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Marc 3, 20-35. Il n’est pas rare d’entendre un discours sur la « famille modèle » qui présuppose qu’il est possible de suivre un parcours sans difficultés et sans heurts. Beaucoup d’hommes et de femmes de notre temps se sentent en décalage par rapport à un tel idéal. Est-ce vraiment en ces termes que nous devons parler de la famille?

Famille modèle?

Il me semble que dans la réalité de la vie, comme dans la Bible, les choses sont différentes. La famille apparaît comme un lieu plutôt difficile « d’épreuves et d’avènement ». Il suffit de penser à Abraham et à Sara qui ont cumulé des difficultés de couple, entre femmes, entre frères. Et les choses continuent avec Jacob, Joseph. Même le grand Moïse avait épousé une étrangère, ce qui lui valut la critique de ses frères et sœurs. Ne parlons pas de David dont la famille a connu l’adultère, le viol, le meurtre fratricide. Vous me direz: dans l’Ancien Testament, d’accord, mais depuis que Jésus est venu, il en va tout autrement. A voir?

La famille de Jésus

L’évangile de Marc nous invite à faire connaissance avec la famille de Jésus (Mc 3, 20-35). Cela se passe au début de son ministère. Jésus a déjà chassé des démons, guéri des malades. Il est monté sur la montagne, un lieu ouvert au soleil et au vent, pour en appeler douze et les établir afin qu’ils soient avec lui (Mc 3, 13ss).

Jésus est immédiatement victime d’un succès populaire croissant. Ce qui ne manque pas d’inquiéter deux groupes bien organisés, aux valeurs bien définies: ses proches[1] et le pouvoir religieux représenté par les scribes de Jérusalem. Chaque groupe envoie sa délégation.

Fou?

Jésus se trouve dans une maison. Il y a tant de monde qu’on n’a même pas le temps de manger. Ses proches disent: « Il est hors de sens », il est fou. Serait-ce parce qu’il a oublié de manger? Ou parce qu’il ne se méfie pas des ennuis qu’il va susciter? Les scribes, pour leur part, formulent une accusation bien plus grave: « Il a Beelzéboul en lui! »

« Il est fou ». En grec on a le verbe « existèmi » qui veut dire « il se tient hors de lui-même ». Il est hors des normes habituelles, hors du « ni trop, ni trop peu », si cher à bien des familles.

Pour ses proches, Jésus est « à côté de la plaque ». Ils vont essayer de le « saisir » pour le ramener dans leur petit monde rassurant. Ce verbe « s’emparer » peut être pris en bien ou en mal. La bien-aimée du Cantique cherche à saisir celui qu’elle aime (Ct 3,4), Jésus prend la main de la fille de Jaïre (Lc 8, 54). C’est aussi le verbe de l’arrestation de Jésus (Mt 26, 50).

Fou ou décentré?

L’expérience qui consiste à « être hors de soi » traverse la Bible. On la trouve une première fois pour qualifier le sommeil mystérieux d’Adam (Gn 2, 21). Etre hors de soi peut désigner un trouble devant un événement difficile, comme Saül ou Achaz qui tremblent de peur devant d’autres rois, comme d’autres personnages frappés de folie ou égarés par le vin (Is 28, 7).

Cette « extasis » peut aussi désigner une émotion intense, une sorte de « déplacement » ressenti devant une présence qui dépasse: présence féminine pour Adam ou Booz (Rt 3, 8), présence divine pour Jéthro (Ex 18, 9). Dans le Nouveau Testament cette notion revient à répétition pour dire le bouleversement ressenti devant un miracle, la résurrection (Mc 16, 8) ou l’effusion de l’Esprit (Ac 2, 7.12; 10, 45).

Il s’agit d’une expérience qui consiste à être décentré de soi et de ses repères pour entrer dans une nouvelle aventure vivifiante et inattendue avec Dieu. Dans ce sens-là, Jésus est bien « hors de sens », comme Paul qui dira: « Si nous avons été hors de sens, c’est pour Dieu » (2 Co 5, 13).[2]

Les proches de Jésus ont donc raison de dire qu’il est déplacé. Mais du coup, ne feraient-ils pas mieux de se laisser eux aussi « déplacer » et de s’ « émerveiller ». Cette question ne semble pas être à l’ordre du jour. Jésus butte sur l’incompréhension de ses proches.[3]

Vous avez dit frères et sœurs?

Un peu plus tard, alors que Jésus vient de répondre aux scribes qui confondent bien et mal, esprit de Satan et Esprit de Dieu (Mc 3, 22-30), sa mère et ses frères tentent une deuxième approche et le font appeler. La question des frères de Jésus a fait couler beaucoup d’encre.[4] Il s’agit d’un dossier considéré comme compliqué depuis longtemps. Faut-il y attacher tant d’importance alors que Jésus est justement en train de remettre en cause les liens de sang? Il nous emmène à un autre niveau; il change de registre: « Voici ma mère et mes frères. Celui qui fait la volonté de Dieu est mon frère, ma sœur, ma mère » (Mc 3, 35). En prononçant cette parole, Jésus regarde la foule assise autour de lui dans la position du disciple qui écoute[5]. Cette parole sonne comme une invitation adressée à tous. Aux yeux de Jésus, il y a de nombreux frères et sœurs possibles, inattendus.

Au cercle de la famille dans lequel certains voudraient bien l’enfermer, Jésus superpose un autre cercle formé de frères et sœurs qui se réfèrent à un même Père des cieux (Mt 12, 50).

Faire ce discernement, remettre en cause les liens naturels de sang, permet d’éviter de s’enliser dans une attitude mortifère qui empêche l’accueil de la nouveauté de l’Esprit.

Un Père qui est notre premier parent

Celui qui accueille le Père des cieux, comme son Père primordial, sera amené à revisiter les notions de famille, de frère, de sœur.

Est-ce que les deux cercles s’excluent? Non, Jésus invite tout un chacun à être fils et filles du Père, à vivre ce déplacement. Marie par exemple est de sa famille à double titre.

L’Eglise est-elle cette nouvelle communauté de frères? Là aussi, un discernement s’impose. Certaines personnes, peuvent, au nom de leur fonction dans l’Eglise, tenter de s’emparer de l’autre et l’empêcher de vivre sa vocation au souffle de l’Esprit. Même en Eglise, il faut lutter contre une autorité abusive et un soi-disant esprit de famille qui enferme.

Jésus invite tout un chacun à être fils et filles du Père, à vivre ce déplacement. Marie est de sa famille à double titre.

Etre mu par un même Esprit

L’ »esprit de famille » n’est pas une sorte de norme imposée à chacun. Alors que les scribes religieux confondent les esprits, Jésus affirme que le véritable « esprit de famille » est l’Esprit Saint qui travaille à unir homme et femme, frères et sœurs.

A 20 ans, j’ai fait une découverte fulgurante de la Bible, un peu comme un coup de foudre. Je me suis sentie attirée par la théologie. J’étais alors étudiante en mathématiques. Quand j’ai parlé de mon projet à mes parents, mon père, dont j’imaginais qu’il allait être déçu, m’a dit que c’était une bonne idée, que le monde a besoin de sens et de Dieu. Ma mère, par contre, m’a dit: « Mon Dieu! Qu’est-ce que je vais dire à mes copines? ».

J’aimerais aussi citer l’exemple de ma belle-mère. A l’occasion du décès tragique d’un de nos grands amis, elle m’a dit: « Il était pour vous plus qu’un frère ». Une maman qui sait qu’un enfant qui n’est pas le sien est « plus qu’un frère » pour ses enfants, voilà une vision très proche de l’évangile.

Le couple épargné?

Jésus remet en question et en chantier les notions de mère, frères et sœurs. Elles sont à revisiter à la lumière de l’Esprit.

Il semble que la notion de couple par contre ne soit pas trop remise en question. Depuis le début, la Bible s’intéresse à la rencontre homme-femme et à leurs relations. Il existe cependant un texte qui m’a toujours égratignée: « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. » (Lc 14, 26)

Comment se fait-il que Luc, d’habitude si bienveillant envers les femmes, doive rajouter « haïr sa femme »? On pourra avec raison dire que « haïr » ce n’est pas « détester », mais plutôt « ne pas se sentir du parti de quelqu’un », « ne pas trouver sa source dans l’autre » qui n’est pas tout pour nous.

Une question qui en suscite une autre

Je m’achoppais donc à ce texte, quand, un jour, je me suis posé une autre question. Pourquoi le Jésus de Luc mentionne-t-il la femme et pas l’homme? Serait-ce parce qu’il ne s’adresserait qu’aux hommes? Plus j’y pensais, plus cela devenait clair pour moi. Oui, Jésus appelle des hommes à le suivre et pas des femmes. Du moins, pas de la même façon. Jésus serait-il macho? Pas sûr. Car les femmes sont bien là; elles l’accompagnent (Lc 8, 1-3) et le suivent jusqu’au bout (Lc 23, 55-56; 24, 1-12). Mais il est vrai que je n’ai pas vraiment trouvé dans les évangiles de texte où Jésus appelle des femmes à le suivre. On dirait qu’elles viennent toutes seules. Elles sont là, poussées par une force invisible. En langage biblique, on appelle cette force l’Esprit.

J’étais en deuxième année de théologie quand le directeur du séminaire m’a suggéré de profiter de la visite de l’évêque au séminaire pour le rencontrer. Quand il m’a vue, il fut étonné et me demanda ce que je faisais là. Il ne m’avait pas appelée. Pourquoi ne lui avais-je rien demandé? Je lui ai parlé de ma confiance en Dieu et de l’Esprit qui m’a mise en route. Quelques années plus tard, il m’a confirmé: « Tu as bien fait de faire confiance ».

En conclusion

Ces deux textes de Marc et de Luc ne sont que des échantillons. La Bible ne connaît pas de « famille idéale » qu’il suffirait d’imiter.

La personne qui vit une relation intense avec Dieu ne manque pas de déranger.

Tout est à revoir à la lumière de l’Esprit. Notre façon d’être fils, fille, père, mère, frère, sœur. Notre façon aussi d’appeler les hommes et les femmes à suivre Jésus.

La famille, les relations de couple sont des lieux de révélation, d’avènement, de discernement. Même un vécu difficile, même l’incompréhension des proches peut être une véritable occasion de nous laisser « déplacer » pour nous mettre en présence de Dieu.

Ne nous demandons pas si notre vie est idéale; demandons plutôt au Maître de la vie ce qu’il veut nous apprendre à travers nos chemins d’humanité. Il a dit: « C’est moi le Seigneur ton Dieu, qui t’instruis pour que tu en tires profit, qui te fais cheminer sur le chemin où tu iras » Isaïe 48, 17.

[1] Les « par’autou », littéralement, ceux qui sont auprès de lui, cette expression n’arrive qu’ici dans toute la Bible; elle désigne les gens d’une même famille, du voisinage.

[2] Cf aussi 2 Co 11 qui évoque la folie môria aux yeux des hommes qui est sagesse devant Dieu.

[3] Cf aussi Jn 7, 3-5.

[4] Sont-ils frères de sang, demi-frères, cousins ou même amis? Faut-il traduire le mot grec « adelphos » dans un sens restreint ou faut-il supposer un arrière-fond hébreu beaucoup plus ouvert?

[5] Cf Marie, la sœur de Marthe (Lc 10, 39) ou Paul assis aux pieds de Gamaliel (Ac 22,3).

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Monique Dorsaz

Monique Dorsaz

Epouse et mère de quatre enfants, Monique Dorsaz enseigne à l’Institut de Formation aux Ministères (IFM) de Fribourg. Elle est aussi au service de la « pastorale de la famille » dans le canton de Vaud. Bibliste, elle est membre de l’Association Biblique Catholique (ABC).

 

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