Revue Sources

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Un jubilé dans le jubilé. Nos sœurs moniales d’Estavayer s’offrent deux années consécutives de jubilation. Elles s’associent aux Frères qui fêtent un anniversaire de huit siècles. Mais elles veulent aussi célébrer sept siècles de «laus perennis» à l’intérieur de leurs vieux murs.

Les débuts du monastère d’Estavayer-le-Lac sont quelque peu environnés de mystère. Nous savons seulement qu’en 1290 une communauté de moniales dominicaines existait dans un monastère dédié à sainte Marguerite à Chissiez, dans l’actuel quartier du Trabandan de Lausanne, en lien avec le couvent des frères dominicains de cette ville. La maison, aujourd’hui disparue, était située hors des murs de la ville et isolée. Les sœurs cherchèrent donc un emplacement moins exposé pour vivre plus sereinement leur vie dominicaine. Le prieur de Lausanne, frère Jean d’Estavayer, fit appel à son cousin, le chanoine Guillaume d’Estavayer, qui offrit aux sœurs sa propre maison sise sur le rempart de la ville d’Estavayer, à la condition qu’il puisse encore y séjourner avec ses domestiques. La communauté agréa cette proposition et les sœurs arrivèrent à Estavayer à la toute fin de 1316 ou au début de 1317.

Accueillies froidement

Les moniales avaient sans doute le cœur gros, car en dernière minute quelques unes, entraînées par une ancienne prieure, firent sécession et décidèrent de rester à Chissiez. Elles ne rejoignirent le gros de la communauté qu’une quinzaine d’années plus tard, après plusieurs procès menés devant la cour pontificale.

Sans nul doute, elles recevraient des dons et des aumônes dont le clergé du lieu ne percevrait plus le doux tintement dans sa besace.

De plus, si la générosité du chanoine Guillaume ne s’est jamais démentie, le clergé d’Estavayer accueillit fraîchement les nouvelles arrivantes. Sans nul doute, elles recevraient des dons et des aumônes dont le clergé du lieu ne percevrait plus le doux tintement dans sa besace. On raconte même que quelques décennies plus tard un clerc d’Estavayer, furieux qu’une paroissienne fût enterrée dans l’église du monastère, vint dérober les cierges qui entouraient le cercueil de la défunte. Le sang de sœur Alix, sousprieure, ne fit qu’un tour. Elle bondit et s’élança à sa suite, récupérant les précieuses chandelles. Les choses se sont grandement améliorées depuis. Parmi les occasions de rendre grâce, ne faut-il pas mentionner les relations étroites et fraternelles qui lient le monastère aux prêtres et paroissiens d’Estavayer, toujours prêts à le soutenir et lui rendre mille services?

Les empreintes de l’islam

Plus isolées qu’à Chissiez, les sœurs gardaient cependant des liens avec l’Ordre dominicain. Ainsi, en 1404, saint Vincent Ferrier vint prêcher au monastère lors de sa grande campagne d’évangélisation dans la région. Le texte de ses interventions a été copié par le père gardien des Cordeliers de Fribourg. Ce précieux témoin de la vie spirituelle de cette époque est parvenu jusqu’à nous.

L’architecture est mieux documentée. Cette période vit le retour de croisade d’Humbert, prince de Savoie. Cinq années de captivité chez les Turcs lui avaient donné le goût de la prière. Il fit le vœu de construire une église s’il était libéré. Et ce fut celle de notre monastère, bâtie en pierre de la Molière, à l’intérieur de laquelle Humbert fit ériger une chapelle funéraire [1. En homme prudent, ne sachant où il mourait, il avait prévu trois chapelles funéraires pour ses restes mortels: ce fut finalement à Estavayer qu’il décéda et fut enseveli.] protégée par de magnifiques grilles ouvragées à ses armes. C’est ainsi que nous avons en notre église le blason de la maison de Savoie, orné de cinq croissants de lune, chacun évoquant une année de captivité en terre d’islam. Ce souvenir marqué dans la pierre incite les moniales d’aujourd’hui à garder une place à l’islam dans leurs prières.

Le temps des turbulences

Un siècle plus tard, la Réforme protestante déferlait sur la Suisse. Les couvents des frères dominicains furent supprimés et l’aumônier du monastère, frère Jean de Rome, fut chassé, dit la chronique. Les sœurs devaient donc sortir du monastère pour assister à la messe paroissiale à la collégiale. Quand un prêtre de passage venait célébrer au monastère, les sœurs devaient servir elles-mêmes sa messe. Elles perdirent une partie des terres qu’elles avaient gardées en pays de Vaud, et virent leurs revenus amputés d’autant. Malgré tout, elles restèrent fidèles à leur foi et à leur vocation.

En juillet 1599, une partie des bâtiments conventuels s’effondre en pleine nuit.

Puis, en 1575, ce fut la peste qui ravagea la cité et le monastère. On ne donnait guère attention aux registres à cette époque, et moins encore en période d’épidémie. Une tradition veut que seules deux ou trois sœurs soient restées en vie pour maintenir la louange dans nos murs. Nous ne connaissons pas leurs noms, mais les sœurs les invoquent en ces temps de précarité et leur demandent de leur envoyer quelques renforts.

En juillet 1599, une partie des bâtiments conventuels s’effondre en pleine nuit. Les sœurs ne durent leur vie sauve qu’à leur ferveur. En effet, elles chantaient matines dans l’église qui, elle, ne s’effondra pas. On reconstruisit par étapes. Faute de moyens, on cloisonnait les cellules au fur et à mesure que les postulantes se présentaient.

Les siècles «classiques»

Le début du XVIIe siècle marque une nouvelle étape. Nous pouvons mettre un peu de chair sur le nom des sœurs. Divers cahiers nous sont parvenus. Ils contiennent des prières manuscrites ou des notes prises durant des conférences spirituelles données par les aumôniers.

La vie de l’une ou l’autre sœur a même été consignée dans des publications d’époque. C’est le cas de la jeune Barbe Progin, entrée au monastère à 15 ans. Elle vécut une forte expérience spirituelle cinq ans plus tard et, dès lors, mena une vie de prière et de pénitence intenses. Malade, elle supportait ses souffrances avec joie pour le salut du monde. «Je désire souffrir encore bien davantage, s’il le faut, pour la conversion d’une âme.» Elle mourut en 1633, âgée seulement de 23 ans.

Un cahier du conseil fourmille de détails truculents.

Le début du XVIIIe siècle nous offre – ô délices – une mine d’informations: un cahier du conseil fourmille de détails truculents. Ainsi, nous apprenons que deux sœurs protestent quand, un jour, le père aumônier tente d’imposer une décision à la communauté. «Ce n’est pas dans notre tradition qu’on prenne les décisions à notre place!». Aucun doute, nos sœurs sont de vraies dominicaines et elles en sont conscientes!

A cette époque aussi, les sœurs décident de revenir à la vie commune. Chacune avait (ou n’avait pas, en ce qui concerne les sœurs issues de milieux plus modestes) son pécule, son linge et ses meubles. Nous assistons alors à deux jours de grand remue-ménage où toutes les sœurs apportent joyeusement leurs affaires aux officières que la prieure a désignées et se réjouissent de pouvoir partager avec les moins fortunées.

La fin du siècle est plus morose. Une prieure, manipulée par un cousin cistercien, fait sortir le monastère de la juridiction de l’Ordre dominicain. Et ceci contre l’avis unanime de la communauté. Début d’une longue période douloureuse où les sœurs désireuses de rester dominicaines n’eurent plus le soutien de leur Ordre. Les observances pâtirent de cette situation. On obtint la permission de faire gras, les matines ne furent plus dites en pleine nuit, on renonça au port de la laine, et les temps de prières furent raccourcis…

Et un dix-neuvième contrasté

Alors que le vent révolutionnaire soufflait en France, de nombreux prêtres de ce pays trouvèrent refuge en Suisse, particulièrement dans le canton de Fribourg demeuré catholique. Estavayer en accueillit un certain nombre. Le monastère les aida matériellement. Surtout, il leur ouvrit les portes de son église pour qu’ils puissent y célébrer la messe. On ne parlait pas à cette époque de concélébration. Les messes donc s’enchaînaient presque sans interruption de quatre heures du matin à midi sur les sept autels de l’église. Les sœurs offraient le vin et le pain d’autel, soit une bonne trentaine de bouteilles de vin et un quarteron [2. Une vingtaine de litres dans le canton de Fribourg.] de froment par semaine. On utilisa aussi onze chasubles! Les sœurs accueillirent en outre des religieuses françaises chassées elles aussi de leurs couvents, ainsi que des dames de la noblesse qui tenaient salon au monastère.

Le Père Lacordaire vint visiter la communauté.

La communauté traversa la période révolutionnaire et napoléonienne sans trop de dommage. Dès 1817, elle reprit progressivement les observances tombées en désuétude, puis renoua des liens avec les frères dominicains. Le Père Lacordaire vint visiter la communauté. On conserve plusieurs lettres écrites de sa main. La situation politique devint à nouveau tendue au milieu du XIXe siècle. Le gouvernement radical imposa la fermeture du noviciat et aliéna divers domaines. En 1872, le Père Jandel, maître de l’Ordre, vint visiter le monastère. Prélude au retour à la direction spirituelle de l’Ordre dominicain. Le Père Barthier assuma la charge de directeur durant une trentaine d’années. Outre les conférences et prédications qu’il donnait aux sœurs, il restaura entièrement l’église du monastère, faisant notamment appel à des artistes belges. Les vitraux qui relatent l’histoire de la communauté datent de cette restauration.

La révolution conciliaire

Que dire du XXe siècle? L’événement marquant fut sans doute le concile Vatican II et son cortège de conséquences. Si la vie des moniales reste la même, tissée de travail et de prière, la forme extérieure a beaucoup changé. La communauté a adapté sa liturgie au français, tout en gardant les plus belles pièces du répertoire grégorien.

On installa le chœur dans la nef, proche de l’assemblée. Les sœurs purent enfin profiter elles aussi de la magnifique architecture de l’église. La vie dominicaine s’élargit aux dimensions des Fédérations ou du Service des Contemplatives de Suisse romande qui permirent aux sœurs de s’entraider. Et même aux dimensions du monde, grâce au passage de frères et de sœurs de tous horizons. Les liens avec l’extérieur se sont aussi intensifiés. En témoigne notre hôtellerie La Source: une grange du XVIIe siècle menacée de ruine fut rebâtie pour recevoir des hôtes désirant se ressourcer et divers groupes pour des sessions et retraites.

Et maintenant?

L’année 2016-2017 marquera les 700 ans de notre monastère et nous en préparons les festivités. Et voici le programme.


Sœur Isabelle, qui réside dans le monastère d’Estavayer-le-Lac, remémore quelques souvenirs de la longue et passionnante histoire de ce monastère.

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