Revue Sources

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Sources a rencontré Dominique Froidevaux, sociologue et directeur de Caritas-Genève. et le remercie de l’éclairage qu’il apporte sur le sort de près d’un million de résidents sur le territoire suisse, frappés de précarité sociale et économique.

Que faut-il entendre par «précarité sociale»?

La notion de précarité renvoie à l’idée de situation inconfortable ou instable. Lorsque l’on parle de précarité sociale, on vise à faire comprendre la situation de personnes qui vivent:

– dans un inconfort ou des difficultés matérielles croissantes susceptibles de mettre en danger leur participation à la vie sociale,

– une situation où l’avenir est marqué par l’imprévisible et l’aléatoire et qui risque de les faire basculer dans la pauvreté, souvent accompagnée d’un processus de disqualification sociale.

On parle aussi d’extrême précarité pour caractériser les situations dans lesquelles les privations matérielles et l’insécurité sont élevées. Exemples: la situation des personnes sans statut légal qui, outre une précarité matérielle, subissent une précarité statutaire qui est source de grande insécurité. Ou encore la situation des personnes sans-abris, qui cumulent en général de multiples problématiques, toutes différentes les unes des autres, et se trouvent par conséquent en situation d’extrême vulnérabilité.

Quels sont les critères qui, en Suisse, définissent la pauvreté?

Il existe plusieurs approches pour définir la pauvreté. On peut en citer au moins trois.

Une première approche se limite à une prise en compte des ressources disponibles: on part du principe qu’un ménage en situation de pauvreté n’a pas accès à certaines ressources indispensables pour vivre dans une société donnée.

Une approche plus approfondie prend aussi en considération les conditions de vie: les ressources et les revenus, bien sûr, mais aussi la nature de l’emploi, le niveau de formation, les conditions de logement et de santé, le statut de séjour ou encore les chances de participer à la vie sociale, culturelle et politique.

L’approche par les «capabilités» a été proposée par le socio-économiste et Prix Nobel indien Amartya Sen. Une capabilité est «l’ensemble des fonctionnements potentiels que l’individu peut réaliser et qui représente sa liberté de fonctionner». L’intérêt de la réflexion proposée par Sen tient au fait qu’il invite à analyser cette «liberté de fonctionner» en regard des opportunités concrètes qui sont rendues possible par le contexte économique et social dans lequel peut évoluer un individu. Il insiste donc sur la responsabilité collective en termes de promotion de la justice sociale et de la capacité d’une organisation socio-économique à ouvrir des portes pour l’épanouissement de tout un chacun[1].

Le travail social s’inscrit en général dans une approche complexe, fondée sur la nécessité éthique de lutter contre toute forme de disqualification sociale, économique ou culturelle en visant l’émancipation des personnes, par un accompagnement approprié respectant leur libre choix. Dans les évaluations statistiques visant à mesurer l’ampleur et l’évolution de la pauvreté, on doit cependant se limiter à une approche fondée sur la seule prise en compte des ressources disponibles.

A partir de quel seuil peut-on parler en Suisse de pauvreté?

Certains mouvements voudraient limiter ce seuil au minimum de survie physique. C’est, dans les faits, ce qui est appliqué pour les migrants de passage, au titre de l’aide d’urgence à laquelle «quiconque en situation de détresse» à droit en Suisse au sens de l’article 12 de notre Constitution fédérale.

La Conférence des institutions suisses d’action sociale (CSIAS) définit, elle, des recommandations pour les personnes ayant droit à une assistance de dernier recours en Suisse. Sa définition se fonde sur le fait que, au-delà de la simple survie et du droit à un toit et des soins, il faut prendre en compte le droit à une participation minimale à une intégration socio-culturelle de manière à enrayer une dynamique qui aboutirait à l’exclusion des personnes concernées. Sa définition du minimum vital est la suivante: «En vertu de la Constitution et des lois, l’aide sociale doit assurer une vie digne dans un cadre modeste. Le minimum vital social facilite la participation à la vie de la société puisque le forfait pour l’entretien comprend également des dépenses modestes pour l’entretien de contacts sociaux et que, le cas échéant, il est possible d’octroyer des prestations circonstancielles supplémentaires[2]

Sur cette base, combien de pauvres en Suisse?

Pour des estimations statistiques nationales on prend en général comme référence la valeur médiane des revenus disponibles dans un pays donné. La médiane, cela veut dire le milieu de la distribution des revenus à partir duquel on a, d’un côté, les 50% les plus riches et, de l’autre, les 50%les moins riches. Le seuil de risque de pauvreté est défini par convention, pour assurer des comparaisons internationales, à hauteur de 60% de cette valeur médiane. On parle alors de pauvreté relative ou de seuil de risque de pauvreté. De manière plus stricte, le taux de pauvreté est défini à hauteur de 50% de la valeur médiane, ce qui correspond de manière assez cohérente au niveau du minimum vital qui doit être assuré par les institutions d’aide sociale.

Cela n’est jamais banal d’être jeune et sans avenir.

Si l’on se base sur un seuil de risque de pauvreté évalué à hauteur de 60% de la médiane, en Suisse, un million de personnes, c’est-à-dire 14,3% de la population, était menacée de pauvreté en 2011. Si l’on se base sur un seuil plus strict, à 50% de la médiane, cela représente encore environ 600’000 personnes ou 7,9% de la population. On peut dire que ce dernier chiffre représente le taux de pauvreté en Suisse, selon les chiffres de 2011, car il correspond de manière assez cohérente au niveau du minimum vital recommandé par les institutions d’aide sociale. 60% de la médiane, en 2011, cela représentait 2450.- Frs. pour une personne seule et 5100.- Frs. pour 2 adultes avec deux enfants de moins de 14 ans. 50% de la médiane, en 2011, cela représentait 2000.- Frs. pour une personne seule et 4250.- Frs. pour une famille du même type que précédemment[3].

Certaines enquêtes permettent aussi de mesurer divers indices de privation matérielle. Donnons quelques exemples. Le fait de ne pas être en mesure de faire face à une dépense inattendue touche un peu plus de 20% des Suisses, mais près de 45% des personnes en situation de pauvreté dans notre pays. Plus de 27% des personnes en situation de pauvreté ne peuvent s’offrir une semaine de vacances par année loin de chez soi. Sait-on encore qu’environ 7% des personnes en situation de pauvreté en Suisse déclare ne pas pouvoir prendre un jour sur deux un repas complet?[4]

La proportion des jeunes «pauvres» est-elle élevée et pourquoi?

En Suisse, selon la CSIAS[5], plus de 235’000 personnes touchent des prestations d’aide sociale. Un tiers des bénéficiaires de l’aide sociale sont des enfants et des adolescents entre 0 et 17 ans. A Genève, selon l’Hospice général[6], 1935 jeunes adultes de 18 à 25 ans ont bénéficié de prestations financières. Leur nombre est en augmentation constante depuis les années 2000 et a connu une accélération en 2012. Il faut savoir que ces chiffres ne représentent que la partie visible de la pauvreté, à savoir la pauvreté «prise en charge» et dont les institutions d’aide peuvent donner des statistiques de suivi. Or on estime que 30 à 50% des personnes ayant droit à l’aide sociale n’y font par recours. Cette proportion est certainement élevée chez les jeunes[7].

Les problèmes des jeunes sont liés à différentes formes de disqualification dans leurs parcours de vie: difficultés scolaires qui les font décrocher progressivement de l’école et prétéritent leurs chances d’accéder à une formation professionnelle. Des ruptures avec le milieu familial aggravent encore la situation de certains. Par la force des choses, les jeunes décrocheurs risquent de rompre avec leurs amis d’enfance qui, eux, s’attachent progressivement à construire leur avenir. Ils ont donc de plus en plus de difficultés à se projeter eux-mêmes dans des perspectives de formation professionnelle et voient leurs chances d’assurer leur existence par eux-mêmes s’amenuiser. Certains d’entre eux dérivent alors vers des comportements délictueux ou autodestructeurs. Cela n’est jamais banal d’être jeune et sans avenir.

Des remèdes possibles à cette situation?

En ce qui concerne les enfants et les jeunes en difficulté, Caritas s’engage en Suisse, par un plaidoyer sociopolitique et des projets concrets. Il s’agit de promouvoir des soutiens aussi précoces que possible, dès la petite enfance, pour minimiser les risques de disqualification scolaire des enfants dont les parents disposent de peu de moyens pour les accompagner, en bonne intelligence avec les familles. Il s’agit aussi de promouvoir des actions innovantes pour aider les jeunes décrocheurs ou en grande difficulté à se former et à se construire un avenir professionnel. Le programme Voie 2 de Caritas Genève est construit autour de cette perspective[8]. Caritas s’engage dans toute la Suisse par un plaidoyer en faveur d’une multiplication des opportunités de formation professionnelle et continue, sans discrimination.

Caritas s’engage aussi avec des compétences de pointe dans le conseil et l’accompagnent des ménages précarisés par un endettement qui risque de devenir insupportable. Elle a développé des épiceries sociales pour garantir, à des prix accessibles aux faibles revenus, un accès aux biens de première nécessité, produits alimentaires, produits d’hygiène. Promouvoir une alimentation saine pour tous est également un but de ces épiceries qui offrent des fruits et légumes de qualité à bas prix et développent des programmes permettant d’apprendre à cuisiner sainement sans se ruiner.

Mais l’approche de la lutte contre les situations génératrices de pauvreté est plus globale. Elle vise non seulement à assurer des conditions de vie dignes aux personnes en difficulté et des moyens pour elles de s’en sortir, mais aussi à agir en amont, de manière à réduire les risques de basculer dans la pauvreté. Cette lutte requiert donc une mobilisation globale, impliquant autant les pouvoirs publics que les acteurs associatifs et invitant les entreprises à prendre au sérieux leur responsabilité sociale de manière à créer des conditions de travail dignes et dignement rémunérées et faciliter le ré-emploi des personnes ayant connu des difficultés. Une approche transversale est prônée par Caritas, impliquant les dimensions de la formation, de l’accès au travail, au logement, à la santé, à la vie culturelle et citoyenne. Car c’est à partir du sort réservé au plus faibles d’entre ses membres que s’évalue le bien-être d’une collectivité. C’est, en tous les cas, ce qu’affirme le préambule de notre Constitution fédérale.

[1] Ces définitions sont développées dans le « Nouveau Manuel Caritas sur la pauvreté en Suisse » (Lucerne 2014).

[2] Source CSIAS : http://csias.ch/uploads/media/FAQ_2013-f_01.pdf

[3] Ces données sont fournies par l’Office fédéral de la statistique (OFS) et récapitulées dans le « Nouveau Manuel Caritas sur la pauvreté en Suisse » (Lucerne 2014).

[4] Selon l’enquête internationale SILC 2010 (Survey on income and living conditions) menée en Suisse par l’Office fédéral de la statistique (OFS).

[5] Source CSIAS: http://csias.ch/uploads/media/FAQ_2013-f_01.pdf

[6] Source Hospice général de Genève : http://www.hospicegeneral.ch/fileadmin/files/pdfs/medias/communiques/2013/Communique-HG_Point-jeunes_26.03.13.pdf

[7] Source : « Nouveau Manuel Caritas sur la pauvreté en Suisse » (Lucerne 2014).

[8] http://www.caritasge.ch/p107001195.html

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Dominique Froidevaux, sociologue, est directeur de Caritas-Genève.

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