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Journaliste engagé, Hrant Dink a été assassiné à Istanbul le 19 janvier 2007 pour avoir voulu prôner un dialogue arméno-turc constructif.

Le journal AGOS

Hrant Dink est né en 1954 à Malatya, au coeur de la Turquie, dans une région largement peuplée d’Arméniens jusqu’au génocide de 1915. Mais la vie y était devenue très difficile. Enfant, il déménage avec sa famille à Istanbul. Ses parents séparés, sa grand-mère le confie pendant dix ans à un orphelinat protestant de mouvance évangélique.

Au cours d’un camp d’été organisé par cette institution, il rencontre Rakel, sa future épouse, elle aussi originaire de Turquie orientale. Il l’épousera dans ce même camp en 1976. En 1984, la confiscation par l’Etat turc de ce lieu si cher à son coeur le sensibilise profondément à la précarité du statut des Arméniens en Turquie. Précarité qu’il mesure de nouveau au cours de son service militaire dans l’armée turque. Malgré ses excellentes notes, le titre de sergent lui est refusé. Après ses études à l’Université d’Istanbul, il fonde à Pâques 1996 le journal AGOS, rédigé en arménien et en turc dans le but de toucher un public plus large, et dont il sera l’éditeur.

Ses objectifs

Il assigne cinq objectifs à sa publication: dénoncer toute injustice commise contre les Arméniens en Turquie – analyser les violations des droits de l’homme et les difficultés de la démocratisation – faire connaître à partir d’archives le rôle positif des Arméniens dans l’économie et la culture de l’empire ottoman – informer sur l’évolution de la jeune République d’Arménie, en particulier sur ses rapports avec la Turquie – critiquer les disfonctionnements et l’absence de transparence des institutions de la communauté arménienne. Son but final? Encourager la réconciliation des Turcs et des Arméniens et la reconnaissance des droits des minorités.

Les nationalistes turcs jubilent, font paraîtront des photos de policiers souriants entourant l’assassin devant un drapeau turc.

Il interpelle les Turcs qui ne veulent pas admettre la réalité du génocide au nom de leur nationalisme ou du refus de s’identifier à des actes aussi abominables. Mais il interpelle aussi les Arméniens de la diaspora dont les campagnes internationales se focalisent trop à son avis sur la reconnaissance du génocide, sans chercher à promouvoir un dialogue constructif et prendre en compte les besoins actuels des Arméniens, tant en Turquie qu’en République d’Arménie. « Le problème du pays, aujourd’hui, n’est ni celui de la « négation », ni celui de la « reconnaissance ». Son problème fondamental c’est la « compréhension ». Et la Turquie n’y aura accès, ne prendra pleinement conscience de son passé, de son histoire, que si elle progresse dans son combat pour la démocratie. »

Turco-arménien

Parce qu’il se revendique à la fois turc et arménien, Hrant Dink rêve d’une Turquie plus éthique qu’ethnique, assez forte pour oser regarder son passé en face et éliminer démocratiquement les discriminations. Tous ses articles visent à faire la lumière sur la réalité de la Turquie, sans diaboliser l’une ou l’autre partie.

D’un côté, il faut reconnaître l’évidence de la présence de plus de deux millions d’Arméniens dans l’empire ottoman qui contribuèrent largement à la prospérité du pays et dont les deux tiers furent victimes du massacre planifié; mais, par ailleurs, on ne peut considérer les arrière-petits-enfants des bourreaux coupables des crimes odieux perpétrés par leurs ancêtres. Mieux, il faut favoriser leur intégration, en encourageant l’adhésion de la Turquie à l’Europe.

Bref, esquisser les contours d’un réel échange, à l’instar de celui qui se créa entre la France et l’Allemagne après la seconde guerre mondiale. Vision prospective qui vaudra au journaliste trois procès de la part des Turcs, aggravés de menaces.

L’assassinat d’un pacifiste

Le 19 janvier 2007 Ogün Samast, jeune turc de 17 ans, armé par un complot d’ultranationalistes de Trébizonde (ville où avait été assassiné un an plus tôt le prêtre catholique Don Andrea Santoro) l’abat de deux balles dans la nuque devant son bureau. Ceci, peu après la sortie du documentaire Screamers, dans lequel le journaliste dénonçait l’article 301 qui déclare que parler d’un génocide arménien est une insulte à l’Etat, passible de peines.

Hrant Dink est mort pour avoir milité en faveur d’un dialogue qui respecte à la fois la fierté du peuple turc et la vérité historique.

Les nationalistes turcs jubilent, font paraîtront des photos de policiers souriants entourant l’assassin devant un drapeau turc. Mais, en sens inverse, le jour des funérailles de Hrant Dink cent mille personnes défilent à Istanbul en scandant: «Nous sommes tous Hrant Dink et nous sommes tous arméniens ». Un ouvrage courageux, paru à titre posthume en France en 2009, résume sa position. [1. Hrant Dink, Deux peuples proches, deux voisins lointains, Arménie-Turquie, Actes Sud 2009]

Une parole a été libérée

AGOS continue à paraître et une Fondation Hrant Dink a été créée pour perpétuer les valeurs prônées par son fondateur. Surtout, une parole a été libérée. Certes, les pressions gouvernementales restent importantes, croissent même comme le nationalisme turc. Le Turc Perincek [2. www.affaireperincek.com] nargue la Suisse et le monde en niant la réalité du génocide. La Suisse l’avait condamné, mais la cour de Strasbourg l’a blanchi. Ce jugement a fait l’objet d’un ultime appel en janvier 2015. Le discours officiel turc continue à réduire l’assassinat de plus de 1 300 000 civils arméniens, femmes, enfants, vieillards, égorgés, violés, déportés vers le désert de Deir-Et-Zor à une légitime résistance en période de guerre. Il fallait, prétend-on, se défendre contre les Russes avec lesquels les Arméniens étaient suspectés de s’être alliés.

Mais les langues se délient. Des historiens turc [3. Taner Akçam, Un acte honteux: le génocide arménien et la question de la responsabilité turque, Gallimard 2012] éminents s’expriment; une pétition turque qui demande pardon recueille près de 30’000 signatures; le cinéaste germano-turc Fatih Akin tourne The Cut; de nombreux témoignage [4. Fethiye Cetin, Le livre de ma grand-mère, Marseille, Ed. de l’Aube 2006, Parenthèses, 2013] évoquent la quête d’identité des petits-enfants de femmes sauvées du génocide mais islamisées. Ces personnes considérées comme arméniennes par les Turcs sont écartées de ce fait des fonctions importantes, mais elles sont considérées comme des renégats par des Arméniens, même si elles demandent le baptême…

Cent ans après 1915, les Arméniens du monde entier continuent à réclamer aux Turcs la reconnaissance de la grande catastrophe dont leurs ancêtres ont été victimes. Hrant Dink est mort pour avoir milité en faveur d’un dialogue qui respecte à la fois la fierté du peuple turc et la vérité historique. Sa veuve Rakel et ses trois enfants perpétuent son oeuvre au sein de la Fondation Hrant Dink avec les actuels rédacteurs d’AGOS. Ils organisent des programmes économiques et culturels entre Turquie et Arménie et sensibilisent de nombreux Turcs à travers une information ouverte pour récuser l’intolérance.

La mort tragique de Hrant Dink contribuera-t-elle à ouvrir des portes de respect et de vie? Chacun de nous, à son échelle, peut réagir pour ne pas laisser l’ignorance et l’indifférence conduire au fatalisme ou au fanatisme. Tel est bien l’universel enjeu humain [5. En Suisse de nombreuses manifestations marqueront le centenaire du génocide, www.genocide 1915.org]

A signaler aussi que les églises chrétiennes du canton de Vaud organisent à Lausanne des conférences ouvertes à tous, du 4 au 7 juin 2015, auxquelles Rakel Dink est précisément invitée, et qui se clôtureront par une célébration oecuménique à la cathédrale de Lausanne dimanche 7 juin 2015 à 18h.

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Monique Bondolfi-Masraff est présidente de KASA (Komitas Action Suisse-Arménie www.kasa.am). Elle est également membre du comité de rédaction de la revue Sources.

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