Revue Sources

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Il y a déjà un certain temps, le rédacteur de SOURCES nous pria d’informer les lecteurs de la revue sur l’état de l’édition des œuvres d’Édith Stein. Nous avons très volontiers satisfait à sa demande. Les mois ayant passé, nous reprenons notre texte, afin de le mettre à jour.

Editions en allemand

En allemand, il y a eu tout d’abord à partir du milieu des années 50 une première édition se voulant aussi complète que possible, sous le titre général de Edith Steins Werke (ESW). Ce fut l’œuvre de Lucy Gelber, collaboratrice aux Archives Husserl et conservatrice de l’Archivum Carmelitanum Edith Stein, et du frère carme Romaeaus Leuven, de la province de Hollande. Ces deux personnes firent œuvre de sauvetage et de mise en ordre des manuscrits, puis de publication. L’édition parvint au total à 18 volumes. A la suite de différentes réorganisations des Archives, la décision fut prise, à la fin du siècle dernier, de mettre en route une nouvelle édition, l’Edith Stein Gesamtausgabe (ESGA), aux éditions Herder. Un ensemble très imposant était prévu dès le début. Aujourd’hui, cette entreprise est parvenue à son terme. Le 27ème et dernier tome a paru en novembre 2015. Il s’agit du volume contenant des textes de phénoménologie et ontologie de la période allant de 1917 à 1937. Sept tomes contiennent des traductions de divers auteurs (Alexandre Koyré, John H. Newman, saint Thomas d’Aquin, Denys l’Aréopagite). Cette édition servira désormais de base pour tout travail de recherche et pour toutes les traductions vers d’autres langues.

S’il faut saluer cet immense travail d’édition, dont l’initiative revient à l’Institut international Edith Stein de Würzburg, il convient également de signaler les problèmes de diverses sortes qu’il a engendrés. Au plan pratique et économique, cette double édition, distante de peu d’années, pour certains volumes, a entraîné des coûts considérables pour celles et ceux qui veulent se procurer l’ensemble de l’œuvre. Au plan de la lecture et de la rédaction d’études et d’ouvrages, la recherche et la mise en place des références aux sources deviennent très compliquées. Une assez grande partie des ouvrages de langue française sur Edith Stein – pour ne parler que de ceux-ci – ont été rédigés sur la base des ESW. Le lecteur d’aujourd’hui, ne possédant pas forcément ces anciens volumes, aura de la peine à trouver le texte original auquel les différents auteurs se réfèrent, d’autant plus que les textes ne sont pas publiés dans le même ordre. Des difficultés se présentent également au sujet des traductions. Bien des textes d’Edith Stein ont été traduits à partir de l’édition ESW. Or, celle-ci n’était pas ausssi fiable que la nouvelle édition, fondée sur un travail éditorial beaucoup plus précis. Les éditeurs seront obligés, dans certains cas, de faire reprendre les traductions et d’en faire des rééditions.

Editions en français

Ceci nous amène à parler de l’édition de l’œuvre steinienne en langue française telle qu’elle se présente en ce début de l’année 2016. Nos lecteurs savent qu’il y a une bonne vingtaine d’années, la maison d’édition Ad Solem, dont le siège se trouvait alors à Genève, fit de la publication en français de l’œuvre d’Edith Stein un de ses grands projets. Toute une série de textes et bien des ouvrages consacrés à divers aspects de cette œuvre virent le jour. Bien des ouvrages de et sur Edith Stein ont également paru aux Editions du Cerf. Maintenant, le programme d’une édition unifiée et complète, sous le titre Œuvres steiniennes, est assumé en commun par trois maisons d’édition: Ad Solem – Editions du Cerf – Editions du Carmel. Voici, en quelques traits, où en est aujourd’hui cette entreprise éditoriale.

Nommons, pour commencer, le volume déjà bien connu qui porte le titre Vie d’une famille juive 1891-1942, réédition de l’ouvrage paru une première fois déjà chez Ad Solem à Genève. C’est le premier volume publié en commun par les trois éditeurs. Il est d’une lecture aisée et permet de découvrir bien des événements ayant marqué la vie d’Edith Stein. Il constitue aussi un arrière-fond très utile pour la lecture des deux volumes de la Correspondance dont voici les indications essentielles.

Correspondance I (1917-1933). Introduction, traduction et annotations de Cécile Rastoin. Œuvres steiniennes. Paris, 2009, 767 pages, et Correspondance II (1933-1942). Introduction, traduction et annotations de Cécile Rastoin. Œuvres steiniennes. Paris 2012, 792 pages. – Dans l’édition allemande, la correspondance est repartie sur trois volumes (ESGA 2-4). Le troisième est réservé à la correspondance entre Edith Stein et son ami Roman Ingarden, philosophe polonais, amis d’Edith Stein dès le temps des études à Göttingen. Dans l’édition française, les lettres de ce volume ont été intégrées dans l’ensemble de la correspondance, d’où l’édition en deux volumes. Du point de vue de la cohérence chronologique, l’avantage est évident. Pour le lecteur, il y a toutefois un inconvénient: les deux volumes sont d’une dimension considérable, chacun comptant près de 800 pages. A signaler que les lettres sont accompagnées d’un très grand nombre de notes qui fournissent des informations extrêmement éclairantes.

Le plan et le rythme de la publication des œuvres proprement dites d’Edith Stein ne sont pas annoncés par les éditeurs. On ne peut donc pas savoir, combien d’années durera cette publication. Jusqu’à ce jour (printemps 2016), cinq volumes ont paru, à notre connaissance.

Cinq volumes parus

Le premier ouvrage publié est La femme: cours et conférences. Introduction, traduction, annotations et annexes par Marie-Dominique Richard. Paris, 2008, 509 pages.

Ce volume réunit tout d’abord une série de conférences qu’Edith Stein à consacrées à des questions touchant la nature de la femme, son rôle comme éducatrice, sa place dans la société, civile et politique, et dans l’Eglise. On sait que ces questions ont beaucoup préoccupé Edith Stein déjà au temps de ses études. Lorsqu’elle fut appelée, après sa conversion, à intervenir lors de réunions, de colloques, de journées d’études, devenant peu à peu une voix très recherchée dans toute l’Allemagne, elle fit une large place à la thématique féminine. Nommée enseignante à l’Institut allemand de sciences pédagogiques à Münster, elle fut chargée, pour son premier semestre, printemps/été 1932, de développer la thématique de la formation spécifique des jeunes filles. Ce cours – qui paraît ici pour la première fois en français – s’adressait à des enseignants/enseignantes, soit déjà formé(e)s et en activité, soit en préparation. A cette époque, les études se faisaient séparément, jeunes gens d’un côté, jeunes filles de l’autre. Il était donc de grande importance d’établir ce qui constituait la spécificité de la formation des jeunes filles. Edith Stein fait ici entrer en jeu tout ce que sa propre activité d’enseignante, à Spire, et ses conférences lui avaient permis d’engranger en fait de réflexion et d’échange avec des publics très divers. On trouve également dans ce volume des compte-rendus de discussions, parfois fort animées.

Avec l’ouvrage suivant, nous remontons tout au début de la carrière d’Edith Stein. En voici le titre: Le problème de l’empathie. Traduction de Michel Dupuis, revue par Jean-François Lavigne. Paris 2012, 223 pages. Il s’agit de la partie essentielle de la thèse de philosophie qu’Edith Stein présenta, sous la direction de son «maître», Edmund Husserl, à l’université de Fribourg en Brisgau en 1916. En allemand, le titre dit Zum Problem der Einfühlung. Le mot «empathie», très à la mode actuellement, rend, me semble-t-il, fort bien le terme allemand choisi par Edith Stein. La genèse de cette thèse de doctorat est longuement évoquée par Edith Stein elle-même dans la partie autobiographique de La vie d’une famille juive. Le rôle joué par l’assistant de Husserl, Adolf Reinach, est notamment mis en lumière. Les examens eurent lieu début août 1916, donc en pleine guerre. – La thèse comprenait sept chapitres, dont seuls trois (chapitres II, III,IV) furent publiés en 1916 aux fins de sa promotion. Les chapitres I (L’histoire du problème de l’empathie), V (La phénoménologie de l’empathie et son impact sur la communauté sociale), VI (L’empathie dans la sphère éthique), VII (L’empathie dans la sphère esthétique), n’ont pas été publiés et ont malheureusement disparu. Pour Edith Stein, ce travail constitua une sorte de défi, la preuve qu’elle était devenue capable de produire quelque chose de personnel en philosophie. Dans cet écrit, obéissant évidemment aux exigences d’un travail académique, Edith Stein en vient toutefois à toucher à des problématiques qui seront par la suite au cœur de ses recherches, notamment celles de la personne, de l’intersubjectivité, du lien entre âme et corps, d’une théorie des valeurs.

Le lien n’est pas difficile à établir entre ce livre des débuts et le volume suivant: De la personne humaine. I – Cours d’anthropologie philosophique (Münster 1932-1933). Traduit de l’allemand et annoté par Flurin M. Spescha, avec la collaboration d’Anne-Sophie Gache et Grégory Solari. Paris 2012, 278 pages. Le titre est suffisamment explicite pour qu’il ne soit pas besoin d’en faire un long commentaire. Alors que la thématique du premier cours, à Münster, lui fut pour ainsi dire imposée, celle du deuxième semestre, automne/hiver 1932/33 répondit davantage à ce qu’Edith Stein cherchait à pouvoir faire passer dans le cadre de l’Institut de Münster: présenter à des auditeurs philosophiquement peu formés les fondements de tout travail pédagogique. Dans une première étape, elle aborda cette thématique au plan philosophique. Le volume dont il est ici question contient le cours que les éditeurs ont qualifié d’anthropologie philosophique. Le volume allemand porte un titre un peu différent: Der Aufbau der menschlichen Person, ce qui pourrait se traduire par genèse et structure de la personne humaine. Edith Stein traite son sujet avec grande liberté, mettant à profit une méthode phénoménologique qui lui était familière, mais parcourant également des chemins que la fréquentation de saint Thomas lui avait ouverts. A la fin, elle fait déjà les premiers pas vers l’anthropologie théologique, sujet qu’elle envisageait de développer au semestre suivant, printemps/été 1933.

Un recueil particulièrement important est celui qui porte le titre Source cachée. Œuvres spirituelles. On en avait déjà vue une première édition, en 1998, chez Ad Solem, et on trouve maintenant le même ouvrage édité par les trois éditeurs dans le cadre des Œuvres steiniennes, publié une année plus tard, 1999. La traduction des textes est due à Jacqueline et Cécile Rastoin, l’introduction est signée Didier-Marie Golay, carme. Une partie de cette Introduction a pour titre Itinéraire d’une vie. Ce volume contient un grand nombre de textes: La prière de l’Eglise, Quatre vies de femmes façonnées par l’Esprit Saint, des textes placés sous le titre Suivre le Christ, qui parlent essentiellement de la spiritualité du Carmel, enfin des Dialogues et des Poèmes. Un livre à méditer.

Le cinquième volume paru est de grande ampleur et tient une place particulière dans l’ensemble de l’œuvre steinienne: Science de la Croix précédé de Voies de la connaissance de Dieu. Traduction critique de Cécile Rastoin. Introduction de Cécile Rastoin et Christof Betschart. Paris 2014, LIII-493. Comment en parler? L’ouvrage au titre énigmatique – science de la Croix – est le dernier ouvrage écrit par Edith Stein, dans les mois qui ont précédé son arrestation et sa mort. Elle l’a rédigé à la demande de ses supérieures en vue de la célébration du quatre-centième anniversaire de la naissance de saint Jean de la Croix (1942). Ce devint pour Soeur Bénédicte l’occasion d’enfin écrire quelque chose d’important sur un personnage – auteur, mystique, saint, «Père» des carmes – qui n’a cessé de l’accompagner et de l’inspirer au cours de nombreuses années. Son but n’est pas d’écrire une vie de Jean de la Croix ni de présenter sa pensée ou sa doctrine, c’est «une tentative pour saisir Jean de la Croix dans l’unité de son être, telle qu’elle se manifeste dans sa vie et dans son œuvre» (p. 97). Il faut une lecture patiente pour suivre le cheminement que l’auteure se fraie à travers les principales œuvres – et surtout les chants mystiques de Jean de la Croix – et pour découvrir ce qu’elle cherche à dire – en se confrontant à Jean de la Croix – sur la thématique qui a depuis toujours été au centre de ses préoccupations de philosophe: «… ce que l’auteur (Edith Stein!) croit, dans l’effort de toute sa vie, avoir saisi des lois de l’être et de la vie spirituels» (ibid.). On trouve donc dans cet écrit en quelque sorte deux recherches, inséparables l’une de l’autre. Ce fut pour Sœur Bénédicte aussi bien un hommage à Jean de la Croix qu’une reprise, dans une nouvelle lumière, de ses recherches infatigables sur la personne, sur la place de l’âme «dans le royaume de l’esprit et des esprits» (pp.268-309). Dans le volume sous revue, ce grand ouvrage est précédé d’un texte déjà fort bien connu, mais retraduit et soigneusement introduit: Voies de la connaissance de Dieu, consacré à «la théologie symbolique» de Denys l’Aréopagite. La rédaction de ce texte date de l’année 1941 et devait répondre à la demande venant d’un phénoménologue américain, Marvin Farmer, rédacteur d’une revue paraissant à Buffalo, qui voulait de sa part une contribution. Mais plus fondamentalement, l’étude des écrits de l’Aréopagite faisait depuis pas mal de temps déjà partie de ses occupations philosophiques et théologiques. Scruter la théologie «symbolique» de cet auteur a pu servir d’une voie d’accès à l’œuvre de saint Jean de la Croix. L’idée de joindre en un même volume les deux écrits peut donc paraître tout à fait justifiée. – La place des introductions, des préfaces et des annotations est considérable et permet de connaître l’état le plus récent des recherches menées autour de ces deux textes.

Les Cahiers

On nous permettra de signaler pour terminer que parallèlement à l’édition des œuvres mêmes d’Edith Stein, les trois maisons d’édition font également paraître des Cahiers d’études steiniennes. En voici les titres parus jusqu’à ce jour (2016):

de Rus, Éric, L’Art d’éduquer selon Edith Stein. Anthropologie, éducation, vie spirituelle. Préface par Marguerite Léna, 2008;

de Gennes, Marie-J., (sous la direction de), Une femme pour l’Europe: Edith Stein (1891-1942). Paris 2009, 407 pages. (Ce sont les Actes du colloque international de Toulouse, qui eut lieu le 4/5 mars 2005.);

de Rus, Éric, La personne humaine en question. Pour une anthropologie de l’intériorité. Paris 2011, 129 pages. (Le même auteur vient de publier aux Editions Salvator un nouveau livre sur l’art d’éduquer sous le titre La vision éducative d’Edith Stein. Approche d’un geste anthropologique intégral. Paris 2014.)

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Flurin Spescha fut professeur de philosophie à Genève. Traducteur des œuvres d’Edith Stein.

 

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