Revue Sources

Fortuna est un film de Germinal Roaux, tourné à l’Hospice du Simplon avec la collaboration des chanoines qui desservent ce refuge alpin. Sa thématique porte sur l’accueil ou le refoulement de migrants en provenance d’Italie. Elle met aussi en question le charisme hospitalier des chanoines, débordés par l’afflux de réfugiés et révoltés par l’incursion de la police dans leur Hospice traditionnellement inviolable.

Ces incidences nous valent un débat capitulaire qui n’est pas sans évoquer celui des moines de Tibhirine pris eux aussi au piège d’une situation inédite qui bouleversait leur quotidien. On se souviendra de la célèbre séquence du film de Xavier Beauvais «Des hommes et des dieux» consacrée à ces échanges communautaires.

Ce décor cache une intrigue. Parmi les migrants qui ont trouvé refuge à l’Hospice, il y a Fortuna, jeune éthiopienne de 14 ans, ne parlant que l’amharique, mineure non accompagnée, à la recherche de sa mère égarée au cours du périple qui l‘a amenée en plein hiver au col du Simplon. L’adolescente a un secret qui à la fois la tourmente et la passionne: elle est enceinte d’un jeune adulte rencontré au cours de cette aventure qu’elle semble aimer éperdument. Le metteur en scène, dont la compagne travaille dans un foyer d’accueil pour réfugiés mineurs, sait de quoi il parle. Il connaît aussi la réponse habituelle des services sociaux à ce genre de «cas». Sans avortement, Fortuna n’a aucune chance d’être accueillie en Suisse pour une longue durée et de poursuivre des études. S’ensuit un dialogue sur ce sujet entre un assistant social et le prieur de l’Hospice. Conversation sérieuse entre adultes non impliqués dans ce drame, mais conscients de sa gravité. Quelle solution va choisir Fortuna? Il me semble que le cinéaste ait hésité sur le rôle à lui faire tenir. Les dernières images du film sont celles de la silhouette de la jeune Ethiopienne traçant seule son chemin dans la neige, après qu’elle eut rituellement enterré un poussin mort de froid qu’elle avait d’abord embrassé. Comprenne qui pourra! On n’en saura pas plus. Jusqu’au bout, Fortuna aura été discrète.

Heureuse coïcidence! Il se fait que le frère dominicain Michel Fontaine, membre de notre rédaction, a été amené à rencontrer Germinal Roaux. Le metteur en scène de Fortuna l’avait invité à relire le scénario de son film. Sources a interrogé frèr Michel.

Sources: A votre avis, quelle est le message transmis par ce film ? Ou plutôt quelle interpellation Fortuna adresse-t-elle aux spectateurs? Peut-on parler d’un message? Ou le scénario n’est-il qu’au service d’une réalisation artistique cinématographique? Autrement dit : Esthétique ou Ethique?

Michel Fontaine: Germinal Roaux est un homme d’une quarantaine d’années qui a suivi toute sa scolarité à l’Ecole Steiner de Lausanne. Il s’engage très rapidement dans le domaine de la photographie, exclusivement tourné vers le noir et blanc.

Sa biographie signale qu’en 1994, il réalise comme travail de fin d’étude son premier film documentaire sur le problème de la désertification au Burkina Faso: «Une pluie et des hommes». S’ensuit tout un parcours ponctué par différentes réalisations audio-visuelles. Elles le conduisent en 2013 avec son film «Left Foot Right Foot» à remporter le Bayard d’Or du Meilleur Premier Film au Festival international du Film de Namur.

Germinal tenait à montrer l’importance d’une dimension verticale qui habitait l’ensemble de tous ces évènements.

C’est dans cette mouvance professionnelle mais aussi personnelle que s’inscrit le film Fortuna qui vient de recevoir l’Ours de Cristal pour le meilleur film et le Grand prix du jury international de Génération. Ce film est sorti sur les écrans en Suisse le 11 avril 2018.

Ma rencontre avec Germinal Roaux remonte à 2015 par l’intermédiaire d’un ancien collègue, Christophe, enseignant spécialisé pour enfants allophones. Nous étions avec quelques autres membres d’un comité scientifique d’une formation qui proposait un parcours à l’Université de Lausanne dans le domaine des migrations. Christophe m’a donc présenté Germinal qui était en train d’écrire le scénario d’un film dont le titre était Fortuna, nom d’une jeune adolescente éthiopienne sans nouvelles de ses parents depuis son arrivée à Lampedusa (Italie) et accueillie avec d’autres réfugiés par la communauté des chanoines de l’Hospice du Simplon en Suisse. Germinal me demandait de le conseiller sur le plan religieux et éthique, considérant le fait que l’action de son film se déroulait dans un cadre particulier, suscitant des questions existentielles, spirituelles, religieuses et politiques.

Nous nous sommes donc vus à trois reprises. Au fur et à mesure que se construisaient le scénario et le script qu’il m’avait demandés de relire, je percevais à la fois un grand souci d’une écriture la plus authentique possible et en même temps l’exigence d’un regard qui ouvre des horizons et appelle à une transcendance. Bref, une grande liberté et une foi en la vie malgré un contexte contraignant et l’histoire personnelle de cette adolescente profondément tourmentée. Germinal tenait à montrer, avec délicatesse et respect, l’importance d’une dimension verticale qui habitait l’ensemble de tous ces évènements: la spiritualité de cette jeune éthiopienne, son rapport simple et vrai au vivant par le biais d’une relation de tendresse avec un petit âne et un jeune poussin. Expression d’un univers fragile qui l’entourait mais qui en même temps lui insufflait une force intérieure et une endurance tenace.

Lorsque Germinal m’invita à voir le film en Première diffusion dans le cadre du Festival du Film et Forum international sur les Droits humains à Genève en mars 2018, j’ai réalisé combien l’écriture d’un film dans sa production finale était le fruit d’une alchimie mystérieuse de laquelle pouvait naître un fruit «nouveau» et cela m’a profondément séduit. J’y trouvais comme croyant cet équilibre subtil souvent en tension de deux quêtes, celle d’une vérité qui fait grandir notre humanité et celle d’une Présence qui nous entraîne à une liberté. Les deux moments où s’est exprimé au mieux cet équilibre, ont été le dialogue du prieur de l’hospice et de l’assistant social concernant la naissance ou non de l’enfant porté par Fortuna et le débat des chanoines, suite à la descente de police dans leur Hospice. L’un d’eux s’interroge: «Avons-nous peut-être été trop loin en acceptant d’accueillir tous ces réfugiés?»

Germinal n’a pas souhaité «délivrer» un message qui pourrait laisser entrevoir une direction à suivre. Il n’empêche qu’au-delà d’un esthétisme certain, à la mesure du cadre naturel dans lequel le cinéaste nous invite à entrer, il me semble que ce film dégage une puissance de vie qui vient rejoindre paradoxalement au plus profond de chacune et chacun ce qu’il a de fragile et d’incertain pour l’ouvrir à un autre regard sur l’autre et sur la vie.

N’est-ce pas d’une certaine manière ce que Germinal a voulu nous souffler au creux de l’oreille, lorsqu’il nous fait entendre ce verset de l’Evangile de Jean «Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix; mais tu ne sais d’où il vient, ni où il va. Il en est ainsi de tout homme qui est né de l’Esprit.» (Jn 3, 8)


FORTUNA

Dialogue entre l’éducateur social et le prêtre

Le réalisateur du film, Germinal Roaux, nous a autorisés à retranscrire à l’intention de nos lecteurs le dialogue entre le supérieur des chanoines, le frère Jean, et un éducateur social, Monsieur Blanchet. La scène se passa dans un bureau de l’Hospice. (NDLR)

Les mains croisées sur ses genoux, Frère Jean observe Monsieur Blanchet en silence.

Frère Jean

J’ai appris que vous aviez demandé à Fortuna d’avorter.

Blanchet

Oui… (Un temps). De toute façon, elle ne pourra pas le garder.

Frère Jean

Pourquoi ça?

Blanchet

Si Fortuna accouche ici, c’est le Service de la Protection de l’enfance qui intervient. C’est plus moi… Et son bébé lui sera retiré

Frère Jean

Pourquoi?

Blanchet

C’est la procédure avec les mineurs non accompagnés…Vu sa situation, elle n’est pas en mesure d’assumer l’éducation d’un enfant.

Frère Jean

Alors vous lui demandez d’avorter?

Blanchet

Je pense que c’est la moins mauvaise solution, oui. (Un temps). On n’a pas le choix?

Frère Jean

Pas le choix?

Blanchet

Non.

On n’a nulle part où la mettre…Moi je ne peux pas la garder ici et les foyers pour mineurs refuseront de la prendre avec un enfant. (Un temps). Elle a quatorze ans…

Frère Jean et Monsieur Blanchet se regardent longuement.

Frère Jean

Qu’est-ce que vous allez faire?

Blanchet

J’espère lui trouver un lieu pour vivre normalement…J’espère qu’elle pourra aller à l’école, apprendre un métier… Mais avec un bébé, c’est impossible.

Frère Jean

Mais elle veut garder son enfant! Comment pouvez-vous choisir à sa place?

Blanchet

Écoutez… je comprends très bien que cela puisse heurter vos convictions religieuses, mais dans son cas il n’y a pas d’autre solution.

Frère Jean

Ce ne sont pas seulement mes convictions religieuses qui sont heurtées… Mais la certitude avec laquelle vous pensez faire le bien pour elle.

Blanchet

Si vous avez une autre idée de ce qui serait bien pour elle, je vous écoute…

Frère Jean

Je n’ai pas de solution comme ça, bien sûr…Mais si elle veut tellement garder son enfant, c’est que cela doit avoir une importance pour elle que vous ne mesurez pas. Il y a des raisons profondes qui la poussent à vouloir cet enfant… C’est la vie, vous ne pouvez pas vous y opposer.

Blanchet

Écoutez…

Je crois que tout de même les choses sont un peu plus compliquées …Vous connaissez comme moi le parcours de tous ces gens…Une traversée sur une espèce de rafiot…Une arrivée sans rien…Parce que c’est ça la réalité de Fortuna aujourd’hui. Elle est seule… Elle n’a plus rien… plus rien du tout…

Frère Jean

C’est peut-être justement pour tout ça qu’elle a besoin de cet enfant, parce qu’elle n’a plus rien. (Un temps). Vous savez, j’ai passé toute la vie dans cette Eglise…J’ai vu des choses magnifiques… d’autres moins, mais avec toutes ces années passées ici, à réfléchir sur la vie, sur l’homme… J’ai réalisé que parfois, notre vision de ce qui est bon ou juste ne l’est pas forcément pour l’autre.

Parfois le mal … c’est le bien imposé.

Je ne veux pas vous faire une leçon de morale. Pour vous dire ce qu’il faudrait penser ou faire. J’aimerais juste partager cette réflexion avec vous, si vous l’acceptez.

Blanchet

Je vous écoute.

Frère Jean

Je vais prendre l’exemple que je connais le mieux…Ma vie entière consacrée à Dieu. Qu’est-ce que ça veut dire de consacrer toute une vie à Dieu? C’est se sentir appelé… appelé à faire le bien. Puis un jour, on se rend compte que tout n’est pas aussi simple et qu’il y a aussi un danger dans cet appel à vouloir faire le bien…

Ça m’a toujours rendu très triste… d’imaginer que dans notre Eglise nous ayons pu faire tant de mal au nom de Dieu…Au nom du bien, justement. (Un temps). Mais qu’est-ce qu’on sait exactement de ce que l’autre a vraiment besoin?

Blanchet

Et Fortuna, de quoi a-t-elle besoin, selon vous?

Frère Jean

Ça, c’est difficile… Sans doute que nous devons l’entourer…Il faut l’aimer pour ce qu’elle est, pour ce qu’elle choisit d’être, et non pas pour ce qu’on aimerait qu’elle soit. Nous devons penser qu’elle va faire le bon choix pour elle-même… Avoir confiance… Faire confiance.

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