Revue Sources

Jan, six ans, demande à sa maman qui sort de la maison: «Où vas-tu?» Maman se rend à un atelier intitulé Comment parler pour que les enfants nous écoutent, comment écouter pour que les enfants nous parlent? Tout naturellement elle répond : «je m’en vais apprendre comment discuter avec les enfants». Jan lui lance alors: «Avec douceur, maman!» Quel lien cette conversation peut-elle avoir avec le mensonge? En apparence, aucun. Et pourtant…La maman répond en vérité à son enfant, et en échange elle reçoit de lui une sérieuse remarque, «du tac au tac», sur une question qui la concerne directement. De fait, les enfants supportent difficilement lorsque l’on hausse le ton de la voix.

Selon Haim Ginott (psychologue, rescapé des camps de concentration), les enfants sont extrêmement doués pour nous faire perdre notre équilibre. Tous ceux qui ont affaire aux enfants reconnaîtront probablement que cela se vérifie bien des fois. Une fois mis dans cette situation de déséquilibre, nous réagissons (trop?) souvent en haussant le ton. Ce qui a pour effet (entre autres) d’amener l’enfant à mentir, ou alors… à dire la vérité (eh oui, parfaitement). Mais la franchise doit être liée à un choix. Sans cela, il s’agit seulement d’une contrainte. C’est de nous adultes, que l’enfant apprendra à dire la vérité: de maman, de papa, de papy, de mamie, de tonton, de tata, de l’éducateur, du prêtre,… Il ne suffit pas de transmettre simplement des informations.

Le prix de la vérité

Une première question se dessine: est-il important pour nous de dire la vérité? La vérité, de façon générale, est-elle quelque chose d’important pour nous? Quel prix sommes-nous prêts à payer pour la vérité?

Nous avons discuté un jour avec Monique Rivière, la fille d’Edmond Michelet (l’un des principaux acteurs de la résistance durant la Seconde Guerre Mondiale, ministre dans le gouvernement de Charles de Gaulle, et dont le procès de béatification est en cours). Au début de son incarcération, il était rempli d’incertitude quant à savoir s’il devait mentir aux Allemands lors de ses interrogatoires. Malgré ces circonstances extrêmes, dans lesquelles dire la vérité pourrait coûter énormément (jusqu’à sa propre vie, et même celle des autres), il était tiraillé par un doute lié à sa conviction qu’il est impératif de dire la vérité. On peut voir combien cette conviction était profondément enracinée en lui. Il fut délivré de ce tiraillement grâce à l’aide d’un prêtre allemand, aumônier de la prison, qui lui signifia à sa façon son droit de mentir dans ces circonstances inhumaines.

Une hiérarchie des valeurs

Au début des ateliers destinés aux parents, intitulé Comment parler pour que les enfants nous écoutent, comment écouter pour que les enfants nous parlent?, nous proposons aux parents de se demander quels sont les buts qu’ils se fixent dans l’éducation de leurs enfants; autrement dit, en vue de quoi (de quelles valeurs) ils souhaitent les éduquer. C’est un moment important, qui peut engager tout un processus de réflexion sur ce qui est essentiel pour soi-même en tant que parent (ou éducateur), allant jusqu’à un questionnement sur le sens même de la vie.

L’exemple d’Edmond Michelet peut nous aider à réaliser que la franchise sert à quelque chose, qu’elle est inscrite dans une hiérarchie des valeurs, et que s’en inspirer dans une situation concrète exige généralement la prise en compte de tout ce qu’elle implique. Pour puiser un exemple un peu moins dramatique dans notre quotidien, nous sommes généralement mécontents lorsque nos petits lancent à un adulte «tu as vieilli! », ou bien «tes cheveux ont bien blanchi!», comme l’a fait notre petit-fils lors de la soirée de Noël.

Liberté et vérité

Aristote affirmait qu’il en est de la liberté comme d’un instrument de musique: plus on s’y exerce, plus son usage en devient fluide. Si notre réflexion part du postulat que la liberté est la capacité à choisir le bien, alors la question du développement de la capacité de l’enfant à choisir la franchise et le mensonge devient essentielle également du point de vue de son «exercice» de la liberté. L’enfant est capable dans de nombreuses circonstances de faire ce choix– dire la vérité ou mentir –, se construisant ainsi un espace de liberté, ou bien au contraire, s’enlisant dans la fantasmagorie.

Marie-Dominique Philippe, dans une longue discussion – mise par écrit depuis – sur la famille, l’amour conjugal et l’éducation, affirme que les objectifs les plus importants de l’éducation sont selon lui le développement de la capacité à aimer et la liberté. En prendre conscience peut nous aider, nous adultes, à trouver la juste proportion dans notre façon de réagir face à des situations où l’enfant nous ment, ou lorsqu’il choisit de nous dire la vérité malgré ce que cela peut coûter. Dans ces circonstances, il est indispensable de suivre un cap! Il faut être d’autant plus prudent, que c’est justement ici que se joue la croissance en humanité! Et cela ne concerne pas que les enfants, nous sommes tous dans cette même condition, en réalité! L’homme est une réalité «en devenir» (in fieri), et ses actions sont un matériau très important dans sa capacité à se tenir debout. Ce sont ces liens entre «l’agir» et le «devenir» que Karol Wojtyła analyse en profondeur dans son écrit Personne et acte. Il cite également une phrase du philosophe Roman Ingarden: le sujet se crée lui-même par ses actes, ou du moins se transforme; si ses actes n’avaient pas eu lieu, le sujet serait finalement bien différent de ce que ses actes l’ont fait devenir au cours de sa vie.

Reprenant encore une fois les deux valeurs mentionnées par Marie-Dominique Philippe comme horizon principal de l’éducation, nous pouvons voir combien l’amour aide à ce processus (de choix de la vérité). L’une de mes connaissance, maman de quatre filles, racontait comment elle avait mis entre les mains de l’aînée sa petite sœur encore nourrisson. Quelques instants plus tard, elle entendit le cri sanglotant du nouveau-né. Quand elle arriva dans la chambre où étaient les petites filles, l’aînée lui dit qu’elle avait déposé le nourrisson par terre. «Elle a avoué?», ai-je demandé, très surpris. «Mais bien sûr! elle a confiance en moi, enfin!», a répondu la mère. J’y entends résonner comme en écho les paroles de Saint Jean: «Il n’y a pas de crainte dans l’Amour ».

Obliger à dire la vérité

Pour revenir au mensonge, il est important que nous puissions signifier clairement à l’enfant que la franchise est pour nous une valeur (si effectivement elle en est une !). Il est bon que nous puissions expliquer concrètement et simplement pourquoi nous l’estimons ainsi, par exemple : Il m’est difficile de faire confiance à quelqu’un qui m’a menti ; je suis triste lorsque quelqu’un me ment; il est important pour moi que tu me dises la vérité; dire la vérité est important; la vérité compte pour moi, etc.

D’un autre côté cependant, il n’est pas bon que l’encouragement à la franchise se fasse dans une athmosphère de reproche, de menace ou d’intimidation. Comme par exemple : Personne ne te croira plus si tu te comportes ainsi ! Comment as-tu pu me mentir ainsi ! Sais-tu comment cela va te rendre plus tard ? etc. Rappelons-nous encore une fois la remarque de Jan, au début de cette réflexion: «Avec douceur, maman !». Dans une athmosphère de pression ou de manque de respect envers lui, l’enfant peut se sentir contraint à mentir (pour sa défense) ou dire la vérité sans développer sa capacité intérieure à choisir. Tout ce qui est obtenu par la coercition, la pression ou la violence, est éphémère, incertain, douteux, fait remarquer le pédiatre Janusz Korczak.

Un message clair

D’après Korczak, la crise d’adolescence n’est pas un phénomène naturel, mais culturel. Cela signifie que la société environnante n’a pas créé le juste moyen d’aider les jeunes à passer de l’enfance à l’âge adulte. Cette idée peut également être rapportée aux cas où l’enfant ment souvent. Cela doit signifier que nous n’avons pas construit les justes repères. Certes, cela peut être lié à de nombreux facteurs, mais nous pouvons ici en mentionner deux principaux.

La première cause peut en être que nous n’exprimons pas suffisamment clairement à l’enfant l’importance du problème. Nous n’avons pas de temps, nous sommes absorbés par la dispute de la veille avec notre chef/mari/femme/collègue, nous laissons les choses se dérouler telles qu’elles sont, en pensant «il/elle comprendra tout seul plus tard» (ce qui est, en général, une bonne intuition, que le Concile Vatican II reprend en considérant l’éducation comme une aide à l’auto-développement). Dans ses textes consacrés à  l’éducation aux valeurs, la psychologue Aleksandra Karasowska (spécialisée entre autres de la jeunesse difficile) souligne que lorsqu’un enfant enfreint une valeur, le premier pas devrait consister à vérifier que l’enfant connaît et comprend la norme enfreinte par son attitude. Cette connaissance, évidente pour nous, n’est qu’en cours d’acquisition chez l’enfant (ce que nous avons facilement tendance à oublier !). Laurie Lee, dans son livre autobiographique Laurie ou le goût du cidre, décrit une scène à l’école où un jeune garçon frappait avec un petit bâton la tête d’une camarade, parce qu’elle avait des cheveux très noirs et bouclés. Ce «délit» fut très sévèrement réprimé, et ce par le directeur en personne, sous les yeux de tous les élèves. L’écrivaine pose finalement un constat du style: j’ai compris qu’il n’est pas permis de frapper avec un petit bâton la tête d’une fille qui a des cheveux trop noirs et bouclés.

Ce récit, qui présente la version de l’évènement du point de vue d’un enfant, peut nous sensibiliser sur ce point: l’enfant sait-il, comprend-il ce qu’il a fait? A-t-il conscience de ce qui dans cette situation représente une valeur? A-t-il reçu une indication suffisamment claire? Il en va de même au sujet de l’opposition vérité/mensonge comme des autres dimensions de la réalité. Même adultes, ne serions-nous pas parfois insensés, désordonnés, encore englués dans différents mensonges, face à un enfant qui reste seul devant d’immenses questionnements, désirs, expériences, et doit se confronter au monde malgré nous?

La deuxième cause du mensonge chez l’enfant peut être une sévérité exagérée et une pression dans la recherche de la perfection. La peur devant l’adulte stoïque, restrictif (qui n’entend pas ce que l’enfant éprouve, ni ce dont il a besoin) pousse l’enfant au mensonge, et à développer sa capacité à mentir comme une forme de débrouillardise face à l’oppression.

Il ne s’est rien passé!

Pour finir, voici une dernière réflexion résultant de la longue expérience liée à notre programme Comment parler pour que les enfants nous écoutent, comment écouter pour que les enfants nous parlent?

Que se produit-il lorsque nous nions ce que l’enfant éprouve? D’une certaine façon, nous lui faisons entendre les PREMIERS mensonges! «Ca ne fait pas mal!», «C’est délicieux!», «Il ne s’est rien passé!», etc. Il semble alors que nous lui mentions «depuis le début». L’enfant sent la douleur, et nous lui disons «Ca ne fait pas mal!». L’enfant s’est écorché le genou, et nous lui disons «iI ne s’est rien passé». Comment ça, rien passé? Il s’est bien passé quelque chose! Et voilà qu’un être proche – et c’est bien cela qui est terrible et étrange: le père, la mère – lui ment! Bien sûr, «de bonne foi» et «pour le bien de l’enfant»! «Ce n’est qu’un petit mensonge de rien du tout! Pour lui rendre service…» Il est bon de se poser la question: qui est l’enfant pour nous dans cette relation (à nos yeux, dans notre compréhension)quand nous lui parlons ainsi? Comment nous, adultes, les comprenons-nous, les traitons-nous?

Janusz Korczak écrit: il n’y a pas d’enfants – il n’y a que des êtres humains, mais ayant une compréhension à une autre échelle, un autre bagage d’expériences, d’autres instincts, un autre jeu de sentiments. Comment nous sentirions-nous si quelqu’un nous disait «il ne s’est rien passé» lorsque nous éprouvons justement quelque chose de difficile ou de douloureux? A partir de ce qui nous a été rapporté par de nombreux parents avec lesquels nous avons eu la joie et l’honneur de travailler, nous pouvons dire qu’un grand changement de qualité de relation apparaît avec les enfants lorsque les parents acceptent cette proposition de mettre des mots sur les sentiments de l’enfant, et réfutant les mensonges usuels, osent dire: Cela fait mal. C’est triste. Il semble que ce soit difficile à supporter. Cette petite fille pourrait avoir très peur en observation chez le laryngologue (plutôt que «N’aie pas peur, cela ne fait pas ma»l). En entendant ces mots (la vérité!) l’enfant reçoit du soutien et trouve la force intérieure pour réussir à affronter ce qui est pour lui difficile. Quelque chose d’extraordinaire peut alors avoir (et a effectivement) lieu! Une femme russe, avec laquelle nous avons travaillé à Saint-Pétersbourg, nous racontait comment son fils de dix-huit ans, suite au changement d’approche de ses parents, leur avoua un peu plus tard avec tristesse: « Mais jusqu’à présent vous ne m’écoutiez jamais (autrement dit: vous ne m’entendiez pas)». La relation peut enfin se construire! Notre fille de quatre ans, après ce changement de «langage», réagit spontanément: «Merci maman pour ce que tu viens de me dire».

Il est plus qu’à propos de se rappeler les paroles de Jésus, rapportées dans l’Evangile selon saint Jean: la Vérité vous rendra libre. Cela peut être illustré ainsi: nous sortons de notre rôle de parent, et nous permettons à l’enfant de sortir de son rôle d’enfant. Une relation se construit alors. Nous pouvons accompagner l’enfant, cet homme «en devenir». Bien sûr, dans cet accompagnement, nous avons une tâche : définir un cadre, nommer et montrer les valeurs, distinguer ce qui est bien de ce qui est mal, témoigner de la confiance, de l’amour, de la tendresse, être présent, être attentif à ce qui se passe dans le monde de l’enfant. Sans oublier de prendre soin de soi, de son repos, de sa condition, de son développement personnel… Autrement dit, veiller à rester soi-même un homme «en devenir».


Jadwiga et Marcin Prokop. Mari et femme, parents de six enfants, et grands-parents de trois petits-enfants. Ils ont mis en place le programme «Ecole pour parents et éducateurs: Comment parler pour que les enfants nous écoutent, comment écouter pour que les enfants nous parlent?». Jadwiga est psychologue et s’occupe de la formation dans ce même programme. Depuis 1994, ils sont membres de la communauté de l’Emmanuel.

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