniers lieux du Christ. La femme réduite au silence parle, avec bien d’autres victimes, dans les paroles du Christ répétées dans son Eglise, et par Lui, avec Lui et en Lui fait advenir son corps, le corps qui unifie.

La convocation des silencieux

La parole des humiliés silencieux, leur présence envers et contre tout, ne constituent pas seulement les restes d’une mémoire enfin sauvée d’un complet oubli; ils sont convocation.

Les victimes convoquent tout un chacun et intiment à chacun de se situer par rapport à la violence qu’elles ont subie, au mutisme auquel elles ont été réduites. La croix du Christ me semble alors le lieu perpétuel de la convocation: le Christ mort, silencieux, suspendu à la croix, interpelle ceux qui s’approchent. «Where you there when they crucified my Lord?» chante un negro-spiritual.

La question est au sens propre cruciale: où es-tu quand l’innocent est bafoué et exécuté? Qui l’assiste, qui meurt avec lui? Qui s’enfuit et ne veut entendre parler de rien? Qui est agent du meurtre inique? Quand le Christ crucifié agonise puis meurt, nous sommes paradoxalement dans un des passages le plus «agités» des évangiles; chacun vient, passe, parle, crie, insulte, prend partie, le ciel et la terre qui tremble participent à l’émoi général.

2.- Le silence: l’autre nom de ce qui m’échappe

Devant l’autre qui m’approche, le silence s’impose d’abord. Une présence s’instaure: «Silence, toute chair devant le Seigneur car il s’éveille hors du séjour de sa sainteté» (Za 2, 17).

Intimement lié à la parole, le silence serait, dans l’expérience, dans la parole elle-même, la part de ce qui m’échappe. Cet autre que je ne comprends pas tout à fait, ou pas du tout, le sens des mots qu’il emploie…
L’intimité silencieuse de Moïse et de Jéthro (Ex 2-18). Dans cette ambiance et à proximité des lieux de cette coexistence silencieuse: la rencontre de Moïse avec Dieu (Ex 3-4). Un Dieu qui sort de son silence.

1 R 17: comment Dieu parle-t-il aux femmes? Dieu a annoncé à Elie qu’il avertirait une femme de Sarepta – une étrangère – de l’accueillir et de le nourrir. Pourtant cette femme ne semble pas du tout connaître Elie et ne rien savoir d’une parole de Dieu. Mais, accueillant Elie chez elle, alors qu’elle même doit subvenir aux besoins de son fils dans une période de famine radicale, elle manifeste qu’elle a entendu une voix, plus profonde qu’un simple avertissement que Dieu lui aurait transmis. Elle est à l’écoute de cette voix qui demande l’hospitalité de qui la demande, même quand on est soi-même à toutes extrémités. Dieu a bel et bien parlé à cette femme dans le silence de son cœur attentif, non dans la superficialité d’une information donnée ou d’un service demandé.

3.- Le silence dans la Parole

La Bible est pleines de «blancs», de «trous». La recevoir telle quelle. La Parole est accompagnée, enveloppée de silence. Ce qui se dit de Dieu, de Dieu avec nous, doit être écouté, expérimenté longuement, silencieusement. Le bruit déplacé vient quand on fait dire à la Parole ce qu’elle ne dit pas, quand on parle à sa place.

«Dieu regarda les fils d’Israël et Dieu sut» (Ex 2, 25). Que sut il? Le texte en reste là. Il est lisible aux savant de corriger le texte comme cela est abondamment fait pour «produire un sens»; Recevoir le texte comme il est – et peut-être même s’il est le résultat d’une erreur quelconque de transmission manuscrite – c’est faire droit à ce silence dans le texte qui n’est pas sommé de faire ses preuves à tout moment, de nous donner des informations claires. Le Seigneur regarde et sait: on peut vivre longuement, silencieusement avec ces quelques mots.
L’exemple de 2 S 11: David, Bethsabée et Urie ou comment on peut faire parler abusivement un texte silencieux.

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 Phillipe Lefebvre, op Professeur d’Ancien Testament à la facutlé de théologie de l’université de Fribourg.

 


Eléments de bibliographie

Colin Claire & Cornillon Claire (dir.), Ce que le récit ne dit pas. Récits du secret, récits de l’insoluble, Presses universitaires François Rabelais, Tours, 2015.

Corbin Alain, Histoire du silence. De la renaissance à nos jours, Albin Michel, 2016.

McCulloch Diarmaid, Silence: A Christian History, 2014.

Mouchard Claude, Qui si je criais…? Œuvres-témoignages dans les tourmentes du XXe siècle, éditions Laurence Teper, 2007.

Picard Max, Le monde du silence, PUF, 1954.

Sarah Robert (Cardinal), La force du silence. Contre la dictature du bruit, Fayard, 2016.

Steiner George, Langage et silence, Seuil, 1969.

[1] Jean-François Roustang, Qu’est-ce que l’hypnose? éditions de minuit,

[2] Voir Mc 1, 25, 34, 43-44; 3, 12; 5, 43; 7, 36; 8, 26; 9, 9.

[3] Je reprends ici le titre superbe d’un recueil du regretté Pierre Lartigue qui reprenait lui-même ce nom d’un lieu en Normandie près duquel il séjournait! La «forge subtile» devient chez lui une manière d’évoquer le travail poétique (La forge subtile, éditions Le temps qu’il fait, 2001).

[4] Voir par exemple les versets liminaires du Lévitique et des Nombres où Dieu convoque Moïse dans sa tente pour lui enseigner les paroles qu’il aura à transmettre au peuple.

[5] Philippe Lefebvre, «Les temps de la-chair-avec-Dieu. L’exemple de la concubine de Guibéa (Juges19)»,Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie 54 (2007) 1/2, p. 5-15.

[6] Voir en particulier: «Ristpah, la dame du Lithostrôton (2 Samuel 21; Jean 19)» in Philippe Lefebvre, Brèves rencontres. Vies minuscules de la Bible, Paris, Cerf, 2015.

 

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Le «Je» de Saint Paul https://www.revue-sources.org/de-saint-paul/ https://www.revue-sources.org/de-saint-paul/#respond Wed, 14 Dec 2016 09:57:26 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1645  

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Intervention du Frère Jean-Michel Poffet lors de la Semaine interdisciplinaire de la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg: Tibhirine 20 ans après

Je ne pouvais qu’acquiescer à l’invitation des organisateurs de ce Colloque, qui plus est dans un lieu où j’ai moi-même enseigné pendant une vingtaine d’années, en particulier la littérature paulinienne, avant de rejoindre Jérusalem. Le titre qui m’a été proposé m’a cependant plongé dans un moment de perplexité: Qu’est-ce que l’Apôtre des Nations, le tonitruant Paul de Tarse, avait à dire dans le cadre de l’évocation du témoignage si ferme et si discret à la fois, plein de force et de silence, des moines de Tibhirine?

A relire Paul, j’ai pourtant trouvé quelques harmoniques au JE paulinien qui m’apparaissent susceptibles d’éclairer le statut du témoin chrétien. Dans le cadre de cette brève intervention, je ne puis qu’aborder les dimensions les plus évidentes du JE de Paul dans ses Lettres.

Une première remarque est une lapalissade: son JE est omniprésent parce que précisément Paul n’a pas écrit des Traités mais des Lettres à des communautés précises (Romains, Corinthiens, Philippiens, Thessaloniciens, aux frères de Galatie, ou à des personnes (Philémon, surtout, et peut-être une partie de 2Tm). Même l’épître aux Romains relève de ce genre littéraire et n’est pas seulement un Traité de théologie sur la justification. Ce JE auctorial omniprésent est somme toute assez banal: «j’en viens maintenant à ce que vous m’avez écrit…» (1Co 7); «vraiment, si je vous ai attristés par ma lettre, je ne le regrette pas…» (2Co 6,8) etc. C’est le JE d’un correspondant. Je n’aborderai pas ici l’aspect plus technique du type de rhétorique auquel Paul eut recours. Je vais aborder plutôt les facettes de ce JE de l’Apôtre tel qu’il s’exprime dans ses Lettres (en particulier les sept lettres considérées par la critique comme sûrement authentiques littérairement[1]), avec une attention portée à la dimension spirituelle et théologique de l’expression.

Le JE de Paul, son moi, a donc été profondément touché par la révélation du Christ

Mon exposé comprendra quatre parties: «Un JE qui ouvre sur le Christ», puis «Un JE qui ouvre sur l’expérience chrétienne», «Un JE artisan de communion» et enfin «Un JE d’autorité et d’humilité».

Le JE des passages très autobiographiques: du JE de Paul à celui du Christ

Nous avons la chance de pouvoir saisir dans les lettres pauliniennes le JE de l’Apôtre, en particulier dans des passages où il évoque sa conversion mais aussi les aléas de son ministère. C’est unique dans le NT, et dans l’AT c’est aux Confessions de Jérémie qu’on a parfois comparé les «confessions de Paul». Commençons par la lettre aux Philippiens et le passage fameux, autobiographique, que j’aime intituler la carte d’identité de Paul (chap. 3). Paul y rappelle les raisons d’avoir confiance en lui, dans les valeurs de son héritage, de son inscription au sein de son peuple, de sa culture, de sa religion; ces raisons: «j’en ai bien davantage» (en grec: egô mallon). Et d’énumérer quatre motifs venus de son peuple (circoncision le huitième jour, issu de la lignée d’Israël, de la tribu de Benjamin d’où était issu un certain Saül, première esquisse du Messie; et Hébreu fils d’Hébreux (Paul restant attaché à l’hébreu, langue de son peuple, bien que vivant en diaspora).

Il y ajoute trois motifs de son expérience religieuse personnelle: Pharisien, persécuteur, et finalement un homme irréprochable. C’est le sommet de ce septénaire de la perfection pharisienne dans toute sa splendeur. Pensons au Pharisien de l’Evangile: «Mon Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont rapaces, injustes, adultères, ou bien encore comme ce publicain; je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que j’acquiers» (Lc 18,11-12).

Le P. Lagrange pouvait écrire finement: «Muni de ses œuvres, qui étaient son bien propre, le Pharisien était content de lui, et s’approchait avec confiance du tribunal de Dieu[2]». Mais tous ces avantages, poursuit Paul, (ce sont en effet de réels avantages, des motifs de fierté), il les considère dorénavant comme des désavantages, même comme des déchets, à cause du Christ, «à cause de la supériorité de la connaissance du Christ Jésus mon Seigneur. … Je poursuis ma course pour tâcher de saisir, ayant été saisi moi-même par le Christ Jésus». C’est parfaitement clair: son JE est envahi et transformé par le Christ.

Venons-en au début de la Lettre aux Galates. Paul y évoque l’irruption du Christ dans sa vie (plutôt que de parler de conversion), irruption qui est à la source de l’Evangile qu’il annonce. «Sachez-le, en effet, mes frères, l’Evangile que j’ai annoncé n’est pas à mesure humaine: ce n’est pas non plus d’un homme que je l’ai reçu ou appris, mais par une révélation de Jésus Christ» (1,12). C’est une vocation par apocalypse!

Il évoque ensuite sa conduite dans le judaïsme, la persécution effrénée qu’il menait contre l’Eglise de Dieu, les exploits de sa piété (je surpassais (en grec hyper) bien des compatriotes de mon âge), en un mot: il était un partisan zêlé (c’est-à-dire violent, le mot vient de la littérature maccabéenne) des traditions des pères. «Mais quand Celui qui dès le sein maternel m’a mis à part et appelé par sa grâce, daigna révéler en moi son Fils pour que je l’annonce parmi les païens, aussitôt, sans consulter la chair et le sang…» et Paul d’évoquer son départ pour l’Arabie puis seulement quatorze ans plus tard sa venue à Jérusalem.

Le JE de Paul, son moi, a donc été profondément touché par la révélation du Christ, non seulement à lui mais en lui, comme le souligne Jean Chrysostome dans une de ses homélies. Alors que des Judaïsants venus de Jérusalem l’accusaient de transgression parce qu’il s’attablait avec des non-circoncis (des chrétiens venus du paganisme), Paul répond vivement au chap. 2que s’il rétablissait les usages juifs pour les pagano chrétiens, alors il serait un transgresseur de ce Christ qui l’a tellement marqué et l’a mandaté auprès des païens, porteur d’un évangile de grâce et de liberté.

«En effet, par la Loi je suis mort à la Loi afin de vivre à Dieu: je suis crucifié avec le Christ et ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi. Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi.» (2,19-20). Passage saisissant où Paul se fait l’icône du mystère pascalen union profonde avec le Christ. Avec le Christ il est mort à la Loi mais c’est pour vivre; oui, mais ce vivre passe par la croix («avec le Christ je suis crucifié – au parfait, c’est l’état du croyant») et donc par la mort, mais cette mort débouche sur la vie dans la foi au Fils de Dieu «qui m’a aimé et s’est livré pour moi». En grec un «egô»ouvre le passage et en est aussi l’aboutissement: il s’est livré pour MOI. Son JE n’est pourtant pas que le reflet de sa personnalité et de son histoire; il ouvre sur le Christ («je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi»).

Du Je paulinien au Je chrétien

De plus, – et c’est un nouvel aspect – ce JE est représentatif de l’expérience du chrétien, de tout chrétien. C’est un JE paradigmatique. Le verset précédent est d’ailleurs en «nous»: «nous sommes, nous des Juifs de naissance et non de ces pécheurs de païens, et cependant, sachant que l’homme n’est pas justifié par la pratique de la Loi, mais seulement par la foi en Jésus Christ, nous avons cru, nous aussi, au Christ Jésus… (2,15-16). Si Paul passe ensuite à la première personne, c’est pour rappeler à quel point la rencontre avec le Christ est personnelle. Mais ce JE n’a rien d’exclusif, il est la condition du NOUS chrétien. «Ce moi, bien que représentatif de tous les chrétiens, réchauffe singulièrement la théologie» écrivait Mgr Cerfaux[3]. Ecoutons Jean Chrysostome: «Que fais-tu, ô Paul, tu t’appropries ce qui est notre héritage commun, tu ramènes à toi seul ce qui a eu lieu en faveur de la terre entière? Car il n’a pas dit: «Jésus qui nous aime» mais «Jésus qui m’a aimé». Il nous prouve que chacun de nous doit être aussi reconnaissant envers le Christ que s’il était venu pour lui seul» (Hom. Ga).

On rencontre encore ce JE représentatif de la vie chrétienne par ex. dans l’hymne à la charité en 1Co 13: «Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit…Nous voyons actuellement de manière confuse, comme dans un miroir; ce jour-là, nous verrons face à face.»

Son JE est fait à la fois d’autorité et d’humilité, d’«humble présence» aurait dit Maurice Zundel

Je termine ce second aspect du JE paulinien par le fameux passage de la Lettre aux Romains au chap. 7 que je résume: «Nous savons que la Loi est spirituelle, mais moi je suis un être de chair, vendu au pouvoir du péché. Vraiment ce que je fais, je ne le comprends pas: car je ne fais pas ce que je veux mais je fais ce que je hais. Or si je fais ce que je ne veux pas, je reconnais, d’accord avec la Loi, qu’elle est bonne; en réalité ce n’est plus moi qui accomplis l’action, mais le péché qui habite en moi … etc.» Puis ce sera un cri de désespoir: «Malheureux homme que je suis! Qui me délivrera de ce corps qui me voue à la mort?», suivi d’un cri de victoire: «Grâces soient à Dieu par Jésus Christ notre Seigneur!»

On a cru pouvoir interpréter ce passage en JE comme étant «autobiographique, adamique, mosaïque ou chrétien[4]». Ce JE omniprésent ici serait celui de Paul comme homme divisé, voire torturé. C’était l’exégèse de Luther, écho de son propre drame intérieur: il s’agirait là du chrétien régénéré mais qui reste divisé, à combien plus forte raison l’homme sans la grâce. Ce fut aussi l’exégèse d’un Augustin, seconde manière, pour lutter contre les Pélagiens qui pensaient que l’homme sans la grâce pouvait vouloir la grâce, se complaire dans la Loi.

Mais la première lecture d’Augustin et largement celle des Pères et des exégètes d’aujourd’hui est différente: si on veut de l’autobiographie quant à l’observance de la Loi, il faut se reporter à Ph 3 et à Ga 1: un homme fidèle et même irréprochable! En revanche, ici encore le JE de Paul est représentatif, mais de qui? De l’homme en dehors du Christ, de la grâce et du don de l’Esprit, puis au contraire d’un homme habité par le Christ et l’Esprit, au chap. 8, mais Paul décrit cet enjeu en résumant l’histoire du salut telle que la bible en parle, partant depuis le jardin de la Genèse. Paul fait probablement parler Adam, représentatif de tout homme.

Il n’empêche que Paul parle en JE, un «je» plus large que lui mais qu’il paraît difficile d’exclure, et donc son individualité et la nôtre peuvent aussi être prises dans ce dilemme. Ce n’est pas la description d’un homme porté par la grâce et malgré tout pécheur (simul justus et peccator) comme l’avait cru Luther. Cette description a une portée non pas psychologique ni autobiographique mais théologique, c’est pourquoi elle est si radicale. Le précepte allumant la convoitise conduisit à la mort, «mais la loi de l’Esprit qui donne la vie dans le Christ affranchit de la loi du péché et de la mort»(Rm 8,2).

Un JE artisan de communion

J’aimerais maintenant aborder un autre aspect du JE paulinien qui s’efface devant le Christ. Ce JE s’éloigne de ce qu’il pouvait y avoir de quête solitaire de la perfection, de ce qu’il pouvait y avoir de trop humain et triomphant, fût-ce dans l’obéissance à la Loi, et il se transforme en souci du prochain. Ce JE devient artisan de communion. Nous en avons un indice littéraire dès la première lettre aux Thessaloniciens, probablement écrite dans les années 50, ce qui en ferait le plus ancien document chrétien connu.

Or cette lettre que l’usage (en particulier liturgique) nous fait dire «de S. Paul Apôtre», est en fait mise sous le patronage de Paul, Sylvain et Timothée et toute la lettre est écrite en «nous». Paul n’est pas seul à écrire, ni seul à exhorter les fidèles: c’est encore le cas pour 1Co (Paul et Sosthène), 2Co, Ph et Phm ainsi que Col (Paul et Timothée), Ga (Paul et tous les frères qui sont avec moi). De plus, il ne mentionne pas n’importe qui à ses côtés mais ceux qui ont eu une part majeure à son œuvre d’évangélisation. Il en fait de véritables co-auteurs de la lettre.

Le phénomène est d’autant plus à souligner qu’il est rare dans la littérature antique comme J. Murphy O’Connor l’a rappelé dans son livre sur l’art littéraire de Paul[5]. Paul était sans doute l’animateur de ce groupe d’évangélisateurs. Son JE ressort à deux reprises à des moments importants de la lettre. Tout d’abord lorsque Paul se présente, avec Sylvain et Timothée, comme «orphelins» de sa communauté de Thessalonique, il leur dit son désir de les revoir. «Nous avons donc voulu venir jusqu’à vous – moi-même Paul, à plusieurs reprises -, mais Satan nous en a empêchés.» (2,15).

Le chap. 3 s’ouvre sur la décision commune de mandater Timothée à Thessalonique: «Aussi, n’y tenant plus, nous avons pris le parti de demeurer seuls à Athènes, et nous vous avons envoyé Timothée, notre frère et le collaborateur de Dieu dans l’Evangile du Christ, pour vous affermir et réconforter dans votre foi, afin que personne ne se laisse ébranler par ces tribulations.» Il les avait avertis qu’ils auraient à souffrir pour l’Evangile: il leur redit sa préoccupation et son souci, et pour ce faire le discours passe à la première personne: «C’est pour cela que, n’y tenant plus, je l’ai envoyé s’informer de votre foi. Pourvu que déjà le Tentateur ne vous ait pas tentés et que notre labeur n’ait pas été rendu vain!» (3,5). Il n’empêche que la Lettre est écrite en nous. Une troisième fois, il endossera en JE le contenu de la lettre, nous y reviendrons.

Il faut interpréter théologiquement ce fait littéraire: Paul ne fait pas que parler de la grâce de l’Evangile qui est un Evangile de communion, il le montre par sa pratique. Dans les Lettres, seize personnes sont nommées explicitement ses collaborateurs et vingt-cinq autres personnes proches sont nommées (cf. par ex. Rm 16). Et surtout il associe à son autorité pastorale ceux qui lui sont le plus proches dans l’œuvre d’évangélisation, ici Sylvain et Timothée. Je rappelle que Jésus avait aussi envoyé les apôtres évangéliser deux par deux, cellule minimale de la communion (Lc 10,1).

Ce souci de communion est sensible dès le début des lettres: en NOUS (début de la lettre aux Thessaloniciens: «Nous rendons grâces à Dieu à tout moment pour vous tous, en faisant mémoire de vous sans cesse dans nos prières» (1,3; ou Col 1,3) ou en JE dans le billet à Philémon: «Je rends sans cesse grâces à mon Dieu en faisant mémoire de toi dans mes prières» (v. 4). Paul le résumera cette orientation essentielle de son apostolat: «nous ne sommes nous que vos serviteurs pour l’amour de Jésus» (2Co 4,5). J’ajoute le fait que Paul s’adresse aux Thessaloniciens comme à des «frères» (19x dans 1Th qui compte 5 chap.): proportionnellement, c’est la plus grande concentration de ce terme dans les Lettres[6].

Autorité et humilité de ce JE

Ce JE paulinien est donc habité par le Christ, c’est aussi, et pour cela même, un JE créateur de communion, d’un NOUS chrétien ainsi que nous l’avons vu. Je terminerai sur un dernier trait qui explique cette cohérence: son JE est fait à la fois d’autorité et d’humilité, d’«humble présence» aurait dit Maurice Zundel. Reconnaissons que l’humilité n’est pas le premier trait que l’on prêterait spontanément à Paul…

Paul de Tarse ne devait pas manquer de personnalité, il marquait ceux qui le rencontraient. Non par sa prestance physique ou une parole humainement performante. Rappelez-vous les propos des Corinthiens qui sont remontés jusqu’à Paul: «Les lettres, dit-on, sont énergiques et sévères; mais, quand il est là, c’est un corps chétif, et sa parole est nulle (BJ) … il est faible et sa parole est méprisable (Osty).Qu’il se le dise bien, celui-là: tel nous sommes en paroles dans nos lettres quand nous sommes absents, tel aussi, une fois présents, nous serons dans nos actes.»(2Co 10,10-11). Voilà encore un JE représentatif, Paul parle au nom des apôtres mais c’est bien aussi lui qui parle.

De cette (relative) faiblesse, il fait un atoutcomme il le rappelle aux Corinthiens: «Pour moi, quand je suis venu chez vous, frères, je ne suis pas venu vous annoncer le mystère de Dieu avec le prestige de la parole ou de la sagesse. Non, je n’ai rien voulu savoir parmi vous, sinon Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié. Moi-même je me suis présenté à vous faible, craintif et tout tremblant, et ma parole et mon message n’avaient rien des discours persuasifs de la sagesse; c’était une démonstration d’Esprit et de puissance, pour que votre foi reposât, non sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu» (1Co 2,1-5).

Son autorité ne vient pas non plus de la seule fermeté de son caractère: il s’agit pour lui de faire place au Christ, toute la place, quitte à passer pour arrogant. C’est très clair dès son plaidoyer d’authenticité en Gaalors qu’il vient d’appeler l’anathème sur quiconque, lui ou un ange, annoncerait un Evangile différent de celui qu’il a annoncé. «En tout cas, maintenant est-ce la faveur des hommes, ou celle de Dieu que je veux gagner? Est-ce que je cherche à plaire à des hommes? Si je voulais encore plaire à des hommes, je ne serais plus le serviteur du Christ» (Ga 1,10). Fermeté de l’homme, appui sur le Christ: les deux traits se conjuguent à la fin des Galates, quand Paul signe sa missive, et avec de gros caractères, pour en endosser le message et souligner la portée de sa Lettre: «Dorénavant que personne ne me suscite d’ennuis: je porte dans mon corps les marques de Jésus» (Ga 6,17).

Et aux Corinthiensà propos d’une lettre que nous n’avons plus et que l’on désigne habituellement comme «la lettre dans les larmes»: «Si je vous ai attristés par ma lettre, je ne le regrette pas … en toutes choses nous vous avons dit la vérité» (2Co 7,8.14). C’est dans la même logique qu’il osa résister aux chrétiens judaïsants venus de Jérusalem et même en face à Pierre lors de l’incident d’Antioche qu’on peut résumer par ces deux expressions: «Mais à cause des intrus, ces faux frères qui se sont glissés pour espionner la liberté que nous avons dans le Christ Jésus, afin de nous réduire en servitude, gens auxquels nous refusâmes de céder, fût-ce un moment, par déférence, afin de sauvegarder pour vous la vérité de l’Evangile… Mais quand je vis qu’ils ne marchaient pas droit selon la vérité de l’Evangile, je dis à Céphas devant tout le monde…» (Ga 2,4-5.14). Paul tient à défendre et l’Evangile qui n’est pas le sien, et les conséquences de l’Evangile pour les Galates, c’est-à-dire la liberté. Orthodoxie et orthopraxie relèvent d’un même souci … pour lui!

En conséquence, pas de place en lui pour de la gloriole, de l’autocélébration. Des chrétiens s’en référaient trop humainement aux apôtres et même à lui Paul? Il leur répond vigoureusement: «Le Christ est-il divisé? Serait-ce Paul qui a été crucifié pour vous? Ou bien serait-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés?» (1Co 1,13). A ceux qui donnaient trop d’importance à la médiation apostolique et la gauchissaient, il répond: «Qu’est-ce donc qu’Apollos? Et qu’est-ce que Paul? Des serviteurs par qui vous avez embrassé la foi, et chacun d’eux selon ce que le Seigneur a donné. Moi j’ai planté, Apollos a arrosé; mais c’est Dieu qui donnait la croissance.» (1Co 2,5-6).

Mentionnons encore la formule si hardie de 2Co 11,4ss: «J’estime pourtant ne le céder en rien à ces archiapôtres. Aussi sûrement que la vérité du Christ est en moi». Et voilà que Paul, loin de se glorifier de ses exploits est prêt à se glorifier de ses faiblesses (chap. 12) le Christ lui ayant fait découvrir que ses blessures et ses épuisements sont comme un contre-poids nécessaire aux révélations exceptionnelles qui lui ont été faites, afin qu’il n’y ait pas en lui trace d’un orgueil humain. «Ma grâce te suffit». Le JE de l’Apôtre fait ici encore place au Christ Jésus. Il fonde en Paul un JE plein d’autorité et en même temps marqué par la kénose, par l’abaissement et la faiblesse. Oui Paul peut oser dire: «imitez-moi» (ce qui en choque plus d’un) parce qu’il précise: «montrez-vous mes imitateurs, comme je le suis moi-même du Christ» (1Co 11,1; également Ph 4,15 et surtout 3,17).

Il faut encore mentionner la note de tendresse maternelle que l’on n’attendrait pas de la part de ce grand intellectuel: en 1Th 2,7 il compare l’apôtre s’efforçant de transmettre l’Evangile du Christ à une femme qui allaite et prend soin de son nourrisson, puis à un père et il nomme les Thessaloniciens ses frères. En Ga 4,19 il se comparera encore à une femme mais alors en train d’enfanter: «mes petits enfants que j’enfante à nouveau dans la douleur jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous».

Conclusion

Oui, le JE est omniprésent dans la littérature paulinienne. Non seulement le JE auctorial banal d’un correspondant, mais un JE de présence forte et nécessaire auprès des communautés. La Lettre remplace l’Apôtre absent. Mais ce JE n’est pas gangrainé par un orgueil humain. Il est le rayonnement de la personne du Christ à travers son Apôtre.

– C’est un JE qui est envahi par le Christ.

– C’est aussi un JE paradigmatique de l’expérience chrétienne.

– C’est encore un JE qui œuvre à réaliser le NOUS d’une communion des chrétiens entre eux.

– C’est enfin un JE qui conjugue autorité et humilité, à l’exemple du Christ. Paul ose inviter les chrétiens à l’imiter parce qu’il est lui-même polarisé totalement par le Christ, configuré au Christ.

– Il faut y ajouter une note de tendresse maternelle autant que d’autorité paternelle. Tout cela fait que Paul avec ses collaboratrices et collaborateurs a été un fondateur de communautés en Asie Mineure, en Grèce, et il mourra auprès de la communauté de Rome. Son JE est tellement plus que son seul je individuel qu’il peut même se priver de toute lettre de recommandation auprès de ceux qui en solliciteraient de sa part: «notre lettre, c’est vous, une lettre écrite en nos cœurs, connue et lue par tous les hommes» (2Co 3,1-2).

Finalement, ce JE qui, humainement paraissait envahissant et sûr de lui, ce JE qui est travaillé par le Christ, évidé afin de réaliser parmi et pour les communautés une juste présence, n’est pas si loin du témoignage des moines de Tibhirine. Un témoignage si personnel et fort, de moines alors humblement présents à Tibhirine en Algérie et si fortement présent aujourd’hui encore, visages du Christ au cœur de l’Église et pour le monde.

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Jean-Michel Poffet

Jean-Michel Poffet, op a enseigné le Nouveau Testament à l’Université de Fribourg avant d’être élu Directeur de l’Ecole biblique et archéologique française de Jérusalem. Membre de la rédaction de la revue Sources, il est actuellement prieur du couvent Saint-Hyacinthe de Fribourg.

 

 

 


[1] Rm, 1-2Co, Ga, Ph, 1Th, Phm.
[2] L’Evangile de Jésus-Christ, Gabalda, Paris 1928, p. 457.
[3] Le chrétien dans la théologie de S. Paul, p. 316.
[4] Autobiographique (Augustin 2e formule, Luther etc.); adamique (S. Lyonnet et alii); mosaïque (P. Benoît) et chrétien. Cf. l’ouvrage de S. LYONNET, Les étapes du mystère du Salut selon l’épître aux Romains, Bibliothèque œcuménique, 8, Cerf, Paris 1969 et les derniers commentaires sur Rm, en particulier celui de S. LEGASSE, L’épître de Paul aux Romains, Lectio Divina, Commentaires, 10, Cerf, Paris 2002 et t surtout celui de A. GIGNAC, L’épître aux Romains, Commentaire biblique: Nouveau Testament, 6, Cerf, Paris 2014 (citation p. 273).
[5] Paul et l’art épistolaire. Contexte et structure littéraires, trad. de l’anglais par Jean Prignaud, Cerf, Paris 1994, p. 38: 15 lettres sur papyrus avec plusieurs noms d’expéditeurs et 6 lettres sur les 645 papyri d’Oxyrhynque, Tebtunis et papyri de Zénon.
[6] Rm 19x aussi mais au long de 16 chap. et 1Co 39x mais sur 16 chap.

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La première «Zürcher Bibel» https://www.revue-sources.org/premiere-zurcher-bibel/ https://www.revue-sources.org/premiere-zurcher-bibel/#respond Wed, 15 Jun 2016 01:35:21 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1386 [print-me]

Le frère Clau Lombriser a participé le jeudi 12 mai 2016 au vernissage à Zurich de l’édition d’extraits de la première version de la Bible en langue allemande. Une œuvre attribuée au Frère dominicain Marquart Biberli qui vivait dans notre couvent de Zurich au début du XIV ème siècle.

Un moment mémorable pour notre famille dominicaine suisse qui prit une part décisive à l’édition de cette Bible dont voici les références:

Marquart Biberli, Die erste Zürcher Bibel
Die Erste Zürcherbibel
Erstmalige teilweise Ausgabe und Uebersetzung der ältesten vollständig erhaltenen Bibel in deutscher Sprache.
Eingeleitet, herausgegeben und übersetzt von Adrian Schenker, Raphaela Gasser und Urs Kamber.
Academic Press Fribourg, 2016

Deux siècles avant la Bible de Zwingli

Les Eglises de la Réforme sont à juste titre fières de leurs Bibles en langue vernaculaire. C’est le cas de l’Eglise de Zurich, héritière de la célèbre Zürcher Bibel, traduite en allemand à partir de l’hébreu et du grec par le réformateur Huldrych Zwingli et ses collègues et parue en 1531. Présentée comme Première Bible intégrale en langue allemande, elle connaîtra de nombreuses rééditions dont la dernière remonte à 2007.

Récemment, des recherches approfondies menées par une équipe sous la direction du professeur Adrian Schenker (Fribourg) sont venues rappeler que la première édition complète de la Bible en allemand remonte à quelques 200 ans avant la Bible de Zwingli.

Oubliée ou ignorée de la recherche scientifique, elle aurait vu le jour 200 ans plus tôt, entre 1300 et 1330, également à Zurich, vraisemblablement dans l’entourage du couvent des Prêcheurs dont l’église connue sous le nom Predigerkirche existe encore de nos jours. Le professeur Schenker pense même pouvoir attribuer cette toute première traduction de la Bible en allemand (Mittelhochdeutsch) à un Frère Dominicain de ce même couvent du nom de Marchwart Biberli (lire SOURCES 2015/3).

Dernièrement, une illustre assemblée de collègues et amis de l’auteur à assisté à la maison «Karl der Grosse» à Zurich au vernissage du livre présentant les résultats de cette recherche et appuyant ces quelques thèses qui viendront bouleverser l’histoire de la Bible en ses traductions allemandes.

A fait l’honneur d’assister à ce vernissage également Konrad Schmid, professeur d’Ancien Testament à Zurich et co-auteur de la nouvelle «Zürcher Bibel», lequel s’est déclaré heureusement surpris de se trouver confronté à une traduction de la Bible dont il ignorait jusqu’à son existence. Le professeur Schmid a remercié les auteurs d’avoir restitué cette Bible presque oubliéede la science et du grand public.

Une hypothèse à confirmer

Certes, le livre présenté à Zurich par le professeur Schenker n’a nullement l’ambition de clarifier définitivement une page de l’histoire de la Bible dans ses traductions. Bien au contraire, il entend ouvrir d’autres pistes de recherches qui devront aboutir tôt ou tard à une édition intégrale et scientifique de la Bible de Biberli. Si l’attribution de cette traduction au dominicain Marchwart Biberli relève davantage de l’hypothèse que de la certitude, on pourra d’ores et déjà retenir Zurich comme son milieu d’origine.

Zwingli et ses compagnons de route partageront un jour la même ambition qui habitait, quelques deux cent ans plus tôt, les Prêcheurs de Zurich

Le livre du professeur Schenker ne donne pour l’instant qu’un avant goût de cette toute première Bible alémanique, grâce à 17 extraits de chapitre en version originale parcourant l’ensemble des livres bibliques, tous accompagnés d’une traduction en Hochdeutsch. Cette partie du travail est due aux médiévistes Raphaela Gasser et Urs Kamber, co-auteurs du livre ici présenté. La lecture à haute voix de quelques passages originaux de la Bible de Biberli a fait le bonheur de l’auditoire familier du parler alémanique.

Les auteurs de la Erste Zürcher Bibel tiennent à présenter leurs recherches sous l’angle de la continuité. Ils font tout simplement remonter davantage dans le temps le travail des réformateurs zurichois qui viendront rendre, quelques deux siècles plus tard, la parole de Dieu définitivement au peuple de Dieu. Zwingli et ses compagnons de route partageront un jour la même ambition qui habitait, quelques deux cent ans plus tôt, les Prêcheurs de Zurich, sous la plume, vraisemblablement, d’un certain Marchwart Biberli. Ils le feront – inestimable nouveauté – non pas à partir de la Vulgate latine, mais de l’original hébreu et grec.

La marque dominicaine

Le vernissage de la Erste Zürcher Bibel en cette année 2016 est aussi à considérer comme un hommage rendu à l’Ordre dominicain qui, fort d’une histoire qui comporte autant de pages sombres que des pages lumineuses, commémore en 2016 les 800 ans depuis sa fondation par l’espagnol Dominique de Guzman.

Qui plus est: cet hommage à Saint Dominique est rendu par une équipe appartenant aux trois branches de son Ordre, à savoir un frère de la province dominicaine suisse, une sœur de la congrégation des Dominicaines d’Ilanz, un membre laïc du tiers Ordre de saint Dominique. La satisfaction qui se lisait sur leurs visages était légitime.

Dans sa préface, les auteurs font mémoire du dominicain Franz Müller, disparu prématurément en 2012 et qui avait tissé, ensemble avec sœur Ingrid Grave op, un apostolat intense entre les Prêcheurs revenus à Zurich dans les années 1950 et les responsables de la Predigerkirche, devenue à la Réforme une des quatre églises protestantes de la vieille ville.

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Clau Lombriser

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La miséricorde https://www.revue-sources.org/la-misericorde/ https://www.revue-sources.org/la-misericorde/#respond Wed, 30 Mar 2016 10:12:51 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1229 [print-me]

Les expressions:

  1. L’hébreu

En hébreu, nous avons deux ensembles d’expressions de sens différent:

  1. a) hèsèd: principale qualité de l’honnête homme hébreu Une expression que l’on pourrait traduire par magnanimité, générosité, libéralité, clémence, sens de la famille et du bien commun
  1. b) rahamîm: compassion, pitié.

Les deux termes sont apparentés ou dérivés (épithètes, verbes)

Il faut distinguer ces deux familles de mots d’un autre groupe: hen qui signifie grâce au double sens:

  1. a) de charme, beauté, rayonnement de la personne, et

b) de faveur, attachement, inclination aimante, attirance.

  1. Le grec

La traduction grecque de la Septante a choisi pour hèsèd la traduction éléos qui met l‘accent sur le côté émotionnel de la générosité et probablement aussi sur l’inclination du supérieur vers l’inférieur. Rahamîm est traduit par: oiktirmoí, splangchna, mais aussi éléos. Quant à hen ce terme est traduit par: cháris

  1. Le latin

La version dite Vetus Latina ainsi que Jérôme dans la Vulgate traduisent hèsèd par: misericordia, rahamîm par: viscera, et hen par: gratia.

Hésed ou Miséricorde

Le terme principal, hèsèd, dans son milieu sociologique et culturel a trois significations complémentaires:

  1. a) une vertu ou qualité de l’homme riche et influent dans un milieu (village, ville) qui ne connaît pas de réseau social pour aider les pauvres et les faibles. Le miséricordieux est donc celui à qui on peut s’adresser pour obtenir de l’aide. A Rome, on l’appellerait le patronus; les pauvres étant ses clientes ou ses obligés. Il est responsable de la cohésion sociale. L’avantage qu’il tire de sa protection des faibles est sa célébrité. Il sera connu et loué pour sa générosité.

Il accueille aussi les étrangers de passage et pratique l’hospitalité ( cf. Gen 18; 2 Sam 12,1-4). Il fait l’aumône aux mendiants et intervient en l’absence d’autres appuis, par exemple, le bon Samaritain, cité en la parabole (Luc 10,25-37.

  1. b) une vertu familiale. Est appelé miséricordieux celui qui a une responsabilité dans la famille, la protège, veille sur elle et sur chacun de ceux qui la composent. En particulier, ceux qui ont le plus besoin d’être soutenus. Ce serait en latin la pietas, vertu honorée dans l’ancienne Rome. Ruth aussi est un exemple de miséricorde. Elle exerce la hèsèd pour sa belle-mère réduite à la solitude en l’absence de tout autre parent.
  1. c) une vertu religieuse qui consiste à reconnaître en Dieu le «patron», la source de bienfaits et donc se reconnaître comme son «client». Cette vertu proche de celle de «religion»: reconnaître Dieu comme celui qui veut et qui peut aider (hasîd = saint, pieux, dévot vis-à-vis de Dieu)

Essai de définition:

Le Hésed ou miséricorde serait donc une disposition à assumer généreusement des responsabilités là où il n’y a personne qui est obligé de les prendre. Une intervention donc qui se situe au-delà du strictement obligatoire. Le mot comporte l’idée d’un plus, du «surérogatoire», de générosité, de magnanimité, de libéralité.

Usage linguistique dérivé

Le terme le plus souvent associé à hèsèd, éléos, misericordia est celui de èmèt, alétheia, veritas (surtout dans les psaumes); il signifie ce qui est digne de confiance, ferme. Soit les paroles qui sont dignes de confiance quand elles sont vraies et ne tromperont pas, soit des personnes qui sont dignes de confiance quand elles sont fidèles et ne tromperont pas. La «miséricorde» biblique est durable et ferme. La nuance de «vérité» lui assure cette perfection.

Compassion et miséricorde

La compassion, fruit de l’émotion ressentie face à ce qui est petit et faible (Am 7:1-6; Ps 103,13-16), est proche de notre compassion-empathie. Elle exprime davantage le mouvement intérieur de l’âme qu’une vertu qui sert de fondement à la vie et à la cohésion sociale. Elle est proche de la douceur, ou de la clémence de celui qui est fort et victorieux, sans éprouver pour autant le besoin ou le désir d’anéantir l’adversaire ( Os 11,8-9).

Et comment comprendre la béatitude des miséricordieux en Matthieur 5,7? Il semble qu’il faille la lire dans la perspective de la hèsèd. En effet la parabole du bon samaritain qui se trouve en Luc mais fait partie du contexte néotestamentaire ainsi que l’appellation « Père » que Jésus préfère donner à Dieu semblent orienter l’interprétation de la béatitude dans ce sens. La hèsèd n’exclut donc pas le coeur, comme la pietas latine ne l’exclut pas non plus. Mais le côté émotionnel n’en est qu’une dimension, non le tout de cette qualité ou vertu.

Et si le rédacteur risquait cette paraphrase de la béatitude: Bienheureux le riche ou le puissant qui a le cœur compatissant pour aider le pauvre ou accueillir l’étranger, sans qu’il ne soit obligé de le faire. Il se pourrait qu’un jour, connaissant semblable détresse, il rencontre sur son chemin un autre humain qui ait pour lui la même «miséricorde». (NDLR)

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Adrien Schenker

Adrien Schenker

Le frère dominicain Adrien Schenker est professeur émérite d’Ecriture sainte à l’Université de Fribourg.

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Ouvrage de mains humaines ou don du ciel? https://www.revue-sources.org/ouvrage-de-mains-humaines-ou-don-du-ciel/ https://www.revue-sources.org/ouvrage-de-mains-humaines-ou-don-du-ciel/#respond Wed, 01 Jul 2015 15:37:41 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=274 [print-me]

Avec le livre de la Genèse, la Bible commence dans un jardin: le jardin Eden, dont l’homme est le gardien et où Dieu se promène à la brise du soir. Mais avec le livre de l’Apocalypse, la Bible se termine dans une ville: la Jérusalem céleste qui n’est rien de moins que «la demeure de Dieu parmi les hommes»! Quel est donc l’habitat où l’homme doit vivre avec Dieu: la ville ou le jardin?

Nomades ou citadins?

Le jardin, planté par Dieu pour l’homme, se présente comme l’habitat originel. Mais l’homme n’a pu y demeurer et le voici en exil sur une terre qui ne sera plus jamais vraiment la sienne. A cet homme, qui ne peut plus être jardinier, restent deux possibilités: accepter de vivre en étranger et devenir berger nomade ou forcer son destin et travailler la terre pour devenir agriculteur mais aussi bâtisseur de ville.

C’est ainsi que nous pourrions interpréter le chapitre 4 de la Genèse. En effet, les fils d’Adam et Eve chassés du jardin, Caïn et Abel, sont respectivement agriculteur et berger. Mais alors que Caïn vient de tuer son frère et que la terre est une fois de plus maudite à cause de lui, le texte nous dit de Caïn qu’«il construisit une ville». Pour la Bible, la première ville semble donc être le fruit de la violence. Ce jugement négatif s’aggrave encore puisque la deuxième fois que la Bible nous parle d’hommes se réunissant pour bâtir une ville, c’est pour y construire une tour: la tour de Babel!

La ville: œuvre de mains humaines

L’épisode de la tour de Babel (Gn 11) est significatif de ce qui constitue le grief de la révélation biblique contre la ville. En effet, nous y voyons des hommes anonymes, pris en masse, décidés à «se faire un nom». Pour cela, ils veulent construire une tour «dont le sommet soit dans les cieux». Nous percevons déjà que l’orgueil et la démesure de l’entreprise sont stigmatisés. Mais pour bien le comprendre, attachons-nous à un détail qui a pourtant son importance. Le premier élan de cette masse humaine, avant même d’avoir l’idée d’une tour, est de prendre de la terre et d’en faire des briques.

Même sans posséder de villes, les Hébreux vont devoir subir la violence dont elles sont le cadre.

Cela reflète sans doute bien le monde mésopotamien, qui sert de cadre: de grandes plaines marécageuses où l’on ne trouve pas de carrières mais beaucoup d’argile. La matière première de la construction est donc un produit de l’artisanat humain. Et voilà peut-être la racine du problème: la ville, contrairement au jardin, n’est plus un don de Dieu auquel l’homme participerait. La ville est une œuvre entièrement artificielle. En termes bibliques, elle est «ouvrage de mains humaines». Cette expression tirée des psaumes 115 et 135 est une expression classique pour désigner les idoles. La ville de Babel associée à la tour qui lui sert d’étendard est en quelque sorte une ville-idole. C’est en cela qu’elle constitue une menace pour Dieu qui s’en plaint: «rien ne les empêchera désormais de faire tout ce qu’ils décideront». Autrement dit, «de vivre comme si Dieu n’existait pas» dans ce monde artificiel qu’ils se sont créé.

Ainsi, de l’idolâtrie devant l’œuvre de nos mains vient l’orgueil, mais aussi la violence de ceux qui disent «Dieu ne voit pas» (Ps 94, 7). Il nous suffit d’avancer jusqu’à la prochaine plaine parsemée de grandes villes que nous présente la Genèse pour le voir: la vallée du Jourdain est décrite comme un «jardin de Dieu» (Gn 13, 10). Mais les apparences sont trompeuses car les villes de cette vallée s’appellent Sodome et Gomorrhe! Dans un passage tristement célèbre (Gn 19), Dieu détruit ces villes où le péché est si bien installé. Encore une fois, le paradis devient un désert!

Pas de hasard donc si le peuple que Dieu s’est choisi est un peuple nomade. Les patriarches parcourent la terre promise comme des étrangers de passage. Cependant, même sans posséder de villes, les Hébreux vont devoir subir la violence dont elles sont le cadre. Chassés par la famine, ils se réfugient en Egypte grâce à Joseph; réduits en esclavage, nous retrouvons nos nomades en train de faire des briques pour construire les «villes-entrepôts de Python et Ramsès» (Ex 1, 11-14). Décidément, la Bible n’aime pas beaucoup les villes!

Et Dieu conquiert la ville!

Et pourtant, cette réalité dangereuse, Dieu va l’assumer. Alors qu’Il libère son peuple de l’oppression de l’Egypte, Dieu lui promet de revenir en terre promise, cette fois-ci pour en prendre possession. Il lui sera donc permis d’avoir des villes. Mais les Hébreux sont prévenus: «Quand le Seigneur ton Dieu te fera entrer dans le pays (…); quand tu auras des villes grandes et belles que tu n’as pas bâties (…) garde-toi d’oublier le Seigneur, Lui qui t’a fait sortir d’Égypte» (Dt 6, 10-12).

C’est ainsi que Dieu conquiert ce symbole d’orgueil et de violence. Son peuple va bien vivre dans des villes, mais des villes «qu’il n’a pas bâties» et qui, par là même, deviennent un don de Dieu. Pourtant la ville garde un caractère ambigu. L’avertissement lui-même implique que l’oubli est possible et que les villes reçues peuvent redevenir bien vite des lieux d’idolâtrie! Malgré cette ambiguïté, Dieu assume cette réalité humaine. Mieux, Il décide de venir l’habiter.

L’Apocalypse, reprend, dans une synthèse géniale, toutes les intuitions de l’Ancien Testament au sujet de la ville.

Là encore, une ville va parfaitement symboliser ce choix de Dieu et le danger qu’il implique: Jérusalem elle-même. Jérusalem, la cité de David, n’a pas été construite par le roi d’Israël. Jérusalem, avant de s’appeler ainsi, était Jébus, la ville des Jébuséens. Conquise par la tribu de Juda (Jos 15,63) et celle de Benjamin (Jg 1, 21), puis par David lui-même (2 S 5, 6-10), elle n’en finit pas de rester jébuséenne. D’ailleurs, lorsque David élève un autel sur les hauteurs de Jérusalem, qui deviendra le Temple, il doit acheter le terrain à un Jébuséen (2 S 24, 18 s)!

Mais lorsque Dieu choisit, Il ne le fait pas à moitié: Jérusalem, la ville jébuséenne, donnée à David, devient la «ville de Dieu» (Ps 87), la cité de toutes les promesses. La gloire des nations affluera à sa lumière (Is 60) et le mont Sion sera élevé plus haut que tous les monts (Mi 4)! Mieux, la ville sainte devient la bien-aimée, la fiancée que Dieu épousera (Is 62, 1-9). Pourtant toute l’ambiguïté demeure: si elle est l’épouse, elle est aussi l’adultère; si elle doit être exaltée, elle sera aussi ravagée; si tous les peuples se rassembleront en elle, ses enfants seront aussi dispersés dans tous les pays!

Deux cités: l’une détruite, l’autre recréée

Le dernier livre de la Bible, l’Apocalypse, reprend, dans une synthèse géniale, toutes les intuitions de l’Ancien Testament au sujet de la ville. En effet, dans ce livre, nous trouvons deux cités décrites comme deux femmes. Elles sont présentées de manière parfaitement symétrique par un ange avec la formule: «viens, je vais te montrer» (Ap 17, 1 et Ap 21, 9). D’un côté, il y a la grande prostituée, Babylone la grande, qui s’enorgueillit de son pouvoir et s’enivre du sang des martyrs. De l’autre côté, l’épouse de l’Agneau, la Jérusalem nouvelle qui descend du ciel. La première est destinée à être détruite. La seconde est le sommet de la création nouvelle.

Mais ces deux cités sont-elles vraiment distinctes? Ce n’est pas si sûr. Dans ce qui semble être un excursus au chapitre 11, deux témoins envoyés par Dieu sont mis à mort puis ressuscités dans un unique lieu qui est à la fois la «ville sainte» et la «grande cité» (appelée sans ambiguïté «Sodome ou Egypte»): c’est là que se trouve le temple et c’est aussi là que le Seigneur a été crucifié! D’une certaine manière, il n’y a qu’une cité, bâtie par les hommes et choisie par Dieu: elle prend le nom de Babylone lorsqu’elle se pervertit et Dieu fait de nouveau d’elle Jérusalem en la recréant. Ainsi, la cité offerte par Dieu aux hommes pour y vivre avec Lui, n’est pas vraiment une autre ville que celle que l’orgueil des hommes avait bâtie: c’est la même ville, détruite dans ce qu’elle a de perverti, recréée pour ce qui, en elle, a été assumé par Dieu!

Dieu a donc été jusqu’à abolir la distinction entre la ville et le jardin.

Il semble bien alors que nous ayons trouvé la réponse à notre question de départ: Dieu voulait que les hommes habitent un jardin mais ceux-ci ont préféré construire une ville. Alors Dieu les y a rejoints. Mais cette réponse serait trop simple. Car depuis l’exclusion du jardin, l’homme désirait y revenir et bien des promesses lui avaient été faites dans ce sens! Dieu a donc été jusqu’à abolir la distinction entre la ville et le jardin: la Jérusalem nouvelle qui descend du ciel est en même temps la cité des hommes recréée et le paradis de Dieu retrouvé. C’est ainsi qu’au milieu de la place de la ville jaillit le fleuve d’eau vive du paradis et pousse l’arbre de vie du jardin d’Eden (Ap 22, 1-2).

Mais si ce jardin est devenu une ville, c’est pour bien nous montrer que la création nouvelle n’est pas un simple «rembobinage», un repli des élus en Eden. L’histoire des hommes n’est pas effacée: si l’homme redevient jardinier, il n’en reste pas moins constructeur de villes. Mais cette ville qu’il a bâtie, Dieu la lui redonne transfigurée: en elle, plus d’idolâtrie, car elle est la demeure de Dieu et son temple est l’Agneau. En elle, plus de violence, car elle est le paradis retrouvé où il n’y a plus ni mort, ni malédiction. Voici le don de Dieu: faire de l’œuvre de nos mains l’accomplissement de ses promesses.

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Le frère dominicain Pierre Martin de Marolles, de la Province dominicaine suisse, est étudiant en théologie à l’Université de Fribourg. Il réside au couvent St-Hyacinthe de cette même ville.

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Pasteur et conteur https://www.revue-sources.org/pasteur-et-conteur/ https://www.revue-sources.org/pasteur-et-conteur/#respond Tue, 01 Jul 2014 09:25:09 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=318 [print-me]

Le fou de Gadara – « Il y avait dans ce pays, un lac. Au bout de ce lac, une plage au pied d’une haute falaise. Et sur la falaise, des grottes.

Et ce soir-là, il y avait des gardiens de cochons. La pluie les forçait à mettre leurs troupeaux à l’abri, dans les grottes. Les animaux étaient nerveux, leurs grognements assourdissants. Quand tout à coup un des gardiens s’écrie: « Mais c’est à cause de lui, qu’ils sont nerveux, il est encore là! Regardez! »

L’homme se redresse, nu, le corps crasseux, les yeux effarés. Ce n’est pas un animal, c’est le fou de Gadara! On le frappe, il fuit hors de la grotte, grimpe sur un rocher. Il pourrait voir le lac, s’il n’y avait un rideau de pluie. La tempête résonne dans sa tête, les éclairs zèbrent le ciel et déchirent ses pensées incohérentes. Perché sur un escarpement, on dirait une gargouille monstrueuse qui orne les temples ou les châteaux. Il rit, il bave dans sa barbe informe, il crie au rythme du tonnerre, quand soudain retentit une voix puissante: « Silence, tais-toi! »

Dans sa tête, ces mots font l’effet d’un choc, d’autant plus fort que le vent cesse de rugir, les nuages se dissolvent, les vagues sur le lac s’abaissent, la tempête est apaisée! Le fou saute de son rocher, il court dans le sentier étroit, à travers la falaise jusqu’au bord du lac. Il se blesse aux rochers, ses chevilles déjà marquées de cicatrices saignent à nouveau quand il rejoint le groupe de pêcheurs qui viennent d’aborder et tirent leur barque sur la plage […]« 

Lecture et narration

Ce récit dont on ne lit ici que la première partie raconte la délivrance par Jésus du fou de Gadara (Marc 5) J’ai gardé le style oral, les répétitions qui heurtent la lecture, mais attirent l’oreille! C’est ma façon d’entrer dans ce texte, de le traduire à l’oralité, d’en faire une narration biblique.

Je fais une distinction entre la narration biblique et la lecture ou la déclamation. Dans le cas de la lecture, je vois le texte biblique brut, dans son état originel, il est comme une sorte d’écran placé entre les auditeurs et le lecteur, un écran d’encre et de papier. Dans mon expérience, lorsque je parle de narration biblique, il est question d’un rapport tout autre: le narrateur a fait un effort de création, après analyse de la trame d’un récit biblique. Il a développé une histoire, selon les procédés de l’oralité, usant de l’art des conteurs. Entre son public et lui, il y a moins un texte que des images mentales, « sa seule partition légitime et autorisée », dira un conteur! Il ne s’agit donc pas de dire un texte par cœur, ni le texte biblique tel qu’il est transmis. Dans la narration biblique, je raconte un souvenir: j’ai médité le texte. Littéralement, je me suis placé au milieu de la scène, pour imaginer le plus de détails possible, et raconter désormais, comme si j’en avais été témoin, comme un souvenir!

Créer une narration biblique, c’est d’abord perdre un certain confort.

Je n’ai jamais traversé le lac de Galilée, je ne me suis jamais rendu dans le pays de Gadara, je ne sais pas si le démoniaque de Mc 5 portait la barbe, mais tous ces détails sont plausibles. Ce qui m’a passionné dans cette scène, c’est de mettre en perspective le récit qui précède, la tempête apaisée (Mc 4:35ss) et ce fou dont le psychisme devait être en constante tempête aussi, puisque possédé par un esprit impur nommé Légion (Mc 5:9). L’ordre de Jésus retentissant au milieu des eaux déchaînées, « Silence, tais-toi! », peut avoir aussi trouvé le chemin des oreilles et du cœur du fou de Gadara!

L’art oral et la Bible

L’originalité de cette approche, consiste à appliquer au vaste patrimoine des récits de la Bible les techniques de l’art du conte oral (structuration du récit selon une logique narrative, enchâssement de récits, visualisation, développement du « film intérieur » de ce qui se passe, répétitions, redondances, jeux de langage et de tonalité de voix, rimes, allitérations, etc.). En effet, après dix années de prédications, j’ai eu l’occasion de revisiter ma pratique de la prise de parole en public, en suivant des formations pour découvrir les techniques de l’oralité qui font l’art du conteur.

Mais ose-t-on ainsi toucher à la Bible, déconstruire ces textes divinement inspirés, pour en faire des narrations répondant aux critères poétiques des contes de fées, des légendes et autres mythologies? Ce souci je l’ai entendu souvent, notamment auprès de catéchistes que désormais je forme aussi à la narration biblique. La Bible est plus qu’un livre qui transmet une tradition millénaire. C’est la Parole de Dieu, ses divers auteurs ont été inspirés par l’Esprit-Saint pour nous laisser le témoignage qui suscite la foi, nourrit l’être intérieur, oriente notre volonté, soutient notre espérance. Sa puissance suscite notre admiration, ses mystères éveillent notre inspiration. De tout temps les artistes, et notamment les poètes ont puisé dans les images, les symboles et les récits bibliques, sans jamais se lasser, tant ce recueil contient des ressources inépuisables! Il suffit de rappeler Victor Hugo, Paul Claudel, mais aussi Brassens! Que ce soit pour s’identifier à son message d’espérance, ou pour s’en distancer, les artistes, peintres, poètes et musiciens reviennent sans cesse aux textes bibliques. Et les conteurs ne sont pas en reste!

Je réagis au texte biblique avec les outils du conteur, comme le théologien, l’exégète ou le prédicateur le font avec leurs propres outils.

Quelle marge de liberté alors puis-je m’autoriser, face à ces textes sacrés? Selon les opinions religieuses et théologiques, mais aussi en fonction du projet que le narrateur se fixera (catéchétique ou artistique) la marge de manœuvre sera plus ou moins grande. J’imagine les récits bibliques comme l’ossature, la colonne vertébrale, à laquelle la chair de nos expériences et de nos vies pourra se « ligamenter ». En tant que conteur chrétien engagé, je ne me limite pas à raconter les récits bibliques tels que transmis: je les laisse résonner dans mon cœur, rayonner dans ma vie. Et c’est ce mystérieux mélange qui produira une narration biblique, qui sera la traduction de la Bible dans le langage de ma vie et de ma sensibilité de conteur.

Les théologiens qui construisent les modèles d’une réflexion cohérente, les prédicateurs qui composent des démonstrations à la rhétorique plus ou moins rigoureuse, tous traduisent la Bible avec leurs outils. Mais le texte biblique demeure inaltéré, source d’inspiration aux multiples expressions. Une bonne narration ne sera pas forcément fidèle au texte biblique de façon littérale. En tant que conteur, je recherche des angles de vue originaux, j’essaie d’enrichir un récit par des mises en perspective avec d’autres récits, je m’autorise des flash-back. Bref, je réagis au texte biblique avec les outils du conteur, comme le théologien, l’exégète ou le prédicateur le font avec leurs propres outils.

J’ai imaginé Marie, l’aveugle de Bethsaïda, Moïse…

J’ai imaginé Marie et sa famille, sur un chemin sec et poussiéreux, pressant le pas vers Capernaüm, pour y retrouver Jésus qu’on disait insensé, et le ramener à la maison. J’ai frémi avec elle en entendant Jésus affirmer dans la pièce sombre où grésillaient les lampes à huile et frémissait une foule serrée: « Qui est ma mère, et qui sont mes frères? Voici ma mère et mes frères: quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, et ma mère » (Mc 3:21ss)

J’ai imaginé l’aveugle de Bethsaïda guéri (Mc 8:22), arrivant à Jérusalem, le jour des Rameaux, louant Dieu de lui avoir rendu la vue. Le vendredi saint, il est prêt à s’arracher les yeux tant la scène de la crucifixion était une vision insoutenable! Je raconte finalement comment cet homme peut voir le tombeau du matin de Pâques, vide, ce qui fait naître en lui un regard nouveau, et qu’importe si ses yeux y voient ou pas, car désormais, ce qui compte pour lui, c’est le regard de la foi!

J’ai imaginé Moïse prosterné dans la tente de la Rencontre, au désert. Il entend gronder des voix plaintives et douloureuses, à l’extérieur: le peuple souffre des morsures de serpents (Nb 21). Dans son désarroi, dans sa prière, Moïse tend la main, et sur le sol trouve son bâton… les souvenirs défilent: les brebis de son beau-père, le serpent devant le buisson ardent, les grenouilles et les sauterelles sur les bords du Nil, la mer fendue sur le chemin de la liberté, l’eau sortant du rocher à Horeb, la victoire contre Amalek, le coup de trop sur le Rocher de Mériba… chaque fois ce bâton il le tenait ferme à la main. Moïse entend alors la voix fraîche de l’Eternel son Dieu: « Fixe un serpent flamboyant sur un bâton; quiconque aura été mordu, et le regardera, conservera la vie »!

Le conte biblique et l’icône

J’ai imaginé…. Je me demande parfois si on ne pourrait pas comparer l’art de la narration biblique avec celui de l’icône. La démarche serait-elle la même: méditer le texte biblique, et rendre cette méditation sous la forme de l’icône, tenant compte de donnés théologiques? Comme la méditation de l’icône passe par le regard, la méditation de la narration biblique passe par l’audition. Ainsi une narration biblique ne remplace pas le texte biblique, elle y prend sa source, et y ramène.

C’est pour moi comme une quête, un cheminement, jamais définitif; une démarche continuelle, aller à une rencontre. Un chemin intérieur surtout, à la rencontre de la Parole vivante et vivifiante (Hb 4:12; 1Pi1:23,25) qui n’est pas limité à l’encre et au papier!

Une quête d’images et de symboles: non pour se faire des représentations à adorer, c’est interdit! Une quête pourtant légitimée par les apôtres Jean et Paul: « Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché, concernant la parole de vie… Nous l’avons vu… Ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons… Afin que notre joie soit parfaite » (1Jn 1:1-4); « …sous vos yeux a été décrit Jésus Christ crucifié » (Galates 3:1).

Finalement, créer une narration biblique, c’est d’abord perdre un certain confort, accepter de mettre de côté (au moins pour un temps), ce que j’ai toujours cru ou compris à propos d’un texte. Ensuite, le laisser me parler, encore et à nouveau. Enfin, me laisser le loisir d’en percevoir les résonnances: quelles images viennent à la surface… car l’art du conte c’est l’art de l’image, évoquée par la sonorité des mots.

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Pasteur depuis vingt ans dans le milieu des églises évangéliques libres, Olivier Fasel a d’abord travaillé à Fribourg comme éducateur. Curieux de nature, il découvre l’art du conte de tradition orale et s’exerce aujourd’hui à cet art qu’il applique aussi aux récits de la Bible.

 

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