Apocalypse – Revue Sources https://www.revue-sources.org Tue, 28 Nov 2017 15:16:54 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Nu et revêtu pour suivre le Christ https://www.revue-sources.org/nu-revetu-suivre-christ/ https://www.revue-sources.org/nu-revetu-suivre-christ/#respond Wed, 29 Nov 2017 22:45:51 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2424 [print-me]Le livre de l’Apocalypse développe abondamment le thème de l’habit blanc, signe de résurrection, porté par la multitude des élus et des martyrs qui ont été lavés dans le sang de l’Agneau. C’est aussi l’habit des nouveaux baptisé qui ont revêtu le Christ. L’aube blanche portée au sortir de la cuve baptismale en est le signe.

Le «prêt-à-porter» et la mondialisation semblent avoir modifié le sens du vêtement. On retrouve les mêmes vitrines d’un bout du monde à l’autre. Pourtant, aujourd’hui encore arborer telle ou telle tenue n’est pas anodin. Le style décontracté et «casual» se substitue à la solennité du complet trois pièces: c’est affaire de mode et la mode change. Pourtant le vêtement continue de parler et de signaler le monde du travail, du sport, des loisirs, du business ou la fête d’un mariage. Le «jeans» déchiré de l’ado signale un autre milieu que le costume d’un banquier de la City.

Le jeune homme nu de l’évangile de Marc

C’était plus vrai encore dans les sociétés anciennes, traditionnelles, et particulièrement dans le monde biblique. Je me cantonnerai ici à quelques aspects du Nouveau Testament. En commençant par une scène étrange du récit de la Passion dans l’évangile selon Saint Marc.

C’est l’Apocalypse de Saint Jean qui donne à la thématique du vêtement tout son déploiement.

Jésus vient d’être arrêté, et c’est la débandade. «Et, l’abandonnant, ils prirent tous la fuite.» (14,50). Mais Marc poursuit (et il n’y a pas de parallèle à cet épisode): «Un jeune homme le suivait, n’ayant pour tout vêtement qu’un drap, et on le saisit; mais lui, lâchant le drap, s’enfuit tout nu» (14,51-52).

La question n’est pas d’abord de savoir qui était-ce? Certains ont pensé que Marc s’était représenté lui-même dans cette posture. Je crois plus intéressant de se demander quel sens a un tel épisode qui fait le lien entre l’arrestation de Jésus et la scène du reniement de Pierre qui va suivre, dans la cour du Grand Prêtre. Marc note avec soin: «Pierre l’avait suivi de loin jusqu’à l’intérieur du palais du Grand Prêtre».

Ce jeune homme ne serait-il pas une sorte d’arrêt sur image, une mise en abyme? Le jeune homme nu qui avait le propos de suivre Jésus dut en fait s’enfuir tout nu. Il lui fallait accepter de tout perdre pour suivre le Christ, jusque dans l’humiliation du dépouillement de la croix. Pierre n’y était pas encore prêt, lui qui se montra souvent généreux en paroles, mais faible dans la suite effective du maître. Le reniement en fera la démonstration.

Revêtir le Christ

Si dans un premier temps, le disciple doit accepter d’être dépouillé, de renoncer à lui-même pour suivre le Christ, ce n’est pas le dernier mot. En effet, le Christ va le revêtir de sa vie, de sa lumière et de sa gloire. Je ne suis pas sûr qu’un occidental moderne prenne facilement la mesure de l’expression «revêtir le Christ» dont parle Saint Paul en l’appliquant aux baptisés.

Lorsqu’il écrit aux chrétiens de Galatie, c’est pour les affermir dans la liberté qu’ils ont reçue du Christ et qu’ils risquent d’oublier. Il les renvoie à leur baptême: «vous tous en effet, baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ; il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus.» (Ga 3,26-29).

Revêtir le Christ signifie donc entrer dans les vues du Christ et adopter son comportement. Faire tomber les murs comme lui l’a fait, ouvrant le salut à tous, aux pécheurs, aux païens. Aux yeux de Dieu et pour un disciple du Christ, les grandes séparations qui structurent la société (barrière religieuse, sociale, sexuelle) n’ont pas cours. Reste pour le chrétien à faire passer dans son comportement ce qu’il professe dans sa foi. Celle-ci va donc le bousculer, le conformer au Christ, sinon elle ne serait que théorique et notionnelle.

Ce programme impressionnant n’est envisageable que parce qu’il est précédé du don de la vie nouvelle: «vous vous êtes dépouillés du vieil homme avec ses agissements, et vous avez revêtu le nouveau, celui qui s’achemine vers la vraie connaissance en se renouvelant à l’image de son Créateur.» (Col 3,9-10).

Pour le combat et pour la paix

Le croyant ne peut accueillir ce don qu’au prix d’un combat spirituel dont Arthur Rimbaud disait «qu’il est aussi brutal que la bataille d’hommes» (Une saison en enfer). Et c’est pourquoi l’Apôtre parle encore du baptême en termes d’équipement pour le combat: il s’agit de «revêtir la cuirasse de la foi et de la charité, avec le casque de l’espérance du salut» (1Th 5,8) ou de «revêtir l’armure de Dieu, pour pouvoir résister aux manœuvres du diable» (Ep 6,11).

Mais cette thématique guerrière est aussitôt mise en tension avec un comportement fait de douceur, exprimé aussi dans l’image du vêtement: «Vous donc, les élus de Dieu, ses saints et ses bien-aimés, revêtez des sentiments de tendre compassion, de bienveillance, d’humilité, de douceur, de patience; supportez les uns les autres et pardonnez-vous mutuellement, si l’un a contre l’autre quelque sujet de plainte; le Seigneur vous a pardonné, faites de même à votre tour. Et puis, par-dessus tout, la charité, en laquelle se noue la perfection. Avec cela, que la paix du Christ règne dans vos cœurs: tel est bien le terme de l’appel qui vous a rassemblés en un même Corps. Enfin vivez dans l’action de grâces!» (Col 3,12-15).

Un vêtement blanc

Mais c’est l’Apocalypse de Saint Jean qui donne à la thématique du vêtement tout son déploiement. Dans la vision solennelle du chap. 4, Jean de Patmos campe vingt-quatre Anciens vêtus de robes blanches et portant une couronne d’or.

Commençons par la couleur blanche: elle est à interpréter. Elle n’a pas le même sens dans toutes les cultures. En Chine, le blanc est la couleur de la mort, alors qu’en Iran la couleur du deuil serait le bleu, et le jaune pour les Philippins. Dans la bible, le blanc signale la vie et le monde divin. C’est ainsi qu’à la transfiguration les vêtements de Jésus apparaissent blancs comme la lumière (Mc 9,3 et par.). Au tombeau, l’ange de l’annonce de la résurrection est en vêtement blanc (Mc 16,5) ainsi que les deux anges de l’ascension (Ac 1,10). Dans l’apparition solennelle du Christ qui ouvre le livre de l’Apocalypse, le Christ arbore des cheveux blancs comme la neige (1,14): non qu’il soit vieux! mais c’est sa divinité qui est ainsi exprimée. Plus loin dans le récit, la nuée sur laquelle apparaît le Fils de l’Homme est blanche (14,14) ainsi que le trône de Dieu au chapitre 20 (verset 11). Au chapitre 19 le cheval de «Fidèle et Vrai», le Verbe de Dieu, est blanc, et il est déjà annoncé par le premier des quatre chevaux du chapitre 6, blanc lui aussi.

Dans l’Apocalypse, ces vingt-quatre Anciens sont donc revêtus de blanc puisqu’ils sont au ciel, devant le trône de Dieu puis devant celui de l’Agneau. Ils portent une couronne d’or, signalant leur autorité. Ils représentent les dignitaires de l’ancienne et de la nouvelle Alliance. Ils sont des figures corporatives, représentant le peuple des croyants. Mais contrairement à de petits ou de grands potentats auxquels l’Apocalypse s’oppose avec force, ils se prosternent devant la majesté de Dieu (chapitre 4) puis devant l’Agneau debout et comme immolé (chapitre 5).

Des fameuses Lettres aux Églises qui ouvrent le livre de l’Apocalypse, retenons l’oracle prophétique à l’Église de Sardes, une communauté qui passe pour vivante mais qui est morte. Le Seigneur vient la ranimer. Quelques-uns pourtant sont restés fidèles: «quelques-uns des tiens n’ont pas souillé leurs vêtements; ils m’accompagneront en blanc, car ils en sont dignes. Le vainqueur sera donc revêtu de blanc; et son nom, je ne l’effacerai pas du livre de vie, mais j’en répondrai devant mon Père et devant ses Anges.» (3,4-5). S’il y a un vainqueur, c’est donc qu’il y a un combat, le combat spirituel que nous évoquions plus haut. Cette escorte du Christ, ceux qui sont restés fidèles, est logiquement revêtue de blanc. Plus loin, et c’est la dernière des sept Lettres, c’est la communauté de Laodicée qui est interpellée. Le diagnostic est le plus sévère: «ainsi, puisque te voilà tiède, ni chaud ni froid, je vais te vomir de ma bouche.» (3,15). Et le Seigneur de proposer des remèdes pour la perte de tonus de cette Église: «de l’or purifié au feu pour t’enrichir; des habits blancs pour t’en revêtir et cacher la honte de ta nudité; un collyre enfin pour t’en oindre les yeux et recouvrer la vue.» (v. 18).

Dans les larmes

Abordons maintenant un autre épisode de l’Apocalypse. Au septénaire des Lettres a succédé le septénaire des sceaux. Le Voyant de Patmos, mis en présence du trône de Dieu, voit dans la main droite de Celui qui siège sur son trône un livre scellé de sept sceaux. L’auteur précise que nul n’était capable d’ouvrir ce livre, «ni dans le ciel, ni sur la terre, ni sous la terre» (5,3). L’un des Anciens lui dit que pourtant quelqu’un peut ouvrir ce Livre et l’interpréter, autrement dit comprendre l’agir de Dieu dans notre monde, en particulier lorsque l’Église est en train ou de s’assimiler au monde, ou de le craindre, ou de subir la persécution. Et cet interprète autorisé, c’est l’Agneau. Le mystère pascal est la clé d’interprétation de l’histoire du monde: Dieu n’inscrira pas d’autre victoire que celle du crucifié maintenant ressuscité.

A l’ouverture des sceaux, après le cheval «blanc» signe et annonciateur de victoire, suivent un cheval rouge feu (signe de la guerre), puis un cheval noir (signe de la crise économique) et un cheval verdâtre (signe de la peste et de la mort). A l’ouverture du cinquième sceau, les âmes de ceux qui furent égorgés à cause de la parole de Dieu et du témoignage de Jésus auquel ils étaient attachés, lancent ce cri: «jusques à quand, Maître saint et vrai, resteras-tu sans juger et sans venger notre sang sur les habitants de la terre?» (6,10). C’est un cri de souffrance qui monte du monde, le cri des humiliés, des vaincus, des témoins fidèles au Christ mais que l’on tue. L’Agneau immolé est maintenant vainqueur, mais qu’en est-il de ses disciples? La réponse vient du ciel et une fois encore en termes de vêtement, et de vêtement blanc: «Et il fut donné à chacun une robe blanche, et il leur fut dit de patienter encore quelque temps, jusqu’à ce que soient au complet leurs compagnons de service, leurs frères, qui allaient être tués comme eux.» (6,11). C’est évidemment le baptême qui est ainsi signifié: le disciple du Christ qui a «revêtu» le Christ est d’ores et déjà associé à la victoire de Jésus, même si pour lui elle ne s’inscrit pas en victoire terrestre. Le temps de l’Église est le temps du témoignage et le jugement final qui rendra à chacun selon ses œuvres n’est pas encore advenu.

Au chapitre 7, Jean entrevoit une foule de croyants, serviteurs du Dieu vivant, marqués sur leur front. Tout d’abord 144’000 venus des 12 tribus d’Israël: sorte d’armée pacifique du Messie, venue du sérail, de l’intérieur, puis une foule innombrable de toutes nations, tribus, peuples et langues: le salut dépasse les frontières de l’ancien Israël «Ils se tenaient devant le Trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches avec des palmes à la main» (7,9). C’est une réponse à la question des martyrs évoquée plus haut. Cette foule immense vient «de la grande épreuve; ils ont lavé leurs robes, ils les ont blanchies par le sang de l’Agneau» (v. 14). Comme le Christ, ils ont subi l’épreuve, le monde a paru gagner en les mettant à mort, mais jour et nuit, ils se tiennent maintenant devant le trône de Dieu dans la tenue des vainqueurs, vêtus de blanc et palmes à la main. C’est encore la tenue de l’Épouse de l’Agneau, vêtue de lin d’une blancheur éclatante. Ce lin, précise l’auteur, «ce sont les actions justes des saints» (19,8).

Ce rapide parcours nous a permis de mieux comprendre la portée de l’expression «revêtir le Christ». Il s’agit de se laisser sauver et purifier par lui, de lui rester fidèles, d’être alors revêtu de sa lumière et de sa victoire. Un souffle d’espérance traverse le livre écrit par Jean de Patmos qui n’a pas été écrit pour nous faire peur, mais pour vivifier notre courage.[print-me]


Jean-Michel Poffet, frère dominicain, prieur du couvent St-Hyacinthe de Fribourg, est un bibliste connu par ses conférences, ses prédications et ses multiples publications. Ancien directeur de l’Ecole Biblique et Archéologique de Jérusalem et membre du Comité de rédaction de la revue Sources.

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Ouvrage de mains humaines ou don du ciel? https://www.revue-sources.org/ouvrage-de-mains-humaines-ou-don-du-ciel/ https://www.revue-sources.org/ouvrage-de-mains-humaines-ou-don-du-ciel/#respond Wed, 01 Jul 2015 15:37:41 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=274 [print-me]

Avec le livre de la Genèse, la Bible commence dans un jardin: le jardin Eden, dont l’homme est le gardien et où Dieu se promène à la brise du soir. Mais avec le livre de l’Apocalypse, la Bible se termine dans une ville: la Jérusalem céleste qui n’est rien de moins que «la demeure de Dieu parmi les hommes»! Quel est donc l’habitat où l’homme doit vivre avec Dieu: la ville ou le jardin?

Nomades ou citadins?

Le jardin, planté par Dieu pour l’homme, se présente comme l’habitat originel. Mais l’homme n’a pu y demeurer et le voici en exil sur une terre qui ne sera plus jamais vraiment la sienne. A cet homme, qui ne peut plus être jardinier, restent deux possibilités: accepter de vivre en étranger et devenir berger nomade ou forcer son destin et travailler la terre pour devenir agriculteur mais aussi bâtisseur de ville.

C’est ainsi que nous pourrions interpréter le chapitre 4 de la Genèse. En effet, les fils d’Adam et Eve chassés du jardin, Caïn et Abel, sont respectivement agriculteur et berger. Mais alors que Caïn vient de tuer son frère et que la terre est une fois de plus maudite à cause de lui, le texte nous dit de Caïn qu’«il construisit une ville». Pour la Bible, la première ville semble donc être le fruit de la violence. Ce jugement négatif s’aggrave encore puisque la deuxième fois que la Bible nous parle d’hommes se réunissant pour bâtir une ville, c’est pour y construire une tour: la tour de Babel!

La ville: œuvre de mains humaines

L’épisode de la tour de Babel (Gn 11) est significatif de ce qui constitue le grief de la révélation biblique contre la ville. En effet, nous y voyons des hommes anonymes, pris en masse, décidés à «se faire un nom». Pour cela, ils veulent construire une tour «dont le sommet soit dans les cieux». Nous percevons déjà que l’orgueil et la démesure de l’entreprise sont stigmatisés. Mais pour bien le comprendre, attachons-nous à un détail qui a pourtant son importance. Le premier élan de cette masse humaine, avant même d’avoir l’idée d’une tour, est de prendre de la terre et d’en faire des briques.

Même sans posséder de villes, les Hébreux vont devoir subir la violence dont elles sont le cadre.

Cela reflète sans doute bien le monde mésopotamien, qui sert de cadre: de grandes plaines marécageuses où l’on ne trouve pas de carrières mais beaucoup d’argile. La matière première de la construction est donc un produit de l’artisanat humain. Et voilà peut-être la racine du problème: la ville, contrairement au jardin, n’est plus un don de Dieu auquel l’homme participerait. La ville est une œuvre entièrement artificielle. En termes bibliques, elle est «ouvrage de mains humaines». Cette expression tirée des psaumes 115 et 135 est une expression classique pour désigner les idoles. La ville de Babel associée à la tour qui lui sert d’étendard est en quelque sorte une ville-idole. C’est en cela qu’elle constitue une menace pour Dieu qui s’en plaint: «rien ne les empêchera désormais de faire tout ce qu’ils décideront». Autrement dit, «de vivre comme si Dieu n’existait pas» dans ce monde artificiel qu’ils se sont créé.

Ainsi, de l’idolâtrie devant l’œuvre de nos mains vient l’orgueil, mais aussi la violence de ceux qui disent «Dieu ne voit pas» (Ps 94, 7). Il nous suffit d’avancer jusqu’à la prochaine plaine parsemée de grandes villes que nous présente la Genèse pour le voir: la vallée du Jourdain est décrite comme un «jardin de Dieu» (Gn 13, 10). Mais les apparences sont trompeuses car les villes de cette vallée s’appellent Sodome et Gomorrhe! Dans un passage tristement célèbre (Gn 19), Dieu détruit ces villes où le péché est si bien installé. Encore une fois, le paradis devient un désert!

Pas de hasard donc si le peuple que Dieu s’est choisi est un peuple nomade. Les patriarches parcourent la terre promise comme des étrangers de passage. Cependant, même sans posséder de villes, les Hébreux vont devoir subir la violence dont elles sont le cadre. Chassés par la famine, ils se réfugient en Egypte grâce à Joseph; réduits en esclavage, nous retrouvons nos nomades en train de faire des briques pour construire les «villes-entrepôts de Python et Ramsès» (Ex 1, 11-14). Décidément, la Bible n’aime pas beaucoup les villes!

Et Dieu conquiert la ville!

Et pourtant, cette réalité dangereuse, Dieu va l’assumer. Alors qu’Il libère son peuple de l’oppression de l’Egypte, Dieu lui promet de revenir en terre promise, cette fois-ci pour en prendre possession. Il lui sera donc permis d’avoir des villes. Mais les Hébreux sont prévenus: «Quand le Seigneur ton Dieu te fera entrer dans le pays (…); quand tu auras des villes grandes et belles que tu n’as pas bâties (…) garde-toi d’oublier le Seigneur, Lui qui t’a fait sortir d’Égypte» (Dt 6, 10-12).

C’est ainsi que Dieu conquiert ce symbole d’orgueil et de violence. Son peuple va bien vivre dans des villes, mais des villes «qu’il n’a pas bâties» et qui, par là même, deviennent un don de Dieu. Pourtant la ville garde un caractère ambigu. L’avertissement lui-même implique que l’oubli est possible et que les villes reçues peuvent redevenir bien vite des lieux d’idolâtrie! Malgré cette ambiguïté, Dieu assume cette réalité humaine. Mieux, Il décide de venir l’habiter.

L’Apocalypse, reprend, dans une synthèse géniale, toutes les intuitions de l’Ancien Testament au sujet de la ville.

Là encore, une ville va parfaitement symboliser ce choix de Dieu et le danger qu’il implique: Jérusalem elle-même. Jérusalem, la cité de David, n’a pas été construite par le roi d’Israël. Jérusalem, avant de s’appeler ainsi, était Jébus, la ville des Jébuséens. Conquise par la tribu de Juda (Jos 15,63) et celle de Benjamin (Jg 1, 21), puis par David lui-même (2 S 5, 6-10), elle n’en finit pas de rester jébuséenne. D’ailleurs, lorsque David élève un autel sur les hauteurs de Jérusalem, qui deviendra le Temple, il doit acheter le terrain à un Jébuséen (2 S 24, 18 s)!

Mais lorsque Dieu choisit, Il ne le fait pas à moitié: Jérusalem, la ville jébuséenne, donnée à David, devient la «ville de Dieu» (Ps 87), la cité de toutes les promesses. La gloire des nations affluera à sa lumière (Is 60) et le mont Sion sera élevé plus haut que tous les monts (Mi 4)! Mieux, la ville sainte devient la bien-aimée, la fiancée que Dieu épousera (Is 62, 1-9). Pourtant toute l’ambiguïté demeure: si elle est l’épouse, elle est aussi l’adultère; si elle doit être exaltée, elle sera aussi ravagée; si tous les peuples se rassembleront en elle, ses enfants seront aussi dispersés dans tous les pays!

Deux cités: l’une détruite, l’autre recréée

Le dernier livre de la Bible, l’Apocalypse, reprend, dans une synthèse géniale, toutes les intuitions de l’Ancien Testament au sujet de la ville. En effet, dans ce livre, nous trouvons deux cités décrites comme deux femmes. Elles sont présentées de manière parfaitement symétrique par un ange avec la formule: «viens, je vais te montrer» (Ap 17, 1 et Ap 21, 9). D’un côté, il y a la grande prostituée, Babylone la grande, qui s’enorgueillit de son pouvoir et s’enivre du sang des martyrs. De l’autre côté, l’épouse de l’Agneau, la Jérusalem nouvelle qui descend du ciel. La première est destinée à être détruite. La seconde est le sommet de la création nouvelle.

Mais ces deux cités sont-elles vraiment distinctes? Ce n’est pas si sûr. Dans ce qui semble être un excursus au chapitre 11, deux témoins envoyés par Dieu sont mis à mort puis ressuscités dans un unique lieu qui est à la fois la «ville sainte» et la «grande cité» (appelée sans ambiguïté «Sodome ou Egypte»): c’est là que se trouve le temple et c’est aussi là que le Seigneur a été crucifié! D’une certaine manière, il n’y a qu’une cité, bâtie par les hommes et choisie par Dieu: elle prend le nom de Babylone lorsqu’elle se pervertit et Dieu fait de nouveau d’elle Jérusalem en la recréant. Ainsi, la cité offerte par Dieu aux hommes pour y vivre avec Lui, n’est pas vraiment une autre ville que celle que l’orgueil des hommes avait bâtie: c’est la même ville, détruite dans ce qu’elle a de perverti, recréée pour ce qui, en elle, a été assumé par Dieu!

Dieu a donc été jusqu’à abolir la distinction entre la ville et le jardin.

Il semble bien alors que nous ayons trouvé la réponse à notre question de départ: Dieu voulait que les hommes habitent un jardin mais ceux-ci ont préféré construire une ville. Alors Dieu les y a rejoints. Mais cette réponse serait trop simple. Car depuis l’exclusion du jardin, l’homme désirait y revenir et bien des promesses lui avaient été faites dans ce sens! Dieu a donc été jusqu’à abolir la distinction entre la ville et le jardin: la Jérusalem nouvelle qui descend du ciel est en même temps la cité des hommes recréée et le paradis de Dieu retrouvé. C’est ainsi qu’au milieu de la place de la ville jaillit le fleuve d’eau vive du paradis et pousse l’arbre de vie du jardin d’Eden (Ap 22, 1-2).

Mais si ce jardin est devenu une ville, c’est pour bien nous montrer que la création nouvelle n’est pas un simple «rembobinage», un repli des élus en Eden. L’histoire des hommes n’est pas effacée: si l’homme redevient jardinier, il n’en reste pas moins constructeur de villes. Mais cette ville qu’il a bâtie, Dieu la lui redonne transfigurée: en elle, plus d’idolâtrie, car elle est la demeure de Dieu et son temple est l’Agneau. En elle, plus de violence, car elle est le paradis retrouvé où il n’y a plus ni mort, ni malédiction. Voici le don de Dieu: faire de l’œuvre de nos mains l’accomplissement de ses promesses.

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Le frère dominicain Pierre Martin de Marolles, de la Province dominicaine suisse, est étudiant en théologie à l’Université de Fribourg. Il réside au couvent St-Hyacinthe de cette même ville.

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