Revue Sources

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Jean de la Croix Kaelin était l’aîné des Dominicains suisses jusqu’au jour où il les quitta, à Lucerne, le 17 mars 2016, presque centenaire. Une vie extraordinairement remplie et engagée. Jean aimait rappeler qu’il accompagnait gamin le cocher de la diligence de sa petite ville natale. Ce qui ne l’empêcha pas d’avoir été sa vie durant l’observateur attentif et passionné des dernières découvertes scientifiques et des changements qui bouleversèrent la société et l’Eglise de son temps. Une des périodes lumineuses de sa vie fut sans nul doute son ministère d’aumônier au Centre Universitaire Catholique (CUC) de Genève, au cours des années 1950 -1960.

En guise d’hommage, nous reprenons quelques extraits des notes prises à l’occasion d’un entretien entre Jean et Ruth Dreifuss qui fréquentait le CUC de Genève avant de devenir Conseillère Fédérale et même Présidente de la Confédération helvétique.

L’interview avait été mené par le frère Clau Lombriser le 6 juillet 2004 à Bethanien (Obwald) où résidait alors le Père Kaelin. Cet entretien devait par la suite être traduit en allemand et publié dans un magazine  éphémère intitulée: «Dominik» paru en octobre 2004.

Un prêtre engagé

Ruth Dreifuss: Je mentionnerai d’abord un moment importants de l’engagement de Jean. Sa prise de position en faveur de la décolonisation, en particulier celle de l’Algérie et contre la guerre qu’on menait dans ce pays. Plus qu’un soutien moral, Jean travaillait pour les forces qui luttaient pour l’indépendance. Pour nous étudiants, c’était un peu comme si Che Guevara vivait à Genève. Un héros porteur de valises. Le CUC était alors un lieu de solidarité active avec ceux qui avaient pris fait et cause pour l’indépendance de l’Algérie.

Ruth parle de mon «ouverture». Je la dois à ma famille dont la table était toujours accueillante.

Je mentionne ensuite la contribution de Jean à l’œcuménisme, pas en odeur de sainteté maintenant. Son ouverture aux autres dans une attitude de respect. Pas de melting pot, cependant. J’ai toujours ressenti Jean comme quelqu’un de très traditionnel sur le plan du dogme, un conservateur avec une étonnante capacité de dialogue. Un oecuménisme vécu sans problèmes. Nous avons fait connaissance à l’occasion d’une table ronde consacrée au regain de l’antisémitisme dans le monde. On parlait alors du retour du refoulé.

Jean Kaelin: Ruth parle de mon «ouverture». Je la dois à ma famille dont la table était toujours accueillante. J’ai été très marqué aussi par Maritain, dont je lisais au cours de mes années de collège à Einsiedeln «L’humanisme intégral». Son côté «socialiste» allié à une fermeté dogmatique. Plus tard vicaire à Montreux, en milieu catholique et protestant, ensuite au CUC en collaborant avec le Centre Universitaire Protestant (CUP), notamment avec le pasteur Pierre Reymond. On a fait beaucoup de choses ensemble: débats œcuméniques, conférences, voyages à Taizé. Des non chrétiens y participaient aussi. Un mélange assez spontané qui permettait aux gens de se connaître. On ne peut faire de travail d’unité sans se connaître.

Enchantement  et désenchantement

Ruth Dreifuss: L’université de Genève à cette époque était extrêmement hétérogène. Des gens, qui venaient de partout, avaient déjà participé à des luttes d’indépendance:  des  Portugais et des Italiens antifascistes, des Français qui ne voulaient pas faire la guerre en Algérie, Jonas Sawimbi l’angolais. (Je ne dis pas que tous ont bien tourné!) Mais encore un nombre très important de juifs américains, surtout en faculté de médecine, refusés parce que juifs par des universités américaines. Ajoutez l’arrivée de vietnamiens de bonnes familles désireux d’échapper à la guerre…

Nous avions plus d’espoir que la génération actuelle. Nous avions alors le sentiment que le monde était en train de changer. Nous vivions une situation prérévolutionnaire. C’était la décennie qui précédait 68. On avait le sentiment que le monde s’ébranlait. Des fossiles étaient en train de s’effondrer, même dans l’Eglise. Rencontrer un prêtre comme Jean, un conservateur qui vibrait aux problèmes de l’heure, nous fascinait.

De gauche à droite: Clau Lombriser, Jean de la Croix Kaelin, Ruth Dreifuss

De gauche à droite: Clau Lombriser, Jean de la Croix Kaelin, Ruth Dreifuss

Jean Kaelin: Ce changement n’était pas toujours réfléchi. Il est venu par la force des choses; on ne pouvait pas faire autrement. Un exemple: une Egyptienne catholique refusait au CUC de partager sa chambre avec une juive. Elle a  fini par accepter et les deux étudiantes sont devenues de grandes amies.

Ruth Dreifuss: L’histoire nous a désenchantés. Nous vivons actuellement une espèce de folie consumériste.

Jean Kaelin: J’ai toutefois une vision très positive de l’Eglise d’aujourd’hui. Non pas de l’Eglise  comme structure, mais je vois partout des gens qui vivent l’évangile dans le concret. Cela n’apparaît pas dans les medias.

A Genève on me reprochait de ne pas orienter mes étudiants vers le Parti Démocrate Chrétien (PDC). Ceux qui s’occupent des petits et des pauvres votaient plutôt socialiste. Il y aurait donc une affinité entre foi chrétienne et socialisme. Pour moi, la préférence pour les pauvres est capitale…

Ruth Dreifuss: Parmi tous les mouvements qui transformèrent l’Eglise catholique, il y eut  l’encyclique «Populorum Progressio».  Puis, vinrent les sanctions et les départs nombreux. En Amérique latine, j’ai vu le découragement, le désenchantement dans l’Eglise. Nous avons vécu des moments de grandes souffrances qui venaient briser les élans.

Droits de l’homme et droits des femmes

Ruth Dreufuss: Le mouvement d’émancipation des femmes s’affirmait aussi à cette époque.  En Suisse, elles devaient encore conquérir le droit de vote. On avait l’impression qu’on arrivait au bout de l’aventure. Mais le mouvement n’était pas encore assez fort pour sensibiliser l’Eglise catholique

Jean Kaelin: Au CUC, le problème ne s’est jamais posé. Il n y avait pas de problèmes de féminisme. Les femmes étaient là, bien présentes.

Ruth Dreifuss: On ne sentait pas encore le besoin d’aller au delà des droits pour changer les mentalités. Cela n’est venu qu’à la fin des années soixante. Ce mouvement est lié à la critique de la société qui a mis tout en question et ébranlé l’Eglise, la famille. Le monde n’est plus le même depuis.

Je vois la souffrance de certaines femmes dans l’Eglise qui aimeraient s’engager davantage. R.D.

Jean Kaelin: Les femmes ont un rôle plus grand qu’on ne le pense dans l’Eglise catholique.  Certes, elles n’ont pas accès au sacerdoce….

Ruth Dreifuss: Je vois la souffrance de certaines femmes dans l’Eglise qui aimeraient s’engager davantage. Je vois aussi la joie et la fierté des femmes pasteurs protestantes et je vibre avec elles, Je suis heureuse de voir ces femmes accéder à la chaire, prêcher et guider les communautés. Beaucoup de femmes catholiques souhaiteraient vivre ce même sentiment et des communautés le souhaitent. Je ne me permets pas de faire une analyse religieuse. Je suis agnostique et  me contente de donner un regard extérieur.

Il y a un lien entre la question de l’ordination et d’autres positions de l’Eglise  – j’essaie d’être prudente – dans des domaines comme celui de la procréation. Plus grave à mes yeux pour les femmes que pour les hommes. C’est une de mes principales critiques. Dans cette affaire, l’Eglise joue un rôle qui accroît la souffrance, la dépendance, l’exploitation des femmes, ainsi que les risques de la diffusion de l’épidémie du SIDA.

Jean Kaelin: Nous les hommes, nous sommes responsables des souffrances des femmes. Nous prêtres, nous devons êtres des serviteurs, et non des hommes de pouvoir.

Ruth Dreifuss: L’Eglise Catholique n’a pas pu surmonter et dépasser ce pouvoir. La réalité qu’elle fait apparaître est une structure très hiérarchisée qui prépare mal les gens à l’exercice de la liberté. Un exemple: le Président Aristide en Haïti. Ce n’était pas un saint qui a tourné en démon, mais un homme qui a été confronté à une tâche pour laquelle il était mal préparé. Une des raisons de sa mauvaise préparation était qu’il était prêtre catholique.

J’aimerais que les hommes et les femmes puissent réaliser et forger des projets de vie dans une communauté qui les reconnaît comme des êtres humains à part entière, quelle que soit leur situation. C’est très concret. J’utilise, vous serez étonné, un terme religieux, la compassion, la sympathie, la capacité de connaître la souffrance de l’autre.

Jean Kaelin: Les droits de l’homme, dans la morale humaniste, ont des racines religieuses, évangéliques, comme la fraternité universelle. On est héritier de tout un mouvement qui va vers la déclaration de ces droits.

Ruth Dreifuss: Les droits de l’homme sont de plus en plus une référence, même s’ils n’ont pas les moyens de s’imposer. Nous n’avons pas de police mondiale. Nous ne pouvons punir les chefs d’Etat que lorsqu’ils sont chassés de leur pouvoir..

Amitié et compagnonnage

Jean Kaelin: Mon amitié pour Ruth Dreifuss est comme la confirmation d’un rêve, celui d’établir un contact ouvert, même avec ceux qui ne partagent pas mes convictions religieuses, mais sur la base de nos racines communes en humanité. Je me sens tellement d’accord avec Ruth. Nous partageons une même vision: l’homme est une personne sacrée.

Qui dit amitié, dit aussi amour de bienveillance, réciprocité, un bien dans lequel on se rencontre. Dans notre cas,  c’est le souci de justice et de solidarité humaines. C’est cette communion qui dure jusqu’ à la mort.

Ruth Dreifuss:  Je n’ai rien à ajouter, c’est exactement cela. L’amitié suppose un sentiment profond d’égalité. Une relation d’amitié est une relation de même hauteur. De  ce fait, on ne peut que partager et se vouloir mutuellement du bien, sans domination ni peur. Compagnonnage est une expression qui me plait, même si nous ne faisons plus beaucoup de choses ensemble.

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