Revue Sources

[print-me]

Parmi les moines de Tibirhine dont nous honorons ces jours-ci la mémoire, il y avait un poète, Frère Christophe, dont Blandine Douailler nous a parlé mardi dernier.

Permettez-moi d’ouvrir ces réflexions sur la place du «je» en poésie par quelques lignes de lui à propos de l’expression artistique: «Peut-être pour un artiste (si je peux essayer de comprendre ce monde) il y a une conversion qui consisterait à passer de l’expression de soi à … l’épiphanie du CHRIST, dans la dépossession de ses dons, purifiés, transformés, et comme restitués par l’ESPRIT au cœur de l’homme… ce cœur blessé… pour la délivrance de toutes choses (les fleurs, les mots, les arbres, le corps, l’histoire…) à la gloire du PÈRE.» (1)

Dans cette phrase, où Frère Christophe condense une expérience qui fut à la fois artistique et mystique, en la resituant dans une dynamique trinitaire, je soulignerai l’expression: «passer de l’expression de soi à … l’épiphanie du CHRIST». Sans pouvoir évidemment résumer en une formule aussi exemplaire mon propre parcours, que je vais tenter de retracer ici, j’oserais dire que le point de départ et les premiers pas nous sont communs.

Il s’agissait bien, pour moi aussi, d’une sorte de «conversion», selon le mot de Frère Christophe. Tant que le «je» a occupé le devant de la scène, le poème, en fait, ne parlait à personne, car il n’évoquait pas un monde reconnaissable, habitable par d’autres, les lecteurs. La poésie véritable a débuté quand ce «je» envahissant s’est retiré, a fait place à d’autres présences («les fleurs, les mots, les arbres, le corps, l’histoire…», dit Frère Christophe) et, parmi elles, à la présence du Christ, non moins discrète que les leurs. Voici, en préambule, un poème qui tente de retracer cette timide «épiphanie» au sortir de l’emportement et des rêves de la jeunesse.

Le couloir et la porte

Le grand couloir de ton enfance
rayé de lumière
Tu cours là-bas au bout
poursuivi par l’écho de tes propres pas
croyant à quelque gloire au fond
où convergent toutes les lignes de vie
Tu n’as pas vu sur le côté
la seule porte ouverte
encadrant le ciel calme
le regard grave de tes sœurs
et le visage insoupçonné du Christ
tout ce qu’aujourd’hui
tu cherches à tâtons
Tu comprends aujourd’hui
que la lumière venait de là (2)

Le «je» est absent de ce poème, on l’aura remarqué. C’est qu’il s’était effondré comme un mur pour laisser passer une parole venue d’ailleurs, du plus proche (le souvenir des sœurs) ou, comme on le verra dans d’autres poèmes, du plus lointain (l’horizon). Auparavant, entre l’univers et le poète, c’était un face-à-face muet, «inarticulé».

Depuis le sixième étage
l’adolescent effleure avec un doigt
tout près, le bronze séculaire
des grands nuages suspendus
comme des cloches au-dessus de la ville
Les peupliers bien droits
ont fini de lisser leur feuillage
Toujours en présence
les deux grands corps
celui de l’horizon
le sien

– tous les deux inarticulés –

Il veut crier
l’horizon veut crier
Chacun
lèvres serrées
barre le passage à l’autre (3)

Le premier poème écrit après la «conversion» dont parle Frère Christophe, le premier «vrai» poème, donc, commençait pourtant par un «je». Mais celui-ci se volatilisait aussitôt en attributs, en métaphores où il était remplacé par ce qu’il entendait, voyait, ou montrait silencieusement

Je suis
ce cri d’enfant
d’oiseau
Ce nuage
accroché dans les branches
Je sors pour étendre
le linge de la nuit
d’une étoile à l’autre
et j’oublie mes bras
sur le plus haut fil (4)

A la faveur de cette dispersion du «je», le poème s’ouvrait enfin sur le dehors. Dans les éclats du miroir brisé se reflétaient des morceaux de paysage; par la fenêtre de la chambre dévastée entraient les bruits encore ténus du monde. L’épiphanie n’est pas encore celle du Christ, mais dans l’image de celui qui étend les bras pour suspendre «le linge de la nuit / d’une étoile à l’autre» s’esquisse déjà la figure du Crucifié.

Cependant, c’est une figure différente, mythologique, qui a d’abord été chargée d’exprimer la mise en pièces du sujet lyrique: celle d’Orphée, mais d’Orphée à la fin, déchiré par les Ménades. Son instrument n’est plus la lyre; il chante avec son propre corps lacéré ou plutôt, à travers les béances de son corps, qui sont aussi les trous, les blancs de son monologue, il laisse advenir autre chose, que le désir de s’exprimer à tout prix empêchait d’entendre: le silence et les voix du monde. Ainsi la couleur du ciel se manifeste-t-elle entre les feuilles de l’arbre au crépuscule.

Il n’a pas réussi à resserrer son corps
pour qu’on ne voie pas le jour au travers
Il laisse maintenant l’absence descendre
et se mêler à lui, comme à l’arbre éteint
du verger déjà sombre s’ajoutent les feuilles
bleues, silencieuses du ciel (5)

On trouve dans la mythologie égyptienne une légende parallèle à celle d’Orphée: c’est l’histoire d’Osiris déchiré par son frère Seth. Mais elle ne s’arrête pas à cette fin tragique. Isis, la sœur-épouse d’Osiris, rassemble les morceaux épars de son corps et lui rend la vie. Dans un court poème écrit vers la même époque que les précédents, elle parlait ainsi:

Isis

Je renonce, dit Isis
à recoudre ton corps
Crois-moi
tu entendras mieux (6)

Il y aurait donc un avenir pour cet «Orphée posthume». L’éclatement du «je» lyrique n’entraîne pas forcément la mort du chant. S’il renonce à monopoliser la parole, s’il consent, comme dit Frère Christophe, à «la dépossession de ses dons, purifiés, transformés, et comme restitués par l’ESPRIT», il entendra et fera entendre les présences silencieuses autour de lui qui demandent à s’exprimer. L’extrait suivant essaie d’évoquer ce basculement de la parole exclusive du «je» à la parole des autres longtemps muets (le poète s’adresse ici à la Sagesse):

Dans ta voix je les entends toutes
à l’horizon qui remontait vers moi comme un mascaret
chargé de villes orageuses, de trains en courbe à travers le feuillage
du piétinement gris de la pauvreté, des numéros des bagnes se multipliant
sans engendrer la somme d’un seul nom
ce mur mobile où se contrariaient
la parole impérieuse, unique d’un poète
et l’énorme silence accumulé de l’univers
Je ne sais plus s’il a débordé
le barrage convexe de la poitrine
mais il a mouillé les pieds peu à peu
comme dans une maison inondée, un matin,
et j’ai perçu jusqu’à la croissance des meubles
à l’intérieur d’une chambre vide
encore plus lente que celle des arbres
De ma fenêtre j’ai appris à lire
les mots-croisés des H. L. M. à l’aube
quand s’illumine une lettre, puis deux, puis le mot entier
dont l’initiale est toujours la petite cuisine
A trente ans j’ai perdu la mémoire
en faveur de leur silence immémorial
et c’est lui maintenant qui dicte le poème (7)

Pour faire apparaître ces êtres silencieux dans le poème, on peut s’adresser à eux ou parler d’eux; le «je» cède alors la place au «tu» ou au «il», au «elle». Il faut apprivoiser ces présences discrètes, parfois celles des choses qu’on dit «inanimées» mais qui semblent, à certains moments de l’année ou à certaines heures du jour, au bord de la confidence. Ainsi la terre au début du printemps.

Soir de mars

Imperceptiblement l’horizon soupire
comme un dormeur allongé sur le dos
qui va s’éveiller d’un moment à l’autre
Les arbres savent une langue
apprise en trois jours
Chaque année, à la même heure
le même silence
mouillé affleure
Terre, cette fois
tu vas le dire
le mot profond
qui gonfle les collines
Tu l’as au bout des lèvres
imminente, timide
Mais aujourd’hui encore, au dernier moment
tu gardes ta réserve en face de nous
et ton murmure à l’horizon
ne s’entend que de profil (8)
Ainsi encore l’aube, à l’heure où les hommes partent au travail sans la regarder.
L’aube si fatiguée
qu’elle sourit au lieu de parler
vient encore une fois d’accoucher du monde
sans un cri, presque gênée d’occuper tant de place
dans l’indifférence quasi générale
excepté les oiseaux et les adolescents
qui la regardent longuement, le menton dans les mains
entre les pots de géranium et les peupliers
émus, rêvant qu’ils voient leur propre naissance
et déjà leur première paternité (9)

Mais il y a aussi tous ceux, toutes celles que nous laissons dans les marges du jour, parfois à deux pas de nous. Baudelaire, poussé à la fois par la curiosité et ce qu’il nommait lui-même «charité», allait les chercher dans leurs «retraites ombreuses» (10): allées des jardins publics, baraques à l’écart d’une foire, «plis sinueux des vieilles capitales» (11). Il y rencontrait ceux qu’il appelle «les éclopés de la vie» (12). Parmi eux se trouvent les malades, vivant à l’hôpital dans leur monde séparé, monotone.

Le monde en blanc

Derrière la pelouse il y a un monde
avec des hommes, des femmes, des repas
des sentiments comme dans celui-ci
mais la lumière y est toujours la même
(c’est pourquoi les malades passent la journée
dans l’attente des couleurs du crépuscule)
La vie et la mort deviennent transparentes
à force d’être mesurées
et ceux qui peuvent traverser les murs
entre les mondes multipliés
sont tous vêtus de blanc
race divine, immortelle
dans l’éclair des sourires
L’après-midi, aux heures de visite
arrive aussi la grande humanité
Les bruits de la rue restent dans leurs cheveux
et ils s’efforcent d’accorder leurs gestes
à l’espace exact de la chambre
Quand ils ont fini de sortir du cabas
les fleurs du jardin, les dernières lettres
dans le silence maladroit s’opèrent
les transfusions de l’âme (13)
Les êtres inaperçus sont quelquefois sous notre propre toit.

La ménagère

Quand elle a fini de cirer les meubles,
d’essuyer les vases, le dos des vieux livres,
elle s’assied, la tête vide.
Les grains de lumière ont partout remplacé
les grains de poussière
mais qui verra la différence?
Le soleil seul
la félicite. (14)

Dans ces tableaux, la première personne, quand elle se manifeste, figure seulement comme témoin, la plupart du temps au pluriel, sous la forme d’un «nous» qui représente l’humanité ordinaire, souvent inattentive, oublieuse, comme aux derniers vers de ce poème consacré aux migrants (qu’on appelait, il y a trente ans, «immigrés»).

Immigrés

Ceux qui ne sont inscrits nulle part
regardent au loin la ville illuminée
les immeubles nocturnes
comme de grandes stèles noires
couvertes d’une écriture inconnue
d’un alphabet de feu calligraphié
rigoureux, indéchiffrable
Ils pleurent de tant lire
sans pouvoir traduire
tandis qu’à l’intérieur, en nous
il n’y a rien d’écrit
et que toutes les pages
derrière la nuit
redeviennent blanches (15)

Mais souvent, le sujet lyrique disparaît complètement dans la contemplation de ce qu’il donne à voir, comme c’est le cas pour ce poème écrit après la mort des moines de Tibhirine.

Tibhirine

Sept moines sans tombe
sinon le paysage:
l’Atlas algérien
encore enneigé.
Dieu visible un moment
dans l’absence de plainte. (16)

Le chemin de conversion tracé par Frère Christophe, on s’en souvient, nous fait «passer de l’expression de soi à … l’épiphanie du CHRIST». Cette épiphanie a lieu dans le silence que recouvrait auparavant le flot verbal de l’expression de soi. Il n’est pas nécessaire que le poète se taise complètement; le poème disparaîtrait alors aussi dans l’effacement de celui qui l’énonce. Il suffit que les mots du poème fassent place au silence du Christ. C’est possible en poésie où la parole n’est pas continue, mais où elle est périodiquement interrompue par le blanc: le poète et ses lecteurs reprennent haleine et, à la faveur de ces pauses, ils écoutent, laissent advenir autre chose qui peut être la présence, le regard du Seigneur.

Icône

Son visage seul
ressuscite encore
des limbes du mur
Il se tait
et les mots qui nous restent
s’écartent peu à peu
pour laisser passer
entre eux son regard (17)

Le «je» tonitruant a disparu. Cependant, parmi les présences quasi muettes auxquelles son retrait a permis d’exister dans le poème, il en est une qui revient, au même rang que les autres, mais plus fréquemment, parce qu’elle concerne le poète de plus près. Yves Bonnefoy, dans les dernières pages de L’écharpe rouge, l’appelle «le Je profond»: «Et celui qui sait, c’est le Je profond, dont Rimbaud disait qu’il est «un autre», c’est le regard de l’enfant qui vit parmi les présences: il en a reçu des clefs pour se souvenir et continuer à comprendre, et il ne renonce pas à le faire. (…) Et la poésie, eh bien, c’est l’obstination avec laquelle la vigilance du Je profond critique les visées du moi, ranime dans la forme son plus grand possible (…)» (18). Mais ce «je» secret, comme enseveli sous les débris de sa propre statue, est en quelque sorte interdit de parole, réticent, comme la terre un soir de printemps, comme l’aube anonyme ou la ménagère. Il faut l’apprivoiser de la même manière, en s’adressant à lui par un «tu», et attendre qu’il puisse prendre la parole à la première personne. Le passage difficile du «tu» au «je» est évoqué à la fin d’un poème qui parle d’un uniforme usagé, seul vêtement sous lequel le «je» pourrait ressurgir.

L’Uniforme

Comme il est raide, étroit, dans l’ombre de l’armoire
où ses boutons brillent… Comme il a l’air jeune
avec un seul galon (lieutenant à vie
sans espoir d’avancement). Si tu l’endossais
il te collerait peut-être à la peau
comme s’il était toujours imprégné
d’une eau de vertige, et tu perdrais la terre
derrière la vitre d’une passerelle
cinglée par le sel. Entraîné au large
tu mettrais dix ans à regagner le monde
les yeux piqués par les lumières lointaines
comme un chemineau à l’orée des villages
le dos éclairé par le crucifié blanc
qui t’avait regardé. Dans ta propre maison
tu serais accueilli par une jeune femme
timide, méfiante et par trois enfants
apeurés devant cet homme irrecevable
seul témoin pourtant de la miséricorde
mais témoin muet – Tu dirais je, peut-être. (19)

Le «je» muet se manifeste dans d’autres poèmes comme l’ombre sortie de notre corps quand nous sommes éclairés par une certaine lumière, celle d’un jugement miséricordieux.

Dans la lumière du jugement
tous ceux qui avaient avalé leur ombre
le clocher à midi
l’adolescent sur la colline
l’avouent gravement:
le clocher lit l’heure
invisible à son front
sur les toits et les vignes
l’homme revoit son premier corps
noir, caché comme un crime
à l’intérieur du blanc
et chacun s’entend
parler avec une autre voix
que le soleil écoute (20)

L’ombre est la part la plus secrète, la plus personnelle de nous-mêmes. Il arrive pourtant que nous l’ayons en commun avec nos frères, nos sœurs en humanité, au pied de la croix qui projette sur nous cette lumière miséricordieuse.

Tous eurent la même ombre, un après-midi
à trois heures, le Vendredi Saint
Plus tard, chacun reprit la sienne
et l’oublia le soir en rentrant chez lui
A la maison, parfois, quand le ciel se couvre
tu reconnais l’ancienne ombre commune
dans les yeux de ta femme, elle aussi dans les tiens
– minuscule croix noire au fond de la prunelle –
et nos fronts se détendent comme sous le signe
tracé avec l’huile d’un pouce invisible (21)

Finalement, le «je» authentique, ou son ombre, ne peuvent apparaître qu’en réponse à la parole ou devant le regard d’un autre «je» qui les reconnaît. Certains longs poèmes sont un dialogue entre le personnage de la Sagesse, qui est dans la Bible une forme de la présence de Dieu auprès de nous, et le poète. En face de la Sagesse, il a éprouvé l’impression d’être connu intégralement et accepté pour lui-même, tel qu’il est. Cette rencontre a été à la fois l’expérience d’un jugement et celle d’une grâce. Voici d’abord comment la Sagesse s’adresse à lui:

Je ne suis pas venue conclure ta vie
mais te la montrer dans une autre lumière
celle de la montagne ou bien de la mer
par-dessus le double mur du labyrinthe
où tu poursuivais le temps dans un couloir
J’ai vu tes rails traverser le printemps
viser au bout d’un rêve rectiligne
le noir de la cible, un tunnel à l’horizon
qui passerait sous la montagne du ciel

(…)

Pourtant, j’étais debout derrière les barrières
je faisais signe à toutes les fenêtres
sans que se détournât ton profil aveugle
m’imaginant au loin, à la dernière gare
Tu as cru me perdre avec ton chemin
ton âme et tous les grains de ton chapelet
mais je m’insinue dans la rumeur du monde
qui commence juste à te parvenir
et c’est en errant que tu m’accompagnes
Et voici la réponse du poète:
En tous lieux, tu es l’hôtesse des humbles
Sagesse, allumant ta lampe à leur chevet
Avec elle, tu as apprivoisé mon ombre
dont la forme se risque entre nous sur le mur
farouche encore, et prête à s’envoler
comme une adolescente au bord de la confiance
Quand tu reviendras frapper à la porte
guidant les rescapés transis d’Hyperborée
qui étouffent comme une toux leur âme
nous serons trois pour accueillir tes frères:
moi qui n’entendrai toujours que ce qu’ils disent
elle, d’expérience, attentive à ce qu’ils taisent
et si ta question repose en nos yeux
toi, les instruisant par leur propre bouche (22)

Le «je» retrouve ainsi une place et une légitimité lorsqu’il est le partenaire d’un «tu». Le pronom de la deuxième personne n’est plus à ce moment-là le masque d’un «je» caché, il renvoie réellement à quelqu’un d’autre. Dans les poèmes d’amour, il désigne la femme aimée en lui rendant hommage pour le bonheur d’une vie.

Le banquet

Les acacias coupés ne donnent plus d’ombre
à la table en plein air de nos fiançailles.
On la voit demeurer sur l’assiette bleue
des convives défunts, tes parents heureux
de ton avenir, qui trinquent à mi-voix.
Dans les verres, le vin qu’avait choisi ton père
a vieilli de vingt ans.
Toi seule es debout
tu bouges, tu sers dans ta robe rouge
comme la Sagesse au banquet des hommes. (23)
Dans les poèmes de louange ou d’imploration, il désigne le Seigneur comme la source et la lumière de cette vie.

C’est ton roi qui t’éveille

Les souvenirs dont j’allais m’habiller
attendent sur la chaise, à quelque distance
Les tulipes visibles à travers le mur
la forêt plus petite autour de la maison
respectent ta Présence qui n’est pas du monde
et maintient écartés comme deux murs d’eau
les soucis de la veille et du lendemain
Tu me parles avant la couleur du ciel
l’odeur du printemps, ma propre conscience
toutes mes connaissances de plus fraîche date
tel un ancien ami – par ton seul silence. (24)
Le «je» surgit alors naturellement dans ces «poèmes adressés» où il est le vis-à-vis d’un «tu» qui lui a, au fond, donné ou rendu la parole.
On trouve enfin dans les poèmes un «je» qui n’est pas celui du poète lui-même, mais un «je» transposé ou prêté.
Le «je» transposé est celui de personnages dans lesquels le poète a projeté une part de lui-même, notamment son rapport au Christ. Ce sont souvent des disciples «à contre-temps» comme Pierre, des disciples involontaires comme Simon de Cyrène, ou in extremis comme le Bon larron, des disciples «à retardement» comme Nicodème. Leur «je» exprime le regret d’avoir suivi le Christ de loin, d’être resté un spectateur lâche du drame de la Passion, ou la demande d’une vraie rencontre, d’un face à face et d’un dialogue avec le Sauveur.

Le bon larron

Dans le mur de l’agonie, à ma gauche
un trou s’est ouvert où je vois le profil
du roi expirant. En bas, la foule et les soldats.
Aucune issue dans leurs regards avides
de nos soubresauts. C’est justice: à nos victimes
nous n’avions pas laissé la moindre chance.
Le camarade qui s’agite encore
à l’autre bout, sur la troisième croix
hurle avec les loups, veut rejoindre la meute.
Mais il faut finir du mauvais côté
avec lui, l’innocent mystérieux
comme sa promesse murmurée
au-delà du monde: «Aujourd’hui… Paradis.»
Dans l’odeur du sang, la sueur du spectacle
c’est la seule fraîcheur. Par ce trou, je respire
respirent avec moi les générations.
Je rentre dans l’enfance, à peine vécue
avant le grand chemin – perché jusqu’au soir
sur un cerisier où je mange des griottes
au-dessus des prairies dont le vert profond
vire doucement au bleu avec la nuit. (25)

Le «je» prêté à la Vierge Marie a un statut à part. La faire parler à la première personne, ce n’est pas seulement pour le poète transposer son propre «je» sous une autre apparence. C’est plutôt essayer de s’accorder avec une autre voix qui le précède, une voix féminine, et qui peut employer avec le Christ un ton auquel le poète serait incapable d’accéder sans elle; l’intimité dans laquelle il entre alors n’est plus celle du fidèle avec son Seigneur, mais celle de la Mère avec son Fils. Les moments de bonheur, d’angoisse, et même les malentendus, il fallait tâcher de les revivre à sa manière à elle.

Couronnement d’épines

Tu me regardes, couronné d’épines
et je te regarde. Ai-je été ambitieuse
pour toi? J’ai longtemps attendu quelque chose
après les merveilleuses paroles de l’ange
les cadeaux des Mages et les prophéties
des vieillards au Temple. À Cana, peut-être
j’ai hâté ton heure. Ensuite, j’avais peur
chaque fois qu’on voulait t’offrir une couronne
la couronne d’or, la couronne de palmes:
je guettais dans tes yeux qui ne me voyaient pas
un consentement qui n’est jamais venu.
Maintenant, tu as celle que tu attendais.
Je peux te regarder comme tu me regardes
entre les soldats, les yeux pleins de larmes
parce qu’il n’y a plus de malentendu. (26)

Le «je» du poète n’est pas une personne intemporelle qui se retrouverait immuable de recueil en recueil. On l’a vu évoluer ici de l’exaltation à l’éclatement, puis à l’effacement au profit des présences discrètes qu’il empêchait auparavant de se manifester. Il est ensuite timidement revenu au milieu d’elles sous le masque d’un «tu» que le lecteur aussi peut s’approprier. Mais c’est dans le dialogue avec un autre «je» bienveillant qu’il peut véritablement ressurgir, et s’adresser à un «tu» qui le met à sa juste place. Frère Christophe parlait d’un itinéraire de conversion. Celle-ci trouve peut-être son accomplissement dans le «je» prêté. Le poète fait alors entendre une autre voix que la sienne, plus digne d’approcher le mystère. Ce décentrement permet parfois au poète de se faire «une révélation au-dessus de lui-même», comme le dit Reverdy (27). C’est ce qui est arrivé pour le petit poème suivant, que j’avais d’abord écrit pour moi, avant de m’apercevoir qu’il convenait beaucoup mieux à la Vierge Marie:

Dieu
si petit en moi
hors de moi si grand. (28)

Il a dès lors reçu un titre, «Annonciation», devenant le premier d’une série qui s’est appelée (je n’oublie pas que nous sommes encore au mois d’octobre et que je parle devant des fils de saint Dominique): «Grains du rosaire».

[print-me]


Jean-Pierre Lemaire, poète

 


Notes

(1) Frère Christophe, Aime jusqu’au bout du feu, Éditions Monte-Christo, 1997.
(2) Les marges du jour, La Dogana, Genève, 1981, 2e édition 2011, p. 65.
(3) Le pays derrière les larmes, Poésie/Gallimard, 2016, p. 53.
(4) Les marges du jour, op. cit. , p. 48.
(5) Ibid. , p. 56.
(6) Le pays derrière les larmes, cit. , p. 66.
(7) , p. 155.
(8) Les marges du jour, cit. , p. 83.
(9) , p. 84.
(10) Petits poèmes en prose, «Les Veuves».
(11) Les Fleurs du mal, «Les Petites Vieilles».
(12) «Les Veuves», op. cit.
(13) Les marges du jour, op. cit. , p. 88.
(14) Le pays derrière les larmes, op. cit. , p. 311.
(15) Les marges du jour, op. cit. , p. 92.
(16) L’Annonciade, Gallimard, 1997, p. 90.
(17) Les marges du jour, op. cit. , p. 57.
(18) L’écharpe rouge, Mercure de France, 2016, pp. 263-264.
(19) Le pays derrière les larmes, op. cit. , p. 227.
(20) Visitation, Gallimard, 1985, p. 29.
(21) Ibid. , p. 80.
(22) Le pays derrière les larmes, op. cit. , pp. 132 et 137.
(23) L’Annonciade, op. cit. , p. 103.
(24) Le pays derrière les larmes, op. cit. , p. 182.
(25) L’Annonciade, op. cit. , p. 38.
(26) Le pays derrière les larmes, op. cit. , p. 375.
(27) Nord-Sud, Self Defence et autres écrits sur l’art et la poésie, Flammarion, 1974, p.     230.
(28) Le pays derrière les larmes, op. cit. , p. 361.

 

Article suivant