Revue Sources

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Quid quaeris? Que veux-tu? Que cherches-tu? Cette question me fut posée voici soixante ans, alors que j’étais étendu de tout mon long sur le sol, les bras en croix, devant un frère dominicain qui tenait le rang de prieur dans son couvent.

C’était à Fribourg, un après-midi de septembre. Je quittais une famille qui se pressait émue au-delà des grilles qui fermaient le chœur de la petite chapelle. En deçà, un groupe de religieux dont j’allais porter l’habit. Ma position était suffisamment humiliante et inconfortable pour m’épargner la fantaisie de donner au prieur une réponse non protocolaire à sa demande. J’aurais pu lui rétorquer ce que le diable aurait pu me souffler à ce moment :«Tu me demandes ce que je veux? Et bien, voici. Assure-moi un avenir brillant; fais de moi un nouveau Thomas, un autre Lacordaire. Je m’accommoderais bien aussi de réincarner Las Casas, voire Fra Angelico ou, à la rigueur, le Père Congar…» Ou plus simplement, j’aurais pu répondre aussi: «Je viens chercher ici une bonne planque, un abri pour maintenant et un havre pour mes vieux jours».

Un rite éloquent

Je m’en tins ce jour-là à la réponse officielle fixée par le Processionnal de l’Ordre des Prêcheurs. Quatre mots faciles à retenir et à répéter: «Misericordiam Dei et vestram». «Je demande la miséricorde de Dieu et la vôtre». La miséricorde! Etait-ce bien ce dont j’avais besoin ce jour-là? Cette hypothèse m’avait-elle seulement effleuré au cours des mois où je me posais la question de ma vocation dominicaine? A vingt ans, étais-je si misérable pour provoquer pareille pitié? Si sale pour que le pardon me lave? La miséricorde d’un Père du Ciel qui voit dans le secret passe encore, mais celle de ces messieurs que je ne connaissais pas, pas plus qu’ils ne me connaissaient… Qu’avais-je à faire de leur «miséricorde»? Ce n’était pas le cadeau d’accueil que j’attendais de leur part. Il m’a fallu une longue vie religieuse pour mesurer cette erreur d’appréciation et la pertinence de l’offre qu’on me faisait.

A vingt ans, étais-je si misérable pour provoquer pareille pitié? Si sale pour que le pardon me lave?

La réponse rituelle du prieur à me demande, fixée elle aussi par le Processionnal, était ambiguë. Le supérieur avouait humblement ne pouvoir statuer sur la miséricorde divine, présumant toutefois qu’elle m’avait été accordée du fait que j’avais eu la bonne idée de frapper à la porte de son couvent. Quant à «sa» miséricorde et celle de ses frères, il promettait de ne m’en faire part qu’au jour où j’aurais donné la preuve d’un engagement sincère à observer les vœux religieux. Et de m’énumérer la liste impressionnante des contraintes et obligations que cela exigeait de moi. Un peu comme le ferait un juge d’application des peines mis en présence d’un détenu sollicitant sa libération conditionnelle. En fait de miséricorde, l’Ordre ne m’en promettait qu’une provisoire, à réévaluer d’ici une année. J’avais devant moi douze mois de noviciat pour mériter de la prolonger.

La confrérie des graciés

A plusieurs reprises, il m’est arrivé au cours de ma vie dominicaine de revisiter – comme on dit de nos jours – cette étrange et lointaine liturgie. Non que j’eusse douté de la miséricorde divine à mon endroit. J’ai été élevé sous le regard d’un Dieu bienveillant qui aim pardonner. Mes confessions fréquentes m’avaient enlevé toute illusion quant à ma prétendue sainteté. Je demandais donc aux Dominicains de m’accepter tel que j’étais, ni saint auréolé ni pécheur invétéré. En m’offrant leur miséricorde, ils estimaient, sans doute avec raison, que je ne répondais pas encore – y répondrais-je un jour? – à tous les canons et critères du bon dominicain. Sans attendre ce jour improbable, ils me faisaient miséricorde et m’acceptaient comme «convers», appellation réservée en ce temps-là à une catégorie de frères non prêtres, vêtus d’un capuce et d’un scapulaire noirs, qu’on reléguait dans les dernières stalles du chœur et sur les sièges les plus reculés du réfectoire. De vrais pénitents, quoi! Destiné à devenir clerc, je n’eus pas à subir ces humiliations, mais acquis la conviction que j’étais moi aussi, bien que tout de blanc vêtu, un candidat à un processus ininterrompu de conversion. Bref, j’entrais dans l’Ordre comme on entre en Carême, convaincu de n’être que poussière et désireux de changer de vie.

J’étais vraiment inséré dans une famille où la miséricorde ne devrait pas être un vain mot.

Cet aveu aurait pu me décourager, si je n’avais pas vécu chez les Dominicains des moments autrement plus chaleureux et réconfortants. Tout d’abord cet «osculum pacis», ce baiser de paix, prévu par le rituel après la prise d’habit. Il se transformait chez nous en embrassade générale, en bourrades viriles, avec des mots d’encouragement et des signes visibles d’amitié. Un débordement non prévu par les rubriques, mais accompagné d’un vibrant «Te Deum» que le chantre ne parvenait plus à diriger. Ce geste signifia pour moi que des frères m’acceptaient tel que j’étais et tel que je serai, pour le meilleur et…pour le pire. Et sans condition! J’étais vraiment inséré dans une famille où la miséricorde ne devrait pas être un vain mot. Je fus toujours ému quand mon tour venait d’accueillir un candidat qui sollicitait ma propre miséricorde. Qui étais-je, moi, pour prétendre la lui refuser? Ne l’avais-je pas tant de fois mendiée et reçue de mes frères ? Ce jour-là, se nouait entre lui et moi un pacte de mutuelle miséricorde. Nous entrions l’un et l’autre dans une communauté de graciés.

Dominique le miséricordieux

L’exemple venait de haut et de loin. Saint Dominique lui-même a ouvert cette voie. Les premiers frères ont témoigné de sa compassion pour les égarés, pour ces «pécheurs» que sa prière instante et incessante voulait ramener. Une de ses premières préoccupations ne fut-elle pas d’accueillir des femmes et des filles séduites par les Cathares? Dominique n’aurait eu honte d’aucun de nous.

Beaucoup plus tard, Jean-Joseph Lataste, un de ses fils, émule de son audace, recrutait de futures religieuses parmi les femmes condamnées et détenues dans les prisons de son temps. Nombre de Dominicains et Dominicaines exercent aujourd’hui encore ce ministère de miséricorde dans les maisons d’arrêt du vieux et du nouveau monde. A l’opposé, j’ai toujours trouvé ignoble le refus de miséricorde, la délation, la dénonciation, le rejet hautain et méprisant, la rupture sans pardon ni rémission. Autre indice de miséricorde dominicaine: notre Ordre ne peut renvoyer un frère «déviant» qu’au terme d’une procédure de plusieurs années, lui accordant le temps d’une très longue réflexion, lui offrant même la perspective de rejoindre à nouveau sa communauté. Personnellement, je n’ai jamais vécu comme une rupture d’amitié et de solidarité le départ d’un frère choisissant un jour un autre chemin que le mien. Surtout si ce frère m’avait un jour promis sa miséricorde ou si je lui avais promis la mienne. Je me sens lié par ce pacte de mutuelle fidélité.

Chapelle de Miséricorde

Les Prêcheurs sont arrivés à Fribourg à l’orée du siècle dernier. Ils ont choisi une résidence proche du quartier de «Miséricorde», là où quelques décennies plus tard allait être construite la nouvelle université, là où les Dominicains enseigneront et étudieront encore aujourd’hui. Il y avait à cet endroit, au temps de l’ancien régime patricien, une chapelle – la chapelle de la miséricorde – où les condamnés à mort qu’on allait supplicier sur une colline voisine faisaient une halte pitoyable. Un prêtre offrait à ces malheureux ce qui en vérité était pour eux les dernier sacrements. Sur cet emplacement a été édifiée au siècle dernier une splendide chapelle universitaire. Devant une verrière qui scintille comme autant d’étoiles dans la nuit, un Christ crucifié continue à ouvrir ses bras comme s’il voulait épouser toute la misère du monde. Selon une célèbre antienne, il continue de supplier les passants de ce chemin: «O vos omnes qui transítis per víam, atténdite et vidéte si est dólor símilis sícut dólor méus» «Vous tous qui passez par ce chemin, arrêtez-vous et voyez s’il existe une douleur semblable à la mienne!»

L’actuelle chapelle se dénomme toujours chapelle de Miséricorde comme l’ensemble de ce site universitaire. Quelle mission pour cette institution qu’on appelle aussi «alma mater», mère nourricière, compatissante et miséricordieuse. Les Dominicains qui la fréquentent devraient avoir à cœur de s’en souvenir.

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Guy Musy

Guy Musy

Le frère Guy Musy, dominicain du couvent de Genève, est rédacteur responsable de la revue Sources.

Merci pour ce beau texte. On reconnaît bien là la bonté de Guy Musy.


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