anthropologie – Revue Sources https://www.revue-sources.org Tue, 03 Jan 2017 15:37:53 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Vivre ensemble: envie ou contrainte? https://www.revue-sources.org/vivre-ensemble-envie-ou-contrainte/ https://www.revue-sources.org/vivre-ensemble-envie-ou-contrainte/#respond Wed, 01 Jul 2015 15:17:26 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=262 [print-me]

J’aimerais dans cet article approfondir cette question: «vivre ensemble en société, est-ce une envie partagée ou une contrainte de fait?». Je souhaite démontrer que la recherche d’un «vivre ensemble en société» devient un Bien commun quand on inscrit dans cette recherche la question du pourquoi de notre vivre ensemble.

Une tension à surmonter

Tout d’abord, nos sociétés modernes vivent dans un paradoxe. Elles prônent la nécessité d’apprendre à vivre ensemble le mieux possible dans des sociétés plurielles et, en même temps, elles promeuvent un individualisme qui impose de plus en plus son mode opératoire. Dans une situation de tension entre ces deux pôles, n’est-il pas judicieux de chercher une troisième voie et de déplacer le curseur au-delà de l’opposition classique communauté – individualisme?

Pour étayer notre réflexion, laissons-nous accompagner par Arnaud Desjardins [1. Monde Moderne et Sagesse ancienne, Ed. la Table Ronde, Paris, 1973, p.51]. Il nous rend attentif sur l’objectif de nos activités humaines. «Toute activité humaine comporte à la fois un point de départ et une certitude de départ. Toute activité commence avec la vision d’un point d’arrivée et la conviction que ce résultat peut être atteint, qu’il est une réalité. Demandez à une cuisinière qui commence à préparer la pâte d’une tarte ce qu’elle fait. Elle ne répondra pas: Je mélange de la farine et de l’eau, mais: Je fais une tarte. Le point de départ, c’est bien la farine et l’eau, mais la certitude de départ, c’est la tarte terminée.»

Il ne suffit pas de faire ensemble des choses, mais aussi de se poser la question du pourquoi nous les faisons ensemble.

Ne devrait-il pas en être de même lorsqu’une communauté d’hommes et de femmes décide de construire quelque chose ensemble et, à une échelle plus large, lorsqu’une société prône une certaine nécessité d’apprendre à vivre ensemble?

Si nous reprenons l’interpellation de notre auteur, nous avons une certaine connaissance des moyens à réunir pour construire cette société, mais nous sommes probablement moins à l’aise dans la nécessité d’identifier une certitude de départ.

Autrement dit, il ne suffit pas de faire ensemble des choses, mais aussi de se poser la question du pourquoi nous les faisons ensemble. En posant cette question du pourquoi, nous introduisons comme un levier essentiel, la notion de Bien commun. Le Bien commun ne devient vraiment Bien commun que s’il y a eu concertation et questionnement sur la raison pour laquelle nous sommes ensemble à le réaliser. C’est la question de la certitude de départ et de la nature de la visée qui prévalent, sans lesquelles le «vivre ensemble» ne peut se construire et se transformer en Bien commun.

Desjardins nous donne un indice: «Les hôpitaux existent non parce qu’il y a la maladie, mais parce qu’il y a la santé. Le jardinage est fondé non sur la graine, mais sur la plante qui naîtra de la graine.» Transposons cet exemple à notre thématique et osons dire que l’humanité existe, non pas parce qu’il y a une contrainte à vivre ensemble, mais parce qu’il y a un Bien commun à partager, à découvrir, à préserver et qui donne un sens à cette humanité.

Autrement dit, l’agir humain pour être un agir qui humanise ne peut pas faire l’économie d’un questionnement du pourquoi on agit. Chaque fois que je me questionne sur le pourquoi de mon action, je m’inscris un peu plus dans un souci du Bien commun, consciemment ou non. Ne retrouve-t-on pas ici le roc sur lequel le chrétien est appelé à bâtir sa maison? (Mt 7, 24).

Une certaine vision de l’homme

Suivons ce que nous propose Desjardins. Le chemin à suivre n’est pas un chemin balisé à l’avance. Il y a quelque chose de l’ordre de l’aventure, de l’incertitude quand on commence à regarder qui nous sommes pour chercher à vivre avec d’autres dans un souci du Bien commun. L’important est la finalité de l’action entreprise, la tarte et non la farine et l’eau, la santé et non la maladie, la plante qui va naître et non la graine.

Nos actions sont-elles bien ordonnées à une finalité? Sont-elles à la fois notre point de départ et notre certitude? Sont-elles portées par une certitude de départ et laquelle? Est-ce bien la nécessité de chercher à construire, à partager et à préserver un Bien commun et non pas seulement à chercher les moyens de vivre ensemble en société sans les inscrire dans une finalité?

Ces questions impliquent, consciemment ou non, une certaine vision de l’Homme avec ses répercussions dans le champ du politique, de l’économique, du social, du religieux, du spirituel. Selon notre conception de l’Homme nous envisagerons le «vivre ensemble en société» mais aussi et surtout la notion de Bien commun. Etonnante complexité, mélange subtil d’eau et de farine indispensable à notre tarte. Quels sont les constituants de ce mélange?

En introduisant dans le «vivre ensemble», la nécessité du Bien commun, nous ouvrons une troisième voie qui permet de réguler ce processus d’individualisation.

D’après les historiens et les sociologues, nous vivons au XXIe siècle dans un système fortement marqué par un processus d’individualisation, un des rouages déterminants de nos sociétés occidentales. Celui-ci n’est d’ailleurs pas nouveau. Il a débuté au XVIe siècle avec la modernité, pressenti déjà au XIVe siècle. Par contre, ce qui est nouveau, c’est l’accélération et l’impact de ce processus d’individualisation. Voilà pourquoi, il apparaît essentiel d’inscrire la notion de Bien commun dans la question du «vivre ensemble en société» comme clé de régulation de ce processus.

Dégageons quelques ingrédients de ce mélange. Patrick Michel [2. G.Defois, P.Michel, L’évêque et le sociologue, Ed. de l’Atelier, Paris 2004, p.17], politologue et sociologue, n’hésite pas à dire que ce processus «s’accélère […] dans un cadre largement inédit, à savoir la pleine légitimation sociale de la construction individualisée d’un rapport au sens, à l’autre et au monde». Cela veut dire que la société d’aujourd’hui reconnaît une légitimité sociale à l’accélération de ce processus et à celle ou à celui qui cherche dans ce contexte à se construire personnellement.

Un exemple étonnant est celui des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme (Conseil de l’Europe, Strasbourg) dans les lesquels transparaît de plus en plus cette tension entre droits de l’individu et droits de l’Homme, le plus souvent au bénéfice des premiers. Ce cadre largement inédit nous fait dire que nous sommes au début de quelque chose de nouveau, donc difficile à cerner, car nous y sommes plongés. En fait, il y a comme une recomposition du social. En introduisant dans le «vivre ensemble», la nécessité du Bien commun, nous ouvrons une troisième voie qui permet de réguler ce processus d’individualisation. Autour de quoi s’articulera cette recomposition du sociale?

Des lieux à considérer

Nous pouvons relever au moins trois lieux de tensions Certains parleront de crise, je préfère parler de tensions, dans le sens de tendre vers ou dans (tendere ad):

L’autorité est aujourd’hui dans un champ nouveau de communication. Toute institution, tout pouvoir «ne peut se prévaloir de son seul statut d’autorité pour asseoir celle-ci. L’individu s’estime désormais en droit de juger librement et souverainement de la pertinence, pour lui, de tel ou tel principe organisateur» (P. Michel). L’autorité est en négociation permanente. Elle doit constamment se légitimer. Exemple, les relations parentales, scolaires, politiques, sociales, religieuses, morales.

Une tension autour de la médiation «est une conséquence de la pleine légitimation sociale de la construction individualisée du rapport au monde et au sens. L’individu n’a plus besoin d’intermédiaire, puisqu‘il s’estime apte et légitime à interpréter tout message qui lui est adressé» (P. Michel). Pourquoi alors un intermédiaire? Des lieux comme l’école, la justice, les églises sont touchés par cette disqualification des intermédiaires. Mais, l’individu cherchera malgré tout, lors de difficultés ou d’insécurité, une médiation.

N’est-ce pas le propre de notre aventure humaine qui s’enracine au plus profond de l’Evangile?

Enfin, la tension la plus visible, celle qui nous touche tous, est l’identité. Pourquoi? Il y a, semble-t-il, comme un phénomène de dilution des identités. L’homme et la femme dans nos sociétés, développent un rapport nouveau au territoire. Nous sommes passés très rapidement d’une identité originée, à une identité dissociée et ceci imposé par des phénomènes nouveaux de mobilité et de communication. On parle de dissociation du couple identité-territoire. Bien sûr le mot territoire n’est pas limité à la géographie. Il faut aussi l’entendre dans son acception sociale, professionnelle, culturelle, religieuse, politique, économique. Par exemple, le déplacement du monde rural au monde urbain, le pluralisme des identités d’un même individu qui peut être, par exemple, musulman et français, turc et européen. Depuis quelques années émergent des questionnements autour de l’identité sexuée cherchant à disqualifier autant le biologique que le social. Nous sommes au cœur de la théorie du Genre, réinterprétant les notions d’altérité, de différence et d’appartenance à partir du référentiel «égalité».

Enfin, l’homme développe un nouveau rapport au temps [3. Marc Augé, Le métier d’anthropologue: sens et liberté, (EHESS) Paris, Galilée, 2006, 68 p.], à savoir la conscience de la simultanéité, comme nouvelle réalité spatio-temporelle. Nous ne sommes plus dans une continuité linéaire et progressive. En fait, l’identité n’est plus définie par des stabilités durables. Par exemple, aujourd’hui, comme nous le rappelle Patrick Michel: «Le petit capital de repères que le travail fournit à un individu – son emploi du temps, son identité sociale, son niveau de revenus  peut s’effondrer du jour au lendemain. Nous sommes sortis d’une époque où une identité et dès lors la place que nous occupions dans la société, pouvaient être définies par des stabilités qui se donnaient pour durables.»

Ces trois éléments en tension sont constitutifs du processus accéléré d’individualisation. Ils apparaissent à la fois comme des clés pour mieux saisir la complexité opérationnelle d’un «Vivre ensemble en société», mais aussi comme une interpellation ouverte à l’égard de ce qui fonde nos activités humaines et donc leur rapport au Bien commun. Dans le registre de la foi et de la théologie, une confrontation et un débat doivent pouvoir se faire dans un souci d’approfondissement et de compréhension mutuels.

Un mélange à réussir

Nous retrouvons la question que nous devons élucider. Pour reprendre Desjardins, comment vais-je mélanger «l’eau et la farine» ainsi que les autres ingrédients qui constitueront le produit final?

La mise en perspective est la «certitude de départ»: viser le Bien commun! Le vivre ensemble en société devenant un Bien commun ne peut être le produit d’une recette imposée d’avance. Et pourtant, Desjardins nous interpelle sur la nécessité de ce qu’il nomme une certitude de départ. En mélangeant tous les ingrédients d’une certaine manière, la certitude au départ n’est-elle pas de se dire: «je fais tout pour essayer le vivre ensemble, tout en sachant que je ne maîtrise pas totalement la finalité». Parler de certitude et se référer à une certaine vision de l’Homme d’aujourd’hui impliquent des risques. N’est-ce pas le propre de notre aventure humaine qui s’enracine au plus profond de l’Evangile?

Reste à faire ensemble les mélanges, les mieux adaptés, d’autorité, de médiation et d’identité.

Pour conclure?

Probablement se dessine aujourd’hui une manière nouvelle de répondre à notre question de départ sur la nécessité d’un pourquoi vivre ensemble. La montée en puissance depuis une cinquantaine d’année de l’individualisme nous confronte à nos capacités à vivre avec nous-mêmes, avec l’autre, avec l’environnement. En soi, ce processus peut être une richesse, mais son accélération inédite recèle aussi un risque, celui d’entraîner l’être humain à escamoter ce dont il a le plus besoin pour réaliser son aventure humaine, le temps. Le temps nécessaire à la rencontre de l’autre, du monde, de soi et de Celui qui le précède. Dans cette dernière rencontre se joue la révélation d’une promesse, celle d’un Bien qui m’inscrit dans une filiation.

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Le frère dominicain Michel Fontaine, membre du Comité de rédaction de la revue «Sources», est professeur émérite à la Haute Ecole de Santé (HES) de Lausanne. Actuellement, prieur du couvent dominicain de Genève.

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Consentir à la vulnérabilité https://www.revue-sources.org/consentir-a-la-vulnerabilite/ https://www.revue-sources.org/consentir-a-la-vulnerabilite/#respond Wed, 01 Oct 2014 10:37:10 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=361 [print-me]

Être vulnérable signifie être dans une situation où l’on risque d’être blessé. Personne n’a envie d’être blessé. Au contraire, on cherche à éviter la souffrance. Les discours doloristes où celle-ci est recherchée pour elle-même sont toujours injustifiables. Donc, la vulnérabilité serait quelque chose de négatif à rejeter et à combattre. Ce que l’on recherche alors, c’est l’invulnérabilité.

L’humain toujours insaisissable

Mais quand on réfléchit à l’invulnérabilité, à ce que celle-ci signifie, on commence à entrer dans la complexité du problème. Être invulnérable c’est, nous dit le dictionnaire, être intouchable, invincible, ne pouvant être endommagé. L’invulnérabilité est le fait de quelqu’un qui ne peut être atteint, qui s’est mis à distance ou alors qui s’est blindé, fermé.

L’image qui vient à l’esprit est l’armure qui enferme dans une coque métallique ou alors le bunker d’un dictateur, enterré profondément avec des murs de plusieurs mètres d’épaisseur, des sas et des portes blindées. Est-ce l’endroit où nous aimerions vivre?

Dans le lieu de l’invulnérabilité, il nous manque quelque chose de fondamental pour déployer notre vie humaine.

Dans le lieu de l’invulnérabilité, il nous manque quelque chose de fondamental pour déployer notre vie humaine. Ce qui nous manque, c’est la relation. L’invulnérabilité implique de réguler fortement, voire de supprimer toute relation vraie, riche et dense.

Mais quel est le lien entre la relation et la blessure? La relation, non pas la superficielle, mais celle qui met en jeu toute la densité de ce qui peut se tisser entre des êtres humains, est toujours risquée, parce que nous nous ouvrons, nous nous exposons à l’autre et nous ne maîtrisons pas sa réponse à la confiance que nous lui offrons. Nous ne contrôlons jamais l’autre et nous sommes toujours dans l’attente de ce qui va surgir, parce qu’il ne correspond jamais à l’image que nous nous en faisons. L’humain est par définition insaisissable, il nous échappe toujours et reste à distance.

Pourquoi prendre le risque de la blessure?

Parce que ce risque est aussi une chance. Le risque de la trahison, c’est aussi la chance de la fidélité; le risque que la relation ne corresponde pas à ce que nous attendions, c’est aussi la chance de la surprise, de l’inattendu; le risque de la déception, c’est aussi la chance de la plénitude et de la joie. Nous prenons le risque de la blessure pour autre chose, parce qu’il est indissociable d’une chance. Être vulnérable, c’est être ouvert, ouvert pour la guérison.

Et c’est le drame de celui qui s’est enfermé dans son bunker: la blessure va venir quand même, parce qu’elle peut aussi venir de l’intérieur de soi et personne, aucun bon samaritain, ne pourra venir la panser. Il y a vulnérabilité précisément parce qu’il y a ouverture. Au contraire, rechercher l’invulnérabilité implique que pour se protéger on se renferme au maximum.

Dépendance nécessaire au lien

Est-ce que ce besoin fondamental de la relation à autrui blesse ma liberté ou mon autonomie? Certains le disent aujourd’hui plus qu’hier et font de la dépendance non pas une ouverture avec chances et risques, mais d’emblée une blessure dans l’autosuffisance du moi.

La porte ouverte nécessaire pour laisser entrer l’ami peut aussi offrir un passage au voleur.

Or la vulnérabilité est l’expression de notre dépendance. Nous sommes vulnérables parce que nous sommes dépendants, parce que nous ne pouvons vivre seuls, isolés. Une vie humaine est toujours une vie en lien. Être dépendant, avoir besoin de l’autre est une vulnérabilité, mais bien plus encore une chance, la chance du lien, de la relation. Si nous n’étions pas dépendants les uns des autres, nous vivrions chacun pour soi sur sa petite île, angoissés que d’autres puissent marcher sur le terrain qui nous appartient. Dépendance qui est plus qu’un simple besoin, mais qui est ouverture à la présence de l’autre, à la nécessité et à la beauté d’avancer ensemble, même si je risque de devoir renoncer à quelques habitudes ou aux préjugés que j’avais à son endroit, même si je risque de recevoir de sa part des paroles blessantes.

Ce lien qui se tisse entre nous a besoin d’une autre ouverture pour qu’il puisse être pleinement humain. Il lui faut passer du fini à l’infini, c’est-à-dire d’un échange formalisé et maîtrisé à un vrai dialogue où deux mystères se rencontrent et où le résultat n’est jamais maîtrisé, les deux créant par leur ouverture réciproque un espace pour une véritable mise en présence. On est ici dans la belle figure de l’hospitalité qui implique de savoir ouvrir sa porte, se désencombrer et faire de la place pour l’autre. On voit bien où est la vulnérabilité. Je m’expose, je dévoile à l’autre mon intimité, je le laisse entrer, mais que va-t-il faire? Me juger? Me manipuler? La porte ouverte nécessaire pour laisser entrer l’ami peut aussi offrir un passage au voleur.

La fragilité du don

La nécessaire ouverture à l’autre, source de risque et de chance, se dit aussi dans une structure anthropologique fondamentale de l’humain qui est celle du don.

Donner et recevoir sont peut-être les deux actes qui nous constituent le plus profondément. Le don est autre chose qu’un transfert de propriété. Il surgit gratuitement comme expression de ce qui me relie à l’autre. En ce sens, il n’est jamais seul. Le don, pour être vraiment don, doit être reçu. Et là encore se révèle l’ambiguïté inhérente à l’ouverture qu’il manifeste. Celui qui donne a besoin que l’autre reçoive le don. Si la personne à qui vous avez fait un cadeau le pose de côté sans s’y intéresser, elle n’a pas reçu ce don et par là elle vous a blessé.

L’ouverture du don est suspendue à la réponse de celui à qui il s’adresse. Mais si le don est reçu, il ouvre une dynamique de contre-don. Celui qui a bénéficié du don va être porté à re-donner, c’est-à-dire à devenir lui-même source de don pour d’autres. Ainsi le don se met à circuler et il renforce les liens dans la communauté. Il a fallu pour cela accepter la vulnérabilité du premier don, le risque de la blessure du refus, résister à l’immunisation qui nous aurait fait passer de l’infini du don au fini de l’échange marchand, moins risqué, évitant la vulnérabilité, mais évitant aussi la joie du don qui circule.

La vulnérabilité dit le besoin et le désir

La dépendance est là parce que nous sommes des êtres avec des besoins que nous ne pouvons pas satisfaire totalement par nous-mêmes. En même temps, nous avons besoin d’autre chose que de satisfaire nos besoins. Etres de désir, nous tendons vers ce qui ne peut jamais être satisfait. C’est la différence entre la faim qui peut être rassasiée et l’amour qui ne l’est jamais. Désir de l’autre, désir de Dieu, désir du Beau, désir de paix, de plénitude, etc.

Enlever son armure et consentir à sa vulnérabilité c’est s’exposer au risque de la violence, mais surtout à la chance de la tendresse.

Le fait que ces désirs soient toujours en tension et jamais comblés peut être ressenti comme une blessure. Mais si ces désirs pouvaient être définitivement comblés, nous serions alors repus et plus rien ne nous pousserait en avant, rien ne nous ferait vivre. La vulnérabilité d’un désir insatiable nous maintient dans une tension qui nous pousse à continuellement faire jaillir la vie dans sa nouveauté et sa richesse.

Possibilité d’être touché

Nous ne pouvons vivre que dans la proximité d’autrui. Au sens figuré comme au sens propre, nous sommes touchés par cette présence. Être touché, c’est être rejoint dans la matérialité de nos existences corporelles. Le fait que la notion de blessure s’applique d’abord au corps, dit bien le fait que celui-ci est en première ligne dans les liens et dans le contact. Il n’y a pas de rencontre des personnes sans rencontre des corps. Enlever son armure et consentir à sa vulnérabilité c’est s’exposer au risque de la violence, mais surtout à la chance de la tendresse.

Celle-ci est la matérialisation de l’amour, de la bienveillance que nous nous portons les uns aux autres. Elle concerne tous les sens, et implique leur ouverture, leur mise en éveil pour recueillir la tendresse qui vient. Un très bel exemple est fourni par l’épisode ou saint François embrasse le lépreux, ou, plutôt, où François et le lépreux s’embrassent mutuellement. Pour arriver à cette tendresse partagée et à la joie qui l’accompagne, il a fallu que le jeune bourgeois d’Assise accepte sa vulnérabilité, passe par-dessus la répulsion ressentie de prime abord et prenne le risque du baiser.

Le commun souci les uns des autres

Finalement, s’il fallait encore argumenter sur la nécessité de consentir à la vulnérabilité pour ne pas fermer la porte à la chance du lien, nous pourrions prendre cette figure du bien commun que décrit saint Paul dans la métaphore de la communauté comme corps (1 Co 12ss). Tous les membres dit-il, ont besoin les uns des autres, aucun n’est autosuffisant: la tête ne peut pas dire aux pieds: «je n’ai pas besoin de vous » (v. 21).

Mais il va plus loin encore. Il ne s’agit pas pour les membres de s’utiliser les uns les autres pour combler leurs besoins individuels, mais de porter le souci du fonctionnement de l’ensemble du corps et aussi de la place de chacun dans ce corps. Saint Paul exprime cela en disant que les membres doivent avoir «un commun souci les uns des autres». Ceci signifie quelque chose d’important pour la vulnérabilité. Il n’y a pas un groupe de personnes vulnérables que nous devrions repérer et aider. La vulnérabilité est chez tous. Tous sont à risque d’être blessés, moi y compris. La vulnérabilité construit alors la communauté comme corps, car elle induit le souci pour l’autre et, ce qui est beaucoup plus difficile, l’acceptation du souci de l’autre pour soi. Et là encore, la joie surgit de ce souci circulant.

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(Photo: Pierre Pistoletti)

Thierry Collaud (Photo: Pierre Pistoletti)

Thierry Collaud, docteur en médecine et en théologie, est professeur de théologie morale à la Faculté de Théologie de l’Université de Fribourg.

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