Revue Sources

[print-me]En août 2016, un colloque réunissait à Salamanque[1] quelques deux cents membres de la Famille dominicaine venus dans cette ville raviver l’engagement de l’Ordre au service de la Justice et de la Paix. Un engagement qui pendant huit siècles a marqué l’histoire de la famille de saint Dominique. Long périple que le pape François a comparé plaisamment à un «carnaval mondain» au sein duquel la prédication dominicaine était appelée à résonner.

Le site de Salamanque était judicieusement choisi. L’université de cette ville a hébergé une Ecole célèbre qui prit le nom de cette cité. Elle fut illustrée par un Dominicain non moins célèbre, Francisco de Vitoria (1483-1546), penseur et fondateur du «jus gentium», prémisse du droit international qui arbitre encore aujourd’hui les relations entre les peuples et les Etats.

L’ONU et Francisco de Vitoria à Genève

Il convenait de commémorer une seconde fois cet événement sur les lieux mêmes où ces questions se débattent de nos jours, à savoir au Palais des Nations de Genève qui reçoit trois fois l’an «Le Conseil des Droits de l’Homme». Plus précisément encore, dans une de ses plus belles salles, celle consacrée à Francisco de Vitoria, décorée des fresques marouflées du peintre espagnol José Maria Sert.

Les fresques de sa salle demeurèrent comme un défi muet

La rencontre de Genève eut lieu au soir du 24 janvier 2017, sous l’égide du frère Mike Deeb, promoteur de Justice et Paix au sein de son Ordre et son délégué permanent auprès des Nations Unies. Près de 150 personnes, proches des Dominicains ou membres des missions diplomatiques présentes à Genève, prirent place sur les gradins de cet amphithéâtre historique. A la tribune, une brochette d’orateurs délégués des gouvernements espagnol et péruvien ou de l’Université de Salamanque entourait le Maître de l’Ordre, le frère Bruno Cadoré. On entendit aussi une communication de Mme Nicole Awais[2].

Les Dominicains à l’ONU

C’est à Rome, à la fin des années 80, que se concocta l’idée d’une présence dominicaine dans les parages de ce qui était alors «La Commission des Droits de l’Homme». Deux amis en furent les artisans: un franciscain  canadien John  Quigley et le dominicain Jean-Jacques Pérennès, aujourd’hui Directeur de l’Ecole Biblique et Archéologique de Jérusalem. Mais, pour les Dominicains, la cheville ouvrière de ce projet fut le frère canadien Philippe LeBlanc. Il travailla de concert avec les Franciscains et partagea à Genève le même bureau (FIOP), d’abord à la Cité Universitaire, puis à la rue de Vermont. Le frère LeBlanc prit part chaque année aux réunions de la Commission et de la Sous-Commission créées par l’ONU pour la promotion et la protection des droits de l’homme. A cet effet, il créa en 1998 une organisation non gouvernementale (ONG) appelée «Dominicains pour Justice et Paix». Une nouvelle étape fut franchie en 2002 quand cette ONG obtint un statut consultatif spécial de la part du Conseil Economique et Social des Nations Unies (ECOSOC).

Parvenu au terme de son mandat, le frère Philippe LeBlanc fut remplacé à ce poste par le frère Olivier Poquillon auquel a succédé le frère Mike Deeb actuellement en charge. La mission de ces délégués permanent de l’Ordre auprès des Nations Unies est bien précise: répercuter dans l’Ordre les débats qui se déroulent dans cette aula internationale et dans ce même hémicycle se faire les porte-paroles des victimes lésées dans leurs droits humains, selon les informations qui leur sont transmises par les membres de la famille dominicaine présente dans les cinq continents[3].

«Ne sommes-nous pas des humains?»

Alors que ses compatriotes prenaient pied dans les Indes Occidentales, parvenait à Salamanque aux oreille du théologien dominicain Francisco de Vitoria l’écho du cri de son frère Montesinos, en mission à Hispaniola. Un cri proféré au sujet des Indiens de cette île réduits en esclavage, après avoir été dépouillés de leurs terres: «Ne sont-ils pas des hommes?». La réponse du théologien ne se fit pas attendre. Se réclamant du droit naturel, de sources bibliques et de la meilleure tradition thomiste, Vitoria mit en cause le principe de la colonisation, affirmant le droit des peuples à disposer en pleine souveraineté de leurs terres ancestrales, contestant de ce fait les prétentions papales et impériales de s’en approprier et de les distribuer selon leur gré. Vitoria plaide aussi pour la concertation entre les Etats en vue de régler en commun les questions qui concernent la liberté de commerce, la circulation des personnes et les limites à apporter au droit de la guerre. Questions audacieuses et étonnamment modernes, «disputées» dans un cadre académique et dont les conclusions sont parvenues jusqu’à nous. Le Maître de l’Ordre suggérait dans son intervention de reprendre à notre compte le cri de Montesinos, répercuté dans une version universelle par Vitoria: «Ne sommes-nous pas tous des humains?». 

Les yeux et la tête tournés vers les fresques de Sert personnifiant les maux de l’humanité vaincus par la paix, la justice, le progrès, la solidarité, je demeurai perplexe, me souvenant de la date de l’inauguration solennelle de la salle Vitoria dans ce Palais: 2 octobre 1936. La guerre civile faisait déjà rage en Espagne et la SDN (Société des Nations) qui avait commandé ces peintures murales était moribonde, incapable d’éviter le terrible conflit mondial qui se profilait. Vitoria ne fut pas entendu et les fresques de sa salle demeurèrent comme un défi muet proposé aux sociétés de tous les temps. La nôtre saura-t-elle le relever?[print-me]


Frère Guy Musy, dominicain, rédacteur responsable de la revue «Sources».

[1] Les Actes de ce colloque viennent d’être publiés: Dominicans and Human Rights. Past, Present, Future.Edited by Mike Deeb OP, Celestina Veloso Freitas OP, ATF Theology, Adelaide. 2017, 247 p.

[2] Notre revue reproduira cette intervention dans une prochaine livraison.

[3] Phippe LeBlanc: Les Dominicains à l’ONU, Revue du XXIème siècle, Bruxelles, mars 2002.

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