Revue Sources

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Je sors d’un magasin d’appareils électroniques. Le vendeur est parfait…un parfait robot. Il connaît sur le bout des doigts ses références techniques et commerciales, mais son boniment glacé me fait promptement fuir. Deuxième boutique, tout autre répondant: chaleureux, écoutant mes besoins avant de vanter son produit, mettant ses compétences au service de ses clients. Le goût de communiquer me revient!

Un temps pour parler, un temps pour se taire

Notre quotidien plus bruyant que nourrissant nous inciterait-il au mutisme? En société: les codes, les modes, les logiques du moment nous échappent souvent, voire nous laissent pantois. La mondialisation nous éloigne autant qu’elle nous relie, le discours politiquement correct répercuté à une vaste échelle nous incline à une grande méfiance à l’égard de tout propos, sinon à d’inquiétants replis identitaires.

Le monde se veut de plus en plus transparent – on va tout vous dire, tout vous révéler – alors qu’il nous apparaît de plus en plus opaque. Qui ne l’a expérimenté chez un médecin soucieux de bien vous expliquer ce dont vous souffrez, examens ou images à l’appui, et auquel vous n’osez avouer que vous n’y comprenez goutte? Nous sommes à la fois invités à tout appréhender et de plus en plus largués face à la complexité du réel.

Nos nombreux medias ne facilitent pas la donne: le téléphone, l’ordinateur, la TV de divertissement nous occupent sinon nous épuisent sans nous enrichir: que de bavardages en dépit de services évidents!

Nous restons avides d’une parole vraie. Où la trouver, comment la susciter?

Nos pudeurs même se transforment: d’un côté nous avons tendance à tout exposer sur la place publique, voire à tout détruire par l’ironie ou le mépris; de l’autre nous nous découvrons de plus en plus handicapés pour exprimer nos vrais besoins ou la subtilité de nos sentiments.

Au sein de la famille: entre générations et cultures diverses partageons-nous encore la même langue, au propre et au figuré, en termes de sensibilité, d’images, de rythme, de priorités? Parvenons-nous à intégrer et digérer l’accélération rapide sinon brutale que nous vivons? Nos référentiels sont vite ringards d’une génération à l’autre. Dix ans d’écart? Deux mondes!

Et, encore plus interpellant peut-être, au coeur de nous-mêmes: mais qui suis-je, tiraillé entre relations et fonctions? Mes selfies que je glisse jour après jour sur Facebook ne me détournent-ils pas insidieusement de la question première: qu’est-ce qui m’habite, me réjouit, me fait vivre?

Au reste hyper informé – et si je ne le suis pas un clic sur mon iPhone me livre accès à n’importe quelle donnée – je me retrouve sous-formé. Science sans conscience n’est que ruine de l’âme disait Rabelais: toujours actuel?

Bref, des myriades de mots circulent, de plus en plus ébouriffants et dépaysants, de plus en plus bousculés – et bousculants – mais qui nous rejoignent de moins en moins. D’où cette lancinante tentation: nous retirer, fuir un discours devenu bruit, une vérité camouflée en rumeur.

Et pourtant, êtres sociaux, nous restons avides d’une parole vraie. Où la trouver, comment la susciter? Comment faire émerger un propos à la fois compréhensible et vivant? D’aucuns veulent remplacer un discours vidé de sa consistance par le cri. En écho à la souffrance du monde, à l’indignation, à la peur, à la joie peut-être. L’émotion seule est vraie. Retour au langage non verbal: musique, geste, danse, arts plastiques…

D’autres, en sens inverse, tentent de polir leur discours, de l’affiner et de le purifier, quitte à le rendre incompréhensible: parole docte, mais indigeste. Et quelques-uns, pourtant, réussissent le miracle: exprimer ce qui sourd en eux d’une voix claire et simple. Paroles d’hommes et de femmes habités.

Trois dynamiques

S’interrogeant sur l’évolution du langage artistique à travers les siècles Elie Faure proposait de distinguer trois périodes:

– dans la première le sens l’emporte sur la forme. Pour exprimer la fécondité, le sculpteur n’hésite pas à représenter des seins immenses, des ventres généreux, quitte à sacrifier les proportions. L’essentiel, c’est de traduire, fût-ce maladroitement, la force de la vie, l’éblouissement du matin.

– dans la deuxième, on tente d’équilibrer forme et fonds: art gothique, classicisme. Trop rare harmonie, précieux module or: ici brille le soleil de midi.

– quant à la troisième, elle sacrifie le fond sur l’autel de la forme: triomphe le flamboyant, la perruque, l’apparence. L’idéal, c’est ce qui est intéressant, insolite, le plus souvent artificiel, fût-ce mortifère: se dessine un inquiétant crépuscule.

Aujourd’hui, à bien des égards, nous sommes proches de cette troisième attitude, quand nous nous laissons séduire par les sirènes de la décadence, refusons de nous impliquer, de nous laisser toucher, intellectualisons tout ce que nous percevons, préférons le bizarre et l’exotique au signifiant. Blasés, nous vivons en surface dans un monde de joueurs, à l’instar du Clappique de la Condition humaine. Et en même temps, un peu partout, surgissent des voix qui refusent ce fatalisme, invitent à construire demain, à s’engager, fût-ce en se brûlant les ailes, qui s’insurgent pour affirmer leur capacité de changement. Quelle parole faire émerger au-delà de l’indifférence dédaigneuse des premiers et de l’enthousiasme parfois myope des seconds?

Quand le coeur parle

Entre le cerveau qui débat et les biceps qui combattent, le cœur bat et crée le lien. Oui, il faut que l’essentiel soit dit, mais pas n’importe quand ni comment. Une parole authentique naît dans le permanent aller-retour entre ce que nous vivons et ce que nous pensons, entre ce que nous sentons et ce que l’autre appelle. Parole de vie, en vis-à-vis. Nous l’avons tous expérimenté: nous avions tenté un discours construit mais impersonnel.

Une vraie parole ne se contente pas de poser un constat, elle crée.

Et voilà que, venue d’ailleurs, une voix s’est frayée un sentier en nous, à notre insu, réveillant un auditoire somnolent. Quel bonheur de voir pétiller des yeux, de trouver les mots justes pour partager notre expérience de terrain! Parce que la parole nous dépasse, nous devenons des passeurs malgré nous. A condition que notre pensée soit pesée de goût et de sens. Que notre sagesse soit savoureuse, que nos humeurs se rafraîchissent d’humour, que notre verbe ne soit pas verbiage. Un long apprentissage nourri d’ascèse pour refuser les gags faciles, l’ironie délétère, l’approximation paresseuse, la superficialité mondaine, en se reliant à des sources de vie.

Une parole qui crée

En définitive, une vraie parole ne se contente pas de poser un constat, elle crée. Le récit biblique de la création le rappelle: Dieu dit, et cela fut.

A notre tour d’être enthousiastes, entendez habités par un Dieu, qui nous donne de faire être et de susciter une espérance. Oui, c’est possible, oui, je crois en toi, oui, il y a plus que ce que tu vois. Oui, parler n’est pas d’abord résoudre une équation, mais nous sortir de la sidération paralysante pour attiser le désir – de-siderium -. Parole-trésor, qui requiert à la fois la maîtrise exigeante du scientifique qui traque la rigueur du réel et la démaîtrise malicieuse du poète qui trace des voies inédites.

Et si retrouver souffle et langue impliquait de dépasser les formules rassurantes pour oser accueillir une parole venue du tréfonds de mon être, dans l’écoute chaleureux de l’autre et l’émerveillement face au mystère de la Vie: une parole d’aube?

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Monique Bondolfi

Monique Bondolfi

Monique Bondolfi-Masraff, membre de l’équipe rédactionnelle de Sources.

Réflexion très pertinente et nourrissante : le progrès n’est pas toujours là où l’on croit. Merci. André K.


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