Revue Sources

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J’avais huit ou neuf ans quand on m’a enseigné au catéchisme le nom des trois vertus théologales. Je n’y ai pas compris grand-chose. Au fil des années, je croyais avoir saisi ce que les théologiens veulent dire par là. Mais c’est finalement le Chemin de Compostelle qui m’a fait comprendre du dedans, c’est-à-dire avec mes pieds, mes tripes et mon coeur, ce que la foi, l’espérance et l’amour signifient dans ma vie.

Il suffit d’aimer…

De mai à août 2001, j’ai marché vers le sanctuaire galicien à partir du Puy-en-Velay. Ces trois mois de solitude m’ont fait comprendre d’abord que la vie est chemin, un chemin pour lequel j’avais été appelée personnellement. Il m’avait fallu du temps pourtant avant que je me décide à quitter maison, famille et repères quotidiens. Du temps, une fois en route, pour apprendre à dépasser mes peurs. Peur des chiens, peur de l’inconnu, peur d’être volée ou agressée. J’ai dû parfois affronter des difficultés imprévues. Mais, comme tous les pèlerins en font l’expérience, j’ai pu me rendre compte que saint Jacques réserve de petits miracles à ceux qui osent mettre leurs pas dans les siens.

Le chemin, il m’est arrivé plus d’une fois de le perdre. Quelle angoisse de me retrouver égarée sous l’orage en traversant le Plateau de l’Aubrac, ce «lieu d’horreur et de profonde solitude» dont parlait les pèlerins du Moyen Âge! Mais quel bonheur de constater que boussole et carte me permettent de faire le point, de revenir à l’endroit où j’ai fait fausse route et de retrouver les flèches que ma précipitation ne m’avait pas permis de voir.

Le chemin m’a enseigné l’importance de l’instant présent. Le plaisir de m’étendre sur un lit de mousse au moment de la pause et de boire goulûment l’eau de ma gourde. D’éprouver jour après jour la béatitude d’être en contact avec la nature, de m’enivrer d’une odeur, d’un chant d’oiseau, de la beauté d’une prairie sur laquelle le soleil vient de se lever. Autre bonheur acquis chemin faisant: la liberté. Quand on transporte sa maison sur le dos, on apprend à se délester de tout le superflu. Des vêtements et des objets inutiles qui ne font qu’alourdir le paquetage mais aussi des poids et des scories qui encombraient le cœur et l’esprit. Des vieilles rancunes, des sentiments d’échec, des deuils mal faits. C’est alors que s’ouvre à moi un «espace infini où ma liberté respire» (Maurice Zundel).

Le chemin m’a appris à attendre. Dans mes moments d’angoisse, il est arrivé plus d’une fois que la solution providentielle tarde à se manifester. Il a fallu alors patienter, continuer à marcher envers et contre tout. En espagnol, le mot attendre se traduit par esperar. Le chemin m’a appris à mettre de la certitude dans mon espérance.

Et puis, sur le chemin, il y a les autres. Les pèlerins, ces frères et ces sœurs avec qui il fait bon partager un morceau de pain et de fromage, une souffrance tue, un espoir fou. Et aussi, dans les villages traversés, ces inconnus qui vous offrent un verre d’eau ou l’hospitalité de leur maison. Avec eux, j’ai appris à accepter d’avoir besoin des autres et à m’enrichir à leur contact.

En me rapprochant du but, je me suis aperçue que mes peurs avaient perdu toute raison d’être. Et que, plus d’une fois pendant mon voyage, j’avais éprouvé cette sensation de légèreté indicible qu’on appelle la joie. Je suis entrée dans la cathédrale de Santiago à l’heure de la messe des pèlerins. Dans son homélie le célébrant disait: «El camino de la alegria, es el amor. Le chemin de la joie, me suis-je répété souvent depuis lors, il suffit d’aimer pour le retrouver. D’aimer le prochain comme le lointain.

Au-delà du Matamoros

Quand, quelque temps après mon retour, j’ai rencontré le Matamore dans les pages d’un guide espagnol, mon sang n’a fait qu’un tour. Santiago Matamoros. De matar, tuer, et Moros, Maures. Saint Jacques le tueur de Maures! Saint Jacques, l’Apôtre, on en faisait un massacreur de musulmans! En marchant jusqu’au lieu supposé de sa sépulture, j’avais découvert la paix intérieure. J’avais compris aussi que cette réconciliation avec moi-même impliquait nécessairement la réconciliation avec les autres. Et voici que je découvrais que le Chemin de Compostelle avait été aussi un chemin de haine et de guerre!

En me penchant sur l’histoire de Compostelle j’ai appris que les routes qu’empruntaient les pèlerins étaient celles fréquentées au Moyen Age par tous ceux qui voyageaient: commerçants, prélats, diplomates, militaires. En particulier les princes et les guerriers venus de l’Empire romain germanique prêter main-forte aux troupes levées par les rois chrétiens du Nord de la Péninsule ibérique pour en chasser les souverains musulmans. J’ai appris aussi que l’Apôtre avait été désigné comme le saint patron de l’Espagne et de ses armées. J’ai compris que c’est en grande partie grâce à l’ennemi commun qu’elle combattait que l’Europe avait pu s’unir au Moyen Âge. Et je me suis dit qu’il était grand temps d’opérer un retournement historique et de transformer les chemins du Matamore en chemins de réconciliation.

La personne avec qui j’ai partagé les joies et les peines d’une longue marche, le poids du sac, les ampoules au pied, les petits matins frisquets et l’extase d’un lever de soleil à travers la brume, ne sera plus jamais pour moi un étranger. La peur de l’autre est jetée dehors par la fraternité[2].Des rencontres successives m’ont permis de partager cette idée avec d’autres pèlerins de Compostelle, mais aussi avec des pèlerins de Jérusalem et des pèlerins de la Mecque. Ensemble, nous avons créé l’Association Compostelle-Cordoue qui s’est donnée pour but de favoriser le vivre ensemble de personnes d’origines et de cultures différentes, ceci grâce à la marche et au dialogue[1].

[1] www.compostelle-cordoue.org

[2] Un témoignage collectif sous la direction de Gabrielle Nanchen et Louis Mollaret Compostelle-Cordoue, marche et rencontre. Ed. St-Augustin, 2012.

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Gabrielle Nanchen fit partie des quelques femmes qui siégèrent pour la première fois au Parlement Fédéral suisse, en 1971. Elle est surtout une pèlerine passionnée de Compostelle. Se fondant sur cette expérience, elle propose une forme nouvelle de dialogue interculturel.

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