Revue Sources

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L’engagement fait peur aujourd’hui. Notre faiblesse nous prend à la gorge devant le pas à faire pour sceller un engagement, et surtout un engagement de vie et à vie. La Parole de Dieu peut-elle nous aider à y voir plus clair et à marcher d’un pas plus ferme?

Ce recours est non seulement louable, il est nécessaire, à une condition pourtant: ne pas s’attendre à trouver dans la Bible des recettes de « prêt à porter ». En revanche, le livre des Ecritures est éclairant dans la mesure où il rassemble, de la Genèse à l’Apocalypse, des trajectoires de personnes et de nations, de pécheurs et de saints pour notre instruction. Les quelques lignes qui vont suivre relèvent d’un choix, du regard du rédacteur de cet article qui est frappé une fois de plus par le visage de notre Dieu, aussi déconcertant qu’engageant!

Un MaÎtre exigeant

On se souvient de l’enseignement de Jésus sur la fidélité à notre parole: « Que votre langage soit: « Oui? Oui », « Non? Non » (Mt 5,37). S. Paul, une fois configuré au Christ, peut écrire aux Corinthiens: « Aussi vrai que Dieu est fidèle, notre langage avec vous n’est pas oui et non. Car le Fils de Dieu, le Christ Jésus que nous avons proclamé parmi vous Silvain, Timothée et moi, n’a pas été oui et non; il n’y a eu que oui en lui. » (2Co 1,18-19). C’est pourquoi Paul précise ensuite que c’est par le Christ que nous disons « l’Amen » à Dieu pour sa gloire. Quant à Jean de Patmos, il donne au Christ ce beau nom: « Ainsi parle l’Amen, le Témoin fidèle et vrai » (Ap 3,14).

Le croyant est donc invité à tenir sa parole, à s’appuyer sur le Christ, à s’engager à sa suite.

Rappelons que ce petit mot AMEN qui conclut nos oraisons évoque en hébreu la solidité et la fiabilité. Dire « je crois – Amen », c’est dire: je puis m’appuyer sur Celui qui me porte et m’assure. C’est évoquer à la fois la solidité du roc sur lequel on peut se fonder, mais aussi la sécurité perçue par l’enfant porté sur les bras de sa mère ou de son père. Le croyant est donc invité à tenir sa parole, à s’appuyer sur le Christ, à s’engager à sa suite. Certes, mais c’est là que le panorama biblique réserve quelque surprise. Le témoignage à rendre au Christ ne relève pas que de la fermeté, de la conviction: le fanatique ne manque ni de l’une ni de l’autre. Qu’est-ce qui va distinguer le croyant disciple du Dieu d’Israël et de Jésus de Nazareth?

Généreux mais éconduits

Les évangiles ne manquent pas de portraits d’êtres magnanimes, séduits par le Christ et prêts à le suivre, du moins le pensent-ils. A un scribe généreux qui venait de lui promettre: « Maître, je te suivrai où que tu ailles » (cf. Mt 8,18-22), Jésus précise que ce sera exigeant de suivre un Maître qui n’a pas où reposer la tête. Et au disciple qui, dans la foulée, lui disait sa disponibilité tout en lui demandant de pouvoir aller enterrer son père (une des obligations les plus impérieuses et les plus nobles), Jésus rappelait que sa suite requiert une disponibilité dépassant tous les autres liens. Pas très engageant, le Maître…

Une messe, même présidée par le Seigneur, ne convertit pas en un instant l’apôtre fanfaron.

Rappelons-nous également la fougue de Pierre, le premier des apôtres. Aussitôt après avoir partagé avec ses disciples le dernier repas, celui de l’institution de l’eucharistie, Jésus leur annonce que tous, ils vont succomber à cause de lui, cette nuit même, tout en leur faisant entrevoir la victoire de sa résurrection. « Prenant la parole, Pierre lui dit: Si tous succombent à cause de toi, moi je ne succomberai jamais. » (Mt 26,33). Comme quoi, une messe, même présidée par le Seigneur, ne convertit pas en un instant l’apôtre fanfaron. Un coq sera chargé de le rendre plus réaliste!

Autre scène tragicomique: après la troisième annonce de la Passion, alors que Jésus une fois de plus tente de préparer les disciples à la terrible épreuve de son agonie et de sa mort sur la croix, Jacques et Jean, les fils de Zébédée, font part à leur Maître du désir qui les habite: « accorde-nous de siéger, l’un à ta droite et l’autre à ta gauche, dans ta gloire » (Mc 10,37). Comme quoi, une catéchèse prolongée donnée par le Seigneur lui-même ne change pas non plus en un instant des apôtres encore gros-grain et très terre-à-terre.

Jésus tente bien de leur faire prendre un peu de hauteur ou, si l’on préfère, de profondeur, et de les mettre à sa suite: « Vous ne savez pas ce que vous demandez. Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire et être baptisés du baptême dont je vais être baptisé? » Ils lui dirent: « Nous le pouvons. » Les dix autres qui avaient entendu se mirent à s’indigner contre Jacques et Jean, nous rapporte S. Marc.

Et Jésus de reprendre la formation permanente de ses proches: le Fils de l’Homme n’est pas venu pour régner, pour dominer, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude. Le décalage paraît tellement grand entre ce que Jésus essaie de faire partager à ses disciples et ce qu’ils en comprennent… L’évangéliste Marc nous le fait percevoir en insérant ici une guérison d’aveugle, à la sortie de Jéricho. L’aveugle était « au bord du chemin ». C’est seulement une fois guéri par Jésus, qu’il peut suivre Jésus SUR le chemin (Mc 10,46-52).

Serait-il si difficile de libérer les hommes? Ni la force ni la parole ne semblent y parvenir.

Nous voilà prêts à accueillir un des traits marquants de l’expérience spirituelle d’Israël et de l’enseignement à la suite du Christ: c’est moins la force et la vigueur qui comptent que l’amour pour notre Dieu, la conscience de notre faiblesse et l’appel à la rescousse pour que notre engagement soit possible et ensuite fidèle: « Seigneur, viens à mon aide ». Dans les fameuses Lettres aux Eglises d’Asie qui ouvrent l’Apocalypse, le Christ glorieux s’adresse à sept communautés, sorte de microcosme pour toute l’Eglise (7, comme 12, sont des chiffres de l’universel dans l’Ecriture). A l’Eglise d’Ephèse, le Christ reconnaît un engagement courageux: « je connais ta conduite, tes labeurs et ta constance » (Ap 2,2): que demander de plus? Et pourtant ce qui suit est instructif: « Tu as de la constance. N’as-tu pas souffert pour mon nom, sans te lasser? Mais j’ai contre toi que tu as perdu ton amour d’antan. » (Ap 2,3-4).

Appelé et dérouté

La question n’est donc pas seulement celle de l’engagement, mais d’abord et surtout celle du comment de cet engagement. J’ai retenu quelques scènes de l’Ancien Testament où la logique déconcertante de Dieu se donne à connaître.

Tout d’abord l’appel d’Abraham: cette scène ouvre l’histoire du salut, elle est donc programmatique et mérite la plus grande attention. Le premier mot vaut programme: « Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père et va vers le pays que je te montrerai. » (Gn 12,1). L’homme qui entend cet appel se doit d’être dégagé, libéré d’attaches trop humaines, pas seulement au niveau familial, national, culturel mais aussi au niveau intellectuel. « Mes pensées ne sont pas vos pensées et mes voies ne sont pas vos voies » rappelle le Seigneur (Is 55,8). C’est pourquoi l’entrée en obéissance, la mise à disposition du croyant commence non par un engagement mais par un dégagement: « Quitte ».

Appelé et détourné

De l’histoire de Moïse, je retiens une autre scène devenue emblématique: celle de sa vocation dans le désert, à la montagne de Dieu, l’Horeb. Le Seigneur lui apparaît dans une flamme de feu au milieu d’un buisson qui, bien qu’embrasé, ne se consumait pas. « Moïse dit: ‘Je vais faire un détour pour voir cet étrange spectacle, et pourquoi le buisson ne se consume pas.’ Yahvé vit qu’il faisait un détour pour voir, et Dieu l’appela du milieu du buisson. » (Ex 3,3).

Un départ, un détour, une écoute: autant de conditions pour qu’un engagement au service d’un Dieu libérateur et ami des hommes ne soit pas qu’une divinisation de nos énergies naturelles.

Notez l’insistance du rédacteur: non seulement Moïse fait un détour, quitte son chemin pour s’approcher du buisson, mais le Seigneur lui-même prend en compte ce détour et alors l’appelle et lui révèle son Nom. Celui qui va être appelé et envoyé, commence par être dérouté. Il lui faudra ensuite entendre et accueillir la révélation du Nom, la solidarité de Dieu avec son peuple opprimé et enfin sa mission de libérateur.

La scène se laisse résumer en quelques mots impressionnants: « J’ai vu, j’ai vu la misère de mon peuple, j’ai entendu son cri, je suis descendu… maintenant je t’envoie: va. » A la surprise incrédule de Moïse répond une promesse: « Je serai avec toi ». Cette vocation prend d’autant plus de relief que l’on se souvient d’un premier « engagement » de Moïse devant l’oppression de ses frères sous la férule égyptienne. Témoin d’une scène de violence – un Egyptien qui frappait un Hébreu – Moïse tua l’Egyptien; le lendemain c’est par le dialogue qu’il essaya de ramener à la raison deux Hébreux qui se battaient. Econduit, il ne lui reste que la fuite. Serait-il si difficile de libérer les hommes? Ni la force ni la parole ne semblent y parvenir. Mais cette fois c’est le Seigneur qui va prendre l’initiative, dérouter Moïse pour finalement le fidéliser sur une autre logique, celle de son Dieu.

Appelé à écouter

L’appel à l’engagement au service de Dieu prend encore une autre figure dans la vocation du jeune Samuel. Après le « départ » avec Abraham, et après un « détour » avec Moïse, c’est maintenant l’oreille qui est sollicitée.

Un maître juif ou un philosophe grec auraient intimé: « étudie ». Le Rabbi de Nazareth détonne et étonne: « suis-moi ».

On connaît la scène. Le prêtre Eli servait Dieu au temple, il y logeait et avait près de lui le jeune Samuel. Le rédacteur précise qu’en ce temps-là « il était rare que Yahvé parlât, les visions n’étaient pas fréquentes » (1Sm 3,1). Faute d’être très mystique, et devant la discrétion du Seigneur, le prêtre Eli s’était reconverti en brave fonctionnaire du culte. Lorsque le Seigneur appelle Samuel, en pleine nuit, et que celui-ci répond « me voici » et se précipite vers le prêtre, croyant que ce dernier l’avait appelé, il s’entend répondre: « je ne t’ai pas appelé, retourne te coucher », et cela une première fois, puis une seconde fois. La troisième fois, Eli finit par se douter que c’est peut-être bien le Seigneur qui est en train de se manifester à son jeune stagiaire. « Alors il dit à Samuel: Va te coucher, et si on t’appelle, tu diras: Parle, Yahvé, car ton serviteur écoute » (3,9).

On pourrait traduire plus finement: parle, Seigneur, car ton serviteur est en état d’écoute. Le jeune Samuel était disponible mais pas encore formé à l’écoute: « Samuel ne connaissait pas encore Yahvé et la parole de Yahvé ne lui avait pas encore été révélée. » (3,7). Le vieux prêtre, pourtant homme d’expérience, blanchi sous le harnais, n’a pas eu besoin de moins de trois appels pour qu’il en vienne à accepter que le Seigneur lui-même pouvait se manifester et surtout appeler un plus jeune.

Un départ, un détour, une écoute: autant de conditions pour qu’un engagement au service d’un Dieu libérateur et ami des hommes ne soit pas qu’une divinisation de nos énergies naturelles. Un tel engagement nous ressemblerait de trop et ne contribuerait pas toujours à l’émergence d’un monde nouveau.

Reste à entendre l’appel du Maître: « Suis-moi ». C’est ainsi que Jésus interpelle ses premiers disciples. Un maître juif ou un philosophe grec auraient intimé: « étudie ». Le Rabbi de Nazareth détonne et étonne: « suis-moi », mobilise à la fois une liberté et l’appelle concrètement. Jésus invite le disciple à mettre ses pas dans ceux du Maître, jour après jour, en tâchant de lui ressembler. Et non pas seulement intellectuellement mais pratiquement, avec un souci concret et vérifié du service du prochain. Non pas défendre ou servir une cause, fût-elle chrétienne – les idéologies même chrétiennes n’en demeurent pas moins idéologies et souvent meurtrières – mais apprendre à devenir serviteur à l’image du Serviteur.

Le testament de Jésus au soir du Jeudi Saint oriente toutes les formations à l’engagement: « Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. Car c’est un exemple que je vous ai donné, pour que vous fassiez, vous aussi, comme moi j’ai fait pour vous. En vérité, en vérité, je vous le dis, le serviteur n’est pas plus grand que son maître ni l’envoyé plus grand que celui qui l’a envoyé. Sachant cela, heureux êtes-vous si vous le faites. » (Jn 13,14-17).

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Jean-Michel Poffet, frère dominicain suisse, prieur du couvent St Hyacinthe de Fribourg, fut directeur de l’Ecole biblique et archéologique de Jérusalem. Il est membre de l’équipe rédactionnelle de « Sources ».

 

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