Revue Sources

En 2016, Céline de Richoufftz a passé plusieurs mois à Thessalonique, en Grèce, où de nombreux réfugiés attendent que leur sort soit décidé dans des camps aux portes de l’Europe. Pour Sources, cette jeune française de 20 ans revient sur son expérience auprès des migrants et dénonce « ceux qui veulent défendre le christianisme en Occident tout en étant contre l’accueil des réfugiés ». [print-me]

Vous êtes partie pour passer plusieurs mois dans les camps de réfugiés en Grèce. Comment vous est venue cette idée?

« Après six mois, il n’y a plus de clivage entre volontaire et réfugié ». Céline de Richoufftz

Céline de Richoufftz: Je suis partie pour la Grèce en juin 2016 pour deux semaines, histoire de me rendre compte de la situation dans les camps et de mettre à disposition un peu de mon énergie au profit des réfugiés et migrants devant qui les frontières européennes venaient de se fermer si violemment.

Je crois que ce qui m’a poussée à faire le pas, c’est d’abord un sens du devoir. J’avais fait des missions humanitaires pendant plusieurs mois en Inde, au Brésil, bref, au bout du monde. Mais là, j’ai réalisé que l’appel à l’aide venait de chez moi, de ma France, de mon Europe. Et puisque les gouvernements, au lieu d’établir une réelle stratégie pour réceptionner et accueillir les réfugiés et les migrants, préfèrent détourner le regard et les livrer au trou noir qu’est la Méditerranée, c’était mon devoir d’aller leur montrer que l’Europe ne les avait pas oubliés.

La deuxième chose qui m’a entraînée, presque contre mon gré, c’est la compassion. J’avais besoin de souffrir avec eux pour pouvoir, non pas les aider car ils n’appellent pas à l’aide, mais les accompagner dans une des étapes de leur long voyage vers la sécurité. Finalement, j’y suis restée six mois.

Qu’avez-vous concrètement mis en oeuvre?
Avec une bande de volontaires indépendants, activistes, humanistes et courageux venus de partout en Europe, nous avons créé un camp “de jour” en face du camp tenu par l’État où étaient logés 1500 réfugiés, une ancienne usine à volailles composée de neuf hangars plus glauques les uns que les autres.

Dans ce camp de jour, nous avons installé, avec l’aide des réfugiés tout ce dont ils avaient besoin pour passer le temps si long en s’amusant, en apprenant, en partageant. Ils mettaient en place les projets, nous les aidions à trouver les ressources pour les réaliser: une cuisine où l’on cuisinait des repas équilibrés tous les jours, un espace pour les enfants, un autre pour les femmes, une école, un terrain de volley-ball… Nous avions aussi un espace pour stocker tous les dons que nous recevions.

« Dans la tête des enfants, pas de comptines où sautillent nuages colorés, où scintillent des étoiles d’or. Seulement la guerre, la fatigue, le désespoir des adultes »

Avec trois amies, nous avons aussi mis en place une bibliothèque mobile qui se déplace maintenant dans sept camps et dans une maison pour mineurs non accompagnés dans le nord de la Grèce. Elle est pleine de livres, de dictionnaires de langues, de tablettes avec des cours en ligne… Nous voulions offrir aux adolescents et aux adultes les outils intellectuels pour reprendre un degré de contrôle sur leur vie, sur leur esprit. Afin qu’ils continuent de rêver dans ce temps de transition où tout est en suspens. 

Comment se passe la vie dans ces camps?
C’est d’abord oppressant. Que de tentes alignées, de fils électriques, l’écho des hangars, la lumière des néons blancs sur les visages fatigués, le bourdonnement incessant, la chaleur insoutenable en été, l’hiver glacial. Dormir à 6 dans une seule tente, à même le sol. S’amuser avec des cailloux pour passer le temps. Fumer des cigarettes en pensant à la douceur de la vie d’avant, à l’incertitude de celle qui vient.

Au-delà des conditions misérables, le camp est aussi un lieu de vie, et cet aspect-là vous ne pouvez le voir qu’en vous y rendant physiquement. Lieu de communauté, de solidarité, de musique, de danse et de rire. Lieu de partage, de mixité culturelle, de cafés noirs… Intimité avec les femmes, les jeux et les enfants, regards profonds des hommes qui nous remercient d’être là. Interminables discussions,  jeux,  repas,  fêtes… « En Syrie, on dit ma maison est la tienne, au camp on dit: ma tente est la tienne! Sois la bienvenue » m’a dit le coiffeur du camp lorsque je lui ai rendu visite la première fois.

Pour les volontaires indépendants comme moi, il fallait se faufiler dans un trou qu’avaient créé nos amis réfugiés dans la barrière pour entrer dans le camp. L’armée et la police ne laissaient entrer que ceux qui possédaient une autorisation spéciale du ministère de la migration. Pour moi, le camp c’est donc aussi la résistance. Résister à la dépression ambiante, à la colère qui monte, et continuer à s’indigner main dans la main. Après six mois, il n’y a plus de clivage entre volontaire et réfugié, il n’y a plus de statut, ni cette relation de “l’un donne l’autre reçoit”. Juste une équipe d’amis assez hétéroclite qui ne partagent pas la même langue, mais le même combat contre les frontières, sous toutes leurs formes.

Les rencontres que j’ai faites en Grèce m’ont construite plus que n’importe quelles autres dans ma vie. Grâce à elles, j’ai appris que l’amour et l’amitié n’ont pas de frontières ni de langues. J’ai appris que ce qui compte c’est notre capacité à faire confiance et à parier sur la vie. J’aurais des portraits de gens exceptionnels à décrire, mais nous serions encore là demain.

Qu’avez-vous rapporté avec vous de la guerre et de l’exil?
Des bribes d’histoires, de témoignages auxquels je repense comme si je les avais vécus. Ces récits sont teintés de douleurs, de fuites, de séparations, de tortures, de morts, et résonnent encore du bruit des bombes. Plus forts que tout, j’ai aussi ramené les regards d’incompréhension des enfants face à la bêtise des adultes, et leurs cicatrices indélébiles

Beaucoup d’enfants sont nés au cœur du chaos, ou le long de la longue et douloureuse route vers l’Europe, terre promise. L’ancrage dans la dure réalité de la vie lorsqu’on a fui la mort est palpable. La porte à l’imaginaire, au merveilleux, au rêve, à la légèreté est fermée à double tour. Dans la tête des enfants, pas de place pour les animaux qui parlent, pour les hommes qui commandent au soleil et à la tempête. Pas de place pour les princesses aux longs cheveux d’or enfermées dans des tours d’ivoire ou pour les chevaliers vaillants qui, du haut de leurs montures ébène, viennent sauver la destinée des hommes. Dans la tête des enfants, pas de comptines où sautillent nuages colorés, où scintillent des étoiles d’or. Seulement la guerre, la fatigue, le désespoir des adultes, le camp entouré de barbelés et la nourriture sèche de l’armée. Et pourtant… ils ont cette énergie sans bornes qui redonne foi en tout.

Et les jeunes adultes? 
A eux aussi on a volé leur jeunesse. Et c’est presque pire que ce qui arrive aux enfants.  Car eux savent ce qu’est l’abondance, la liberté, le bonheur. Ils ont eu une enfance et savent qu’ils ne seront pas capables de l’offrir à leurs propres enfants. Ils ont commencé des études et des jobs d’été. Ils ont tout arrêté sous la pression des bombes et sont venus chercher un avenir meilleur en Europe. Mais la porte leur est fermée, aussi intelligents, ambitieux et talentueux qu’ils soient. Depuis des mois, ils attendent. Ils aident à la cuisine, au montage et au démontage des infrastructures du camp, ils règlent les disputes entre les enfants ou entre les Kurdes et les Arabes. Ou alors ils se battent, tantôt doux et résignés, tantôt frustrés et désespérés.

« Cette hypocrisie que le pape dénonce est le message le plus important qu’il puisse faire passer dans ce monde agité »

Dans les camps un  petit différend prend des dimensions énormes. Il faut le savoir, tenter de tempérer, ne jamais hausser la voix, ne jamais juger. Les habitants du camp ne sont pas vraiment eux-mêmes. Ils ont perdu tout ce qu’ils avaient: une famille en bonne santé, une maison, de la nourriture sur la table à chaque repas, des vacances au soleil…  Et les voilà dans une carapace de survie qui pousse les émotions à l’extrême, la haine comme l’amour, la joie ou la solidarité. Ce sont ces émotions qui nous font sentir si humains. Plus rien en surface, que cette pure réalité, criante de vérité.

Quel regard posez-vous sur ce que certains appellent la « crise migratoire européenne »?
En Grèce, je suis devenue activiste sans même l’avoir jamais imaginé. Activiste des droits de l’homme, des politiques d’accueil que nous avons sur papier mais que nous n’appliquons pas. Activiste pour l’abaissement des frontières, activiste pour la liberté.
 Malgré les termes apocalyptiques véhiculés par les médias qui parlent « de la pire crise migratoire » que l’Europe ait connu, je n’y crois pas. Il n’y a qu’à comparer notre “crise” avec celle du Liban, de l’Irak, de l’Ouganda. Non, notre crise à nous relève de la gouvernance et du cul-de-sac dans lequel est enfermée l’assistance humanitaire traditionnelle. C’est une crise de compassion plus que de capacité.

En Grèce, j’ai assisté à cette nouvelle génération d’Européens debout, qui ne prétendent pas “faire une différence” mais simplement apporter un peu de leur créativité, dynamisme, et humanité à ceux qui se sentaient oubliés. On est là pour les mêmes raisons, alors on se complète, on s’inspire, on crée ensemble et on partage nos meilleures énergies pour garder du courage. Être simplement là est un acte politique en soi, car c’est l’émergence du nouveau visage de l’Europe humaniste au moment où l’indifférence prime partout.

L’Europe a une forte culture chrétienne. Est-ce que cela lui incombe des devoirs particuliers?
Précisément, c’est cette culture qui devrait nourrir notre ouverture à l’autre, notre foi inestimable en l’autre, en celui qui est comme nous. Penser que les réfugiés et les migrants vont éroder cette culture millénaire est un faux débat. C’est faire mille pas en arrière. Demain, le monde sera métissé, multiculturel, diversifié, et si riche de toutes ces différences. On ne peut pas aller à contre-courant des migrations. Fermer les frontières et ériger nos pays en forteresses n’est pas une solution durable. On ne peut rien contre la marche de ceux qui fuient dans l’espoir d’un avenir où les bombes ne pleuvent plus sur leur tête.

Le pape François a pris position plusieurs fois sur la question des réfugiés, est-ce que cela a eu un écho selon vous?
Bien sûr, son appel à la tolérance et à l’accueil des réfugiés a fait le tour du monde. Ce qu’il dit sur la contradiction de ceux qui veulent défendre le christianisme en Occident tout en étant contre l’accueil des réfugiés et des autres religions me parle beaucoup. Cette hypocrisie qu’il dénonce est le message le plus important qu’il puisse faire passer dans “ce monde agité”. “Tu ne peux pas être chrétien sans vivre comme un chrétien”, rappelle-t-il. Pour moi, c’est la même chose pour toutes les religions, qui ont comme piliers les mêmes valeurs de paix, d’amour et de solidarité. C’est un impératif moral que de mettre en place une réponse coordonnée et efficace pour l’accueil des réfugiés par la communauté politique, la société civile et l’Église. Je trouve que le pape met parfaitement bien en avant le devoir d’hospitalité ancré dans nos cultures occidentales.

Et chez vous, la foi a-t-elle influencé votre engagement?
Pour être honnête, mon chemin de foi est un peu en stand-by. Entre une foi qui m’a été inculquée dans mon enfance et dans laquelle j’ai du mal à me retrouver aujourd’hui, et une nouvelle relation à la religion qui m’est propre. Elle exigera du temps pour être intégrée à ma vie de tous les jours. Je ne peux donc pas dire que ma décision de passer six mois dans les camps de réfugiés a été motivée par Dieu, même si je sais que les valeurs qui m’ont amenée à partir je les ai puisées dans mon éducation chrétienne.

Dans ce monde trop souvent teinté de déceptions, d’intolérance et de manque d’engagement, je crois bien que l’humanité est ce en quoi je crois le plus fermement. Si croire c’est ouvrir les yeux sur les hommes, les femmes et les enfants qui font face à nos frontières hermétiques et dont le seul crime est d’avoir fui la guerre, alors oui je crois et je tiens à vous faire partager mon chemin d’humanité. Je suis aussi profondément convaincue que nous n’avons pas tous les mêmes combats. C’est justement ce qui rend notre jeune génération si riche! J’aimerais simplement aider les gens de chez moi à sortir de leur aveuglement complaisant en leur rappelant les valeurs qui fondent aussi bien nos religions que nos démocraties. C’est la mission qui me tient le plus à cœur!

Quel regard portez-vous sur votre génération?
Je pense que ma génération est dépassée dans un monde qui change trop vite, et dans lequel elle est informée de tout sans pour autant avoir les outils d’action nécessaires.

Nos institutions sont archaïques, les traités d’aide humanitaire le sont aussi. Nous devons aujourd’hui rafraîchir ces systèmes fourre-tout afin de les adapter au monde contemporain, et lier nos combats entre eux. Avec l’aide des nouvelles technologies, des réseaux sociaux, d’un mélange de rêve et d’un peu de raison, nous pouvons être acteurs de plus de justice et d’humanité.

Et ces belles ambitions commencent par aller donner une soupe chaude aux migrants sous le Pont de la Chapelle à Paris, ou des cours de français dans un centre d’accueil près de chez nous. « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde, écrivait Camus. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse ».  

Est-ce que vous ressentez autour de vous une soif de spiritualité?
Oui, certainement. Un besoin de pouvoir se remettre face aux incompréhensions, aux doutes et aux questions sans réponses. Un besoin de s’élever au-delà des guerres, des conflits et des problèmes de la vie de tous les jours pour se concentrer sur ce qui est beau, ce qui compte vraiment. Pour se rappeler notre finitude et la nécessité de faire ce que l’on juge juste, à notre échelle, sans rien attendre en retour. Cette spiritualité peut s’incarner dans la prière, individuelle ou communautaire, mais aussi dans la méditation, la simplicité et la connaissance de soi. Pour penser plus loin, je trouve que cette soif de spiritualité incarne un besoin plus profond: celui du contact humain et de l’épanouissement à travers l’engagement.

Quel sont vos projets aujourd’hui?
Mon engagement ne fait que commencer. Je viens de passer mon diplôme de secourisme avancé car, cet été, j’aimerais travailler sur les bateaux de sauvetage qui secourent les réfugiés et migrants au large de la Libye pour les amener jusqu’en Italie. La mer est cette zone grise où aucune entité ne se sent vraiment responsable de la mort de centaines de personnes. Alors rien ne se fait. Ah si! On parle de serrer la main à ce gouvernement libyen chaotique et corrompu, pour qu’il tente de garder les gens chez eux. Mais dans des conditions qui violent toutes les valeurs que nous prônons. Vraiment, est-ce ce qu’on peut faire de mieux?

Pour le moment, seules des ONG engagées bravent ce statu quo pour tendre leurs mains aux embarcations en détresses. J’ai une admiration sans limite pour les sauveteurs en mer. Leur engagement dépasse tout, il va plus loin que le devoir ou la compassion. Il est le reflet d’une humanité que l’on croyait perdue. [print-me]


Propos recueillis par Marie Larivé, éditrice. 

Merci Marie pour ce contact qui me bouleverse ! J’ai l’impression d’être frileux à côté de cet engagement sincère et édifiant. L’Esprit est à l’oeuvre !


Article suivant