Revue Sources

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Qu’il s’agisse de l’instruction propre à l’école ou, plus globalement de l’éducation, voire de la direction spirituelle, religieuse ou philosophique, le rapport du maître à un disciple consiste en une «marche» commune vers la vérité et vers la liberté. Dans le propos qui va suivre, on se bornera à parler du savoir qui est recherche de la vérité. La relation maître-disciple sera donc envisagée dans le cadre de l’enseignement scolaire.

Le «magister»

Qu’est-ce qu’un maître? C’est, selon l’étymologie latine, un magister. Magister vient du latin magis (plus). C’est-à-dire, plus que le maître est censé être, littéralement, «plus» avancé sur le chemin où il veut entraîner son disciple. Il en connaît les étapes, les difficultés, la destination, parce qu’il l’a déjà emprunté. Il se tient donc au côté du disciple, et non nécessairement en avant,  même s’il a l’avantage (c’est le «plus» de magis) d’avoir déjà parcouru et ainsi exploré la voie choisie.

Il a, en commun avec son disciple, de marcher sur le même sentier. il n’est donc pas d’une autre nature que le disciple, il habite le même univers. C’est pourquoi, la rencontre avec le disciple s’effectue dans un monde «commun». Raison pour laquelle, le maître peut «communiquer» ou plutôt «communier» avec le disciple. On y reviendra.

Le «dominus»

Le latin possède un autre mot pour dire le maître, c’est celui de dominus. Mais précisément, ce mot ne convient pas pour désigner la dyade maître-disciple car dominus c’est surtout le seigneur, celui qui «domine». La domination ne convient pas à la relation maître-disciple car on ne saurait conduire un être vers la vérité par l’imposition d’un savoir venu d’en haut.

Dominer, n’est donc pas cheminer avec le disciple, mais adopter une attitude de surplomb qui transforme le disciple en simple réceptacle d’un savoir censé se déverser au nom d’une autorité confondue avec un pouvoir coercitif, au lieu de faire du disciple un compagnon de route. La dyade ne serait plus alors celle du maître et du disciple (magister-discipulus), mais celle du maître et de l’esclave (dominus-servus). Il n’y aurait pas une marche commune entre le maître et son disciple, mais un asservissement paralysant du serviteur par son maître.

Et le disciple

Comment caractériser le disciple? Le mot paraît ne pas convenir dans le domaine de l’enseignement. Sans doute parce que l’instruction n’a pas la prétention de diriger un élève dans une voie de sagesse particulière pour laquelle le mot de disciple, dans l’usage actuel, convient davantage. L’instruction vise essentiellement à permettre l’accès à des méthodes et des savoirs et non à régler les mœurs.

À l’école, on se méfierait à juste titre d’un maître qui transformerait les êtres qui lui sont confiés en disciples parce qu’on le soupçonnerait alors de se comporter comme une sorte de gourou. Pourtant on peut admettre que le rapport entre l’enseignant et l’enseigné soit décrit comme une relation de maître à disciple, mais à la condition de retrouver la signification originaire du mot disciple.

Maître et disciple sont en réalité des condisciples, tous deux tendus vers une vérité et un savoir qui se donnent grâce à une lumière intérieure.

La langue, une fois de plus, nous instruit. L’indo-européen dek, qui signifie «acquérir ou faire acquérir une connaissance» a essaimé de manière significative en latin. Ce sont bien des «disciplines» (des matières) qu’on enseigne en classe où doit régner une certaine «discipline» (une organisation pour travailler), ce que le latin exprime à l’aide du mot disciplina, qui renvoie aussi bien à l’idée d’enseignement qu’à celle de règle de vie. Le disciple (discipulus) est bien celui qui se laisse enseigner parce qu’il est docile (docilis).

On peut prolonger cet inventaire lexical en observant que le docteur (doctor) est celui qui a autorité pour enseigner (docere) un art, une science (doctrina). Le grec, lui aussi, a exploité le filon de la racine indo-européenne en proposant aux langues, par exemple, la didactique (didaxis) pour caractériser la méthode et l’objet d’une leçon, d’un enseignement, ou encore la dogmatique (dogmatikos) qui est l’exposé d’une doctrine, éventuellement fondée sur des principes.

Un espace commun au maître et au disciple?

Toutes ces précisions permettent de mieux saisir la relation qui unit maître et disciple. D’une part, il existe entre eux une asymétrie irréductible, puisque que le premier est plus (magis) «avancé» que le second. Mais, d’autre part, ils sont tendus, comme des alpinistes encordés, par la recherche du même but. Et cette recherche commune les unit. Ainsi, le maître est plus avancé mais non différent, car si la place de l’enseignant n’est pas celle de l’enseigné, l’un et l’autre partagent le même espace de signification dans la recherche du savoir. Mettre l’accent sur la notion d’enseignement, permet, par le détour de l’étymologie (enseigner, c’est faire signe), de renouer avec l’idée simple et féconde que l’enseignant est celui qui adresse des «signes» à l’enseigné.

Or, comme l’a bien montré saint Augustin dans le De Magistro, les signes en tant que tels n’apprennent rien, ne transmettent rien, ils se bornent à indiquer, à orienter le regard de l’enseigné. Dès lors, enseignant et enseigné partagent le même espace de signification puisque les signes adressés par le premier ne sont reçus par le second que parce qu’ils correspondent à une expérience sémantique commune. Et surtout, ils permettent au maître et au disciple de se soumettre à la même vérité qu’ensemble ils recherchent.

Renseigner n’est pas enseigner

Il en résulte une conséquence capitale, celle déjà soulignée lorsque l’on a distingué le magister et le dominus: la «transmission» du maître au disciple ne peut en aucune façon se concevoir selon le schéma de l’émetteur et du récepteur, comme s’il s’agissait de transvaser le savoir du maître dans l’esprit vide et passif du disciple.

Certes, le maître peut communiquer des informations. Mais celles-ci appartiennent alors au registre du renseignement, non de l’enseignement. Et les informations que l’on communique ne viennent pas s’imprimer sur une cire vierge: elles sont reçues dans la mesure où elles trouvent à s’intégrer dans une structure forgée par le disciple lui-même, en fonction de ses expériences antérieures. Ainsi, la même information communiquée par le même maître à deux disciples différents ne sera pas accueillie et incorporée de la même façon par chacun.

Communier et non communiquer

Enseigner, ce n’est donc pas «communiquer» parce que l’espace «commun» du maître et du disciple est plutôt celui d’une «communion». L’enseignement est bien une relation triadique, non celle de l’émetteur-information-récepteur, mais celle qui place le savoir recherché au-dessus, ou plus exactement, au-dedans du maître et du disciple. Car, si la vérité transcende les particularités, cette transcendance se donne au fond du plus intime de chacun.

Telle est la leçon remarquable de saint Augustin: la relation triadique est celle qui réunit le maître et le disciple, mus par une commune participation à une même recherche de la vérité, et tous deux en capacité de se laisser habiter par celui que l’évêque d’Hippone nomme le Maître intérieur et qui, pour lui, n’est autre que le Christ.  Mais la leçon vaut au-delà de cette référence religieuse, car ce qui est perçu ici avec acuité par saint Augustin, c’est précisément que maître et disciple sont en réalité des condisciples, tous deux tendus vers une vérité et un savoir qui se donnent grâce à une lumière intérieure. Et il appartient à chacun de se laisser éclairer par cette lumière intérieure.

Est-ce à dire que toute frontière entre maître et disciple soit abolie? Non, car si un espace commun de signification les réunit, si chacun reçoit le rayon intérieur qui l’illumine, il demeure, pour revenir à notre point de départ, que, sur le chemin fréquenté, le maître est un éveilleur, un être qui connaît «plus» (magis) les cahots de la route, mais aussi les points de vue offerts par les panoramas rencontrés lors de sa marche commune avec le disciple. Le maître ne transmet rien, ne transporte rien. Il fait signe, il adresse des signes, et le disciple est convié à reconnaître les significations ainsi indiquées. Cela, le maître ne peut le faire à sa place. Il oriente le regard et invite le disciple à regarder cette vérité du savoir que lui-même voit. Son travail est de dire au disciple: «Regardons ensemble ce que je vois».

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Jacques Ricot

Jacques Ricot

Jacques Ricot est agrégé et docteur d’Etat en philosophie. Il a été de nombreuses années professeur de philosophie en classes préparatoires scientifiques à Nantes ainsi que chargé de cours de bioéthique à l’université de Nantes.

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