Revue Sources

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La Suisse, notamment alémanique, se trouve agitée depuis quelques années déjà par un débat concernant les « corporations de droit public ecclésiastique« , dites « Eglises cantonales » ou Landeskirchen, et les « communes ecclésiastiques » ou Kirchgemeinden. A première vue, on pourrait penser qu’il s’agit d’un litige portant sur le droit, le pouvoir et la compétence. Mais à considérer les choses de plus près, il en va de la nature de l’Eglise et de sa mission au sein de la société contemporaine.

Le précédent français

Ouvrons ce débat spécifiquement suisse en jetant un regard rapide sur la France, notre voisine. La loi française de 1905 stipulant la séparation de l’Eglise et de l’Etat constituait en définitive rien de moins qu’un chantage. On sommait l’Eglise de transférer la totalité de ses biens à des associations culturelles. Dans le cas contraire, ceux-ci deviendraient propriété de l’Etat. Dans leur désir de préserver les biens de l’Eglise, une majorité d’évêques étaient prêts à adhérer à une forme remaniée d’association culturelle. Le prix à payer aurait été le morcellement de l’Eglise de France en 40’000 corporations ecclésiastiques, démocratiquement organisées. Le curé lui-même serait devenu simple membre d’une association dont il aurait dépendu financièrement. Ainsi, il se serait vu privé de son statut spécifique reconnu par le droit canonique.

Or, le Pape Pie X interdit aux évêques de France de se soumettre à ce régime. Un peu plus tard, dans son encyclique Une fois encore, du 6 janvier 1907, le Pape justifiera sa décision: « C’est perfidement mise en demeure de choisir entre la ruine matérielle et une atteinte consentie à sa constitution, qui est d’origine divine, qu’elle a refusé, au prix même de la pauvreté, de laisser toucher en elle à l’œuvre de Dieu« [1]. Bien des années plus tard, en 1995, Joseph Ratzinger commentera ce drame dans les termes suivants: « Le bien de l’Eglise est plus important que les biens de l’Eglise. Nous nous départissons des biens parce que nous devons défendre le bien« [2].

Le système suisse

En Suisse, on a pris le chemin inverse. Au prix d’une mise en question de la nature sacramentelle de l’Eglise, on a fini par accepter un système fiscal étatique qui organise les laïcs en parallèle à leur incorporation ecclésiale. Ceux-ci sont regroupés dans des structures démocratiques sous le nom d’ »églises cantonales » et de « communes ecclésiastiques ».

Ce système a l’avantage de générer d’énormes sommes d’argent que seules les églises cantonales et les communes ecclésiastiques ont le pouvoir de gérer à leur convenance. Le montant s’élève annuellement à environ un milliard de francs, pour 3 millions de catholiques dûment déclarés. Un curé dans le canton de Zurich touche ainsi un salaire annuel plafonnant à 150’000 francs, sans parler des théologiens laïcs et autres fonctionnaires de la Landeskirche dont les salaires sont encore plus élevés.

Leur liberté de prêcher l’Evangile se voit entravée par la menace d’un licenciement de la part de la commune ecclésiastique.

L’administration de ce pactole financier est confiée à des laïcs démocratiquement élus. Ils l’exercent indépendamment des évêques et des curés, conformément à des critères et appréciations qui leur sont propres et s’appuyant sur le droit public de l’Etat. La conférence des évêques est alimentée, pour l’essentiel de son fonctionnement, par la même source.

L’évêque comme la reine d’Angleterre

On pourrait argumenter qu’il s’agit là de considérations purement formelles, structurelles, juridiques, voire canoniques, même si on viole quelques principes ecclésiologiques qui réservent aux seuls évêques et curés le bon usage des biens de l’Eglise.

Ne devrait-on pas plutôt se féliciter de voir l’Eglise si confortablement dotée et en mesure de faire largement le bien? Malheureusement, force est de constater que ces distorsions ne se limitent pas à quelques confusions d’ordre structurel et ecclésiologique.

Selon le cardinal Kurt Koch, ancien évêque de Bâle, ce système de droit publique ecclésiastique a eu pour conséquence que sa tâche d’évêque ne consistait pas tant à « gouverner effectivement » son diocèse qu’à le « représenter affectivement ». On l’a même entendu se comparer à la reine Elisabeth d’Angleterre, comme un monarque constitutionnel. Il en va de même des curés de paroisse qui se retrouvent sensiblement dépendants des communes ecclésiastiques. Leur liberté de prêcher l’Evangile se voit entravée par la menace d’un licenciement de la part de la commune ecclésiastique.

L’Eglise suisse – une Eglise « dans les murs »?

Cela nous mène au problème névralgique. Le système de droit public ecclésiastique en vigueur en Suisse renforce le malentendu qui consiste à jauger l’engagement chrétien au degré du pouvoir décisionnel. En effet, de nombreux laïcs évaluent leur degré d’appartenance à l’Eglise en fonction des opportunités qu’elle leur offre de délibérer en son sein. Ce système contribue à cléricaliser les laïcs et, autre conséquence fâcheuse, conduit l’Eglise à une réflexion permanente sur son propre fonctionnement.

Puisque les laïcs assument subrepticement – par le biais de la finance – des tâches de gouvernement, les disputes de compétence avec les évêques et curés sont devenues récurrentes. Le système de droit public ecclésiastique est devenu de fait une source de querelles interminables. Les médias s’en repaissent, plutôt que de prêter attention à l’Eglise et à sa mission. Ces litiges ont fini par affecter les laïcs eux-mêmes qui se trouvent en conflit avec les évêques et curés. Ils se sentent frustrés, non seulement dans leur statut de fonctionnaires de corporations de droit public ecclésiastique, mais aussi comme chrétiens.

A cela s’ajoute le fait que ces activités toutes tournées ad intra ne sont guère propices pour comprendre ce que disait Vatican II de la mission des laïcs (Cf. Lumen Gentium, chapitre IV). Certes, on y trouvera quelques lignes (par. 33) consacrées à la coopération des laïcs à la mission de la hiérarchie. Par contre, les paragraphes 30 – 38 dressent le portrait du laïc, témoignant sa foi au Christ par une conscience éclairée que ce soit au sein da la famille, de la société, en politique et dans la culture. Alors que Vatican II presse les chrétiens à aller « hors les murs », le droit public ecclésiastique en vigueur en Suisse les renferme « dans les murs » et dans les sacristies. Sans pourtant accuser ce système d’encourager explicitement la stérilité spirituelle et missionnaire de l’Eglise en Suisse, il faut constater qu’il ne lui insuffle pas la force vitale qui permettrait à cette Eglise de réformer chrétiennement la société de ce pays.

Ce système n’insuffle pas cette force vitale qui permettrait à l’Eglise de réformer chrétiennement la société de ce pays.

La démocratie et ses limites

Cette faiblesse est due, en outre, au fait que le régime de droit public ecclésiastique se veut démocratique. Le problème que ce système de gouvernement n’est pas compatible avec le principe de synodalité et de communion de l’Eglise n’est pas purement formel. Les enjeux sont plus larges. Dans une démocratie, il est légitime, voire de nécessité absolue de trouver des majorités. Sans majorité, pas de gouvernement. Tout parti formule son programme en vue de conquérir une majorité. Il se pourrait qu’à certaines époques, aujourd’hui révolues, l’Evangile ait pu trouver dans la société ambiante une majorité.

Toute la fortune du monde ne saurait faire naître une Eglise vivante.

Mais ce ne fut pas la règle générale, à commencer par l’accueil mitigé réservé à notre Seigneur Jésus-Christ. Notre religion est dotée d’un « programme » qui normalement n’est pas capable de conquérir des majorités. Il est donc illusoire de vouloir vivre dans des structures qui présupposent l’adhésion de la majorité. Et cela dans une société comme la nôtre, qui tient à marquer ses distances par rapport à l’Evangile. Dans ce cas, se pose alors la question de ce qui est préférable: « le bien » de l’Eglise ou « les biens » de l’Eglise? Autrement dit: L’Eglise, pour sauvegarder le privilège de l’impôt ecclésiastique, doit-elle renoncer à annoncer tout l’Evangile pour se limiter à ce qui semble acceptable par notre société sécularisée?

Pour une Eglise « hors les murs »

Entre temps, la Conférence des évêques suisses a rendu public un Vade-Mecum pour reformuler la collaboration de l’Eglise catholique avec les corporations de droit public ecclésiastique. C’est un premier pas dans la bonne direction, dans la mesure où ce document souligne le caractère « auxiliaire » des corporations de droit public ecclésiastique. Loin de constituer le gouvernement de l’Eglise, celles-ci en sont un appui. Il ne leur revient pas de définir les critères à adopter par l’Eglise dans son action pastorale et catéchétique, parce que l’Evangile ne peut pas être soumis au principe de la majorité.

A l’avenir, les efforts devront tendre à réorienter l’optique des laïcs et des clercs. Les laïcs ne forment pas une corporation indépendante dans l’Eglise ayant pour but de négocier avec les évêques la façon de la gouverner. Vatican II, au contraire, a appelé les laïcs à rendre témoignage au Christ « hors les murs », au cœur du monde et jusqu’aux bords de la société.

Quant aux biens de l’Eglise, l’histoire ne cesse de démontrer depuis 2000 ans et partout dans le monde qu’une communauté spirituellement vivante ne manque pas de ressources matérielles. Les fidèles se montrent généreux envers une Eglise portée par des motivations justes, entendez « spirituelles ». Le contraire est tout aussi vrai, comme vient le prouver l’exemple de la Suisse alémanique: Toute la fortune du monde ne saurait faire naître une Eglise vivante.

Qu’on se souvienne ici de la parole de l’Evangile: « Cherchez d’abord le Royaume et la justice de Dieu, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6, 33).

[1] ASS 40 (1907), p. 7.

[2] Joseph Ratzinger, Le sel de la terre. Le christianisme et l’Eglise catholique au seuil du IIIe millénaire, Paris, 1995.

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Martin Grichting

Martin Grichting

Martin Grichting, docteur habil. en droit canon de l’Université de Munich, est vicaire général du diocèse de Coire/Chur, dont font partie les cantons des Grisons, Uri, Schwyz, Obwald, Nidwald, Glaris et Zurich.

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