Revue Sources

[print-me]D’aucun demanderont en lisant le titre: «c’est quoi ce truc?» Et d’autres ajouteront: «enfin on en reparle!». Car si la révision de vie a formé des générations, aujourd’hui sexagénaires ou octogénaires, elle n’est, en Suisse, pratiquée que par quelques groupes. Et pourtant, la pertinence de cette méthode pour approfondir le sens de sa vie est certainement plus forte aujourd’hui que jamais. Démonstration.

Mgr Félix Gmür, évêque de Bâle, dans sa préface de l’encyclique Laudato si’ constatait que le Pape François avait appliqué la triade «voir-juger-agir» en se penchant d’abord sur ce qui est. En pleine canicule de l’été 2015 les mots clés de la révision de vie sont ainsi proposés aux lecteurs helvétiques de la plus récente encyclique sociale. Ce n’est pas par hasard. Le Pape Jean XXIII déjà, en évoquant la formation des fidèles dans son encyclique Mater et Magistra indiquait: «Pour mettre en pratique les principes sociaux, on passe, en général, par trois étapes : l’étude de la situation concrète; l’examen sérieux de celle-ci à la lumière des principes ; enfin la détermination de ce qui peut ou doit être fait pour les appliquer suivant les circonstances de temps et de lieu. Ces trois étapes sont couramment exprimées en ces termes : voir, juger, agir.»[1] La méthodologie est au cœur de l’enseignement et de la pratique sociale de l’Eglise: voir ce qui se passe, comprendre les enjeux sociaux, éthiques, humains et en juger le sens à la lumière de l’Evangile et des principes moraux, agir enfin car le jugement éthique engage à transformer une réalité insatisfaisante d’un point de vue moral.

Retour historique

La méthode, loin des réflexions générales de l’enseignement pontifical, est née dans la banlieue bruxelloise, quand un prêtre, l’abbé Joseph Léon Cardijn, accompagnant de jeunes ouvriers faisant face à des conditions de travail désastreuses, s’efforce de leur donner des outils pour améliorer leur quotidien et en comprendre le sens. Il était convaincu que seuls les pairs pouvaient évangéliser des pairs et que l’Evangile ne pouvait rejoindre le cœur des hommes qu’à travers leur existence quotidienne, leurs souffrances et leurs espoirs. La JOC (Jeunesse ouvrière catholique) et sa méthode, la révision de vie, étaient nées. C’était en 1925.

Il s’agit bien de confronter ce que j’ai vécu aux valeurs dont l’Evangile est porteur.

La force critique de la révision de vie pousse la JOC à s’engager avec les syndicats pour l’amélioration de la condition ouvrière et plus largement à s’opposer aux mouvements nazis naissant. Et la démarche se répand au-delà de la Belgique et du monde ouvrier, donnant naissance aux mouvements de l’Action catholique. JEC (jeunesse étudiante), JRC ou JAC (jeunesse rurale ou agricole), JIC (jeunesse indépendante) pour les mouvements de jeunesse, ACO (Action catholique ouvrière), ACI (milieux indépendants), ACAR (agricole et rurale). Ces mouvements acquièrent une forte influence dans la dynamique pré-conciliaire et conciliaire. Des Papes comme Pie XI (qui organise un bureau central pour l’action catholique), Jean XXIII ou Paul VI s’y reconnaissent. Des théologiens comme Yves Congar, Marie-Dominique Chenu, Emmanuel Mounier ou Jacques Maritain (pour ne nommer que des figures francophones) accompagnent et soutiennent ces mouvements.

Mon expérience de la révision de vie

Dans les années 1970-1980, ces mouvements étaient toujours actifs en Suisse romande. Je découvris la JEC en 1975 ou 1976. Trois prêtres avaient invité les jeunes du Locle à une soirée de présentation de la JEC et de la JOC. Trois jeunes répondirent à l’appel. J’en faisais partie. Je fis donc partie de la JEC entre 1976 et 1983, j’en assumai même le secrétariat national de 1979 à 1982 et la coordination européenne de 1983 à 1985.

La révision de vie m’apprit à comprendre que l’engagement social et politique était important, d’abord à l’échelle locale dans mon gymnase et mon université (création par exemple du journal des étudiants de l’université de Neuchâtel, Le Cafignon), que ma foi chrétienne ne pouvait être détachée de ma vie quotidienne et qu’il fallait donc chercher une cohérence entre le message de l’Evangile et ce que je faisais tous les jours, dans mes études, mon travail, ou à la maison. Le cheminement en équipe de révision de vie me permit ainsi de refuser le service militaire. La conséquence en fut la prison, mais accompagnée par les membres de la JEC et les aumôniers, la peine fut pleine de sens.

La JEC me permit de découvrir aussi la réalité du vaste monde, d’abord par un Rwandais membre de mon équipe à Neuchâtel, l’abbé Modeste Mungwarareba envoyé par son évêque étudié la chimie. Il nous a raconté l’histoire de son pays, le parcours de sa propre vie qui avait commencé avec la garde des chèvres dans les collines de son village. Par les rencontres nationales, européennes et internationales je fus incité à m’interroger sur mon mode de consommation et, par exemple, son impact sur le régime de l’apartheid en Afrique du Sud. D’où l’engagement au boycott des produits sud-africains et des banques suisses qui soutenaient le régime que combattait alors la JEC sud-africaine.

Par la révision de vie, je découvris que la spiritualité chrétienne avait une spécificité unique: l’incarnation! La prière s’adresse à un Dieu mort sur une croix, instrument de torture et de mise à mort destiné aux derniers des malfrats, donc humilié à l’extrême comme le rappelle Paul dans l’épitre aux Philippiens. Or, cette incarnation, pour ne pas rester vaine, doit se traduire par une mise en œuvre de la prière du Notre Père, du Magnificat dans la vie quotidienne, dans l’engagement au sein de la société. En entrant dans la vie adulte, la révision de vie m’a fait découvrir la grandeur et la spécificité du christianisme.

Les évêques refusant de renouveler les aumôniers, l’Action catholique a perdu progressivement les prêtres qui l’accompagnaient dès les années 1980. L’épiscopat suisse a mis la priorité sur les paroisses alors que les mouvements, avec l’engagement durable qu’ils demandaient, perdaient des membres. Si bien qu’à la fin du XXe siècle, il n’existait pratiquement plus aucun mouvement d’Action catholique en Suisse romande. Seuls subsistent aujourd’hui le MADEP (pour les enfants) et Vie et Foi (Action catholique générale) s’adressant aux adultes de tout milieu, la Vie Montante qui est le mouvement chrétien des retraités, ainsi que quelques groupes ou individualités de l’ACAR (mouvement rural) et de la Communauté des travailleurs chrétiens (CTC).

Pertinence de la révision de vie

Dans la société éclatée, individualiste d’aujourd’hui, la nécessité de trouver et développer des racines à travers un groupe, un vécu communautaire est important. Comme l’écrivait Maxime Leroy dans un article publié par l’ACO française, «celles et ceux qui se présentent aujourd’hui à la révision de vie ou qui « entrent en relecture », – y compris dans nos mouvements apostoliques – sont des humains en gestation, des chrétiens en genèse, des candidats à la vie sociale et ecclésiale. Tous sont traversés par « la révolution des individus ». Leur identité n’est pas derrière eux comme un héritage reçu par naissance ou du fait de leurs appartenances premières (sociales, ecclésiales, apostoliques). Leur identité est plutôt devant eux comme une tâche à accomplir. C’est une quête souvent laborieuse et onéreuse ! Ils ne conjuguent plus les relations comme nous avons appris à le faire autrefois.»[2]

Voir… juger !

Cette quête est facilitée par la révision de vie. Le «révisant» commence par raconter un fait vécu dans les semaines précédant la réunion du groupe de révision. Qui sont les acteurs de ce fait, quand cela s’est-il passé, qu’est-ce que j’ai fait, …. Et les membres du groupe écoutent. Parfois l’animateur pose une question pour aider à préciser ou recentrer quand le révisant se perd dans des généralités. Car il s’agit de parler en «je», de raconter comment je fus impliqué, ce que j’ai vécu. «j’ai changé de trottoir pour éviter le Roms qui mendiait», «j’ai dû gérer les protestations d’un client insatisfait», «je suis intervenu dans les relations entre mon épouse et ma fille»… Et le groupe s’abstient de juger, de commenter. Telle est l’étape du VOIR.

Quand vient l’étape du COMPRENDRE, le révisant approfondit avec le groupe le sens de ce qu’il a vécu, les émotions ressenties, les valeurs en jeu de manière à mieux comprendre ce qui s’est joué dans l’acte raconté. C’est dans cette phase qu’intervient le lien avec la foi: en faisant référence à la Bible, aux psaumes, à des textes de la sagesse, le groupe essaie, avec le révisant, de révéler la vérité du fait de vie révisé, d’en saisir la portée. C’est dans cette étape que l’intelligence collective nourrie par l’amitié permet au révisant de comprendre ce qu’il ou elle a vécu: «oui c’est ça», «non ce n’est pas de la tristesse que j’ai ressenti, mais ce que tu me dis m’aide à comprendre que c’était bien de la colère, l’épisode de Jésus chassant les marchands du temps me le montre bien…». Il s’agit donc de JUGER, non au sens d’un tribunal, mais au sens d’une pesée des enjeux éthiques. Il s’agit bien de confronter ce que j’ai vécu aux valeurs dont l’Evangile est porteur et de se demander jusqu’à quel point j’ai pu être fidèle.

Cette phase permet aussi de démasquer les injustices ou les structures de péché. Si un employé est bombardé d’ordres contradictoires ou d’une quantité de travail dépassant sa disponibilité temporelle, en parler au sein du groupe de révision de vie l’aidera à déceler le problème structurel et l’impasse dans laquelle l’entreprise l’a enfermé. Car tout n’est pas affaire de comportement personnel, parfois c’est le fonctionnement institutionnel qui fait problème et qu’il faudrait réformer.

Une dynamique transformatrice

Vient alors la troisième étape essentielle à la révision de vie, à savoir l’AGIR. Avec le groupe, le révisant sera alors à même de définir ce qu’il peut faire dans le contexte qui est le sien pour que le mal être, le problème structurel ou la difficulté relationnelle soit affrontée. Un révisant racontait une situation professionnelle dans laquelle du feedback du chef jouait un rôle important. Grâce à la révision de vie et aux possibilités d’agir qui en ont résulté, le révisant a pu ensuite aborder la problématique avec son chef et contribuer à faire évoluer la culture interne à son entreprise.

Voir, juger ou comprendre, agir, sont donc les trois étapes de la révision de vie. Si révision il y a, c’est bien parce qu’on revoit un épisode de sa vie dans le but de l’éclairer et de la transformer à la lumière de l’Evangile. Ainsi se renforce de réunion en réunion l’appartenance à la communion des fidèles du Christ, se renforce l’identité de la personne et sa capacité à faire sa vie, non à la subir. «La réunion ou rencontre de révision de vie est comme l’histoire du salut en raccourci avec la captivité, la sortie d’Egypte, la traversée du désert et l’entrée en Canaan. Le petit groupe des révisants est ce peuple de Dieu en marche, qui fait l’expérience d’un Dieu qui sauve, expérience consciente ou inconsciente, selon des étapes ou des moments successifs et incontournables. Tout récit, celui d’une vie, celui d’un fait de vie, est l’occasion d’un parcours qui fait mémoire de ces étapes. Le VOIR est la prise de conscience partagée de l’enfermement, de la captivité. Le COMPRENDRE, celui de la mise en marche vers un ailleurs qui se dessine à l’horizon, l’AGIR celui de l’entrée en terre promise.»[3]

Une herméneutique de la vie

Ainsi, la révision de vie peut à certains égards être qualifiée d’une «herméneutique» de la vie, confrontée à celle de la Bible et celle de la tradition de l’Eglise. Le récit d’un fait de vie est en effet déjà une interprétation de ce qui s’est passé. Ensuite par le juger, vient une seconde interprétation qui met en jeu l’instinct moral de la personne, son éthos, ses convictions qui permettront une relecture de l’action. Mais le récit biblique doit aussi sans cesse être réinterprété à la lumière du vécu des croyants. Il ne donne pas une norme morale, il est une «poétique de l’existence» lue comme présence de Dieu au sein de l’histoire humaine. Enfin, cette relecture des faits et de la Bible ne se déroule pas en dehors d’une communauté chrétienne croyante. Il y une histoire, une tradition, (dont l’enseignement social de l’Eglise fait partie) qui cumule au fil du temps l’herméneutique sans cesse reprise de l’expérience vécue d’une part, de la parole de Dieu d’autre part[4]. Dès lors la révision de vie, comme processus de transformation du croyant par la relecture communautaire (en groupe) des faits de vie, à la lumière de l’apport biblique et de la tradition, peut constituer un élément central de l’offre chrétienne dans les temps d’incertitude que nous vivons en ce début de XXIe siècle.

Quel avenir en Suisse romande?

Les mouvements d’action catholique, voyant leurs effectifs diminuer se sont efforcés de faire connaître leur méthode au-delà. Dans le canton de Fribourg, le MADEP (Mouvement de l’apostolat des enfants et des adolescents) a été le moteur de cette dynamique, soucieux que ses jeunes puissent trouver des équipes en grandissant. L’engagement du MADEP et l’appui de Marc Donzé, alors vicaire épiscopal à Fribourg, a permis de créer en 2010 un nouveau mouvement appelé simplement «Révision de Vie» et de lui apporter le soutien professionnel nécessaire à sa pérennité. En été 2017 ce mouvement comprend une vingtaine de groupes pour plus de 70 personnes de tous âges et de tous milieux. Après une diminution du temps de travail mis à disposition pour ce mouvement, il est remonté à plus de 50% depuis le mois de septembre[5].

Dans le canton de Genève, des anciens de ces mouvements ont proposé très régulièrement une «école de l’action» aux jeunes qui venaient de vivre leur confirmation. En cinq rencontres, ces jeunes étaient invités à découvrir les trois étapes de la révision de vie dans l’idée que le Christ a donné à chacun la mission, le pouvoir et le devoir d’agir «pour que notre monde, là où nous sommes, devienne plus humain, plus juste, plus chaleureux …».

Dans le canton de Vaud, la révision de vie est réapparue à travers la Pastorale œcuménique dans le monde du travail avec l’encouragement de Marc Donzé, passé de Fribourg à Lausanne. Renouant avec les origines même de la méthode, elle devient ainsi un instrument de la présence de l’Eglise dans le monde du travail. L’aumônier actuel de cette pastorale, le soussigné, a lancé plusieurs séries de découverte de la révision de vie en 2016 avec l’appui de deux animatrices de Fribourg. Cet élan a permis la naissance de 7 groupes de révision de vie dans le canton et 5 personnes sont en train de se former à l’animation de cette méthode pastorale[6]. Gageons que le cadeau fait à l’Eglise par les mouvements d’action catholique va continuer à donner du fruit dans une période de l’histoire où le vie et la foi devient une force pour faire face aux incertitudes.[print-me]


Jean-Claude Huot, aumônier du «Monde du Travail» dans la partie vaudoise du diocèse de Lausanne, Genève et Fribour. Il fut secrétaire national et européen de la JEC (Jeunesse étudiante catholique).


[1] Jean XXIII, Mater et magistra, Sur l’évolution contemporaine de la vie sociale à la lumière des principes chrétiens, 15 mai 1961, 236

[2] Maxime Leroy, La relecture de l’événement, chemin d’initiation chrétienne, article lu le 21.11.13 sur http://www.acofrance.net/index.php?ID=1011114

[3] La Révision de Vie, ce qu’elle est réellement à partir de ce que vivent ses membres, Georges Savoy, Aumônier Révision de Vie, Fribourg, mai 2013, revu et corrigé en équipe d’animation les 24 septembre et 4 octobre 2013.

[4] Ce passage est inspiré par Alain Thomasset, Interpréter et agir, Jalons pour une éthique chrétienne, p. 46 et s.

[5] Le mouvement fribourgeois Révision de Vie est présenté sur: http://www.cath-fr.ch/revisiondevie/presentation

[6] Voir: www.cath-vd.ch/mondedutravail et pour les inscriptions à l’initiation à la révision de vie: www.cath-vd/cvd_training/initiation-a-la-revision-de-vie/

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