Revue Sources

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Un roman drôle et enlevé peut servir de parabole. Il s’agit de comprendre le rapport paradoxal que les Français entretiennent avec la laïcité. Le Mobilier national de Laurence Cossé (Gallimard, 2001) raconte les affres d’un haut fonctionnaire du ministère de la Culture.

Le fardeau

Malgré les guerres de religion, les guerres civiles, les conflits ravageurs avec les Anglais et les Allemands (pas avec les Suisses – ouf!), d’innombrables et magnifiques monuments religieux se dressent toujours au cœur des villes, sur les collines du bocage, au bord des rivières. Ils sont l’un des signes du génie français. Ils font la fierté des citoyens, croyants ou athées. Ils inscrivent le paysage dans une histoire où la gloire et la foi faisaient jadis bon ménage.

Rien que pour les cathédrales, une soixantaine de monuments imposants s’élèvent comme un axe au cœur des cités. Sans compter des basiliques rustiques, Vézelay et autres Mont Saint-Michel. Or ses monuments médiévaux coûtent une fortune. Il faut sans cesse les réparer, les restaurer, les entretenir. Ces cathédrales réclament les soins de centaines d’ouvriers spécialisés, d’artisans habiles, d’architectes et d’ingénieurs qui auscultent, diagnostiquent, prescrivent le traitement de sauvegarde. Or c’est l’Etat qui paye. La loi du 9 décembre 1905 a confisqué les bâtiments religieux dont l’Eglise était propriétaire. La république a sur les bras ces magnifiques, énormes et fragiles lieux de culte. Car l’Etat est contraint dorénavant d’entretenir des bâtiments qui servent principalement aux catholiques, et que ceux-ci utilisent gratuitement. La spoliation de l’Eglise se révèle finalement pour elle une libération. Jean-Léger Tuffeau sait que le budget rabougri du ministère de la Culture ne permet plus d’entretenir toutes ces basiliques, cathédrales, chapelles, abbayes, cloitres, clochetons. Il décide d’en sacrifier des dizaines à la dynamite, pour n’en conserver qu’une vingtaine, ceux que la politique de rigueur permet de maintenir en état.

La laïcité à la française est un accident de notre histoire.

Cette fable éclaire les rapports ambigus qu’entretiennent l’Eglise et l’Etat en France. La République laïcarde, en voulant brider la religion catholique, a soulagé celle-ci de l’entretien écrasant de son patrimoine. Elle a confisqué les bâtiments religieux en estimant qu’ils appartenaient au patrimoine commun de tous les français, pas seulement de ceux qui vont à la messe. Ce faisant, elle a offert à l’Eglise l’entretien de son gîte pour l’éternité. Quelques palais épiscopaux sont devenus préfectures, quelques bibliothèques conventuelles ont alimenté le fond poussiéreux des bibliothèques départementales. Mais les cathédrales, entretenues à grand frais par l’Etat sont confiées gratuitement à l’Eglise catholique pour l’exercice du culte. L’Etat prétend contrôler, maintenir les cultes dans un cadre qu’il impose, mais en fait l’Eglise tire admirablement son épingle du jeu.

Difficile laïcité à la française

Un candidat écologiste à la présidence de la république en 2002, Alain Lipietz, affirmait, la main sur le cœur, qu’il fallait défendre la laïcité à la française « que le monde entier nous envie ». On a le droit de douter que le monde entier envie ce particularisme hexagonal. En réalité, il n’apparait pas que cette fameuse laïcité à la française soit exportable, ni qu’elle fasse pâlir d’envie les autres peuples, sauf bien sûr ceux qui vivent sous le régime d’une oppression théocratique. Si les Français prenaient la peine d’observer les usages de leurs voisins européens, ils découvriraient que tous ont des rapports équilibrés si ce n’est pacifiés avec la religion. La laïcité à la française est un accident de notre histoire, un témoin des négociations laborieuses à la suite d’affrontements idéologiques, un compromis entre des fractions antagonistes. Elle n’est en rien la panacée du rapport entre la République et la religion. On peut même douter qu’elle soit un pilier de la République, comme l’affirmait Jacques Chirac, au même titre que la liberté, l’égalité et la fraternité.

La laïcité à la française, c’est un consensus prudent qui affirme que la République ne fait pas acception de la religion des citoyens. Elle ne favorise et ne finance aucun culte.

Sous prétexte de neutralité, la laïcité française considère de fait la religion une menace implicite, un danger permanent pour la vie sociale, une marmite spirituelle bien encombrante. Au lieu d’envisager tout ce qu’objectivement la religion apporte au lien entre les générations, à la vie sociale et culturelle, à l’équilibre des communautés, tout ce que la religion offre d’expérience et de réflexion sur l’éducation, sur la coopération internationale, sur l’accompagnement des personnes malades ou âgées, sur la place de la vie et de la mort, sur l’identité de la personne dans son rapport avec les pouvoirs, la Nation prend acte d’une réalité qu’elle n’a pu effacer, mais la tient à distance.

Une politique schizophrène

Au-delà des lois et du préambule de la Constitution qui rappelle avec vigilance que la France est républicaine et laïque, la question de la laïcité révèle une maladie bizarre des élus. A l’échelon local, le maire, le conseiller général, le député consacrent une grand part de leur pouvoir, de leur budget à la relation avec l’Eglise catholique. Pour un grand nombre de petites municipalités, l’entretien de l’église paroissiale concerne une part importante du budget de la ville. Le maire rencontre volontiers le curé au monument aux morts et à la fête patronale. Le conseiller général de gauche à Marseille et le maire de droite font concurrence pour savoir qui contribuera le plus généreusement à la restauration du couvent des dominicains. Le député socialiste de Lisieux est fier que le recteur de la basilique sollicite son appui financier afin d’agrandir le parking et d’installer des toilettes pour les pèlerins. Tout ça se passe dans la bonne entente, non dénuée d’arrière pensée électorale, parce que l’Eglise catholique est une réalité épaisse et incontournable de la vie française.

La liberté, don de la Grâce, lui est imposée par le régime de la laïcité.

Et puis soudain, lorsqu’on dépasse l’échelon d’une circonscription départementale, les mêmes qui remettaient hier la Légion d’honneur au Recteur de la paroisse de Plouarzé et offraient des subventions importantes au Secours catholique empruntent soudain la posture des Présidents du Conseil moustachus de la IIIème République pour partir (verbalement) en guerre contre les menaces qui pèseraient sur la laïcité, se préoccupent du coût du voyage du pape et de la surface du voile que portent les femmes musulmanes aux marchés de Sarcelles. On peut en sourire, même si ce réflexe révèle un manque de compréhension des enjeux profonds et qu’il blesse parfois les croyants. Jean-Pierre Machelon, doyen de la Faculté de Droit de l’université Paris Descartes et auteur d’un rapport sur les relations des cultes avec les pouvoirs publics, le constate, désabusé: « Depuis une vingtaine d’années, la bannière laïque a réapparu sur le forum, à la faveur de confrontations inédites et de surenchères. »

L’Islam en embuscade

Si notamment la gauche française, en mal de projet, se rabat sur ses vieux poncifs inusables et consensuels auprès de leurs militants les plus obtus, la méfiance sourcilleuse vis-à-vis de la religion s’explique aujourd’hui par le surgissement de l’Islam dans le paysage social et urbain. Une religion identitaire dans ses formes rituelles et qui modèle le croyant dans tous les aspects de sa vie inquiète et irrite. Beaucoup de Français, parce qu’ils ont une identité fragile (Qui suis-je? En quoi crois-je? Qu’est ce que je transmets? ) sont perturbés par les signes exotiques d’une religion qui s’affirme sans complexe. La laïcité française ne privilégiant pas (officiellement) une religion par rapport aux autres, elle réagit globalement face au phénomène religieux en invoquant une menace diffuse qui en fait concerne l’Islam.

D’où la tentation pratique de vouloir « reléguer le religieux dans la sphère privée », quitte à ignorer la place que le religieux occupe intensément ou de manière diffuse dans la vie sociale et relationnelle de la majorité des citoyens. Avec une audace qui a pu dérouter les partisans d’un statu quo vermoulu, le Président Nicolas Sarkozy n’a pas hésité pour sa part à souhaité que la laïcité, arrivée à maturité, « ne considère pas les religions comme un danger mais comme un atout. » (Discours du Latran, 20 décembre 2007). Son projet de « laïcité positive » qui invitait les religions à travailler en synergie avec les pouvoirs publics dans les domaines où « le sens de la vie » est en jeu, n’a guère reçu d’échos, ni du côté du monde politique, ni du côté de l’épiscopat.

Une chance incroyable pour l’Eglise catholique

La laïcité à la française a offert à l’Eglise catholique un mode d’existence précaire qui se révèle une chance. La fragilité de ses ressources contraint l’Eglise catholique à la pauvreté, excellente et stimulante vertu évangélique. Elle oblige les fidèles à la responsabilité, car sans le soutien de l’Etat, l’Eglise dépend intégralement du souci des chrétiens.

L’Eglise catholique ne reçoit aucun subside de l’Etat, et se trouve libre vis-à-vis des pouvoirs publics. La liberté, don de la Grâce, lui est imposée par le régime de la laïcité.

Enfin la laïcité, qui proclame l’indépendance de la religion et de l’Etat, oblige l’Eglise à se penser « dans le monde, mais pas du monde ». La laïcité est une doctrine qui se présente comme un retrait, comme un creux. Cette position offre à l’Eglise le défi stimulant de remplir ce creux. A une pensée qui se veut neutre par rétraction, l’Eglise peut proposer à tous l’hospitalité du Christ. L’Etat laisse le champ libre à la proclamation rafraichissante de l’Evangile, sans prosélytisme mais comme un supplément d’âme.

Aujourd’hui, les catholiques français sont soucieux de s’impliquer avec force et talent dans la vie sociale et politique française. Engagés dans le tissu social et associatif, ils ne se posent pas en retrait, mais au contraire comme des citoyens sans complexe. Ils apportent une singularité revigorante dans le consensus laminant du conformisme intellectuel. Dans le scepticisme ambiant qui atteint la politique, le sport, le syndicalisme et les modèles économiques, leur foi les rend originaux. Bien que pauvre et déconsidérée, l’Eglise est solide parce qu’elle croit.

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Philippe Verdin

Philippe Verdin

Le frère dominicain français Philippe Verdin a été conseiller religieux au cabinet du Président de la République française en 2007 et 2008. Il avait auparavant publié un livre d’entretiens avec Nicolas Sarkozy sur la laïcité positive (La République, les religions, l’espérance, Cerf, 2004).

 

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