Revue Sources

Pas plus tard qu’avant-hier un frère de ma communauté qui revenait de son pays d’Afrique me parlait de sa province d’origine de ce pays. Il l’avait visitée après quelques années d’absence. Elle est ravagée par la guerre civile. Il avait vu et entendu beaucoup de témoignages de gens sur place. Les atrocités qui se sont passées là-bas: viols de femmes, dépravation de jeunes gens forcés à rejoindre des milices armées, cruautés sans nom… Et tout cela dans l’indifférence générale de la plupart des européens qui ne veulent rien entendre de tout cela pour ne pas être dérangés dans leur bien-être.

Cette réalité, si on veut bien la regarder en face, ne laisse aucune place à la joie. Comment se réjouir en bonne conscience alors que, seules quelques heures de vol nous élpoigner d’une telle tragédie. En sa présence et face à ses larmes, a-t-on encore le droit à la joie? Car pour s’épanouir, la joie  a besoin d’un espace d’innocence, dégagé de soucis graves.

Mais après ces récits insoutenables, voici que je sors dans la rue. Des enfants sautent, rient, jouent. Une vraie fête de la vie. Une amie âgée me disait naguère que pour retrouver l’âme sereine elle sortait pour voir des enfants. Cela lui redonnait joie et courage. Je la comprends. Les enfants ont plaisir à courir, ils s’intéressent à tout ce qu’ils rencontrent, à la flaque d’eau qu’ils traversent en passant en son milieu, là où elle est  la plus profonde, uniquement pour jouir du plaisir de choisir un chemin inhabituel et poser leurs petits pieds dans l’eau. De leur voix enfantine, ils posent leurs questions inattendues, drôles et profondes à la fois (et que leurs parents n’entendent pas toujours, absorbés par leur smatphone). On ne se lasse pas de les regarder. Leur petite vie qui s’ouvre au monde ne peut que nous émouvoir et nous donner de la joie.

Fruit de l’Esprit

Le frère qui m’avait partagé les témoignages recueillis auprès des les gens de son pays meurtri, j’allais dire crucifié, par la guerre civile, me disait aussi qu’il avait entendu souvent dire: «Dieu nous a fait grâce d’avoir échappé au pire. Ces gens auraient pu mourir  de faim dans leur fuite, cachés dans la forêt, mais voici qu’ils avaient trouvé comme par miracle des criquets comm nourriture. Dieu a fait grâce! Saint Paul appelle la joie un fruit de l’Esprit, dans sa lettre écrite aux croyants de Galatie, en Asie mineure. Les neuf fruits de l’Esprit sont neuf grâces, c’est-à-dire des cadeaux de Dieu. Nous ne pourrions pas nous les procurer nous-mêmes. Voici donc ces neufs dons de l’Esprit Saint que l’apôtre place à côté et en supplément aux sept dons de l’Esprit du prophète Isaïe que la dévotion de l’Église a mieux soulignés: amour, joie, paix, générosité, bienveillance, bonté, confiance, douceur, maîtrise de soi.

On le voit, la joie vient en deuxième position, précédée de l’amour et suivie de la paix. Cette triade: amour, joie, paix emmène la procession formée par six vertus ou qualités d’âme alors que amour, joie et paix sont à la fois dans l’âme et au-delà de l’âme, dans la sphère qui entoure la personne, sphère sociale, sphère humaine, sphère spirituelle. L’amour trouve sa plénitude quand il est donnée et reçu, la joie déborde de l’un sur les autres, la paix fait consentir les uns aux autres dans le bien.

Inséparable du don de l’Esprit

A proprement parler, Paul n’emploie pas le pluriel «fruits de l’Esprit». Son expression est le singulier: le fruit de l’Esprit. Ne devrions-nous donc pas imaginer ce fruit comme une grappe formée de neufs raisins?  Mais surtout, le singulier « fruit de l’Esprit»  signifie que toutes les neuf  composantes du fruit, appelons les par exemple. parfum, beauté, forme, goût, couleur, grandeur, poids, attirance, provenance, sont inséparablment unies dans le fruit. On ne peut avoir ce fruit sans ses neuf qualités ensemble.

Les fruits sont une nourriture belle et attirante, «beau à  voir» disait Ève dans le jardin en regardant le fruit de l’arbre inaccessible à l’homme. Ils sont donc la meilleure nourriture puisqu’ils ne nourrissent pas seulement, mais ils plaisent à ceux qui s’en nourrissent. De plu,s les fruits ne sont pas des produits fabriqués par l’homme. Ils se forment indépendamment de lui. Ils mûrissent, certes, protégés et améliorés par l’industrie et le savoir-faire des jardiniers. Mais pour l’essentiel ils sont dûs aux forces de la nature que les hommes ne peuvent qu’accueillir des mains de la nature. Ils sont donc l’image de la grâce qui est don divin, non fabrication humaine.

Ainsi la joie est une nourriture attirante. Sans elle la vie perdrait vite non seulement sa saveur, mais un apport indispensable. La vie pourra peut-être continuer sans elle, au moins pendant un temps. Mais ce ne serit plus la vie véritable. Ce serait un semblant de vie. C’est pourquoi quand le Seigneur se donne à nous, dans les fruits de l’Esprit, il y inclut, juste après  l’amour, la joie.

Le paradoxe de la joie donnée

«On n’a pas le droit de refuser un privilège.» C’est un principe du droit de l’Élise. En effet, quand le pape ou une autre autorité supérieure accorde à une famille religieuse, à un diocèse ou à tout un pays un allègement des obligations à cause de circonstances spécialement dures, on aurait mauvaise grâce de refuser l’allègement octroyé. Ce principe repose sur la théologie de la grâce. Un don de Dieu s’accepte. C’est l’humilité qui l’exige. Comment faire le difficile devant une faveur qui nous est offerte par amour et par miséricorde?

C’est pouquoi c’est une grande grâce quand l’Esprit Saint allume en nous la lumière de la joie malgré l’impossibilité de la joie dans un monde comme le nôtre. C’est un paradoxe. Nous devons nous garder, avec un maximum de sérieux, de l’indifférence vis-à-vis du malheur, et du mal voulu et perpétré, qui règnent sur cette terre et plongent tant d’êtres dans des souffrances inimaginables d’atrocité. Nous ne devons jamais repousser ce souvenir, jamais perdre cette conscience, autant que cela nous est possible. Car l’indifférence appellerait sur nous la parole du Christau Dernier Jugement: J’avais faim j’avais soif, j’étais nu, j’étais malade, j’étais en prison, et vous ne m’avez pas visité. Allez-vous en dans le feu de la géhenne, avec Satan et tous ses anges.

Et pourtant le Seigneur nous ouvre la porte de la joie. Nous comprenons que c’est une joie réelle, mais grave, et remplie de reconnaissance pour avoir le droit d’être joyeux comme le sont les enfants dans leur ingénuité. Le Seigneur le veut ainsi. Le fruit de la joie ne nous est pas défendu. Nous en avons besoin.

Accueillons donc le Seigneur qui veut nous faire la grâce de la joie, par le deuxième fruit de l’Esprit Saint, et disons-lui avec le Psaume, tel que la Bible grecque et latine l’a lu: Conduis-moi sur ton chemin, et je marcherai dans ta vérité. Que mon cœur se réjouisse afin qu’il craigne ton nom!  … Car ta miséricorde est grande pour moi. (Ps 85,11 et 13; dans la Bible hébraïque 86,11 et 13).


Le frère Adrian Schencker, domininicain, professeur émérite de  sciences bibliques à l’université de Fribourg réside au couvent St-Hyacinthe de cette ville.

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