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Être vulnérable signifie être dans une situation où l’on risque d’être blessé. Personne n’a envie d’être blessé. Au contraire, on cherche à éviter la souffrance. Les discours doloristes où celle-ci est recherchée pour elle-même sont toujours injustifiables. Donc, la vulnérabilité serait quelque chose de négatif à rejeter et à combattre. Ce que l’on recherche alors, c’est l’invulnérabilité.

L’humain toujours insaisissable

Mais quand on réfléchit à l’invulnérabilité, à ce que celle-ci signifie, on commence à entrer dans la complexité du problème. Être invulnérable c’est, nous dit le dictionnaire, être intouchable, invincible, ne pouvant être endommagé. L’invulnérabilité est le fait de quelqu’un qui ne peut être atteint, qui s’est mis à distance ou alors qui s’est blindé, fermé.

L’image qui vient à l’esprit est l’armure qui enferme dans une coque métallique ou alors le bunker d’un dictateur, enterré profondément avec des murs de plusieurs mètres d’épaisseur, des sas et des portes blindées. Est-ce l’endroit où nous aimerions vivre?

Dans le lieu de l’invulnérabilité, il nous manque quelque chose de fondamental pour déployer notre vie humaine.

Dans le lieu de l’invulnérabilité, il nous manque quelque chose de fondamental pour déployer notre vie humaine. Ce qui nous manque, c’est la relation. L’invulnérabilité implique de réguler fortement, voire de supprimer toute relation vraie, riche et dense.

Mais quel est le lien entre la relation et la blessure? La relation, non pas la superficielle, mais celle qui met en jeu toute la densité de ce qui peut se tisser entre des êtres humains, est toujours risquée, parce que nous nous ouvrons, nous nous exposons à l’autre et nous ne maîtrisons pas sa réponse à la confiance que nous lui offrons. Nous ne contrôlons jamais l’autre et nous sommes toujours dans l’attente de ce qui va surgir, parce qu’il ne correspond jamais à l’image que nous nous en faisons. L’humain est par définition insaisissable, il nous échappe toujours et reste à distance.

Pourquoi prendre le risque de la blessure?

Parce que ce risque est aussi une chance. Le risque de la trahison, c’est aussi la chance de la fidélité; le risque que la relation ne corresponde pas à ce que nous attendions, c’est aussi la chance de la surprise, de l’inattendu; le risque de la déception, c’est aussi la chance de la plénitude et de la joie. Nous prenons le risque de la blessure pour autre chose, parce qu’il est indissociable d’une chance. Être vulnérable, c’est être ouvert, ouvert pour la guérison.

Et c’est le drame de celui qui s’est enfermé dans son bunker: la blessure va venir quand même, parce qu’elle peut aussi venir de l’intérieur de soi et personne, aucun bon samaritain, ne pourra venir la panser. Il y a vulnérabilité précisément parce qu’il y a ouverture. Au contraire, rechercher l’invulnérabilité implique que pour se protéger on se renferme au maximum.

Dépendance nécessaire au lien

Est-ce que ce besoin fondamental de la relation à autrui blesse ma liberté ou mon autonomie? Certains le disent aujourd’hui plus qu’hier et font de la dépendance non pas une ouverture avec chances et risques, mais d’emblée une blessure dans l’autosuffisance du moi.

La porte ouverte nécessaire pour laisser entrer l’ami peut aussi offrir un passage au voleur.

Or la vulnérabilité est l’expression de notre dépendance. Nous sommes vulnérables parce que nous sommes dépendants, parce que nous ne pouvons vivre seuls, isolés. Une vie humaine est toujours une vie en lien. Être dépendant, avoir besoin de l’autre est une vulnérabilité, mais bien plus encore une chance, la chance du lien, de la relation. Si nous n’étions pas dépendants les uns des autres, nous vivrions chacun pour soi sur sa petite île, angoissés que d’autres puissent marcher sur le terrain qui nous appartient. Dépendance qui est plus qu’un simple besoin, mais qui est ouverture à la présence de l’autre, à la nécessité et à la beauté d’avancer ensemble, même si je risque de devoir renoncer à quelques habitudes ou aux préjugés que j’avais à son endroit, même si je risque de recevoir de sa part des paroles blessantes.

Ce lien qui se tisse entre nous a besoin d’une autre ouverture pour qu’il puisse être pleinement humain. Il lui faut passer du fini à l’infini, c’est-à-dire d’un échange formalisé et maîtrisé à un vrai dialogue où deux mystères se rencontrent et où le résultat n’est jamais maîtrisé, les deux créant par leur ouverture réciproque un espace pour une véritable mise en présence. On est ici dans la belle figure de l’hospitalité qui implique de savoir ouvrir sa porte, se désencombrer et faire de la place pour l’autre. On voit bien où est la vulnérabilité. Je m’expose, je dévoile à l’autre mon intimité, je le laisse entrer, mais que va-t-il faire? Me juger? Me manipuler? La porte ouverte nécessaire pour laisser entrer l’ami peut aussi offrir un passage au voleur.

La fragilité du don

La nécessaire ouverture à l’autre, source de risque et de chance, se dit aussi dans une structure anthropologique fondamentale de l’humain qui est celle du don.

Donner et recevoir sont peut-être les deux actes qui nous constituent le plus profondément. Le don est autre chose qu’un transfert de propriété. Il surgit gratuitement comme expression de ce qui me relie à l’autre. En ce sens, il n’est jamais seul. Le don, pour être vraiment don, doit être reçu. Et là encore se révèle l’ambiguïté inhérente à l’ouverture qu’il manifeste. Celui qui donne a besoin que l’autre reçoive le don. Si la personne à qui vous avez fait un cadeau le pose de côté sans s’y intéresser, elle n’a pas reçu ce don et par là elle vous a blessé.

L’ouverture du don est suspendue à la réponse de celui à qui il s’adresse. Mais si le don est reçu, il ouvre une dynamique de contre-don. Celui qui a bénéficié du don va être porté à re-donner, c’est-à-dire à devenir lui-même source de don pour d’autres. Ainsi le don se met à circuler et il renforce les liens dans la communauté. Il a fallu pour cela accepter la vulnérabilité du premier don, le risque de la blessure du refus, résister à l’immunisation qui nous aurait fait passer de l’infini du don au fini de l’échange marchand, moins risqué, évitant la vulnérabilité, mais évitant aussi la joie du don qui circule.

La vulnérabilité dit le besoin et le désir

La dépendance est là parce que nous sommes des êtres avec des besoins que nous ne pouvons pas satisfaire totalement par nous-mêmes. En même temps, nous avons besoin d’autre chose que de satisfaire nos besoins. Etres de désir, nous tendons vers ce qui ne peut jamais être satisfait. C’est la différence entre la faim qui peut être rassasiée et l’amour qui ne l’est jamais. Désir de l’autre, désir de Dieu, désir du Beau, désir de paix, de plénitude, etc.

Enlever son armure et consentir à sa vulnérabilité c’est s’exposer au risque de la violence, mais surtout à la chance de la tendresse.

Le fait que ces désirs soient toujours en tension et jamais comblés peut être ressenti comme une blessure. Mais si ces désirs pouvaient être définitivement comblés, nous serions alors repus et plus rien ne nous pousserait en avant, rien ne nous ferait vivre. La vulnérabilité d’un désir insatiable nous maintient dans une tension qui nous pousse à continuellement faire jaillir la vie dans sa nouveauté et sa richesse.

Possibilité d’être touché

Nous ne pouvons vivre que dans la proximité d’autrui. Au sens figuré comme au sens propre, nous sommes touchés par cette présence. Être touché, c’est être rejoint dans la matérialité de nos existences corporelles. Le fait que la notion de blessure s’applique d’abord au corps, dit bien le fait que celui-ci est en première ligne dans les liens et dans le contact. Il n’y a pas de rencontre des personnes sans rencontre des corps. Enlever son armure et consentir à sa vulnérabilité c’est s’exposer au risque de la violence, mais surtout à la chance de la tendresse.

Celle-ci est la matérialisation de l’amour, de la bienveillance que nous nous portons les uns aux autres. Elle concerne tous les sens, et implique leur ouverture, leur mise en éveil pour recueillir la tendresse qui vient. Un très bel exemple est fourni par l’épisode ou saint François embrasse le lépreux, ou, plutôt, où François et le lépreux s’embrassent mutuellement. Pour arriver à cette tendresse partagée et à la joie qui l’accompagne, il a fallu que le jeune bourgeois d’Assise accepte sa vulnérabilité, passe par-dessus la répulsion ressentie de prime abord et prenne le risque du baiser.

Le commun souci les uns des autres

Finalement, s’il fallait encore argumenter sur la nécessité de consentir à la vulnérabilité pour ne pas fermer la porte à la chance du lien, nous pourrions prendre cette figure du bien commun que décrit saint Paul dans la métaphore de la communauté comme corps (1 Co 12ss). Tous les membres dit-il, ont besoin les uns des autres, aucun n’est autosuffisant: la tête ne peut pas dire aux pieds: «je n’ai pas besoin de vous » (v. 21).

Mais il va plus loin encore. Il ne s’agit pas pour les membres de s’utiliser les uns les autres pour combler leurs besoins individuels, mais de porter le souci du fonctionnement de l’ensemble du corps et aussi de la place de chacun dans ce corps. Saint Paul exprime cela en disant que les membres doivent avoir «un commun souci les uns des autres». Ceci signifie quelque chose d’important pour la vulnérabilité. Il n’y a pas un groupe de personnes vulnérables que nous devrions repérer et aider. La vulnérabilité est chez tous. Tous sont à risque d’être blessés, moi y compris. La vulnérabilité construit alors la communauté comme corps, car elle induit le souci pour l’autre et, ce qui est beaucoup plus difficile, l’acceptation du souci de l’autre pour soi. Et là encore, la joie surgit de ce souci circulant.

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(Photo: Pierre Pistoletti)

Thierry Collaud (Photo: Pierre Pistoletti)

Thierry Collaud, docteur en médecine et en théologie, est professeur de théologie morale à la Faculté de Théologie de l’Université de Fribourg.

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