Revue Sources

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La nanomédecine, c’est simplement l’usage des nanosciences et nanotechnologies dans la médecine. Ce qui caractérise ces trois disciplines, c’est leur préfixe, nano-. Il a ceci de spécial qu’il ne désigne pas un domaine d’étude particulier, mais une grandeur ou une échelle, le nanomètre. Un nanomètre, c’est 1 milliardième de mètre ou 10-9 m et un nanoobjet est un assemblage d’atomes constituant un objet dont au moins l’une des dimensions est de taille nanométrique, c’est-à-dire qui mesure entre 1 et 100 nm. En bref, un objet nanométrique est un assemblage de quelques centaines à quelques milliers d’atomes.

Si un tel objet constitue un domaine particulier d’étude, c’est qu’il possède des propriétés particulières. Ainsi, un nanotube de carbone est environ 200 fois plus résistant que l’acier, tout en pesant six fois moins. La raison pour laquelle les nanoobjets acquièrent des propriétés inédites par rapport aux objets plus gros faits de la même matière est que plus un objet est petit, plus sa surface est importante par rapport à sa masse et que, à l’échelle nanométrique, des effets quantiques se manifestent.

Nanoobjets et médecine

En quoi de tels objets intéressent-ils la médecine? En ce qu’ils sont susceptibles d’y avoir de nombreuses applications. En effet, plusieurs recherches impliquant de tels objets sont actuellement menées concernant les diagnostics, la surveillance médicale (biopuces), l’administration de médicaments ou l’ingénierie tissulaire. Par exemple, des médicaments peuvent être acheminés directement à l’endroit où ils doivent agir par des nanoconteneurs qui, grâce à des protéines situées à leur surface, identifient les cellules où les substances actives doivent être délivrées. À la frontière entre les nanosciences et les neurosciences, je mentionnerai encore les implants cérébraux, tels que des électrodes implantés dans le cerveau utilisés notamment pour contrôler les symptômes de la maladie de Parkinson, ou des prothèses neurales permettant aux sourds d’entendre, ainsi que tous les interfaces cerveau-ordinateur.

Soigner, c’est restaurer la normalité, mais qu’est-ce que la normalité?

La nanomédecine apparaît donc comme un des multiples rejetons du projet de soigner l’être humain, de lui permettre de recouvrer la santé (restitution ad integrum), projet dont la valeur morale est hautement positive et qu’il ne viendrait à l’idée de personne de contester. Pourtant, certains auteurs ont manifesté des soucis, au point qu’une revue portant le nom de Nanoethics a été récemment fondée. Quels sont-ils?

Soucis éthiques

Selon la Royal Society, qui a consacré un long rapport à ce sujet[1], on peut identifier deux groupes de questions éthiques liées aux nanotechnologies, concernant respectivement la sûreté (safety) et la justice sociale. La justice sociale recouvre pour l’essentiel les impacts économiques, le fossé technologique (nanodivide), les implications pour les libertés civiles et l’amélioration de l’être humain.

La question de la sûreté n’est éthique que de manière indirecte. Par là je veux dire que c’est un sujet qui requiert avant tout l’expertise technique qui est celle du scientifique ou de l’ingénieur. Un philosophe ou un éthicien n’ont rien à dire sur la question de savoir si tel nanoobjet est toxique ou non pour l’être humain, les autres animaux ou l’environnement. Par contre, ils ont à rappeler que l’évaluation de la dangerosité d’une substance est requise par le principe éthique disant qu’il est immoral d’introduire un objet dangereux pour l’être humain, l’animal ou l’environnement, sans une bonne raison. En médecine, cette bonne raison consiste en une évaluation risques / bénéfices favorable, et dans l’obtention du consentement libre et éclairé des personnes concernées.

En ce qui concerne les soucis moraux liés à la justice sociale, les impacts économiques et le fossé technologique sont des soucis génériques liés au développement de toutes les technologies de pointe: l’introduction d’une nouvelle technologie crée des gagnants et des perdants, pose la question des droits de propriété (brevets) et soulève celle de la possibilité pour les pays pauvres de développer et d’utiliser ces nouveaux moyens et donc de ne pas voir s’aggraver le fossé technologique, à défaut de le combler.

Les implications pour les libertés civiles viennent essentiellement du fait que l’utilisation de nanoobjets va permettre une surveillance et une collecte de données plus efficaces concernant les divers aspects de notre vie et de notre santé, qui ne pourront qu’intéresser vivement les assureurs et les planificateurs en santé publique. Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) français parle du patient ou du sujet code barre .

La question de la normalité

L’amélioration de l’être humain est un sujet qui émerge à partir de multiples points de vue. En un sens, l’être humain cherche à s’améliorer et s’améliore vraiment sur certains points, individuellement et collectivement, depuis la nuit des temps. Pensons à l’invention de l’écriture et des outils, à la création des États ou à l’éducation. De nos jours, la question est surtout débattue dans le contexte de l’usage possible de trois technologies: le génie génétique, les neurosciences et, justement, les nanotechnologies. En ce qui concerne ces dernières, ce sont les interfaces homme-machine et les implants cérébraux auxquels on pense généralement – c’est pourquoi la question est aussi débattue sous le chapeau de la neuroéthique, à savoir des questions éthiques posées par les neurosciences. Comme c’est souvent le cas lorsqu’il est question d’amélioration, les dispositifs utilisés ont d’abord été développés dans le cadre de thérapies et le sont d’ailleurs encore, c’est pourquoi ils ne sont pas sans impact sur la question de la normalité. Améliorer, c’est aller au-delà du normal, alors que soigner, c’est restaurer la normalité; mais en quoi consiste cette normalité?

J’aimerais illustrer ce point avec une controverse qu’a suscitée l’emploi des implants cochléaires. La surdité a longtemps été considérée comme un handicap, et un handicap pour lequel on n’avait pas beaucoup d’options thérapeutiques. Cela a changé depuis quelques années avec l’introduction de ces implants, permettant aux sourds – et notamment aux enfants sourds – d’entendre. La surdité était vaincue! Quelle n’a alors pas été la surprise de rencontrer des couples sourds refuser les implants pour leurs enfants, voire de demander un diagnostic préimplantatoire pour être sûrs d’avoir un enfant sourd, afin qu’il soit forcé d’apprendre le langage des signes, dans le but de lui permettre une meilleure intégration dans la communauté et la culture sourdes. Ainsi, pour ces parents, la surdité n’est pas considérée comme un handicap, mais comme un trait culturel particulier, ayant même valeur que les autres traits culturels. On le voit, à ceux qui considèrent la surdité comme un handicap s’opposent ceux qui la perçoivent comme une différence qui ne fait pas quitter le domaine de la normalité. Pour ces derniers, classer la surdité dans la rubrique des handicaps qui seraient remédiables par des moyens médicaux est une médicalisation injustifiée, née du refus de reconnaître la diversité humaine. Nanotechnologies et neurosciences nous ramènent ainsi à cette vieille question, dont la réponse conditionne le contenu des normes morales que nous sommes prêts à accepter: « Qu’est-ce que l’être humain? ».

[1] The Royal Society, Nanoscience and Nanotechnologies: Opportunities and Uncertainties, 2004, disponible à: http://www.nanotec.org.uk/report/Nano%20report%202004%20fin.pdf.

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Bernard Baertschi est maître d’enseignement et de recherche au Département de philosophie de l’Université de Genève. Il est également membre de l’Institut d’éthique biomédicale de l’Université de Genève.

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