Ancien Testament – Revue Sources https://www.revue-sources.org Wed, 29 Aug 2018 12:07:59 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Dubia pour la Loi-une-seconde-fois https://www.revue-sources.org/dubia-pour-la-loi-une-seconde-fois/ https://www.revue-sources.org/dubia-pour-la-loi-une-seconde-fois/#respond Wed, 29 Aug 2018 12:07:59 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2711 La Bible est traversée par le doute. Même de très grandes figures y sont confrontées. En poète, à travers un parcours libre dans le texte biblique, le frère Grégoire Laurent-Huyghues-Beaufond, dominicain au couvent de Lyon, met des mots sur la foi – et les doutes – de Moïse.

La mort ou le silence
Ex 2, 11-15

J’ai tué l’Égyptien et j’ai fui au désert. Meurtre ou bien suicide, tout ce sang sur les mains. J’ai vu la violence des Hébreux – mes frères – , j’ai redouté la justice égyptienne – mon père. Je ne me doutais pas que chacun est un homme de violence et de sang, tomber dans l’effroi et douter des humains. Je me tais, puisque je ne vaux pas mieux que mes pairs, puisque je ne peux soutenir la lumière.

et parler m’est pénible
Ex 3-4

D’ailleurs, je parle mal et ma langue est pesante. On dira qu’un ange a dévié la main de l’enfant que j’étais pour saisir non pas l’or mais la braise, la porter à sa bouche, quand Pharaon voulait voir si j’étais pour son trône un danger. De là, la vie sauve et ma langue bégaie. Pourquoi pas? On aimerait y croire. Comme pour Isaïe, mes lèvres seraient pures et ma bouche scellée.

Mais c’est plutôt que j’ai sous la langue une langue étrangère, ma bouche s’ensable des regrets de l’Égypte. Si je parle hébreu, j’ai l’accent égyptien. De là cette parole heurtée et ma langue boiteuse, achoppant sur les glyphes du Nil, la grammaire judéenne – de là cette vie d’orthographe fautive, son impropre syntaxe.

Une main ensanglantée – à l’occasion lépreuse–, et la bouche pénible, mon verbe incirconcis. Pour libérer un peuple, en frapper un autre: un bâton et un frère porte-voix pourraient-il y suffire? Je suis dubitatif et d’avance lassé. Je suis dubitatif et je suis révolté: ce que tu demandes, ma parole, c’est de parfaire le meurtre, d’emporter le butin; c’est devenir hébreu en tuant l’Égyptien, puisque tu es Celui d’Abraham, Isaac et Jacob, mes vrais pères?

(Je ne te comprends pas quand bien même j’obéis; et je comprends encore moins cet autre mot ni d’hébreu ni d’Égypte, un pidgin qui buissonne et serait ton vrai nom, non je ne Te comprends pas; que Tu es Qui fus et seras, Celui de mes pères, Pharaon et Jacob, Verbe à mes deux langues).

Rumeurs égyptiennes
Ex 17

C’est à Rephidim la première fois: tout un peuple querelleur, les rumeurs de la foule – la colère dans les yeux et la pierre dans le poing. C’est là sans doute que ça recommence, je veux dire pour moi: si je ne réfléchis pas et cette fois obéis – frapper du bois contre la pierre, tout un peuple qui boit –, je suis désemparé – la main reste tremblante, ma bouche malhabile – et bientôt atterré –éloigne-toi de moi, pour qu’enfin je respire, éloignez-vous de moi, que je cesse de trembler.

Je ne veux qu’une chose, parfois, n’y être pour personne; là sans doute que ça recommence, pour moi je veux dire, les regrets de l’Égypte – si ton peuple querelle, silencieux je murmure, quand mon peuple trébuche, je ne peux que tomber. Je ne veux qu’une chose, souvent, n’être plus personne.

Une Loi par deux fois
Ex 31, 18 – 34, 35

Ce n’est plus un buisson, c’est toute la montagne –on a raison de trembler, a raison d’avoir peur (mais, enfin! je suis seul). Et Tu écris pour moi ce que Tu veux que je fasse – voilà ce que j’aime – Parole après Parole, enfin Tu parlais clair.

J’aurais dû m’en douter, même si Tu ne m’avais averti: l’Égypte n’est jamais loin, du peuple et de ma main. Je baisserai les bras: ce que Pharaon, Amaleq ont tenté, c’est moi qui le ferai: je me fais querelleur, le camp et ma main de nouveau s’ensanglantent.

(Mais si le peuple est coupable, je suis seul responsable. Non, pas mieux que mes pairs. Si ta colère a raison, nous avons toujours tort. Ne suis qu’un bégaiement, ne peux soutenir ta lumière: efface-moi de ton livre et cesse, ma parole, de prononcer mon nom, qu’enfin je ne sois plus personne).

Je n’ose pas y croire, ta Loi une seconde fois. Je descends vers ce qui reste d’hébreu tout abreuvé d’Égypte. Saint Jérôme traduira que j’ai des cornes au front – comme une mise en garde: la Loi, même hébraïque, pourrait être veau d’Égypte.

Une chose que tu dis
Nb 20, 1-13

C’est à Cadès, bien après Rephidim: toujours le peuple à sa querelle, quoique je dise ou bien mon frère – ventre assoiffé n’a pas d’oreilles. (On parle de doublet, d’ajout rédactionnel, plût à Toi que c’ait été le cas). Ventre assoiffé n’a pas d’oreilles et ma langue se dessèche. Je doute de Te comprendre – se raccrocher aux souvenirs, se croire mage d’Égypte et puis un peu s’y croire. Une chose que tu dis, une autre que j’imagine: je frappe deux fois la roche.
Et si le peuple boit, déjà on se doute qu’on a eu tort – et quand Tu parles et me condamnes, comme au sortir d’un songe on a enfin trop tard les idées claires.

Liste de dix paroles pour ne pas oublier
Ex 33, 18-34

J’ai rarement douté de: (1) ta colère contre l’Égypte, (2) ta colère contre mes pairs, (3) la cruauté de ta lumière. J’ai souvent redouté: (4) ma misère, (5) les cruautés de ma main, (6) les murmures de mes frères. Trop longtemps j’y ai cru: (7) qu’il fallait tuer l’Égyptien, (8) les hiéroglyphes en soi, on doit les effacer (9) et ces langues étrangères, il faut les oublier (9).

Mais si je ne comprends pas et si caché comme colombe dans le creux du rocher, je ne peux encore Te voir, c’est Toi, ma parole, Toi et ta main sur ma face – si peu levé, mon profil égyptien, et tant voilée ma face sémitique.

(10) Toi Qui me donnes de voir: que dans ton sanctuaire le bois est hébreu, et l’or, le bronze sont d’Égypte; Qui me donnes d’entendre: que Tu sais l’égyptien; Qui me donnes d’y croire: ta colère est bien lente, ton amour est fidèle à mes pères, Abraham et Pharaon, ton alliance pour la fille de Sion, aussi pour mes fils de Samarie, pour des enfants d’Alexandrie.

Du Nébo à ta bouche
Dt 34

Continue d’écouter … je T’écoute et T’entends, ma Parole, dans mon verbe barbare, que Tu m’as circoncis et je T’inventerai, ma Parole, une arche en ma langue hébraïque, en mes mots égyptiens.

Ami, retourne-toi enfin, ne cesse pas d’écouter … Je me tourne et Te vois, face de messie, la lumière nous est douce sur une autre montagne, Tu parles de partir. Je Te crois puisque Tu le veux, me voici suspendu à tes lèvres.
Monte un peu plus haut … que je meure sur ta bouche.

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Nudité et parure https://www.revue-sources.org/nudite-et-parure/ https://www.revue-sources.org/nudite-et-parure/#respond Wed, 29 Nov 2017 22:40:12 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2429 Les versets 7-11 du troisième chapitre du livre de la Genèse font part de l’étonnement d’Adam et d’Eve, sa compagne, de se trouver nus après avoir goûté au fruit défendu. Ils se cousent alors des pagnes faits de feuilles de figuier, comme pour occulter leur honte. Dominique Barthélemy donne un sens à cette énigme biblique.

Quelle fut la conséquence principale de la faute? Ce fut la nudité. Ou plutôt la prise de conscience de cette situation: «Ils connurent qu’ils étaient nus.» Et ils réagirent en s’habillant: «Ils cousirent des feuilles de figuier pour s’en faire des pagnes.» Pour comprendre ce qu’entend la Bible par le mot: nudité, il faut d’abord noter qu’en Israël, ce mot-là n’a absolument pas la résonance qu’il a dans notre culture moderne. Nous serions tentés de penser: nudité-attrait.

Etre nu, c’est voir s’étaler aux yeux de tous cette humiliation que l’on porte au fond de soi-même.

Mais aux yeux d’un Israélite de cette époque-là, il faut être construit bizarrement pour penser comme cela. Eux pensent d’abord: nudité-humiliation[1], et plus encore nudité-dénuement, c’est-à-dire se trouver démuni et désemparé devant une présence dangereuse[2]. Il y a une espèce de peur de viol dans toute nudité en Israël, physique mais beaucoup plus encore spirituelle.

L’homme est un être qui essaie de se parer, beaucoup plus que de s’habiller. Il essaie de jouer un personnage, d’avoir une figure, d’avoir un air… d’ange, et la femme aussi[3]. Mais, à proprement parler, tout cela est un essai pour avoir l’air d’être. L’homme est un être qui essaie d’avoir l’air d’être, d’être au moins aux yeux des autres, s’il n’arrive pas avec assez de sécurité à être à ses propres yeux.

Cela au moins tranquillise: se rendre compte qu’on peut sembler attirant ou estimable pour un autre. Ça vous aide à penser qu’on pourrait même l’être en réalité, et qu’il peut être exagérément pessimiste d’en douter. Se donner des airs aux yeux des autres puis de soi-même, voilà ce qu’on appelle la parure.

Or l’homme cherche d’abord à se parer. Pourquoi? Justement parce qu’en réalité, il se sait étant mal, étant d’une façon insatisfaite, étant hors de la paix, étant dans l’angoisse. Aussi s’essaie-t-il à apparaître autre. Et être nu: c’est voir ses apparences crouler, voir cet «essai d’avoir l’air d’être» sombrer, se trouver sous les yeux de tous tel qu’au fond de sa conscience, malheureusement, on a la certitude désespérante d’être. On n’aime pas être pris sur le fait. Si l’on pèche et qu’on n’est pas vu, il n’y a que demi-mal. Si l’on pèche et que l’on est vu, cela devient dramatique. Parce qu’on risque d’être vraiment un pécheur, à ce moment-là, aux yeux de tous les autres. Si on ne l’est qu’à ses yeux à soi-même, on peut encore jouer le jeu et espérer s’y prendre.

Eh bien, être nu, c’est justement cela, c’est voir s’étaler aux yeux de tous cette humiliation que l’on porte au fond de soi-même[4]. Ne plus pouvoir jouer le jeu aux yeux des autres, et ainsi se sentir désemparé devant des présences dangereuses. Pourquoi dangereuses? Parce qu’en Israël, les autres, c’est ou bien des gens bouche bée d’admiration car «on leur en met plein la vue…» ou bien des espèces de serpents non charmés qui cherchent à mordre.» (op.cit.p.45-46.)


Dominique Barthélemy, décédé en 2002, bibliste dominicain chevronné, occupa de longues années la chaire francophone d’Ancien Testament de l’Université de Fribourg. Au début des années 60, il tint de brillantes conférences de théologie biblique qui remplissaient l’aula magna de cette institution. Un ouvrage les recueillit: Dieu et son image. Ebauche d’une théologie biblique, paru en 1963 aux Editions du Cerf à Paris et réédité en 1973 aux mêmes éditions dans la collection Foi Vivante. C’est de cette dernière édition que nous avons extrait le passage cité plus haut


[1] Voir Gn 9,21-24; 2S 10,4-5; Ez 16,37; Ap 3,18.
[2] Devant Dieu, Moïse se voile la face (Ex 3,6), les séraphins se dissimulent de leurs ailes le visage et le sexe (Is 6,2). Dieu dit à Moïse: «Quand passera ma gloire, je te mettrai dans la fente du rocher, et je t’abriterai de ma main durant mon passage» (Ex 33,22).
[3] Sur la parure, voir Is 3,16-24; 2R 9,30; Jr 4,30; Ez 23,40.
[4] Par antiphrase, on se dira«couvert de honte» (Jr 3,25, Mi 7,10; Ps 35,26; 109,29).

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Le silence dans la Bible https://www.revue-sources.org/le-silence-dans-la-bible/ https://www.revue-sources.org/le-silence-dans-la-bible/#comments Wed, 14 Dec 2016 10:34:28 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1651 [print-me]

Le professeur Phillipe Lefebvre donne ici les notes, « pas tout à fait achevées », d’un exposé qui fut d’abord oral. « L’état d’inachèvement, dû au manque de temps, fait entrer une part de silence dans ce texte et consonne de manière peu académique – donc, sans doute, intéressante – avec le sujet proposé », explique-t-il en préambule.

Pourquoi, lors de cette semaine interdisciplinaire, les auteurs ont-ils proposé une intervention sur le silence? Je suppose que plusieurs raisons les ont guidés. Ces jours nous ramenaient à la présence humble et mystérieuse de trappistes pour qui le silence était le registre essentiel de leur existence; un silence conçu non tant comme l’absence d’un excès de discours et de bruit, que comme une attention à une parole venue de plus loin.

Ce silence ouvrait aussi l’espace où ces moines entraient en communication – en communion – avec ceux qui les entouraient. Des Occidentaux au milieu de Maghrébins, des Chrétiens au milieu de musulmans, des célibataires au milieu de familles, des ressortissants d’une nation colonisatrice parmi des gens qui furent naguère colonisés… Les aléas de l’histoire et de la religion, les traumatismes, les impasses, les incompréhensions qu’elles engendrent, tout cela ne peut se résoudre au moyen de quelques explications, d’alternances de plaintes et de repentances. Il faut du temps pour simplement cohabiter, dire des mots quotidiens à ses voisins ou ne rien dire du tout, mais être là, joyeusement. Le silence comme accueil, comme offrande de soi aux autres qui vivent à l’entour, rend possible cette cohabitation fondamentale sans laquelle rien, à vrai dire, même les plus subtiles théories, ne peut s’enraciner.

Et puis le silence a entouré, jusqu’à ce jour, les circonstances de l’assassinat des moines à Tibhirine. Qui a fait quoi et pourquoi? Il est encore malaisé de donner des explications concernant cette affaire. Comme bien souvent, les victimes sont entourées d’un silence qui voudrait ensevelir la mémoire et les mots; en fait il devient à terme le terreau d’une parole plus profonde et d’un mémorial qui n’a pas fini de susciter vocations multiples et gestes éloquents.

Le silence des femmes ont formé le terreau où l’évangile s’est implanté

Parler du silence dans la Bible, c’est renouer d’une certaine manière avec ces composantes du silence des moines qu’eux-mêmes ont reçues de la parole de Dieu, patiemment écoutée, incorporée.

Le sujet est immense: le silence dans la Bible! J’ai choisi, comme frère dominicain, de partir d’un verset qui me réjouit et me tient depuis quelques années: celui, dans l’évangile de Marc, où l’on dit que les femmes venues au tombeau, le matin de la résurrection, ne disent rien. Que la parole d’évangélisation soit née d’un silence inaugural obstiné me ravit. Ce silence inspire parfois des commentaires âpres ou méprisants: «bien sûr les femmes se taisent, apeurées et tremblantes qu’elles sont, alors qu’ils faudrait parler».

Chez Luc (24, 9-11), les femmes parlent aux disciples, mais ceux-ci qualifient leurs paroles de «radotage de femmes». Ainsi donc, qu’elles parlent ou se taisent, elles ont toujours tort. Quand on est accusé d’un délit et de son contraire, c’est toujours bon signe, si j’ose dire: une nouveauté tellement extraordinaire a lieu que les boussoles communes deviennent folles; ceux qui savent habituellement ne savent plus rien du tout, ne comprennent plus rien et s’en prennent indifféremment à qui leur parle et à qui ne leur parle pas.

Le silence des femmes nous retiendra donc comme le registre le plus adéquat de l’annonce. Ne rien dire parce qu’on est tremblant, égaré et rempli de crainte, c’est l’attitude juste pour se préparer à la parole – à la seule parole qui vaille la peine d’être annoncée. Dans un second temps et dans la continuité avec ce silence des femmes et l’accusation dont on l’accable parfois, nous effleurerons quelques aspects du silence abordés pendant ces journées d’études – tout particulièrement le silence des victimes.

Le silence des femmes

Dans l’évangile de Marc, il semble y avoir une première fin, qui aurait été complétée par une seconde. Je voudrais m’arrêter sur ce qui est réputé la «fin originelle» qui correspond désormais au verset 8 du chapitre 16. Les femmes sont venues au tombeau de Jésus avec des aromates, se demandant qui leur roulerait la lourde pierre qui en obstruait l’entrée («la porte» dit l’évangile). Or, elles trouvent la pierre roulée et rencontrent dans le tombeau un jeune homme, un neaniskos (un «nouvellement né»), enveloppé dans une robe blanche. Celui-ci les rassure, leur annonce que Jésus n’est plus dans ce lieu et les envoie auprès des disciples: ils verront Jésus en Galilée comme il le leur avait dit.

«Et, sortant, elles s’enfuirent du tombeau; en effet tremblement et égarement les avaient prises et à personne elles ne dirent rien. Elles avaient peur en effet» (Mc 16, 8).

Fin de l’évangile. Certains savants ont avancé l’hypothèse qu’une suite clôturait l’évangile, mais qu’elle a été perdue. D’autres, plus nombreux, pensent que telle était la fin et que, par la suite, on en a ajouté une autre pour terminer cet évangile d’une manière accordée à celles des autres évangiles.

Selon cette fin, devenue canonique, on nous dit que Jésus, la premier jour de la semaine, apparaît à Marie Madeleine, puis à deux disciples, puis aux onze qu’il envoie «dans le monde entier», puis Jésus est emporté au ciel où il siège «à la droite de Dieu»; l’ensemble fait 12 versets (9-20). Il existe aussi une version parallèle, une autre fin, courte, en deux phrases: les femmes apportent la nouvelles aux disciples et Jésus apparaît finalement à ceux-ci et les envoie en mission.

Il est des disciples qui apprennent ce cheminement de fils, dans le silence fécond

Revenons à la «fin initiale». Tout finit chez Marc par un silence: «elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur». Son petit livre que Marc intitule dès la première phrase «évangile», «annonce heureuse», se clôt donc par l’inverse d’une annonce: le silence de cette nouvelle que Jésus demandera aux siens (cf. Mt 28) d’aller disperser dans le monde entier.

J’aimerais explorer ce silence, parce que le texte nous donne plusieurs indices essentiels. On n’a rien dit quand on a dit «silence»: il faut encore examiner de quel silence il s’agit, de quoi il est riche, vers quoi il tend.

1. Des femmes silencieuses dans le monde ancien

Il faudrait longuement parler du silence où les femmes sont souvent confinées dans les sociétés anciennes (?) régies par les hommes. Ce sont les hommes qui y parlent, y débattent, y décident. La Bible se fait l’écho de cet état de fait, non sans le remettre ironiquement en question.

A bien des reprises quand la parole des hommes fait défaut devant l’inattendu ou l’urgence d’une situation, des femmes se lèvent et parlent. Parmi les multiples passages que l’on pourrait invoquer, je citerais Judith, l’héroïne du livre deutérocanonique qui porte son nom.

Cette jeune veuve, pieuse, effacée, silencieuse, intervient publiquement avec véhémence le jour où elle apprend que les Anciens de sa cité, Béthulie, ont fixé un ultimatum à Dieu: si, dans les cinq jours qui suivent, le Seigneur n’a pas sauvé la ville de la menace que font peser les Assyriens, ils se rendront à ces ennemis.

La taciturne Judith sort alors de chez elle et invective ces nobles personnages: «Ecoutez-moi, chefs des habitants de Béthulie. Vraiment vous avez eu tort de parler comme vous l’avez fait devant le peuple et de vous engager contre Dieu, en faisant serment de livrer la ville à nos ennemis si le Seigneur ne vous portait secours dans le délai fixé!».

Plus loin elle les apostrophe ainsi: «Vous ne comprendrez donc rien, au grand jamais. Si vous êtes incapables de comprendre les profondeurs du cœur de l’homme et de démêler les raisonnements de son esprit, comment pourrez-vous pénétrez le Dieu qui a fait toutes ces choses…». Et après un discours long et corrosif, elle entre à nouveau dans le silence qui lui est habituel: «Quant à vous, ne cherchez pas à connaître ce que je vais faire. Je ne vous le dirai pas avant de l’avoir exécuté!».

Judith alors reprend la parole, mais devant Dieu, avant de partir réaliser son plan extrêmement audacieux. Il faut lire tout le chapitre 8 (la harangue contre les chefs du peuple) et tout le chapitre 9 (la prière au Seigneur); c’est la plus longue prise de parole de femme dans la Bible. Cette parole éclot du silence où Judith a vécu pendant près de trois ans et demi, dans l’intimité de Dieu.

la Bible nous invite à écouter le silence de ceux et celles qui ne peuvent parler

Le silence des femmes, cela fait longtemps que Dieu l’habite bien souvent et y fait germer des paroles de connaissance et des projets vivifiants. Les femmes dont parle l’évangile de Marc s’inscrivent dans une tradition selon laquelle le mutisme des femmes fait sortir tôt ou tard les mots vigoureux et le dessein intrépide dont tout le monde a besoin. On est donc bien inspiré, si on lit la Bible parfois, de ne pas immédiatement conclure qu’un silence de femmes est ou bien le seul signe de leur sujétion, ou bien la marque attendue de leur incompétence.

2. Signes et causes du silence: tremblement, égarement, peur

Trois mots souvent en interaction dans l’AT pour désigner une intense expérience de la présence de Dieu, de son action, dont résulte une perception nouvelle de la réalité qui laisse d’abord sans voix. J’évoquerai ici surtout la Septante, la traduction grecque de la Bible hébraïque commencée au 3ème s. avant notre ère, qui a fourni aux auteurs du NT une partie de leur vocabulaire;

«Egarement» (ekstasis). Ce terme est inauguré dans la Septante dans deux passages essentiels. En Genèse 2, Dieu fait tomber sur Adam «une torpeur»: c’est la traduction habituelle que l’on donne au terme hébreu tardémah, un terme que la Septante traduit par ekstasis. Ekstasis, cela désigne en grec «le fait de se trouver (stasis) hors (ek) de soi». Adam, à qui Dieu prélève une côte pour la «bâtir en femme» (Gn 2, 22), ne coïncide plus avec lui-même: au sens propre, quelque chose de lui (une côte) a été enlevé hors de lui; bientôt une femme, une «aide» amenée par Dieu, va lui être présentée; par elle, placée «en face de lui» (cf. Genèse 2, 18 et 20), il va se dire pour la première fois (Gn 2, 23). L’eskstasis est une expérience intense de révélation, de nouveauté radicale qui nécessite que l’on perde ses repères antérieurs — comme le disait Paul Beauchamp, lors de la création de la femme, «Adam perd connaissance».

On retrouve cette expérience en Gn 15. Dans ce chapitre, Abram rencontre Dieu en une expérience particulièrement intense. «Au coucher du soleil, une ekstasis (hébreu: tardémah) tomba sur Abram, et voici qu’une grande peur obscure tomba sur lui» (Genèse 15, 12). Dieu fait alors une indéfectible alliance entre lui et Abram et il lui annonce une descendance abondante, alors qu’Abram est vieux et que sa femme est stérile. Cette ekstasis est une «veille paradoxale[1]»: la conscience s’ouvre à du neuf comme on le constate avec Abraham

«Tremblement» (tromos). C’est aussi un trouble spécifique de l’approche de Dieu. Il est pénible pour les méchants qui pensaient accomplir leurs forfaits dans l’impunité; il est mêlé à l’exultation chez ceux qui s’ouvrent à la joie de la présence: «Servez YHWH avec crainte, soyez dans l’allégresse en tremblant» dit ps 2, 11. Un des termes hébreux qui désignent le tremblement est aussi traduit en grec par ekstasis: c’est le cas en Gn 27, 33. Isaac a donné sa bénédiction à Jacob en pensant qu’il s’agissait d’Esaü. Quand il s’aperçoit de sa méprise, il est agité d’un grand tremblement (ekstasis), mais il ne revient pas sur son geste de bénédiction; il comprend qu’un Autre était mêlé à cette affaire et a guidé les événements pour qu’ils aboutissent à la bénédiction de Jacob.

«Peur», «avoir peur» (phobos et verbe phobeïsthaï). Ce verbe est très lié aux termes précédents avec lesquels il apparaît régulièrement. La peur est une disposition complexe: devant Dieu, le même mot désigne la terreur qui fait fuir (Adam au jardin en Gn 3) ou bien ce que l’on rend par «crainte»: la crainte de Dieu, cette conscience profonde qu’un Autre est là et qu’il faut compter avec lui. Cf. Pr 1, 7.

3. Le silence nécessaire au commencement

Ces manifestations physiques intenses indiquent depuis les débuts de la Bible que Dieu agit. Il est là, de manière inattendue, et va faire passer ceux dont il s’approche, dans un tout autre registre de réalité: une réalité dans laquelle il se manifeste comme présent, vivant et vrai.

Les femmes en ce matin de Pâques éprouvent donc tous les troubles qui indiquent la présence et l’action divine – en elles, notamment. En ce matin du premier jour de la semaine, on aurait bien tort d’entendre ces indications sans activer la mémoire biblique, en ne procédant que par banalités humiliantes («les femmes ont peur de tout» etc.). Dans le tombeau vide dont la pierre a été roulée, en présence du «nouvellement né» qui leur parle, elles entrent dans un nouveau régime de vie.

Comme Adam, comme Abram, comme Isaac, elles se vident (un sens que suggère ekstasis, «le fait d’être hors de soi») de leurs normes habituelles, elles entrent dans un silence dans lequel tout doit être recomposé, reconfiguré, redit d’une manière nouvelle.

Leur peur, leur tremblement, leur «extase», leur silence ont formé le terreau où l’évangile s’est implanté. En terminant l’évangile, elles invitent le lecteur à entrer dans ce grand tremblement qui va faire tomber d’eux ce qu’ils croyaient savoir, qui va les expulser de leurs habitudes et de leur paresse, qui va les laisser sans voix pour qu’une Parole autre, venue de plus loin, puisse avoir sa chance.

4. L’enseignement de Jésus: d’abord se taire

Dans l’évangile de Marc, on le sait, Jésus répète un refrain qu’aucun autre évangile ne souligne à ce point: «Ne dites à personne ce que vous avez vu». Que ce soit aux démons qui crient qu’ils connaissent Jésus, aux gens qu’il guérit miraculeusement, aux apôtres qui l’ont vu transfiguré, Jésus enjoint – avec parfois des paroles dures – de ne rien dire pour l’heure[2]. Rien de ce que fait le Christ, rien de ce qui se manifeste de lui ne saurait être l’objet d’une information. Il ne suffit pas d’avoir vu «quelque chose» et de pouvoir le redire à d’autres pour que l’on puisse parler d’évangile, de transmission, de parole.

Le témoin véritable doit plonger d’abord dans le mystère du Christ, dont le baptême est la figure liminaire de l’évangile de Marc: le corps immergé réapparaît et Celui qui parle alors et fonde toute parole à venir est le Père (Mc 1, 9-11). Il est des disciples qui apprennent ce cheminement de fils, dans le silence fécond; il est aussi des gens, venus d’on ne sait où, qui l’ont déjà appris – tout spécialement des femmes en Mc; ce sont des muettes, dont on ne reparlera plus, mais qui plongent l’action décrite dans le silence fécond qui laisse voir une autre réalité.

5. Le silence des femmes: cadre d’une compréhension nouvelle

Les femmes qui viennent au tombeau sont aussi celles qui ont suivi les événements de la passion: elles regardaient de loin le Christ crucifié (Mc 15, 40-41; 47); elles regardaient où l’on avait déposé le corps. Auparavant, au début de la semaine sainte, juste avant le dernier repas, Jésus et ses disciples ont été les hôtes de Simon le lépreux. C’est là qu’une femme est venue lui donner l’onction d’un parfum très précieux, suscitant l’accusation des convives et la parole de Jésus: «Partout où l’évangile sera proclamé, dans le monde entier, ce qu’elle a fait sera raconté e mémorial d’elle» (Mc 14, 9).

Or, cette femme anonyme et sans voix apparaît en contre-point d’une autre, juste avant le discours eschatologique de Jésus en Mc 12: la veuve du temple qui «donne sa vie tout entière» (Mc 12, 41-44), et cela sans que personne la remarque – sauf Jésus – et sans dire un mot. Le récit du dernier repas et celui de la passion sont donc intimement tissés avec ces passages sur des femmes silencieuses qui donnent le sens, sans mot dire, de ce qui se joue. Sans ces femmes dont il faudra faire mémoire «dans le cosmos tout entier» on n’entre pas tout à fait dans le mystère eucharistique et dans celui de la passion. Selon un paradoxe courant dans la Bible, le silence des personnages épisodiques dévoile l’essentiel que l’on ne peut recevoir qu’en nous mettant à leur école de silence et de dépossession.

La Bible est pleines de «blancs», de «trous»

Pour vraiment dire quelque chose, il ne faut plus rien avoir à sauver, à prouver. La figure des femmes égarées et tremblantes ruine toutes les nobles représentations du savoir, du savoir-faire et du savoir-vivre. Leur silence est la figure irreprésentable, «irrécupérable», du lieu d’où une parole vraie viendra qui vient jusqu’à nous.

II.- Le silence dans la parole

La réflexion de ces jours derniers sur les moines de Tibhirine a mis en lumière des thèmes clés qui engagent à explorer le silence – la richesse de ce que le mot silence recèle et dont on ne prend conscience qu’en la sondant silencieusement.

1.- Le silence de la victime

On peut se méprendre facilement sur le silence des femmes au matin de la résurrection. Ce qu’elles éprouvent – peur, tremblement, ekstasis – est souvent interprété comme une fragilité de leur part, un manque, une mécompréhension. Or, nous venons de le dire, c’est exactement l’inverse qui est vrai: elles sont en gestation d’un sens qui vient de plus loin. La Bible ne se fait pas faute, à l’occasion, de signaler la lecture erronée que font certains, des expériences de femmes avec Dieu.

Quand Anne la stérile par exemple se lève au temple de Silo pour aller demander un fils au Seigneur, elle parle en remuant les lèvres, mais sans faire sortir de son: «Anne parlait dans son cœur» (1 S 1, 13). Or le prêtre Eli se méprend complètement; il croit qu’elle est saoule et lui lance sans ménagement: «Va cuver ton vin!» (1 S 1, 14). Le prêtre de Dieu ne comprend pas ce qu’avec Dieu une femme est en train de vivre dans le silence!

Erreur de discernement assortie d’une violence infligée à cette femme. Comme ce sera le cas chez les femmes que Marc évoque au matin de Pâque, Anne partage dans le silence un secret avec Dieu: ce fils qu’elle implore et qu’elle concevra quelque temps plus tard, il s’esquisse pour l’heure dans le mystère sans voix de sa demande. Anne répond, respectueusement mais fermement, au prêtre qui l’insulte, sans lui révéler pourtant la nature de sa prière muette.

La parole sortie de ceux qui ne parlent pas

Ces textes, dont on pourrait trouver d’autres exemples dans la Bible, me semblent mettre en scène le propos de la Bible elle-même: faire entendre une parole venue du silence, mais aussi montrer combien le silence est souvent bafoué, mal compris, méprisé. Les commentaires goguenards abondent sur les femmes qui «ne disent rien à personne» en Mc 16, 8. Pourtant, d’un bout à l’autre de cet évangile, des femmes «sans voix» disent l’essentiel (depuis la belle-mère de Pierre en Mc 1, 30-31 jusqu’à la veuve du temple (Mc 12) et à la femme au parfum (Mc 16); dans «la forge subtile[3]» de leur chair, elles façonnent les mots auxquels nous nous abreuvons encore et nous donnent une idée du cheminement de la parole au fil duquel s’est élaboré ce que nous appelons la Bible.

D’une certaine manière, la Bible nous fait écouter le silence de ceux qui ne peuvent parler en suggérant qu’elle-même découle de leur mutisme inaugural. Ce n’est pas pour rien que Dieu choisit Moïse pour porter sa parole, cet homme qui dira d’emblée au Seigneur, dans la scène du buisson ardent, qu’il n’est pas un «homme à paroles» et ne peut donc s’adresser ni au peuple d’Israël, ni à Pharaon (Ex 4, 10). Mais dans l’atelier silencieux de sa tente – la Tente de la Rencontre -, Dieu va l’éduquer[4] et Moïse, le taiseux, deviendra la bouche d’une parole tout à la fois venue de Dieu et forgée dans sa chair d’homme. Le dernier livre du Pentateuque, le Deutéronome, qui est réputé parole de Dieu chez les Juifs et les Chrétiens, commence par ces mots: «Voici les paroles de Moïse».

Celui qui avait de son propre aveu «la langue pesante et la bouche pesante» (Ex 4, 10) et qui était condamné à une existence taciturne est devenu le chantre de la Parole. Dans son cantique final, un peu avant le récit de sa mort, Moïse s’exprime ainsi: «Ciel, prête l’oreille, et je parlerai! Terre, écoute les paroles de ma bouche! Que mon savoir se déverse comme la pluie, que ma parole coule comme la rosée…» (Dt 32, 1-2). Voici que le silencieux parle comme Dieu au commencement, convoquant le ciel et la terre et y faisant résonner son verbe!

On pourrait donc dire, en contemplant Moïse l’aphasique, que la Bible nous invite à écouter le silence de ceux et celles qui ne peuvent parler: ce qu’ils vont pourtant nous dire vient de plus loin qu’eux et transitent en eux par des chemins qui ne sont pas ceux d’une expertise, d’une compétence – pour employer les termes fétiches du monde universitaire actuel.

Donner la parole à ceux qui sont réduits au silence

Que la Bible donne la parole aux silencieux, bien plus: qu’elle donne elle-même une voix parlant dans le silence qui leur fut imposé, d’autres textes pourraient le monter à l’envi. Un passage m’a arrêté depuis longtemps: le chapitre 19 du livre des Juges. Il serait trop long de le commenter ici; j’en ai esquissé un commentaire dans une parution fribourgeoise[5].

Ce chapitre terrible raconte comment une femme anonyme, la concubine d’un lévite, est violée à mort par les hommes d’une ville d’Israël, Guibéa dans la tribu de Benjamin, avec la complicité de son compagnon et de son hôte d’un soir. Le corps de cette femme est ensuite dépecé en douze morceaux, chacun étant envoyé à une des douze tribus d’Israël. Le récit est long et les deux chapitres qui le suivent et clôturent le livre des Juges racontent les conséquences mortifères de ces abus inqualifiables.

Dans les livres suivants, les deux Livres de Samuel, Guibéa est à nouveau mentionnée: elle devient la capitale du premier roi messie d’Israël, Saül, issu de la tribu de Benjamin: le lieu où une innocente a été violentée devient la cité du messie. Or, juste après son onction, alors qu’il doit fédérer les forces d’Israël pour partir en guerre contre des ennemis qui assiègent une ville d’Israël, Saül, sous l’inspiration de l’Esprit de Dieu, dépèce ses bœufs et en envoie les douze morceaux aux douze tribus. Le geste rappelle le démembrement de la femme de Guibéa; il produit d’ailleurs le même résultat, exprimé par la même expression: l’immédiat rassemblement des douze tribus «comme un seul homme» (Jg 20, 1 et 1 S 11, 7).

Bien plus tard, alors que Saül est mort, sa concubine Riçpah vient se tenir pendant des semaines à Guibéa aux pieds des fils qu’elle a eus de Saül et qui y furent injustement exécutés, ainsi qu’aux pieds d’autres hommes de la descendance légitime du roi défunt (2 S 21). Ces passages insistants et liés les uns aux autres ressurgissent dans les évangiles. Il faudrait bien entendu montrer tout cela patiemment – je l’ai fait en d’autres parutions[6]; je voudrais simplement souligner ici que le geste eucharistique du Christ qui fractionne le pain pour les Douze en le présentant comme son corps se situe dans la lignée de cette femme au corps partagé entre les douze tribus.

Le corps fractionné fait paradoxalement l’unité du corps de l’Eglise, unifiée «comme un seul homme». Les paroles de Jésus donnent une voix à cet antique corps de femme, silencieux, humilié et disloqué sans parole. Quant au nom de la cité criminelle, Guibéa, il est adapté en lettres grecques, dans la vieille traduction de la Bible hébraïque (la Septante), sous la forme Gabaa ou Gabatha.

Or, on s’en souvient, c’est au lieu-dit Gabatha que Jésus recevra sa sentence de mort de la bouche de Pilate (Jn 19, 13). Tout de suite après, il sera mis en croix avec sa mère à ses pieds, selon une scénographie qui rappelle celle où Riçpah était aux pieds de ses fils mis à mort à Guibéa-Gabatha (2 S 21). Celle qui n’a pas eu de parole et qui a été privée de tout lieu, son corps ayant été démembré, trouve désormais des mots et un asile dans les dernières paroles et derniers lieux du Christ. La femme réduite au silence parle, avec bien d’autres victimes, dans les paroles du Christ répétées dans son Eglise, et par Lui, avec Lui et en Lui fait advenir son corps, le corps qui unifie.

La convocation des silencieux

La parole des humiliés silencieux, leur présence envers et contre tout, ne constituent pas seulement les restes d’une mémoire enfin sauvée d’un complet oubli; ils sont convocation.

Les victimes convoquent tout un chacun et intiment à chacun de se situer par rapport à la violence qu’elles ont subie, au mutisme auquel elles ont été réduites. La croix du Christ me semble alors le lieu perpétuel de la convocation: le Christ mort, silencieux, suspendu à la croix, interpelle ceux qui s’approchent. «Where you there when they crucified my Lord?» chante un negro-spiritual.

La question est au sens propre cruciale: où es-tu quand l’innocent est bafoué et exécuté? Qui l’assiste, qui meurt avec lui? Qui s’enfuit et ne veut entendre parler de rien? Qui est agent du meurtre inique? Quand le Christ crucifié agonise puis meurt, nous sommes paradoxalement dans un des passages le plus «agités» des évangiles; chacun vient, passe, parle, crie, insulte, prend partie, le ciel et la terre qui tremble participent à l’émoi général.

2.- Le silence: l’autre nom de ce qui m’échappe

Devant l’autre qui m’approche, le silence s’impose d’abord. Une présence s’instaure: «Silence, toute chair devant le Seigneur car il s’éveille hors du séjour de sa sainteté» (Za 2, 17).

Intimement lié à la parole, le silence serait, dans l’expérience, dans la parole elle-même, la part de ce qui m’échappe. Cet autre que je ne comprends pas tout à fait, ou pas du tout, le sens des mots qu’il emploie…
L’intimité silencieuse de Moïse et de Jéthro (Ex 2-18). Dans cette ambiance et à proximité des lieux de cette coexistence silencieuse: la rencontre de Moïse avec Dieu (Ex 3-4). Un Dieu qui sort de son silence.

1 R 17: comment Dieu parle-t-il aux femmes? Dieu a annoncé à Elie qu’il avertirait une femme de Sarepta – une étrangère – de l’accueillir et de le nourrir. Pourtant cette femme ne semble pas du tout connaître Elie et ne rien savoir d’une parole de Dieu. Mais, accueillant Elie chez elle, alors qu’elle même doit subvenir aux besoins de son fils dans une période de famine radicale, elle manifeste qu’elle a entendu une voix, plus profonde qu’un simple avertissement que Dieu lui aurait transmis. Elle est à l’écoute de cette voix qui demande l’hospitalité de qui la demande, même quand on est soi-même à toutes extrémités. Dieu a bel et bien parlé à cette femme dans le silence de son cœur attentif, non dans la superficialité d’une information donnée ou d’un service demandé.

3.- Le silence dans la Parole

La Bible est pleines de «blancs», de «trous». La recevoir telle quelle. La Parole est accompagnée, enveloppée de silence. Ce qui se dit de Dieu, de Dieu avec nous, doit être écouté, expérimenté longuement, silencieusement. Le bruit déplacé vient quand on fait dire à la Parole ce qu’elle ne dit pas, quand on parle à sa place.

«Dieu regarda les fils d’Israël et Dieu sut» (Ex 2, 25). Que sut il? Le texte en reste là. Il est lisible aux savant de corriger le texte comme cela est abondamment fait pour «produire un sens»; Recevoir le texte comme il est – et peut-être même s’il est le résultat d’une erreur quelconque de transmission manuscrite – c’est faire droit à ce silence dans le texte qui n’est pas sommé de faire ses preuves à tout moment, de nous donner des informations claires. Le Seigneur regarde et sait: on peut vivre longuement, silencieusement avec ces quelques mots.
L’exemple de 2 S 11: David, Bethsabée et Urie ou comment on peut faire parler abusivement un texte silencieux.

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 Phillipe Lefebvre, op Professeur d’Ancien Testament à la facutlé de théologie de l’université de Fribourg.

 


Eléments de bibliographie

Colin Claire & Cornillon Claire (dir.), Ce que le récit ne dit pas. Récits du secret, récits de l’insoluble, Presses universitaires François Rabelais, Tours, 2015.

Corbin Alain, Histoire du silence. De la renaissance à nos jours, Albin Michel, 2016.

McCulloch Diarmaid, Silence: A Christian History, 2014.

Mouchard Claude, Qui si je criais…? Œuvres-témoignages dans les tourmentes du XXe siècle, éditions Laurence Teper, 2007.

Picard Max, Le monde du silence, PUF, 1954.

Sarah Robert (Cardinal), La force du silence. Contre la dictature du bruit, Fayard, 2016.

Steiner George, Langage et silence, Seuil, 1969.

[1] Jean-François Roustang, Qu’est-ce que l’hypnose? éditions de minuit,

[2] Voir Mc 1, 25, 34, 43-44; 3, 12; 5, 43; 7, 36; 8, 26; 9, 9.

[3] Je reprends ici le titre superbe d’un recueil du regretté Pierre Lartigue qui reprenait lui-même ce nom d’un lieu en Normandie près duquel il séjournait! La «forge subtile» devient chez lui une manière d’évoquer le travail poétique (La forge subtile, éditions Le temps qu’il fait, 2001).

[4] Voir par exemple les versets liminaires du Lévitique et des Nombres où Dieu convoque Moïse dans sa tente pour lui enseigner les paroles qu’il aura à transmettre au peuple.

[5] Philippe Lefebvre, «Les temps de la-chair-avec-Dieu. L’exemple de la concubine de Guibéa (Juges19)»,Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie 54 (2007) 1/2, p. 5-15.

[6] Voir en particulier: «Ristpah, la dame du Lithostrôton (2 Samuel 21; Jean 19)» in Philippe Lefebvre, Brèves rencontres. Vies minuscules de la Bible, Paris, Cerf, 2015.

 

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Les expressions:

  1. L’hébreu

En hébreu, nous avons deux ensembles d’expressions de sens différent:

  1. a) hèsèd: principale qualité de l’honnête homme hébreu Une expression que l’on pourrait traduire par magnanimité, générosité, libéralité, clémence, sens de la famille et du bien commun
  1. b) rahamîm: compassion, pitié.

Les deux termes sont apparentés ou dérivés (épithètes, verbes)

Il faut distinguer ces deux familles de mots d’un autre groupe: hen qui signifie grâce au double sens:

  1. a) de charme, beauté, rayonnement de la personne, et

b) de faveur, attachement, inclination aimante, attirance.

  1. Le grec

La traduction grecque de la Septante a choisi pour hèsèd la traduction éléos qui met l‘accent sur le côté émotionnel de la générosité et probablement aussi sur l’inclination du supérieur vers l’inférieur. Rahamîm est traduit par: oiktirmoí, splangchna, mais aussi éléos. Quant à hen ce terme est traduit par: cháris

  1. Le latin

La version dite Vetus Latina ainsi que Jérôme dans la Vulgate traduisent hèsèd par: misericordia, rahamîm par: viscera, et hen par: gratia.

Hésed ou Miséricorde

Le terme principal, hèsèd, dans son milieu sociologique et culturel a trois significations complémentaires:

  1. a) une vertu ou qualité de l’homme riche et influent dans un milieu (village, ville) qui ne connaît pas de réseau social pour aider les pauvres et les faibles. Le miséricordieux est donc celui à qui on peut s’adresser pour obtenir de l’aide. A Rome, on l’appellerait le patronus; les pauvres étant ses clientes ou ses obligés. Il est responsable de la cohésion sociale. L’avantage qu’il tire de sa protection des faibles est sa célébrité. Il sera connu et loué pour sa générosité.

Il accueille aussi les étrangers de passage et pratique l’hospitalité ( cf. Gen 18; 2 Sam 12,1-4). Il fait l’aumône aux mendiants et intervient en l’absence d’autres appuis, par exemple, le bon Samaritain, cité en la parabole (Luc 10,25-37.

  1. b) une vertu familiale. Est appelé miséricordieux celui qui a une responsabilité dans la famille, la protège, veille sur elle et sur chacun de ceux qui la composent. En particulier, ceux qui ont le plus besoin d’être soutenus. Ce serait en latin la pietas, vertu honorée dans l’ancienne Rome. Ruth aussi est un exemple de miséricorde. Elle exerce la hèsèd pour sa belle-mère réduite à la solitude en l’absence de tout autre parent.
  1. c) une vertu religieuse qui consiste à reconnaître en Dieu le «patron», la source de bienfaits et donc se reconnaître comme son «client». Cette vertu proche de celle de «religion»: reconnaître Dieu comme celui qui veut et qui peut aider (hasîd = saint, pieux, dévot vis-à-vis de Dieu)

Essai de définition:

Le Hésed ou miséricorde serait donc une disposition à assumer généreusement des responsabilités là où il n’y a personne qui est obligé de les prendre. Une intervention donc qui se situe au-delà du strictement obligatoire. Le mot comporte l’idée d’un plus, du «surérogatoire», de générosité, de magnanimité, de libéralité.

Usage linguistique dérivé

Le terme le plus souvent associé à hèsèd, éléos, misericordia est celui de èmèt, alétheia, veritas (surtout dans les psaumes); il signifie ce qui est digne de confiance, ferme. Soit les paroles qui sont dignes de confiance quand elles sont vraies et ne tromperont pas, soit des personnes qui sont dignes de confiance quand elles sont fidèles et ne tromperont pas. La «miséricorde» biblique est durable et ferme. La nuance de «vérité» lui assure cette perfection.

Compassion et miséricorde

La compassion, fruit de l’émotion ressentie face à ce qui est petit et faible (Am 7:1-6; Ps 103,13-16), est proche de notre compassion-empathie. Elle exprime davantage le mouvement intérieur de l’âme qu’une vertu qui sert de fondement à la vie et à la cohésion sociale. Elle est proche de la douceur, ou de la clémence de celui qui est fort et victorieux, sans éprouver pour autant le besoin ou le désir d’anéantir l’adversaire ( Os 11,8-9).

Et comment comprendre la béatitude des miséricordieux en Matthieur 5,7? Il semble qu’il faille la lire dans la perspective de la hèsèd. En effet la parabole du bon samaritain qui se trouve en Luc mais fait partie du contexte néotestamentaire ainsi que l’appellation « Père » que Jésus préfère donner à Dieu semblent orienter l’interprétation de la béatitude dans ce sens. La hèsèd n’exclut donc pas le coeur, comme la pietas latine ne l’exclut pas non plus. Mais le côté émotionnel n’en est qu’une dimension, non le tout de cette qualité ou vertu.

Et si le rédacteur risquait cette paraphrase de la béatitude: Bienheureux le riche ou le puissant qui a le cœur compatissant pour aider le pauvre ou accueillir l’étranger, sans qu’il ne soit obligé de le faire. Il se pourrait qu’un jour, connaissant semblable détresse, il rencontre sur son chemin un autre humain qui ait pour lui la même «miséricorde». (NDLR)

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Adrien Schenker

Adrien Schenker

Le frère dominicain Adrien Schenker est professeur émérite d’Ecriture sainte à l’Université de Fribourg.

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Ouvrage de mains humaines ou don du ciel? https://www.revue-sources.org/ouvrage-de-mains-humaines-ou-don-du-ciel/ https://www.revue-sources.org/ouvrage-de-mains-humaines-ou-don-du-ciel/#respond Wed, 01 Jul 2015 15:37:41 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=274 [print-me]

Avec le livre de la Genèse, la Bible commence dans un jardin: le jardin Eden, dont l’homme est le gardien et où Dieu se promène à la brise du soir. Mais avec le livre de l’Apocalypse, la Bible se termine dans une ville: la Jérusalem céleste qui n’est rien de moins que «la demeure de Dieu parmi les hommes»! Quel est donc l’habitat où l’homme doit vivre avec Dieu: la ville ou le jardin?

Nomades ou citadins?

Le jardin, planté par Dieu pour l’homme, se présente comme l’habitat originel. Mais l’homme n’a pu y demeurer et le voici en exil sur une terre qui ne sera plus jamais vraiment la sienne. A cet homme, qui ne peut plus être jardinier, restent deux possibilités: accepter de vivre en étranger et devenir berger nomade ou forcer son destin et travailler la terre pour devenir agriculteur mais aussi bâtisseur de ville.

C’est ainsi que nous pourrions interpréter le chapitre 4 de la Genèse. En effet, les fils d’Adam et Eve chassés du jardin, Caïn et Abel, sont respectivement agriculteur et berger. Mais alors que Caïn vient de tuer son frère et que la terre est une fois de plus maudite à cause de lui, le texte nous dit de Caïn qu’«il construisit une ville». Pour la Bible, la première ville semble donc être le fruit de la violence. Ce jugement négatif s’aggrave encore puisque la deuxième fois que la Bible nous parle d’hommes se réunissant pour bâtir une ville, c’est pour y construire une tour: la tour de Babel!

La ville: œuvre de mains humaines

L’épisode de la tour de Babel (Gn 11) est significatif de ce qui constitue le grief de la révélation biblique contre la ville. En effet, nous y voyons des hommes anonymes, pris en masse, décidés à «se faire un nom». Pour cela, ils veulent construire une tour «dont le sommet soit dans les cieux». Nous percevons déjà que l’orgueil et la démesure de l’entreprise sont stigmatisés. Mais pour bien le comprendre, attachons-nous à un détail qui a pourtant son importance. Le premier élan de cette masse humaine, avant même d’avoir l’idée d’une tour, est de prendre de la terre et d’en faire des briques.

Même sans posséder de villes, les Hébreux vont devoir subir la violence dont elles sont le cadre.

Cela reflète sans doute bien le monde mésopotamien, qui sert de cadre: de grandes plaines marécageuses où l’on ne trouve pas de carrières mais beaucoup d’argile. La matière première de la construction est donc un produit de l’artisanat humain. Et voilà peut-être la racine du problème: la ville, contrairement au jardin, n’est plus un don de Dieu auquel l’homme participerait. La ville est une œuvre entièrement artificielle. En termes bibliques, elle est «ouvrage de mains humaines». Cette expression tirée des psaumes 115 et 135 est une expression classique pour désigner les idoles. La ville de Babel associée à la tour qui lui sert d’étendard est en quelque sorte une ville-idole. C’est en cela qu’elle constitue une menace pour Dieu qui s’en plaint: «rien ne les empêchera désormais de faire tout ce qu’ils décideront». Autrement dit, «de vivre comme si Dieu n’existait pas» dans ce monde artificiel qu’ils se sont créé.

Ainsi, de l’idolâtrie devant l’œuvre de nos mains vient l’orgueil, mais aussi la violence de ceux qui disent «Dieu ne voit pas» (Ps 94, 7). Il nous suffit d’avancer jusqu’à la prochaine plaine parsemée de grandes villes que nous présente la Genèse pour le voir: la vallée du Jourdain est décrite comme un «jardin de Dieu» (Gn 13, 10). Mais les apparences sont trompeuses car les villes de cette vallée s’appellent Sodome et Gomorrhe! Dans un passage tristement célèbre (Gn 19), Dieu détruit ces villes où le péché est si bien installé. Encore une fois, le paradis devient un désert!

Pas de hasard donc si le peuple que Dieu s’est choisi est un peuple nomade. Les patriarches parcourent la terre promise comme des étrangers de passage. Cependant, même sans posséder de villes, les Hébreux vont devoir subir la violence dont elles sont le cadre. Chassés par la famine, ils se réfugient en Egypte grâce à Joseph; réduits en esclavage, nous retrouvons nos nomades en train de faire des briques pour construire les «villes-entrepôts de Python et Ramsès» (Ex 1, 11-14). Décidément, la Bible n’aime pas beaucoup les villes!

Et Dieu conquiert la ville!

Et pourtant, cette réalité dangereuse, Dieu va l’assumer. Alors qu’Il libère son peuple de l’oppression de l’Egypte, Dieu lui promet de revenir en terre promise, cette fois-ci pour en prendre possession. Il lui sera donc permis d’avoir des villes. Mais les Hébreux sont prévenus: «Quand le Seigneur ton Dieu te fera entrer dans le pays (…); quand tu auras des villes grandes et belles que tu n’as pas bâties (…) garde-toi d’oublier le Seigneur, Lui qui t’a fait sortir d’Égypte» (Dt 6, 10-12).

C’est ainsi que Dieu conquiert ce symbole d’orgueil et de violence. Son peuple va bien vivre dans des villes, mais des villes «qu’il n’a pas bâties» et qui, par là même, deviennent un don de Dieu. Pourtant la ville garde un caractère ambigu. L’avertissement lui-même implique que l’oubli est possible et que les villes reçues peuvent redevenir bien vite des lieux d’idolâtrie! Malgré cette ambiguïté, Dieu assume cette réalité humaine. Mieux, Il décide de venir l’habiter.

L’Apocalypse, reprend, dans une synthèse géniale, toutes les intuitions de l’Ancien Testament au sujet de la ville.

Là encore, une ville va parfaitement symboliser ce choix de Dieu et le danger qu’il implique: Jérusalem elle-même. Jérusalem, la cité de David, n’a pas été construite par le roi d’Israël. Jérusalem, avant de s’appeler ainsi, était Jébus, la ville des Jébuséens. Conquise par la tribu de Juda (Jos 15,63) et celle de Benjamin (Jg 1, 21), puis par David lui-même (2 S 5, 6-10), elle n’en finit pas de rester jébuséenne. D’ailleurs, lorsque David élève un autel sur les hauteurs de Jérusalem, qui deviendra le Temple, il doit acheter le terrain à un Jébuséen (2 S 24, 18 s)!

Mais lorsque Dieu choisit, Il ne le fait pas à moitié: Jérusalem, la ville jébuséenne, donnée à David, devient la «ville de Dieu» (Ps 87), la cité de toutes les promesses. La gloire des nations affluera à sa lumière (Is 60) et le mont Sion sera élevé plus haut que tous les monts (Mi 4)! Mieux, la ville sainte devient la bien-aimée, la fiancée que Dieu épousera (Is 62, 1-9). Pourtant toute l’ambiguïté demeure: si elle est l’épouse, elle est aussi l’adultère; si elle doit être exaltée, elle sera aussi ravagée; si tous les peuples se rassembleront en elle, ses enfants seront aussi dispersés dans tous les pays!

Deux cités: l’une détruite, l’autre recréée

Le dernier livre de la Bible, l’Apocalypse, reprend, dans une synthèse géniale, toutes les intuitions de l’Ancien Testament au sujet de la ville. En effet, dans ce livre, nous trouvons deux cités décrites comme deux femmes. Elles sont présentées de manière parfaitement symétrique par un ange avec la formule: «viens, je vais te montrer» (Ap 17, 1 et Ap 21, 9). D’un côté, il y a la grande prostituée, Babylone la grande, qui s’enorgueillit de son pouvoir et s’enivre du sang des martyrs. De l’autre côté, l’épouse de l’Agneau, la Jérusalem nouvelle qui descend du ciel. La première est destinée à être détruite. La seconde est le sommet de la création nouvelle.

Mais ces deux cités sont-elles vraiment distinctes? Ce n’est pas si sûr. Dans ce qui semble être un excursus au chapitre 11, deux témoins envoyés par Dieu sont mis à mort puis ressuscités dans un unique lieu qui est à la fois la «ville sainte» et la «grande cité» (appelée sans ambiguïté «Sodome ou Egypte»): c’est là que se trouve le temple et c’est aussi là que le Seigneur a été crucifié! D’une certaine manière, il n’y a qu’une cité, bâtie par les hommes et choisie par Dieu: elle prend le nom de Babylone lorsqu’elle se pervertit et Dieu fait de nouveau d’elle Jérusalem en la recréant. Ainsi, la cité offerte par Dieu aux hommes pour y vivre avec Lui, n’est pas vraiment une autre ville que celle que l’orgueil des hommes avait bâtie: c’est la même ville, détruite dans ce qu’elle a de perverti, recréée pour ce qui, en elle, a été assumé par Dieu!

Dieu a donc été jusqu’à abolir la distinction entre la ville et le jardin.

Il semble bien alors que nous ayons trouvé la réponse à notre question de départ: Dieu voulait que les hommes habitent un jardin mais ceux-ci ont préféré construire une ville. Alors Dieu les y a rejoints. Mais cette réponse serait trop simple. Car depuis l’exclusion du jardin, l’homme désirait y revenir et bien des promesses lui avaient été faites dans ce sens! Dieu a donc été jusqu’à abolir la distinction entre la ville et le jardin: la Jérusalem nouvelle qui descend du ciel est en même temps la cité des hommes recréée et le paradis de Dieu retrouvé. C’est ainsi qu’au milieu de la place de la ville jaillit le fleuve d’eau vive du paradis et pousse l’arbre de vie du jardin d’Eden (Ap 22, 1-2).

Mais si ce jardin est devenu une ville, c’est pour bien nous montrer que la création nouvelle n’est pas un simple «rembobinage», un repli des élus en Eden. L’histoire des hommes n’est pas effacée: si l’homme redevient jardinier, il n’en reste pas moins constructeur de villes. Mais cette ville qu’il a bâtie, Dieu la lui redonne transfigurée: en elle, plus d’idolâtrie, car elle est la demeure de Dieu et son temple est l’Agneau. En elle, plus de violence, car elle est le paradis retrouvé où il n’y a plus ni mort, ni malédiction. Voici le don de Dieu: faire de l’œuvre de nos mains l’accomplissement de ses promesses.

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Le frère dominicain Pierre Martin de Marolles, de la Province dominicaine suisse, est étudiant en théologie à l’Université de Fribourg. Il réside au couvent St-Hyacinthe de cette même ville.

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«Il y a un moment pour tout et un temps pour toute chose sous le ciel. Un temps pour enfanter, et un temps pour mourir ; un temps pour planter, et un temps pour arracher le plant. Un temps pour tuer, et un temps pour guérir ; un temps pour détruire, et un temps pour bâtir. Un temps pour pleurer, et un temps pour rire, un temps pour gémir et un temps pour danser. Un temps pour lancer des pierres et un temps pour en ramasser, un temps pour embrasser, et un temps pour s’abstenir d’embrassements. Un temps pour chercher et un temps pour perdre ; un temps pour garder, et un temps pour jeter, Un temps pour déchirer et un temps pour coudre, un temps pour se taire et un temps pour parler. Un temps pour aimer et un temps pour haïr, un temps pour la guerre et un temps pour la paix. Quel profit celui qui travaille trouve-t-il à la peine qu’il prend? Je regarde la tâche que Dieu donne aux enfants des hommes: tout ce qu’il fait convient en son temps. Il a mis dans leur cœur l’ensemble du temps, mais sans que l’homme puisse saisir ce que Dieu fait, du commencement à la fin.» Qohélet 3,1-11

 Tarda fluit pigris

L’imposante bâtisse jésuite du lycée cantonal de Porrentruy, construite en forme de « U » offre un écrin idéal au superbe jardin botanique de la ville. Les élèves en mal de concentration, peuvent, de la plupart des fenêtres de leurs salles de classe, laisser vagabonder leur esprit au milieu des rosiers, des iris, des pins ou des marronniers qui offrent à toute saison un décor de vacances. Mais, en détournant leur regard du tableau noir, ils risquent aussi de remarquer la sentence malicieuse gravée sur l’une des façades, au-dessous de l’un des très beaux cadrans solaires de cette cour intérieure: Tarda fluit pigris velox operantibus hora, «L’heure s’écoule lentement pour les paresseux, rapidement pour ceux qui travaillent! ». L’ironie du sort veut, hélas, qu’aujourd’hui seuls quelques rares latinistes, figurant de surcroît parmi les élèves les plus studieux, puissent décrypter ce doux rappel à l’œuvre et cette vérité si pleinement éprouvée. Une heure n’égale pas une heure, n’en déplaise aux métronomes qui égrènent méticuleusement les secondes. Chacun expérimente au cours de sa vie la différence sensible entre une minute de fraiseuse chez le dentiste et une minute d’extase devant les beautés de la création. D’ailleurs plusieurs langues, dont celles de la Bible, distinguent nettement ces deux sortes de temps. Dans l’hébreu de Qohélet z’man traduit par « moment » se différentie de ét rendu ici par «temps». Dans la traduction des LXX, chronos fait face à kairos.

Chronos dit le mouvement et s’engouffre perpétuellement dans le passé tandis que Kairos traduit l’intensité du présent à vivre.

La mythologie grecque rend clairement compte de ces nuances: Chronos, dernier né des douze Titans, engloutit monstrueusement ses enfants sitôt nés. Tel l’horloge digitale, il symbolise le temps qui passe et rappelle à tout mortel que chaque seconde le rapproche inexorablement de la mort. Kairos, quant à lui, a les traits d’un jeune éphèbe coiffé d’une queue de cheval. Toujours jeune, il court à vive allure sans jamais s’arrêter. Seul celui qui sait saisir au passage la houppe divine parviendra à l’arrêter et à jouir de la plénitude du temps.

Ainsi Chronos dit le mouvement et s’engouffre perpétuellement dans le passé tandis que Kairos traduit l’intensité du présent à vivre.

Le 4 de l’homme et le 3 de Dieu

Le chapitre 3 du livre de Qohélet, parfaitement construit, ressemble au balancier de la pendule et laisse résonner à chaque mouvement une série de kairos à la forme antinomique si chère à la pensée hébraïque: 28 au total, soit le résultat d’une multiplication de 7 et de 4 ou de 14 et 2. Les chiffres jouent avec les mots, 7, 4 et 2 comme s’il fallait que le tic-tac méticuleux des chiffres rythme le tempo d’une mélodie divine… comme s’il fallait souligner que le cœur amoureux qui s’abîme dans l’infini est aussi un organe de chair qui tambourine à la cadence du corps. Dualité du cœur, de la terre et du ciel, du souffle et de la glèbe, de la boue et du rêve, de l’être qui aspire à Dieu. Les verbes se répondent et s’opposent comme pour balayer l’ensemble du champ qu’ils décrivent. D’ailleurs tous ces verbes sont sans objet, donc amoraux. Leur opposition n’est pas destructrice mais associative. Détruire n’est pas l’envers de bâtir, aimer ne nie pas haïr: détruire «un mur» et haïr «le mensonge» forment les prémices de l’amour et de la construction. L’un et l’autre entonnent ensemble le chant de l’expérience humaine capable de communier à l’infini.

Le 4 de l’homme s’accouple au 7 de la plénitude pour féconder l’ensemble des sentiments humains et les mener à leur accomplissement. Ils expriment la confrontation entre un chronos horizontal et ravageur et l’immortel kairos, vertical et serein: « je regarde la tâche que Dieu donne aux enfants des hommes, dit Qohélet, tout ce qu’il fait convient en son temps… »

Tension perpétuelle entre l’atemporalité de Dieu, l’accomplissement des temps et le temps des hommes à l’intérieur duquel Dieu fait irruption. Le vocabulaire hébreu du calendrier joue subtilement sur la valeur des mots qui évoquent plus qu’ils ne décrivent cette invitation à l’alliance: ainsi la semaine, shavoua rythmée par le sabbat, signifie «serment, promesse». Elle regroupe délibérément les jours par 7 associant le 4 de l’homme au 3 de Dieu, laissant résonner semaine après semaine, comme un écho, la voix de Dieu à l’oreille de l’homme. Ainsi le sabbat, dont les 25 heures débordent sur le jour compté, ouvre un espace de cigale en plein cœur de la fourmilière productive. Ainsi le mois, hodesh (renouvellement), rappelle aux hommes, au tournant de chaque lune, la nécessité d’inscrire la nouveauté dans l’insolente régularité du chronos. Ainsi l’année, shana (changement), temps propice à l’examen de conscience ouvre les portes des horizons nouveaux.

Tant d’indices pour aider l’homme à se désengluer de la temporalité qui lui colle à la peau et l’élever à la hauteur de Dieu.

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Didier Berret

Didier Berret

Le diacre Didier Berret, bibliste, est professeur de sciences religieuses au Lycée Cantonal de Porrentruy dans le canton suisse du Jura. Il fait aussi partie de l’équipe en charge de la pastorale de cette même ville.

 

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