Revue Sources

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Il y a 50 ans, le 20 juillet 1966, Louis Joseph Lebret quittait ce monde après une vie bien remplie au service du développement et de l’engagement de l’Eglise sur ce chemin.

Devenu dominicain en 1923, il avait fondé Economie et Humanisme en 1942 pour analyser les changements du monde et proposer une grille éthique d’actions transformatrices. Allant plus loin que l’action sociale, il a ainsi permis la prise en compte de la dimension structurante de l’économie comme descripteur et comme moteur de la société. Economie et Humanisme était à la fois un centre de recherche, une revue et un mouvement social promouvant une organisation sociale qui prenne en compte des valeurs de promotion de la personne, la montée humaine et la justice sociale.

Le bien commun au centre

Découvrant les réalités de l’Amérique Latine puis de l’Afrique et plus rapidement de l’Asie, L.J. Lebret lancera l’IRFED, la revue Développement et civilisations et des plans de développement, des stratégies de gestion de l’urbanisation. Il sera particulièrement impliqué au Brésil, au Liban, au Sénégal et dans la formation des futurs leaders du temps des Indépendances.

L.J. Lebret a sans nul doute été un pionnier de l’économie humaine pour les années 60, proposant non pas une idolâtrie du progrès pour lui-même ou de la croissance maximale, mais une orientation de ces processus vers le bien commun planétaire, vers la prise en compte des plus fragiles et aussi de l’environnement. Il a été ce pionnier dans l’Eglise par sa participation à la rédaction de Populorum Progressio et son travail de représentant de l’Eglise dans des organisations des Nations unies et dans les institutions nationales et internationales chargées du développement.

« L’Eglise – avec l’exception notable du pape François – elle aussi semble s’être éloignée des préoccupations qui étaient celles de Lebret ».

On ne peut pas isoler Lebret de sa génération (M.D. Chenu, Y. Congar, F. Perroux, E. Mounier, Paul VI…) et de ses équipiers d’Economie et Humanisme (P. Viau, H. Desroche, A. Birou…). Il est donc vain de penser pouvoir mesurer son impact personnel. On peut néanmoins dire que Louis Joseph Lebret a proposé un cadre d’analyse et d’action pour penser autrement le monde et son devenir, mais aussi l’Eglise dans sa responsabilité dans le monde. Il a aidé l’Eglise à mieux se situer, ce que le concile Vatican II reprendra, Lebret étant un des experts qui a participé à la rédaction de Gaudium et Spes. Il a participé à une plus grande maîtrise par les «jeunes nations» de leur devenir. Il a rendu possible la sortie l’économie de ses paradigmes dominants du chacun pour soi et de la seule économie de marché.

Songhai: seul héritier de Lebret?

Faire cette liste – incomplète- laisse un goût d’amertume car les réalités du monde globalisé semblent avoir balayé les apports de Lebret ou pour le moins de les avoir marginalisés à l’extrême. La globalisation néo-libérale du monde, les technologies de l’information ou encore le déploiement des cultures égocentrées ont rendu moins pertinentes certaines propositions de L.J. Lebret comme la planification, la hiérarchisation des besoins, la militance de l’élite chrétienne, la place des femmes… Les nombreuses institutions fondées par Lebret ont presque toutes disparu par faute de moyens financiers ou sont en voie de fermeture. L’Eglise – avec l’exception notable du pape François – elle aussi semble s’être éloignée des préoccupations qui étaient celles de Lebret. Ne restent que Songhai au Bénin, projet non pas fondé par Lebret mais dans sa mouvance, des leaders déjà âgés au Brésil (comme Chico Witaker un des fondateurs du Forum social mondial de Porto Allegre), quelques personnalités européennes… quelques amis, quelques dominicains. Peu en fait.

Prière contemplative et engagement solidaire (politique et humanitaire) sont indissociables pour Lebret.

Je ne suis cependant pas sûr que ce tableau un peu triste soit exhaustif. Cela se manifeste moins par des filiations directes et reconnues explicitement comme dans le cas de J. Généreux ([1]) que par l‘intégration de certains thèmes de l’économie humaine dans la pensée économique critique ([2] ) ou dans l’Eglise. C’est le cas en particulier de la notion de bien commun planétaire ou celle du développement intégral.

L’économie interpellée

Dans le cadre des Nations unies, où Lebret fut appelé comme expert des indicateurs de développement ([3]), ont muri les notions de développement durable ([4]) et de bien commun de la planète. Ces notions veulent signifier que le développement doit prendre en compte tous les aspects de la personne humaine, les générations à venir et la justice sociale. Elles veulent aussi affirmer que tous, en commençant par les plus démunis, ont droit à des conditions de vie meilleure et que les fruits de la dynamique économique ne peuvent pas être accumulés par un tout petit groupe. Ces orientations ont à voir avec la montée humaine et la pensée systémique développées par L.J. Lebret

A travers ces approches c’est la place de l’économie qui est interrogée. Lebret en intégrant l‘économie avec l’humanisme mettait la première, comme l’avait fait K. Polanyi ([5]): elle n’est qu’un moyen et pas une fin en soi. C’est aussi la place de la finance qui est devenu le moteur de l’économie contemporain: elle doit être remise en sa fonction d’assurer le financement des activités économiques au servie de l’humanité en recherche d’un mieux

Lebret et Vatican II

Vatican II avait clairement affirmé que la nouvelle question sociale était le développement et l’avenir des «pays pauvres» et Lebret a été pour quelque chose dans cette option. Cette approche est devenue un réflexe commun de la plupart des croyants, même s’ils peinent à le penser dans le quotidien et à avoir les comportements conséquents (non xénophobie, ouverture culture et religieuse…). La solidarité Nord-Sud, même si elle est subvertie par la mondialisation néo-libérale, est un souci de l’Eglise et des chrétiens; c’est là qu’elle vit concrètement son catholicisme, son universalité.

L’Eglise, même si cela est encore contesté par certains intégristes adorant un Dieu qui ne s’est pas vraiment incarné ou qui ne souffre pas pour l’humanité, appelle à prendre en compte la personne humaine dans sa globalité et pas simplement son âme et propose une évangélisation qui soit œuvre de miséricorde, tout autant spirituelle que corporelle, qui soit lutte contre la misère économique et spirituelle ([6]), ce que le pape François appelle la prise en compte de l’écologie intégrale.

Fécondité diffuse

Si les fils et filles reconnaissant explicitement la paternité intellectuelle et militante de LJ Lebret ne sont plus nombreux les réflexions de Lebret ont eu une fécondité et peuvent encore l’avoir. C’est le cas du statut donné à l’éthique par rapport à l’économie: la place des valeurs et des normes et donc la justice ne peuvent pas être déconnectées de l’économie comme pratique et comme réflexion; c’est aussi le cas de la critique de la croissance et du progrès lorsque ces processus détruisent l’humain et la nature ([7]) ou du social palliatif qui s’épuise à mettre des cautères sur des jambes de bois ([8]) sans rien changer et sans faire apparaître des acteurs de leur devenir.

C’est aussi le cas pour les chrétiens: la pensée de L.J. Lebret les appelle à être acteurs dans l’évolution du monde. Lebret insiste sur la contemplation qui se fait action, sur une foi qui se traduit par la prise au sérieux des défis que l’humanité doit affronter. Prière contemplative et engagement solidaire (politique et humanitaire) sont indissociables pour Lebret et cela reste profondément juste théologiquement. La spiritualité de l’action ([9]) qui insère l’agir dans la mystique a été vécue par L.J. Lebret et est une proposition fondamentale pour notre temps: l’action est la traduction dans le champ concret (économique, social, culture…) de ce qui a été contemplé ([10]).

Par la parole et l’exemple

Ainsi 50 ans après la mort de Lebret, l’enjeu n’est pas en priorité de faire un bilan mais de poursuivre le plaidoyer par l’action et la réflexion (verbo et exemplo selon la tradition dominicaine) pour que l’humain en tant que personne reste au centre de l’économie et des pratiques sociales.

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Jean-Claude Lavigne. Le frère Jean-Claude Lavigne fut le dernier directeur général dominicain d’«Economie et Humanisme». Actuel Président des éditions du Cerf et de l’Université «Domuni».


[1] Jacques Généreux Chroniques d’un autre monde, suivi du « Manifeste pour l’économie humaine », Seuil, Paris, 2003 et Les vraies lois de l’économie, Éditions du Seuil, Paris, 2005

[2] Par exemple chez les «économistes atterrés»

[3] A l’origine de ce qui a conduit à l’adoption de l’IDH (indice de développement humain)

[4] Rapport de Mme Gro Brundtland «our common future», 1987

[5] K. Polanyi «la grande transformation», 1944, Gallimard 1983

[6] Paul VI «Evangelii nuntiandi», 1975

[7] Voir les critiques faites par les tenants de la décroissance ou de l’éco-développement

[8] Manifeste d’économie et humanisme 1959

[9] L.J Lebret «Action marche vers Dieu» 1949, Seuil 1967 et JC Lavigne «Ecrits spirituels du Père Lebret» ed Cerf et de l’Atelier, 1997

[10] C’est la devise de l’ordre dominicain «contemplata aliis tradere»

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