Témoins pour aujourd’hui – Revue Sources https://www.revue-sources.org Thu, 15 Mar 2018 09:25:21 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Edith Stein https://www.revue-sources.org/edith-stein/ https://www.revue-sources.org/edith-stein/#respond Thu, 15 Mar 2018 00:45:54 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2546

Flurin Spescha, suisse de culture romanche, a passé une grande partie de sa vie professionnelle à enseigner la philosophie dans un collège de Genève.

A l’heure de la retraite, conseillé par un éditeur genevois, il entreprend des recherches approfondies sur le parcours philosophique et religieux d’Edith Stein, morte au camp d’extermination d’Auschwitz le 9 août 1942. Traducteur en français de l’une et l’autre des œuvres de la philosophe juive allemande, devenue carmélite, Flurin Spescha vient de faire paraître aux Editions du Carmel (Toulouse 2017) un dernier ouvrage consacré à Edith Stein: «Au service d’une pensée. Edith Stein traductrice».

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François de Sales: Missionnaire en Chablais https://www.revue-sources.org/francois-de-sales-missionnaire-en-chablais/ https://www.revue-sources.org/francois-de-sales-missionnaire-en-chablais/#respond Thu, 15 Mar 2018 00:39:34 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2549 François de Sales, évêque de Genève, est né le 21 août 1567 au château de Thorens dans l’ancien duché de Savoie. Nous commémorons donc au cours des deux année 2017 et 2018 le quatre cent cinquantième anniversaire  de sa naissance. 

La revue « Sources » mentionne cet événement en reprenant, avec l’accord de son auteur, les trois premiers chapitres d’un article très documenté du Père Daniel Moulinet, membre de la « Société des Prêtres de Saint François de Sales », professeur à l’Université catholique de Lyon. Cet article a paru au cours de l’année 2016-2017 dans « Le Lien salésien », revue de la   «  Société des Filles de Saint François de Sales ».

Nous avons sélectionné les passages de l’article qui évoquent les premières années de François de Sales et surtout sa pastorale « missionnaire » dans le Chablais genevois, territoire conquis par les Bernois protestants, restitué à la Savoie et redevenu catholique. Une étape de la vie de François pas du tout anodin en ce temps de commémoration de la réforme luthérienne, si proche de nos frontières.


François est né le 21 août 1567, au château de Sales, près de Thorens, dans le Genevois déchiré depuis trente ans par l’hérésie protestante. Sa famille, de vieille noblesse, est restée catholique. Alors que son père avait pris le nom de Boisy, d’une terre reçue en dot par son épouse, il rend à ce fils – son premier né – le nom de Sales et le destine à reprendre sa terre.

La première éducation de l’enfant est confiée au chapelain du château, l’abbé Jean Déage. En 1574, il est envoyé à l’école de La Roche avec ses cousins germains, puis, deux ans plus tard, au collège d’Annecy, créé vingt-cinq ans auparavant et tenu par le clergé séculier. Lorsqu’il a dix ans, il communie pour la première fois et reçoit le sacrement de confirmation. Un an plus tard, il demande à être tonsuré, ce qui, pour lui, représente un premier pas vers la donation à Dieu, mais, pour son père, l’acte nécessaire pour recevoir des revenus ecclésiastiques.

En septembre 1582, son père l’envoie à Paris, au collège de Navarre. Mais François obtient d’aller au collège de Clermont (aujourd’hui lycée Louis-le-Grand)[1], aux études plus rigoureuses pour les classes de rhétorique et de philosophie (1584). Tout en recevant l’éducation d’un gentilhomme, il demande à M. Déage, qui l’a accompagné à Paris, de suivre des cours de théologie. Aussi va-t-il écouter, en Sorbonne, les cours d’un bénédictin de Cluny, Gilbert Génébrard, qui lui donne le goût de l’Écriture Sainte.

Angoisse du salut et délivrance

Certainement confronté à des tentations lui venant de la fréquentation des milieux mondains, il assiste en même temps à des débats théologiques sur la question de la prédestination. Là, s’y professe, sous le nom de saint Augustin et saint Thomas, l’idée que la prédestination au salut et à la damnation est le fait de Dieu seul, indépendamment des œuvres du fidèle. François se persuade que, quoi qu’il fasse, il sera au nombre des réprouvés ; il deviendrait donc inutile de persévérer en la vertu. Ses amis décrivent ainsi son tourment :

Tous les jours, il défaillait, et, à force de pleurer, semblait en agonie ; versant des larmes jour et nuit et redoublant ses tristes sanglots, il fatiguait l’air de ses lamentations, en frappait le ciel à coups redoublés et essayait de toucher le cœur de Dieu, soit pour être délivré de toute tentation, soit pour que, réconforté par Lui, il résistât courageusement dans la foi et qu’enfin l’espérance immuable qu’il avait placée en sa miséricorde ne fût pas vaine. […] On l’entendait gémir et crier vers le Seigneur, et répéter d’ardentes oraisons jaculatoires extraites des divers psaumes du Roi-Prophète. […] Par [là], il calmait les angoisses de son cœur désolé, et, pour ainsi dire, perçait le cœur de Dieu par toutes ces flèches d’amour et de douleur, et émouvait les entrailles de sa miséricorde. […] Un mois presque et demi se passa dans ces langueurs, Dieu le permettant ainsi, afin que son Serviteur apparût très fidèle au milieu de la tentation et que, la tempête grandissant de plus en plus, sa plus qu’admirable confiance fût éprouvée comme l’or dans la fournaise[2].

Au paroxysme de la détresse, il entre dans l’église Saint-Étienne-des-Grès, au coin de la rue Saint-Jacques et de l’actuelle rue Cujas, s’agenouille devant une statue de la Vierge, récite un Souvenez-vous et prononce un acte d’abandon :

Quoi qu’il arrive, Seigneur, vous qui tenez tout dans votre main, et dont toutes les voies sont justice et vérité ; quoi que vous ayez arrêté à mon égard au sujet de cet éternel secret de prédestination et de réprobation ; vous dont les jugements sont un profond abîme, vous qui êtes toujours Juge et Père miséricordieux, je vous aimerai, Seigneur, au moins en cette vie, s’il ne m’est pas donné de vous aimer dans la vie éternelle ; au moins je vous aimerai ici, ô mon Dieu, et j’espérerai toujours en votre miséricorde, et toujours je répéterai votre louange, malgré tout ce que l’ange de Satan ne cesse de m’inspirer là-contre. Ô Seigneur Jésus, vous serez toujours mon espérance et mon salut dans la terre des vivants. Si, parce que je le mérite nécessairement, je dois être maudit parmi les maudits qui ne verront pas votre très doux visage, accordez-moi au moins de n’être pas de ceux qui maudiront votre saint nom[3].

Ce difficile passage ouvre sur la délivrance : « Il lui sembla, dira Jeanne de Chantal, que son mal était tombé à ses pieds comme des écailles de lèpre. » Il comprend qu’il peut aimer Dieu sur terre sans qu’il lui soit besoin d’espérer le ciel.

Séjour à Padoue et en Italie

Mais, à Paris, l’émeute oppose les partisans d’Henri de Guise au roi Henri III. Son père envoie François à Padoue poursuivre des études en droit (1588-1591). Après avoir failli succomber à une épidémie (fin 1590), il rédige, sous l’impulsion de son directeur spirituel, le jésuite humaniste Antoine Possevin, un règlement pour sa vie, dont il observera l’esprit, sinon la lettre, jusqu’au dernier jour. Il lit saint Augustin et saint Bonaventure et découvre le petit livre de Laurent Scupoli, Le Combat spirituel (1589), qui lui révèle que la perfection consiste à se désapproprier de sa volonté et de s’en remettre à celle de Dieu. Il obtient le doctorat en droit (3-5 septembre 1591).

Après un pèlerinage à Lorette et Rome, il rentre en Savoie au printemps 1592. Les idées mondaines de son père à son endroit se précisent : octroi de la seigneurie de Villaroget, sollicitation d’une charge d’avocat auprès du sénat de Savoie, projet de mariage avec Françoise Suchet de Mirebel. Mais François fait confidence à sa mère de sa décision d’être d’Église. Une transition est trouvée par son cousin germain, le chanoine Louis de Sales qui, en cachette, sollicite pour lui à Rome la charge de prévôt des chanoines de Saint-Pierre de Genève (mai 1593). L’heure est venue de tout révéler à son père, qui accepte ce choix, malgré sa peine.

Ordination sacerdotale

L’évêque, Mgr Claude de Granier, lui confère en quelques mois les différents ordres sacrés depuis le sous-diaconat (11 juin 1593), jusqu’à la prêtrise (18 décembre 1593). François abandonne à son frère Gallois son droit d’aînesse et le titre de Villaroget. Il pratique assidûment la récitation du bréviaire. Il relit aussi un manuscrit qu’il avait apporté d’Italie sur les vertus d’un saint encore vivant : Philippe Néri, fondateur de l’Oratoire du divin Amour.

À la veille de son ordination, il dit à son ami Antoine Favre, sénateur de Savoie, sa crainte mêlée de joie : « Ne vous persuadez pas que les saints mystères m’inspirent un effroi tel qu’il ne laisse en moi place à une espérance et une allégresse bien supérieures à ce que pourraient me valoir mes propres mérites. Je me réjouis spécialement et j’exulte de pouvoir correspondre au moins par cet office le plus sublime de tous, je veux dire par des sacrifices et par le sacrifice de la plus auguste des victimes[4]»

Prêtre missionnaire (1593-1602)

Peu après Noël 1593, François de Sales est installé comme prévôt des chanoines de Saint-Pierre de Genève. Dès le 1er septembre 1593, avant même son ordination sacerdotale, il avait fondé, avec la plupart des chanoines, la confrérie des pénitents de la Sainte-Croix. Le préambule des statuts indique bien la visée des membres :

Si nous nous retournons vers Dieu lui-même, auteur de toute piété, avec componction de cœur, gémissement et humilité, prières, jeûnes, fréquente confession des péchés, participation à l’eucharistie, et autres œuvres de dévotion et de charité vraiment dignes de chrétiens, lui qui, même dans sa vengeance, est miséricordieux, […] il nous arrachera à toutes les vexations des hérétiques, aux incursions et déprédations de la soldatesque, à la famine qui nous oppresse, aux maladies qui nous accablent, aux guerres qui nous enserrent et aux autres périls qui sont à nos portes. Après avoir détruit les ennemis de sa divinité, de l’humaine nature et des hommes, il fera revivre là la sainte religion catholique et nous, soussignés, il nous ramènera et nous réinstallera dans nos sièges d’autrefois et dans notre propre église, d’où […] nous avons été bannis en cette ville d’Annecy, depuis plus de cinquante ans, où nous résidons comme étrangers et pèlerins dans une église d’emprunt[5].

Il refuse la dignité sénatoriale offerte par le duc de Savoie Charles-Emmanuel, « voulant servir un maître unique ». Il pratique assidûment le ministère de la confession. Rapidement, il élargit le champ de son apostolat en acceptant de se donner pour la mission du Chablais (25 000 habitants, 52 paroisses) afin de le ramener à la foi catholique (septembre 1594). Cette région, dont les églises qui n’ont pas été transformées en temples sont en ruines, conquise par les Bernois en 1536, avait été rendue au duc de Savoie, Charles-Emmanuel, en 1593. À Thonon, il ne reste qu’une quinzaine de catholiques sur 3000 habitants.

Avec son cousin, le chanoine Louis de Sales, François affronte les dangers. Tous les soirs, il doit se replier dans la forteresse des Allinges tenue par la troupe catholique du baron d’Hermance. Au commencement, le succès n’est pas au rendez-vous car les protestants refusent d’écouter les prédications qu’il donne dans l’église Saint-Hippolyte. Il prêche sur deux points contestés : l’origine divine de l’Église catholique et l’eucharistie.

Cependant, il ne se décourage pas. Il écrit à A. Favre : « Ils ne veulent pas nous écouter parce qu’ils ne veulent pas écouter Dieu. […] Ils voudraient assurément nous faire perdre l’espérance de mener nos affaires à bonne fin, et partant, nous contraindre à nous retirer. Mais il n’en sera pas ainsi ; car aussi longtemps qu’il nous sera permis par les rêves et par la volonté du prince tant ecclésiastique que séculier, nous sommes absolument résolus de travailler sans relâche à cette œuvre, de ne pas laisser une pierre à remuer, de supplier, de reprendre avec toute la patience et la science que Dieu nous donnera.[6]»

Il arpente la région de Thonon, à pied, son bréviaire, sa Bible ou son chapelet à la main, passant d’un hameau à l’autre, visitant les catholiques dispersés et certains foyers protestants qu’on lui indique. Parfois, quand il revient trop tard, la forteresse est fermée et il faut passer la nuit dehors. Un soir, pris dans les bourrasques de neige, au village de Noyer, il se heurte aux portes fermées et ne doit son salut qu’au four banal, encore tiède de la fournée du jour, où il passe la nuit.

Affronté à plusieurs tentatives d’assassinat, il refuse les soldats mis à sa disposition et, malgré le grand respect qu’il voue à son père, il lui désobéit lorsque celui-ci lui intime l’ordre de quitter le Chablais (mars 1595). Peu auparavant, pour finir de toucher les protestants qui refusent de l’écouter, il a entamé la composition de tracts distribués à domicile. Il les rassemblera pour former les Controverses. Il décide de passer le Carême à Thonon. Les premières conversions, le baron d’Avully, et l’avocat Pierre Poncet, produisent un effet considérable. En quinze mois, il opère 200 retours. Il tient à rassurer les futurs convertis sur le traitement qui leur sera assuré après leur entrée dans l’Église catholique :

Quelques personnes vertueuses, touchées de la miséricorde de Dieu, sont retournées à lui avec un humble repentir, et, quittant les ténèbres de l’hérésie calviniste, sont venues à la vraie lumière du Christ Jésus, notre vrai Soleil, puis par notre entremise, […] elles ont été admises au baiser de paix de la sainte Église catholique, apostolique et romaine. […] Mais nous avons appris avec un profond étonnement qu’un grand nombre sont retenues dans l’erreur par la fausse crainte et la vaine frayeur de ne pas être en assurance pour leur vie et leurs personnes parmi les catholiques. […] Nous donnons l’assurance [à chacun] que, revenant au vrai bercail du Christ, il sera reçu et traité avec bonté, et qu’avec une loyauté parfaite, il sera […] affranchi et libéré de toute peine infligée pour cause d’hérésie […] par n’importe quel juge ecclésiastique et séculier[7].

Visite secrète à Genève

En 1597, à la demande du pape Clément VIII, habillé en costume laïque, il cherche à rencontrer Théodore de Bèze. Leurs deux entretiens sont courtois mais le fondateur de l’Académie de Genève ne change pas de position.

En septembre 1597, François fait célébrer les Quarante-heures d’Annemasse, solennel hommage à la Présence réelle, ce qui ne laisse pas indifférent certains protestants. Un an plus tard, la même célébration à Thonon marque le succès de la mission du Chablais. Le duc de Savoie croit pouvoir aller au bout de la conquête en agissant par la force, en menaçant d’exil les calvinistes qui persévéreraient dans leurs convictions.

En janvier 1599, Mgr de Granier l’envoie auprès du pape Clément VIII pour expliquer au pape que la paix de Vervins interdit au duc d’espérer reconquérir Genève et susciter de sa part une protestation auprès du roi Henri IV. Le pape le nomme coadjuteur de Genève (22 mars 1599) sous le titre d’évêque de Nicopolis.

Diplomate et prédicateur à Paris

Mais voici une autre mission. Un conflit oppose le duc de Savoie au roi de France. Le premier aurait voulu garder le marquisat de Saluces dont il s’était emparé sous Henri III, mais Henri IV l’annexe (octobre 1600). La paix est signée à Lyon en janvier 1601 : le duc garde Saluces mais donne à la France le pays de Gex qui, du point de vue religieux, dépendait du diocèse de Genève. L’évêque voulant faire rendre aux catholiques de ce territoire les biens qui leur ont été confisqués par les calvinistes.

Là, il fréquente le salon de Mme Barbe Acarie qui, devenue veuve, entrera au Carmel sous le nom de Marie de l’Incarnation. Il y rencontre notamment Pierre de Bérulle. Il prêche le Carême au Louvre et dans diverses églises parisiennes. Il mène une négociation difficile qui lui vaut l’estime du roi Henri IV, lequel lui offre – sans succès – un évêché au royaume de France. De passage à Lyon, sur le chemin du retour, François apprend le décès de Mgr de Granier, dont il prend immédiatement la succession.

Premières années d’épiscopat

François de Sales, évêque de Genève, en résidence à Annecy, est installé le 14 décembre 1602 sur son trône épiscopal. François n’a de cesse de pouvoir réinstaller à Genève le siège du diocèse qui a été, par le fait, transféré à Annecy. Mais c’est le moment où le Duc vient d’échouer dans sa tentative de reprendre la ville (“l’Escalade”, 11-12 décembre). Cependant, l’évêque souhaite avant tout appliquer dans le diocèse la réforme du Concile de Trente.

Il inaugure la catéchèse en utilisant le livre de Robert Bellarmin, paru cinq ans plus tôt et tout juste traduit en français. Il la fait annoncer, chaque dimanche, dans les rues d’Annecy, par deux adolescents vêtus d’une dalmatique bleue avec le nom de Jésus peint devant et derrière : « À la doctrine chrétienne ! On vous y enseignera les chemins du paradis ! » Des personnes de bonne volonté aident les petits illettrés à préparer leur leçon. C’est l’évêque lui-même qui enseigne le catéchisme. Il émaille la leçon d’anecdotes de la vie quotidienne. En outre, il institue une grande fête du catéchisme le dimanche après l’Épiphanie.

Réformateur de son clergé

Il doit mettre la paix entre le chapitre de Saint-Pierre de Genève, réfugié à Annecy, et celui de cette même ville, sous le vocable de Notre-Dame de Liesse. Il veut améliorer la qualité du clergé. Il découvre le faible niveau de formation des prêtres et donne, lui-même, des cours de théologie. Leur demandant de prendre goût à l’étude, il les avertit avec force : « L’ignorance est pire que la malice ». Il leur fournit un Mémorial aux confesseurs qu’il rédige et inaugure des conférences mensuelles auxquelles peuvent assister les laïcs.

A l’écoute de tous

L’évêque ne refuse jamais une invitation à prêcher, depuis la chaire de la cathédrale jusqu’à celle des plus petites de ses églises. Abandonnant les discours ampoulés de certains de ses confrères, il s’exprime simplement, de manière claire et chaleureuse, parlant au cœur et à l’intelligence de ses fidèles. Dans l’Épître sur la prédication qu’il adresse au jeune archevêque de Bourges, André Frémyot, il invite à puiser les thèmes dans l’Écriture, les écrits des Pères de l’Église, la Vie des saints, plutôt que de se fonder sur certaines « histoires ridicules » qu’on trouve à leur propos. « La fin du prédicateur est que les pécheurs morts en l’iniquité vivent à la justice, et que les justes qui ont la vie spirituelle […] se perfectionnent de plus en plus. » Pour cela, on doit simplement « prêcher la parole de Dieu », rien de moins, rien de plus.

La confession est de première importance pour lui. Dans la déposition qu’elle donne à son procès, Jeanne de Chantal déclare :

Il se donnait tout entier à cet exercice sans mesure ni limite que la nécessité de ceux qui recouraient à lui ; il quittait tout pour cela, excepté qu’il fût occupé à quelque affaire plus importante pour la gloire de Dieu, parce qu’il savait qu’en ce sacrement se faisait le grand profit des âmes. Tous les dimanches et fêtes, quantité de personnes qui y venaient, seigneurs, dames, bourgeois, soldats, chambrières, paysans, mendiants, personnes malades, galeuses, puantes et remplies de grandes abjections, il les recevait tous sans différence ni acception de personne, avec égal amour et douceur, car jamais il ne refusait aucune créature pour chétive qu’elle fût ; au contraire, je crois qu’il la recevait avec plus de charité intérieure, et la caressait plus tendrement que les riches et bien faits, et disait que c’était où s’exerçait la vraie charité. Les enfants mêmes n’étaient pas éconduits par le bienheureux ; ainsi il les recevait si amiablement qu’ils prenaient plaisir à y retourner.

Il donnait à ses pénitents tout le temps et loisir pour se bien déclarer, jamais il ne les pressait. […] Il a pleuré avec quelques-uns leurs péchés et traitait si amiablement ses pénitents qu’ils se fondaient devant lui[8].

À l’égard de son accompagnement spirituel, elle ajoute :

Il avait une vue si pénétrante que, quand on lui parlait ou lui écrivait de sa conscience, il discernait avec une délicatesse et une clarté non pareilles les inclinations, les mouvements et tous les ressorts des âmes et parlait avec des termes si précis, si exprès et si intelligibles qu’il faisait comprendre, avec très grande facilité, les choses les plus délicates et les plus relevées de la vie spirituelle.

Visites pastorales

En 1605, il entame les visites pastorales de son diocèse qu’il achève en quatre ans. Le passage de l’évêque est comme une petite mission pour les fidèles. Un jour de septembre 1609, par un coup d’audace, il ose traverser la ville de Genève, à visage découvert, ce qu’il raconte tout simplement à Antoine Favre dans un mot qui traduit sa confiance en Dieu : « Vous aurez su comme je traversai Genève sous la conduite de mon bon ange, et cela seulement pour ne pas paraître poltron et pour vérifier que qui marche simplement marche avec confiance[9]. » C’est l’époque où il réinstalle le culte catholique dans le pays de Gex désormais rattaché à la France : « Ce jourd’hui de saint Mathieu, j’ai dit la première messe à Cessy depuis soixante-treize ans[10]. »

En 1607, avec son ami Antoine Favre, sénateur de Savoie, il crée l’Académie florimontaine dont la célébrité sera européenne, et où se donnent des cours de théologie, philosophie, mathématiques, droit et cosmographie. Il lui assigne comme finalité « l’exercice de toutes les vertus, la souveraine gloire de Dieu, le service des princes et l’utilité publique. »

C’est l’année suivante qu’il publie l’Introduction à la vie dévote, qu’il remaniera à diverses reprises jusqu’à l’édition définitive de 1619. Outre que la “dévotion” est désormais ouverte à tous, elle n’est pas opposée au service des autres, des malades et des indigents qui l’entretiennent.

Les pièces conservées permettent de se faire une faible idée de l’administration de l’évêque. Il lui faut bénir une chapelle récemment érigée ou un autel, régler un différend entre curé et paroissiens ou bien entre deux prêtres. Il faut faire cesser des abus, mais aussi présider à une procession ou à une fête de dévotion. Envers un pécheur qui se jette à ses pieds, il se montre plus miséricordieux que son procureur fiscal. Il montre aussi beaucoup de sollicitude pour les ordres religieux et réforme avec patience les maisons, là où c’est nécessaire.

Le collège de Thônon

À Thonon, il fonde une maison qui serait, selon lui, lieu de résidence d’un groupe de prêtres au service de la paroisse, un collège, un séminaire et un refuge pour les nouveaux convertis, avec une école d’apprentissage pour leur permettre de gagner leur vie. La maison connaît des débuts difficiles. Elle est entre les mains d’un capucin, le P. Chérubin, qui voit trop grand. Après quelques premiers succès, la maison est pratiquement tombée à la mort du P. Chérubin (1610). François, qui ne peut la suivre que de loin, confie aux Barnabites la direction du collège (1616) qui vit très pauvrement. Elle ne progressera qu’à partir du deuxième tiers du XVIIe siècle ; des différentes fondations, seul le collège survivra, mais aura un grand rayonnement dans le Chablais.


[1] Cet établissement avait été fondé en 1563 par Guillaume Duprat, évêque de Clermont, et confié aux jésuites.

[2] Cité dans : Œuvres de saint François de Sales, évêque et prince de Genève, éd. complète, tome XXII, Annecy, Monastère de la Visitation, 1925, préface, p. XVI-XVII.

[3] Œuvres de saint François de Sales, évêque et prince de Genève, éd. complète, tome XXII, Annecy, Monastère de la Visitation, 1925, p. 19-20.

[4] FRANÇOIS DE SALES, Lettres intimes, Éditions du Jubilé, 2007, p. 26-27.

[5] Œuvres de saint François de Sales, tome XXIV, Annecy, monastère de la Visitation, 1929, p. 342-343.

[6] Lettres intimes, p. 31.

[7] Acte du 21 octobre 1597, dans Œuvres, tome 22, p. 169-170.

[8] Cité dans J. GAUME, Manuel des confesseurs, 6e éd., Paris, Gaume, 1845, p. 20.

[9] Lettres intimes, p. 47-48.

[10] Ibid.

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Nicolas de Flue: maître spirituel https://www.revue-sources.org/nicolas-de-flue-maitre-spirituel/ https://www.revue-sources.org/nicolas-de-flue-maitre-spirituel/#respond Wed, 29 Nov 2017 22:10:19 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2465 [print-me]Après trois articles déjà parus dans Sources consacrés à situer l’ermite du Ranft dans son contexte géographique, historique et même œcuménique, il est temps de nous arrêter sur son message spirituel contenu essentiellement dans la prière qu’on lui attribue, dans sa toile de méditation et dans les visions dont parlent des témoins. Nous le faisons avec un chercheur passionné qui est aussi un amoureux de Nicolas. Il a bien voulu se prêter à cet interview

Depuis plusieurs années vous vous adonnez à de passionnantes et pointilleuses recherches concernant Nicolas de Flüe. Vous annoncez des publications sur ce thème[1]. Pourriez-vous nous dire pourquoi et comment vous êtes-vous mis sur cette ligne de recherche? 

Depuis longtemps je me rends au Ranft, particulièrement dans l’entre saison. J’aime ce lieu de calme, de paix profonde où rayonne cette présence de saint Nicolas de Flüe. Il y a trois ans j’ai réalisé un diaporama de méditation à partir du tissu de méditation de Nicolas de Flüe. Et, à Noël, en guise de cadeau, mon grand frère m’a offert le livre allemand du 600e. En commençant à le feuilleter et à le lire, je me suis dit que je devais retourner aux sources, que j’ai d’abord repérées sur internet puis dans les livres de Durrer et Amschwand. Je me suis mis à écrire un ouvrage avec le titre «Frère Nicolas de Flüe un mystique pour aujourd’hui. Je me suis vite rendu compte qu’il fallait diviser cet ouvrage en plusieurs publications. J’ai commencé par ce que je connaissais le mieux, à savoir le tissu de méditation, puis les douze visions qui m’étaient presque totalement inconnues. Ensuite, comme une synthèse, la vie spirituelle et intérieure de Nicolas, une mystique pour aujourd’hui. Je peux témoigner que cette étude attentive m’apporte un éclairage profond et lumineux sur mon propre chemin spirituel.

C’est d’abord la “spiritualité” de Nicolas qui vous intéresse et qui nous intéresse aussi. Davantage que ses interventions politiques ou patriotiques. Pouvez-vous décrire le milieu “spirituel” dans lequel il a vécu, qui a influencé ses visions, sa prière et surtout son choix et son genre de vie ? Est-ce la “devotio moderna”? Les mystiques rhénans? Le modèle du “pèlerin”, de l’”ermite”?

Pour dégager la spiritualité de «frère Nicolas» (c’est ainsi qu’il se nomme après avoir quitté femme et enfants à l’âge de 50 ans), il faut se plonger dans le milieu de son temps. Le contexte spirituel du temps de frère Nicolas est celui des mystiques rhénans. Chacun à sa manière cherche à savoir comment Dieu est présent au cœur de l’homme. L’inhabitation de Dieu, thème traditionnel chez les Pères de l’Eglise, a été approfondi, précisée et répandue par ces mystiques intellectuels. De Hildegarde de Bingen (1098-1179), à maître Eckhart (1260-1328), en passant par ses disciples Henri Suso (1295 – 1366) et Jean Tauler (v. 1300-1361). Chacune et chacun a pu influencer frère Nicolas, non pas forcément directement, mais à travers ses pères spirituels et accompagnateurs. En particulier, son ami curé de Stans, Heimo Amgrund, ainsi que le curé de Kerns Oswald Isner ou, plus tard, son chapelain Peter Bachtaler. Le même et unique Esprit inspire aussi notre ermite.

 

Hildegarde, à travers ses visions intellectuelles, présente l’homme comme le microcosme de Dieu, reprenant un thème déjà plus ancien. Elle représente la Trinité à travers trois cercles (le cercle comme symbole de totalité et de plénitude). Maître Eckhart développe le fond du fond de l’homme («Abgrund») qui rejoint le fond de Dieu et montre cette présence trinitaire dans la «fine pointe de l’âme». Henri Suso, dans ses instructions à sa fille spirituelle Elsbet Stagel, décrit un chemin intérieur aboutissant à la Trinité, représentée également par trois cercles. Ce chemin est illustré dans différents manuscrits. Enfin, Jean Tauler, dans ses nombreux sermons, développe le thème de la fontaine de vie.

Les trois voies traditionnelles de la spiritualité, reprise par la devotio moderna (14e s.), sont présentes entre autre dans la prière de Nicolas:

Voie purgative: Mon Seigneur et mon Dieu enlève de moi tout ce qui m’empêche de venir à toi! Voie illuminative: Mon Seigneur et mon Dieu donne-moi tout ce qui me pousse vers toi! Voie unitive: Mon Seigneur et mon Dieu prends-moi (arrache-moi à moi-même) et donne-moi tout entier en («eigen») toi!

Nicolas a quitté sa femme Dorothée et ses dix enfants après deux ans de combat intérieur (aujourd’hui nous l’ appellerions dépression), à l’âge de 50 ans, le jour de la fête de saint Gall (16 octobre 1467), avec le plein consentement de Dorothée, de Hans et Walther, ses aînés pour partir comme pèlerin en direction de Bâle. Il en est revenu peu de temps plus tard ermite et s’est finalement installé au Ranft.

Il ne connaissait pas encore avec précision et certitude ce que Dieu attendait de lui, sa vocation. A Liesthal, trois éléments vont le conduire à découvrir que Dieu l’attend chez lui, non pour un pèlerinage extérieur mais intérieur. D’abord, une couleur rouge, comme un feu au-dessus de la ville, le stoppe net. Puis un paysan à qui il parle de ses projets lui fait remarquer avec justesse que les Confédérés ne sont pas appréciés à l’étranger. Mercenaires, ils ne faisaient pas de quartiers, poursuivaient le combat jusqu’au bout, n’hésitant pas à tuer leurs ennemis. Nicolas pouvait bien mieux réaliser son projet chez lui, sur sa terre natale. Enfin durant la nuit, un rayon de lumière vint comme déchirer son ventre et le faire souffrir. Dès ce jour, il ne mangera et ne boira plus rien d’autre que l’eucharistie mensuelle.

Plus précisément: parlez-nous de son “tableau de méditation”: sa description, son origine, son authenticité, sa signification?

Le tissu de méditation (87,5 x 80,5 cm; à l’origine: 89 x 82 cm) est une peinture à tempera sur du lin. Il est certainement un cadeau que Nicolas a reçu autour de 1480. Il n’est pas le résultat d’une vision de la Trinité que Nicolas aurait eue. Probablement Nicolas n’a donné aucune indication pour le peindre, mais au contraire il s’est laissé enseigner par ce tableau et se l’est approprié pour en faire «son livre». Le témoignage d’un pèlerin anonyme l’atteste dans le «Pilger Traktat». Seuls deux manuscrits contemporains parlent de ce tissu: le Pilger Traktat qui connut trois éditions (l’une non datée à Augsburg et deux à Nurembergen 1488 et 1489), juste après la mort de Nicolas (1487) et la biographie rédigée en latin par Henri de Gundelfingen (1485 – 1489), qui aurait visité l’ermite en 1480-81.

Un échange de lettres, peu fiables, de Charles de Bouelles (chanoine de Noyon) avec son ami Horius qui, vingt ans après la mort de Nicolas rendit visite à son fils Hans, décrit le tissu de manière erronée avec au centre un visage coiffé d’une tiare (pape), et les rayons sont remplacés par des épées sans manches. C’est encore Charles de Bouelles qui parle d’une vision trinitaire de Nicolas – attestée par aucun autre témoin – qui sera reprise lors de sa béatification. Il faudra attendre le début du 20e s. pour que les historiens attentifs aux sources (témoignages et biographies) démontrent qu’il n’y eut jamais de vision de la Trinité.

Dans le Traité du Pèlerin puis dans la biographie de Gundelfingen, on parle d’une roue, l’esquisse dessinée par Henri de Gundelfingen. Les xylographies du Traité ont toutes un cercle central et six rayons, mais l’interprétation varie. Certains ont pensé que l’esquisse de la roue précédait les six médaillons et les quatre évangélistes, mais déjà dans le Traité, des xylographies reproduisent l’ensemble de l’image.

Comment interprétez-vous l’image reproduite sur ce tissu? Ce que vous appelez le «livre» de Nicolas?

Je tente de le fare en suivant les quatre sens que la tradition patristique attribue à l’Ecriture:

Le sens littéral:
Ce que l’on voit, ce que l’image représente: six médaillons: annonciation – nativité – création – arrestation et baiser de Judas – crucifixion – eucharistie célébrée pour un défunt et, au centre, un visage humain en gloire (le Christ).

Le sens allégorique:
En référence à Jésus-Christ, le chemin du pèlerin, du disciple, qui abandonne ses béquilles (au bas de chaque médaillon il y a un objet symbolique), tous ses appuis humains. Avec la nativité il prend le bâton et la besace du pèlerin, puis s’abandonne à la Providence qui lui donne à manger et à boire. Il se libère extérieurement et intérieurement et dépose le tout à travers son vêtement. Il entre dans la contemplation du Christ eucharistiqiue, miroir qui lui permet de relire toute sa vie comme l’histoire du salut en Jésus-Christ.

Le sens tropologique (moral):
Comment agir: six clés pour entrer dans le royaume (cf Traité du Pèlerin), les six œuvres de miséricordes: visiter les malades (béquilles), accueillir l’étranger, en particulier les pèlerins (bâton et besace), donner à manger et à boire, visiter les prisonniers (arrestation), vêtir ceux qui sont nus et enfin honorer les morts. Alors, le visage central est celui de Dieu au jour du jugement dernier.

Le sens anagogique:
En référence à l’ensemble de l’histoire du salut. Trois petits rayons au centre et trois grands à l’extrémité: par l’oreille, nous découvrons et écoutons le Père créateur; par l’œil, nous contemplons le Fils rédempteur et par la bouche, nous expérimentons l’Esprit-Saint sanctificateur. La Trinité se révèle dans ces trois grands mystères: Dieu se fait tout petit pour que chacun puisse l’accueillir: dans sa nativité, son arrestation, il supporte tout, dans l’humilité et l’abandon et se rend lui-même présent dans l’humble hostie devenue son corps.

Et si vous nous parleiez des visions de Nicolas?

Pour ce qui est des visions, Nicolas en a eu douze qui vont l’aider sur son chemin spirituel intérieur. Comme une actualisation et une dynamisation de la Parole de Dieu, ces visions s’adressent d’abord et essentiellement à Nicolas; elles ne feront l’objet d’études qu’à partir du 20e s. En particulier, un manuscrit de Caspar Ambuel du 15e siècle, découvert dans les années trente dans un manuscrit contenant des textes de Pères de l’Eglise provenant de la bibliothèque du couvent des capucins de Lucerne. Carl Gustave Jung a commenté quelques visions de Nicolas, précieuses pour le développement de sa psychanalyse. Il en a fait un livre avec la collaboration de Marie-Louise Von Franz.

Nous connaissons ces douze visions tout d’abord à travers quatre témoins dont le registre de Sachseln (1488) a recueilli le témoignage. Puis, grâce à la biographie latine de Henri Wölflin (après 1501), engagé par le gouvernement de Nidwald, pour dix d’entre elles. Enfin, d’autres biographes: Sebastian Rhaetus (1521), Hans Salat (1531), Ulrich Witwyler (1571) et surtout, déjà mentionné pour les trois grandes visions, Caspar Ambuel qui donne une description plus détaillée de la vision du pèlerin et de la fontaine, et rapporte la vision de la reconnaissance de Dieu.

Ces différents témoins et biographes ne se contredisent pas; les récits sont étonnement concordants et chacun, dans sa spécificité, n’apporte que des compléments et des détails.

On peut distinguer les visions dans le sein maternel (étoile, pierre, saint-chrême) et le souvenir précis de son baptême, les visions de sa jeunesse (en particulier la tour qu’il voit à lâge de 16 ans), les visions reçues avant de quitter sa famille (le nuage qui parle, le lys et le cheval, les trois visiteurs), la vision de Liesthal déjà évoquée, la vision des quatre faisceaux de lumière ou des quatre cierges qui lui montrent le lieu de son ermitage au Ranft, et les trois grandes visions du pèlerin, celle de la fontaine, de la reconnaissance de Dieu et la vision finale, au Ranft, du visage de Dieu.

Chacune de ces visions exigerait de développer le contexte biblique, symbolique, les correspondances chez les mystiques rhénans, le contexte artistique et l’analyse jungienne. Ce qui n’est pas possible de faire ici. Mais il est passionnant de remarquer combien l’étude détaillée de ces visions nous les rend accessibles et significatives pour tout homme en recherche de Dieu et de sa vocation. Je ne peux qu’encourager chacun, non seulement à les découvrir, mais surtout à leur donner tout le relief et la profondeur de sens qu’elles méritent. 

Et la prière, dite de Nicolas, ou qui lui est attribuée: son authenticité, sa formulation précise, sa traduction – française – son sens, les mystiques qui auraient pu l’ inspirer? Eckhart serait-il de ce nombre?

Nicolas ne savait ni lire, ni écrire, mais il a dicté quelques manuscrits authentiques: sa prière, une lettre de remerciement au gouvernement bernois pour leur don, où il dit: «La paix se trouve toujours en Dieu, car Dieu est la paix, et la paix ne peut être troublée. La discorde, au contraire, trouble toujours. Veillez donc à chercher avant tout la paix» et une autre lettre aux autorités de la ville de Constance pour régler un conflit. Il authentifie ses écrits par son sceau.

La prière de Nicolas est vraiment de lui et résume parfaitement sa vie. Dans l’original, la troisième phrase actuelle, le but, est en premier. Nicolas contemple d’abord le but à atteindre: être tout entier en Dieu, puis il exprime la manière de l’atteindre: en demandant d’enlever ce qui l’empêche de venir à Dieu et de lui donner ce qui le pousse vers Lui. Cette prière, par sa simplicité et sa clarté, est d’une profondeur inégalée. Elle trouve parfaitement sa place dans le Nouveau Catéchisme de l’Eglise Catholique (n°226[2]), à côté de la prière de Thérèse d’Avila. La traduction malheureusement n’est pas très satisfaisante.

En voici la formule :

Mein Herr und mein Gott, nimm alles von mir, was mich hindert zu Dir.
Mon Seigneur et mon Dieu, enlève[3] de moi (prends à moi), tout ce qui m’éloigne[4] de toi (empêche).

Mein Herr und mein Gott, gib alles mir, was mich fördert zu Dir.
Mon Seigneur et mon Dieu, donne-moi, tout ce qui me pousse[5] vers toi.

Mein Herr und mein Gott, nimm mich mir, und gib mich ganz zu eigen Dir.
Mon Seigneur et mon Dieu prends-moi à moi-même[6] (arrache moi à moi-même) et donne-moi tout entier en[7] toi

Cette prière reprend l’expression de Thomas l’apôtre, lorsque le Christ ressuscité l’invite à toucher les plaies de ses mains et de son côté: « Mon Seigner et mon Dieu» s’écrie-t-il dans un acte foi. Dieu n’est plus extérieur à Nicolas (comme chez Thomas) mais il a une relation personnelle et intime exprimée par le possessif «mon».

«Nimm» revient deux fois, mais dans deux sens différents: d’abord au sens d’enlever, puis dans la troisième demande dans le sens de prendre. «Gib» revient également deux fois, également dans deux sens différents: d’abord celui de donner quelque-chose, ensuite celui d’entrer dans l’intimité de Dieu.

Trois demandes, trois voies, qui expriment le chemin de Nicolas. A travers les visions il découvre progressivement sa vocation d’ermite appelé à vivre dans la communion et l’intimité avec Dieu; puis à travers une vie d’ascèse faite de jeûne et de prière, Dieu enlève tous les obstacles à cette vocation, en particulier durant le combat intérieur des deux années qui précédèrent son départ pour le Ranft. Dieu lui donna les lumières nécessaires pour qu’il soit toujours plus attiré par Lui. En particulier, la lumière provenant des trois grandes visions.

Comment ” imaginer” l’emploi du temps de Nicolas dans son ermitage? Sa relation avec sa famille? Que penser de son jeûne prolongé?

Dans la vie de Nicolas on peut distinguer trois périodes: son enfance et sa jeunesse, jusqu’au mariage avec Dorthea Wyss à 30 ans; sa vie en couple et en famille, et, enfin, sa vie d’ermite au Ranft.

Le jeune paysan
Déjà dans sa jeunesse, témoignent ses amis d’enfance Erni Rohrer et Erni Anderhalden, Nicolas aimait se retirer derrière une grange ou dans un pré perdu pour prier et à cette époque déjà il jeûnait le vendredi. Sa vie était celle de tout fils de paysan de l’époque, faite de travail mais sans école. La formation se faisait au contact des parents et des amis. Comme tout jeune de son temps, Nicolas a dû participer à quelques expéditions armées accomplissant ainsi ce que l’on ne nommait pas encore le service militaire. Des témoins racontent sa retenue etr sa modération. Ainsi, intervint-il un joue pour emêcher ses compagnons d’armes de piller un couvent.

L’éleveur
Comme époux et père de dix enfants, Nicolas devait être bien occupé par les travaux des champs. C’est dans ce cadre champêtre qu’il bénéficia de plusieurs visions (le nuage, le lys et le cheval,…),

Nicolas participa aussi à l’évolution d’une économie agraire de subsistance vers une économie de rendement. Le lait se transforme en fromage qui se commercialise, tandis que le bétail se vend sur les marchés du Sud, comme celui de Domodossola. Ce serait dans cette ville que le futur ermite aurait acheté les vitres en cul de bouteille qui remplacèrernt les peaux de vaches tendues qui faisaient office de fenêtres de la maison familiale qu’il avait bâtie avant son mariage. Ses fils témoignent aussi que le soir leur père se couchait avec toute la famille, mais se relevait pour prier le plus souvent toute la nuit auprès du poële. A cette période, il jeûnait quatre jours par semaine, se nourrissant de pommes séchée et de pain.

L’ermite
Au Ranft, la vie de Nicolas sera bien plus dépouillée, n’ayant plus besoin de se nourrir et de boire (c’est l’une des trois grandes grâces). Il se retirait souvent dans la forêt, loin de la foule, lorsqu’elle deviendra nombreuse. Mais il reste disponible pour recevoir les pèlerins l’après-midi. Il dormait à même le sol, la tête appuyée sur une pierre, chauffé l’hiver par un calorifère se trouvant à l’étage inférieur. Il était vêtu d’une bure brune que lui avait tissée son épouse en signe d’acquiescement à son choix de vie. Il passait son temps en méditation et en prière, utilisamt à cet effet son «bätti», une couronne de quarante ou cinquante perles de bois (comme un chapelet) qu’il faisait courir sur ses doigts en récitant et méditant le Notre-Père et l’Ave. Selon des témoins, il pouvait se contenter de méditer durant une journée entière les seules paroles de «Notre Père». Durant sa période dépressive, avant de quitter sa famille, son confesseur, Heini Amgrund, lui avait appris à méditer la passion du Christ en la répartissant sur les sept heures canoniales. Il a certainement poursuivi cet exercice spirituel au Ranft, méditait aussi face «son livre», le célèbre tissu qu’il déroulait dans son ermitage ou sa chapelle.

Le jeûne de Nicolas
Son jeûne permanent est une grâce et un miracle qui commence avec la vision de Liesthal. Nicolas pratique alors un jeûne total de onze jours avant de demander l’avis de son confesseur. Celui-ci l’ausculta longuement et l’autorisa à pousuivre son jeûne aussi longtemps qu’il n’en mourut point. Ce jeûne eucharistique est attesté d’une part par les autorités civiles. Le gouvernement de Nidwald fit surveiller le Ranft par des soldats pour vérifier si Nicolas ne recevait pas secrètement quelque nourriture. Par ailleurs, les autorités ecclésiastiques ne demurèrent pas indifférentes. L’évêque de Constance, natif de Thurgovie, Hermann von Breitenlandenberg, de qui dépendaient à cette époque la paroisse de Sachseln et ses environs, délègue au Ranft son évêque auxiliaire Thomas Wäldner le 27 avril 1469, avec mission de soumettre Nicolas à une épreuve de son choix. L’évêque demanda à Nicolas quelle était la plus grande vertu chrétienne. Nicolas lui répondit que c’était l’obéissance. L’évêque lui ordonna alors, au nom de la sainte obéissance, de manger trois morceaux de pain et de boire le vin de la saint Jean (un breuvage béni le jour de la fête de saint Jean l’évangéliste qui protégeait du poison et du diable). Après que Nicolas eut péniblement et avec d’atroces douleurs avalé la moitié du premier morceau de pain, il supplia d’être délivré de cette épreuve. Selon certains témoins, ce fut Adrien de Bubenberg qui avait asisté à la scène qui intercéda auprès de l’évêque en faveur de son ami Nicolas. Le prélat suspendit l’épreuve et confirma l’authenticité du jeûne permanent de l’ermite. Dans la foulée, il consacra la chapelle de l’ermitage dédiée à la Vierge Marie, à sainte Marie-Madeleine, à l’Exaltation de la croix et aux Dix-Mille Martyrs, selon le désir de Nicolas. Ce jeûne permanent attira curieux et pèlerins bien plus que les visions de l’ermite, totalement inconnues du public.

Nicolas: un spirituel pour notre temps ? Affinités ou répulsions?

Nicolas nous permet de redécouverte la dimension spirituelle de tout homme. Il nous aide à retrouver le centre de notre être d’homme et de femme dans le cœur de Dieu et de trouver Dieu lui-même au cœur de notre cœur. Par sa simplicité et surtout par sa vie quotidienne, Nicolas fait découvrir que Dieu n’est pas ailleurs, caché dans un discours gnostique ou ésotérique, ou enfermé dans une église. Nicolas propose une spiritualité toute simple: Dieu est là présent dans notre travail si nous l’accomplissons avec joie et passion; Il est présent dans nos familles lorsque nous savons déceler et contempler dans le visage de l’épouse, de l’époux ou des enfants le reflet du visage de Dieu. Le visage n’est pas fait pour être dévisagé ou envisagé, mais pour être contemplé. Personne ne peut voir son propre visage; il est fait pour être regardé par Dieu et par Dieu seul. Dieu est donc présent partout dans notre vie si nous savons, comme Nicolas, déchiffrer peu à peu le sens des événements et l’accueillir comme la réalisation du plan d’amour divin. Surtout, Nicolas nous aide à découvrir que tout chrétien est invité à devenir un mystique, un amoureux de Dieu, désireux d’être en communion avec Lui.

Au-delà des images toutes faites du mari qui abandonne sa femme et ses enfants, au-delà de l’ermite ascétique inabordable, se trouve un mystique authentique.[print-me]


Bernard Schubiger, curé de la ville de Morat, dans le diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg, est un chercheur passionné de la spiritualité de Nicolas de Flüe. Sources l’a rencontré et se porte responsable de la forme de ce reportage. Cet interview constitue le quatrième volet du retable que notre revue a consacré à l’ermite du Ranft en cette année qui commémore le sixième centenaire de sa naissance.

Voir aussi: www.frangelico.ch


[1] Le tissu de méditation de Nicolas de Flue, un résumé de la foi chrétienne, à paraître aux éditions du Parvis; les visions de Nicolas de Flue, un chemin spirituel pour tout homme.

[2] http://www.vatican.va/archive/FRA0013/_P17.HTM

[3] nimm mir alles: prend à moi = enlève de moi.

[4] hindert zu dir: ce qui m’handicape vers toi = éloigne de toi.

[5] fördert: m’encourage = me pousse vers toi.

[6] nimm mich mir: prends-moi à moi-même ou arrache moi à moi-même.

[7] ganz eigen zu Dir: eigen = exprime l’unité intime = prends toi entier en toi.

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https://www.revue-sources.org/nicolas-de-flue-maitre-spirituel/feed/ 0
Nicolas de Flue et le génie du lieu https://www.revue-sources.org/nicolas-de-flue-genie-lieu/ https://www.revue-sources.org/nicolas-de-flue-genie-lieu/#respond Mon, 24 Jul 2017 06:30:00 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2350 [print-me]Nicolas de Flüe est né voici 600 ans. En Suisse, des manifestations œcuméniques marquent cet événement. La revue «Sources» fait mémoire de cet anniversaire dans chacune de ses livraisons de 2017. Voici donc la troisième contribution, due cette fois-ci à la plume du prêtre historien fribourgeois Jacques Rime. Avec les autorisations nécessaires, nous reproduisons un texte publié dans l’ouvrage collectif: «Les 600 ans de Nicolas de Flüe. L’homme, le médiateur, le mystique», paru cette année aux Editions du Parvis, à Hauteville/Suisse.

Paysage ouvert sur l’invisible

L’ami des Alpes aime à voir en elles une nature pure, un paysage qui n’a pas changé depuis le premier matin du monde, un conservatoire de pratiques ancestrales. Ces affirmations demandent certes à être nuancées mais, en ce qui concerne la patrie de Nicolas de Flue, le visiteur peut, en le comparant avec l’époque actuelle, s’imaginer assez bien l’espace géographique dans lequel a vécu l’ermite du Ranft. L’exercice est agréable car la région est un paradis pour le randonneur. Les lacs de Suisse centrale, les prairies et les fermes, un paysage largement pastoral, les rochers, les montagnes et quelques glaciers en arrière-plan permettent à l’âme de goûter à un repos bienfaisant et de se ressourcer. C’est comme si l’harmonie de la nature faisait transparaître la paix qui habitait l’âme de Frère Nicolas. Rendons grâce à la Providence d’avoir fait éclore cette fleur des Alpes que fut l’ermite du Ranft dans un tel coin de terre! L’espace, qui s’apprivoise volontiers par les pieds, s’ouvre ainsi à une dimension symbolique, le paysage donne sur l’invisible et nous dit quelque chose de la spiritualité d’un homme de Dieu.

Une société rurale en mutation

Nicolas de Flue naît en ce pays d’Obwald, Unterwalden ob dem Kernwald, la vallée supérieure, qui compte les six communautés d’Alpnach, Sarnen, Kerns, Sachseln, Giswil et Lungern, des villages, des hameaux et une multitude de fermes isolées. La famille de Nicolas est installée sur le coteau dominant Sachseln. Son nom von Flüe (de la Roche) provient de la petite bande rocheuse qui s’élève près du hameau. Une vision qu’il aurait eue dans le sein maternel fit voir à Nicolas un rocher. «Cela signifiait la fermeté et la constance de son être», rapporte le curé de Stans Heini am Grund. On peut aussi comparer le rocher-patronyme de Frère Nicolas à la solidité de son message à travers les siècles.

Monter vers Dieu signifie entrer dans la profondeur de son cœur.

Du point de vue économique, la grande nouveauté de la fin du Moyen Age dans les Alpes est le passage d’une économie de subsistance marquée par l’élevage ovin et la culture des céréales à l’élevage bovin et à la fabrication du fromage. Un visiteur de Frère Nicolas, le doyen Albert de Bonstetten, écrit du pays d’Unterwald: «Quoiqu’il ne produise ni blé ni vin, il est suffisamment fertile et possède d’excellents pâturages, des lacs, des prairies, des torrents tumultueux, le tout plaisant et en abondance.» Nicolas appartient à la classe paysanne montante. C’est l’époque où les gens veulent agrandir leur propriété privée au détriment de la propriété commune. Comme l’a relevé Roland Gröbli dans un dossier préparatoire au 600ème anniversaire (Einführung in die lebendige Erinnerungskultur zu Niklaus von Flüe heute), l’injonction de Frère Nicolas de «ne pas élargir par trop la haie» était une invitation à ne pas se laisser griser par l’avidité, l’esprit de lucre au détriment de la communauté.

Ouverture…

La vallée supérieure d’Obwald est large, bien plus que la vallée inférieure de Nidwald, d’où provient la mère de Nicolas. Est-ce pour cela que le caractère des Obwaldiens est posé et pragmatique, alors que les Nidwaldiens défendent coûte que coûte leurs idées? La divergence d’opinion sera tragique à la Révolution: en 1798, la résistance des Nidwaldiens à l’ordre nouveau provoquera le massacre de Stans. Nicolas était Obwaldien. Il n’a jamais transigé avec la vérité certes, mais le caractère cantonal a pu influencer son ouverture d’esprit, son sens pratique des réalités, notamment politiques. Ce caractère se traduit aussi dans la disponibilité de Nicolas à se laisser guider par Dieu à travers les aléas de la vie, comme l’indique bien sa prière «Mon Seigneur et mon Dieu» que tout le monde connaît.

et vertige!

Si la vallée de Sarnen est ouverte, le Melchtal, la vallée latérale qui débouche sur Kerns et Flüeli, est très encaissé. Un jour d’ailleurs, alors qu’il travaillait avec son fils, Nicolas fut précipité dans la pente. Action diabolique ou crise d’épilepsie? Toujours est-il que le paysan d’Obwald fait l’expérience du vertige. Etre en Dieu n’est pas une sinécure. Marcher sur les chemins de Dieu, c’est être profondément transformé. Surtout lui, le visionnaire qui ne mangera plus. L’ami de Dieu passera par une période de dépression avant de retrouver le courage grâce à la méditation de la passion du Christ.

Des monts qui se traversent

Les montagnes sont nombreuses dans le pays: le Pilate, le Stanserhorn, le Huetstock, le Giswilerstock, etc. La comparaison de Nicolas à une montagne n’est pas exagérée. On dit qu’il exercera une activité thaumaturgique sur la colline de Flüeli, l’arrêt de l’incendie de Sarnen. Il apparaîtra aussi sur cette colline après sa mort, tenant en main l’étendard à la patte d’ours: sommet de la victoire, triomphe post-mortem du soldat de Dieu.

Les montagnes ne sont pas des obstacles pourtant. Elles se traversent. La vallée de Sarnen conduit au col du Brünig, passage obligé des pèlerins pour la grotte de saint Béat, l’ermite du lac de Thoune, jadis un des lieux sacrés les plus fréquentés de Suisse. Le Brünig est aussi le chemin des marchands. Des caravanes régulières de bétail, de fromages l’empruntaient pour gagner l’Italie par le Grimsel, d’où elles revenaient avec d’autres denrées. Le jeune Nicolas a peut-être participé à l’une ou l’autre de ces caravanes, comme il a participé à des campagnes militaires en Suisse orientale et jusqu’à Nuremberg. Il est à noter que l’intention première du Nicolas qui quitte sa famille était d’être pèlerin, d’aller de sanctuaire en sanctuaire. Bref de bouger. Et il part le 16 octobre 1467, fête de saint Gall, le disciple du moine irlandais saint Colomban, qui pratiqua la peregrinatio pro Christo, l’éloignement des siens pour se consacrer à l’essentiel.

Expérience de la limite

(© Pierre Pistoletti)

La montagne est franchie, celle qui sépare les cantons d’Obwald et de Lucerne, puis le massif du Jura. Vient alors l’expérience de la limite, à Liestal dans le futur canton de Bâle-Campagne. Comme l’écrit avec pertinence Pirmin Meier dans sa grande biographie de Frère Nicolas (p. 140), les hommes de Bâle-Campagne sont très conscients de leurs limites. Chaque année, on y organise en plusieurs endroits le Banntag, procession civile qui fait connaître les frontières de la commune. Nicolas voit un feu sur la ville, discute avec un paysan qui lui conseille de retourner chez les siens puis s’endort au pied d’une haie (une barrière donc). Le pèlerinage pour lui sera désormais intérieur, tout comme son regard. Nicolas n’aura plus besoin de traverser les pays pour découvrir le secret des choses. Un indice est la fameuse vision du Christ pèlerin, où dans son sommeil le sédentaire du Ranft voit le Mont-Pilate s’aplatir, dévoilant les hommes qui se cachaient derrière, ces hommes handicapés d’une grosse tumeur au cœur, l’égoïsme, et qui fuyaient au loin parce qu’ils se détournaient de la Vérité. L’ermite se serait un jour exclamé, en digne contemporain de L’imitation du Christ: «Il en est plus d’un qui vont par mer au Saint-Sépulcre pour y être armés chevaliers: mais c’est un chevalier valeureux, celui qui porte Dieu dans son âme.»

Le refuge

Nicolas cherche refuge dans un abri précaire du Melchtal, sur l’alpe Chlisterli peut-être, au pied des rochers. Le séjour en montagne n’est que de courte durée cependant. L’homme de Dieu descend, il s’enfonce dans la gorge. Bien avant son départ de la maison, Nicolas cherchait les lieux cachés pour vivre le contraire du tape-à-l’œil. Un ami d’enfance, Erni Rorer, déclarait que Frère Nicolas s’écartait toujours seul derrière une grange ou bien dans un autre endroit solitaire. Là il priait et laissait Erni et les autres garçons courir où ils voulaient. Le Ranft se trouve non loin de l’actuel Hohe Brücke, le pont couvert en bois le plus haut d’Europe. L’ermitage est un endroit profond. Lorsqu’on y vient depuis Flüeli, il faut descendre une rampe très raide, qui n’est pas faite pour tous. Grandir, monter vers Dieu signifie entrer dans la profondeur de son cœur. La mystique rhénane parlait volontiers du Grund der Seele, du fond de l’âme, lieu de la présence divine. Le Ranft est un lieu retiré où Nicolas comme un «nouvel Antoine» – l’expression est d’un visiteur, Jean de Trittenheim – peut se consacrer à la prière. Maître Eckhart l’aurait bien dit: «Rien ne ressemble plus à Dieu dans l’immensité de l’univers que le silence

Au-delà du Jourdain

Le Ranft toutefois n’est pas au fonds d’une forêt impénétrable ou sur un alpage lointain. La cellule de Nicolas se trouve à quelques centaines de mètres de sa maison familiale. Beaucoup d’ermitages de l’époque étaient plus ou moins proches des habitations. Un seul exemple: l’ermitage de Bettelrüti dans la vallée de Stans, qui sera habité par le petit-fils de Nicolas de Flue, Frère Konrad Scheuber, lequel aura droit à un certain culte chez les Nidwaldiens. L’endroit se trouve à une grosse heure de marche du village de Wolfenschiessen. Selon son étymologie, Ranft veut dire le bord (Rand), avec les deux sens de séparation et proximité. La vie de Nicolas est une expérience-limite. Il n’est pas donné à tous de vivre comme il a vécu. Un Frère Ulrich, qui demeurait dans l’ombre de Nicolas, s’écriait que son confrère avait déjà «passé le Jourdain», c’est-à-dire qu’il était arrivé aux rives de la Terre promise, allusion possible à la rivière Melchaa qui séparait les cabanes des deux hommes de Dieu. Mais en même temps, la vie à la frontière est un exemple stimulant: peu éloigné des autres, Nicolas invitait les gens du monde à se rapprocher de son mode de vie, à s’en inspirer pour leur propre existence.

Au centre de la Suisse

Enfin, arrêtons-nous sur un symbolisme des plus frappants. Les géographes ont calculé que si la Suisse devait tenir en équilibre sur un seul point, ce dernier se trouverait à l’Älggialp dans le Klein Melchtal, à l’altitude de 1600 mètres environ. L’alpage est ainsi le centre de la Suisse, le Mittelpunkt der Schweiz. Ce point central est, à vol d’oiseau, à moins de neuf kilomètres du Ranft, dans la même commune de Sachseln!

(© Pierre Pistoletti)

Le cardinal Journet aimait à dire que certains saints pouvaient être, sur le plan de la culture, du temporel, la «suprême incarnation» du génie d’un peuple. C’était le cas, selon lui, pour Nicolas et la Suisse. Visiter le Ranft est donc à la fois gagner le centre d’un pays et découvrir en son occupant un message valable pour les citoyens d’hier et d’aujourd’hui, chrétiens ou non. Mais ajoutons: Nicolas n’est pas le centre, il le montre. Un jour, l’ermite accueille un pèlerin à qui il explique son schéma, l’image d’une roue ornée de rayons. Au centre, un point, la divinité sans partage. Les rayons qui en sortent et qui reviennent signifient les trois personnes divines: «Elles sortent de l’unique divinité, elles embrassent le ciel et encore le monde entier, qui relèvent de leur puissance. Et comme elles sortent avec une force divine, ainsi elles rentrent» (traduction Charles Journet, p. 36). Là est le centre motivant toute la vie de Nicolas.

Macrocosme et microcosme

Chacun a en mémoire des lieux qui lui font du bien, qui lui rappellent des souvenirs. On visite volontiers un endroit habité par une personne célèbre où l’on cherchera des traces de sa présence. Ainsi en est-il du Ranft, de Flüeli, de Sachseln. Mais il y a davantage au cœur du pays d’Obwald: le milieu ambiant est en correspondance étroite avec la personne de Nicolas. La solidité du rocher, la largeur de la vallée, l’élévation de la montagne et la praticabilité de ses cols, la profondeur des gorges, la notion de centre, tout contribue à mettre en lien une personne et son univers géographique. Coïncidence? Lecture solliciteuse des faits? Ou bien influence réelle d’un milieu, que l’on peut découvrir lorsqu’il est davantage préservé de l’urbanisation? L’ancienne philosophie faisait volontiers le lien entre le microcosme (l’homme) et le macrocosme (l’univers). La relation étroite d’un homme et de son milieu serait une application d’une notion plurielle, le «génie du lieu». A défaut d’en fixer les lois, le présent article sur Frère Nicolas de Flue a voulu au moins porter l’attention sur ce phénomène.[print-me]


Jacques Rime est né en Gruyère en 1971. Après ses études à la Faculté de théologie de Fribourg et à l’Angelicum de Rome, il est ordonné prêtre en 1997. Il devient vicaire dans la région d’Estavayer-le-Lac, puis aumônier à l’Université de Fribourg, avant d’être nommé curé des paroisses de Grolley et de Courtion. Grand marcheur et passionné d’histoire religieuse, il signe “Lieux de pèlerinage en Suisse”, aux Editions Cabédita, puis, auprès du même éditeur, “Nicolas de Flue ou l’âme d’un pays”.


Bibliographie

La plupart des informations de cette étude ont été puisées dans: Jacques Rime: Nicolas de Flue ou l’âme d’un pays: quinze itinéraires au cœur de la Suisse, Cabédita, Bière, 2013, lequel ouvrage s’inspire surtout de: Charles Journet: Saint Nicolas de Flue, Saint-Paul, Fribourg-Paris, 1980 (1ère éd. en 1947); Roland Gröbli : Die Sehnsucht nach dem “einig Wesen”: Leben und Lehre des Bruder Klaus von Flüe, NZN Buchverlag, Zürich, 1990; Philippe Baud: Nicolas de Flue (1417-1487): un silence qui fonde la Suisse, Cerf, Paris, 1993; Pirmin Meieir: Ich Bruder Klaus von Flüe: eine Geschichte aus der inneren Schweiz, Amman, Zürich, 2000.

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Frère Nicolas et l’œcuménisme https://www.revue-sources.org/frere-nicolas-loecumenisme/ https://www.revue-sources.org/frere-nicolas-loecumenisme/#respond Tue, 09 May 2017 13:28:12 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=2256 Nous poursuivons dans ce numéro la présentation de Nicolas de Flüe dont nous commémorons cette année le 600ème anniversaire de sa naissance. Un homme de Dieu dont l’héritage fut disputé entre catholiques et protestants.[print-me]

Les Eglises catholique-romaine et évangélique-réformée de Suisse se sont proposées de célébrer ensemble, en cette année 2017 deux jubilés: le 600ème anniversaire de la naissance de Nicolas de Flüe et le 500ème anniversaire de la Réforme. Cette idée recueillit beaucoup d’avis favorables, mais aussi les réticences de quelques autres qui se demandaient comment on pouvait relier la commémoration de la Réforme à la célébration d’un saint catholique. Certains craignaient aussi que l’évocation de Frère Nicolas puisse raviver l’opposition à la Réforme. Ce qui aurait entraîné une rechute dans le confessionnalisme que l’on voulait éviter.

« Hans Salat fit de l’ermite du Ranft le prophète de la scission confessionnelle »

En réalité, la célébration nationale et œcuménique qui a réuni des chrétiens et des chrétiennes le 1er avril à Zoug sous le thème «Ensemble vers le centre» présente un défi œcuménique. Assurément, les deux jubilés ne se situent pas dans une relation symétrique. Par contre, l’histoire de la Réforme et celle de Nicolas de Flüe sont entrelacées de diverses manières. Les deux événements ont donné lieu chez les uns et les autres à des souvenirs confessionnels identitaires. La perception de la vie de Frère Nicolas peut justement servir de paradigme. Plusieurs traits qui ont façonné l’image du saint datent du temps de la Contre-réforme et reflètent donc indirectement la scission de l’Eglise. En ce sens, le jubilé de la Réforme et celui du Frère Nicolas sont en interaction. Par une célébration commune, les deux Eglises expriment leur conviction œcuménique et rendent justice aux uns et aux autres.

Entre les fronts confessionnels

Nicolas de Flüe, au-delà de son appartenance confessionnelle, fut de tout temps reconnu dans la Confédération helvétique comme une figure nationale et comme un symbole de paix et de la réconciliation. Mais on oublie souvent que ce personnage, du 16ème au 20ème siècle, incarna aussi la division confessionnelle de la Suisse. Il serait malhonnête de taire ce fait en cette année jubilaire. Il est vain de se demander quel parti Nicolas aurait pris lui-même s’il lui avait été donné de le choisir. Le percevoir comme «catholique» ou comme «protestant» est un anachronisme. Au temps d’Huldrich Zwingli on ne parlait pas d’une Eglise catholique au sens confessionnel de ce terme, pas plus que d’une Eglise évangélique.

Il ressort clairement des sources que les réformateurs ne voyaient pas en Nicolas un «dissident», mais un témoin authentique de l’évangile à qui ils ne pouvaient reprocher les déviances qu’ils dénonçaient dans l’Eglise du Pape. Ce fut Hans Salat, le premier biographe de Nicolas postérieur à la Réforme, un polémique défenseur de la «vieille foi» qui fit de l’ermite du Ranft comme une «idole» catholique et même le prophète de la scission confessionnelle qui allait survenir après sa mort. Depuis lors, le saint ermite n’arriva plus à se débarrasser de cette tare qui faisait de lui un instrument de la polémique confessionnelle. Un rôle que certainement il n’aurait le moins du monde recherché.

 Prophète du schisme confessionnel

Aucune autre œuvre n’aura marqué autant le «mythe national-religieux» de Frère Nicolas que la biographie de Joachim Eichhorn. Cet ancien luthérien devenu catholique fut le premier à colporter, en 1614 la légende selon laquelle Nicolas de Flüe serait personnellement intervenu en 1481 à la Diète de Stans. Ses admonestations passèrent dans l’Histoire comme des «conseils politiques». Selon Eichhorn, le point culminant du discours qu’aurait tenu Nicolas aux délégués des huit anciens cantons confédérés fut cette mise en garde, déjà relevée par Hans Salat: «Après ma mort, se produiront un grand soulèvement et une division dans la sainte Chrétienté. […] Restez sur le chemin et sur les traces de nos pieux ancêtres!».

Cette «prophétie» est aussi étrangère à Nicolas de Flüe que l’expression bien connue et maintes fois citée «Ne repoussez pas trop loin vos frontières!». Il s’agit de «vaticinium ex eventu», d’une prédiction formulée après l’évènement. C’est cette soit-disante prophétie, inventée de toute pièce, que les catholiques retinrent d’abord de l’épisode de la Diète de Stans et non pas l’activité médiatrice, historiquement attestée, de Frère Nicolas. Celle-ci avait trouvé pourtant au 16ème siècle un certain écho dans les documents officiels et dans plusieurs chroniques. Mais la biographie d’Eichhorn transformait la perception collective. Lors des procès de béatification de 1621 et 1625, des douzaines de témoins se manifestèrent prétendant avoir entendu dire que Frère Nicolas, présent à la Diète de Stans, avait prédit l’hérésie à venir et recommandé de ce fait d’accueillir Fribourg et Soleure pour assurer la majorité des voix catholiques dans l’alliance confédérale. En effet, Eichhorn avait mentionné que l’Ermite avait recommandé aux Confédérés d’accueillir ces deux nouveaux cantons et qu’ils en tireraient un profit considérable.

Cette version des faits se trouve reproduite sur la peinture renommée due à un maître inconnu, créée en 1650 pour l’Hôtel de Ville de Stans. Ce tableau servit de modèle à presque toutes les représentations ultérieures de la Diète de Stans. Frère Nicolas est au centre du tableau, l’index levé vraisemblablement vers les délégués de Zurich et Berne, deux villes passées à la Réforme. Ces deux villes, estimaient les cantons demeurés catholiques, n’avaient pas suivi les conseils de Nicolas et ainsi mis en péril si ce n’est détruit l’unité confédérale. Pour eux, la paix obtenue par le Frère Nicolas à Stans ne pouvait avoir consistance que sur la base de «l’ancienne vraie foi», vécue et témoignée.

Patron de «l’œcuménisme du retour»

En 1869, les évêques suisses se référaient encore à ce récit légendaire dans une requête au Pape Pie IX lui rappelant le désir séculaire des catholiques suisses de voir canonisé le bienheureux Nicolas de Flüe. A cette pétition, ils joignaient l’espoir du retour de tout le peuple suisse à la foi catholique par l’intercession de Frère Nicolas élevé à l’honneur des autels. Ainsi, la mission terrestre du bienheureux qui conjurait si fermement ses contemporains lors de la Diète de Stans de garder l’unité de la foi trouverait son accomplissement définitif.

La légende de la Diète servait en quelque sorte aux évêques de point de départ à un concept de l’histoire religieuse du pays. La canonisation de Frère Nicolas qui avait essayé sans succès à l’époque de préserver sa nation du schisme religieux devenait une étape importante sur le chemin de la réunification confessionnelle de la confédération. Le prophète de la Réforme devenait Patron de l’«œcuménisme du retour». En ce sens. l’«Alliance Frère-Nicolas», créée en 1927 pour promouvoir la canonisation de l’Ermite, sollicitait du futur saint la réunification religieuse du peuple suisse. Ces interventions réveillèrent chez les réformés la crainte que cette canonisation ait finalement pour but la re-catholisation de la Suisse. D’où le malaise et même la polémique suscités par ces velléités de canonisation.

«Saint œcuménique» ou Prophète d’une nouvelle Réforme?

Les craintes réformées se volatilisèrent au cours de la deuxième moitié du 20ème siècle. Il y eut d’abord le fait de la sécularisation progressive. Par ailleurs, l’Eglise catholique ne laissait au Frère Nicolas, enfin canonisé en 1947, trop peu de temps pour mener à bien le rôle qu’on lui avait attribué: ramener le peuple suisse entier au sein de l’«Una Sancta». Deux décennies plus tard, le deuxième Concile du Vatican révoquait dans son décret sur l’œcuménisme la doctrine traditionnelle selon laquelle l’œcuménisme ne pouvait signifier que la pleine réintégration des hérétiques dans l’Eglise romaine. Se développa alors un dialogue œcuménique déchargé d’animosités confessionnelles. Saint Nicolas de Flue ne menaçait plus la paix religieuse en Suisse. Dans les années quatre-vingts on commença même à l’invoquer comme «saint œcuménique», une formule vide, sans doute bien pensante, mais inadéquate vu la compréhension divergente de la sainteté.

Peut-être le jubilé commun offre la chance de découvrir en Nicolas de Flüe un nouveau prophète de la Réforme. Non l’oracle qui annoncerait une dissidence de la foi, mais celui d’une nouvelle Réforme, œcuménique celle-là, dans laquelle tous les chrétiens se retrouveraient. Une Réforme qui ne parlerait plus de scission ou de séparation, mais qui rendrait visible l’unité dans une diversité réconciliée.[print-me]


Article paru dans «Schweizerische Kichenzeitung», Luzern 1 décembre 2016. Traduit et adapté par Marie-Thérèse Kaufmann et Guy Musy.


Fritz Gloor, né à Lucerne, pasteur protestant retraité, habitant à Stansstad (Obwald) a exercé son ministère pastoral en Suisse Centrale. De 1988 à 2002, il présida le Kirchenverband évangélique-réformé de Suisse Centrale.


Eléments biographiques :

Parmi les plus récentes ou les moins anciennes biographies en langue française du Bruder Klaus, un choix préparé par la rédaction de Sources :

A.Andrey : Le saint vivant. La vie et la mystique du bienheureux Nicolas de Flüe, d’après les sources historiques, Imprimerie Roto-Sadag S.A., Genève, 1939.

M.-B. Lavaud OP : Vie profonde de Nicolas de Flüe, Librairie de l’Université de Fribourg en Suisse, 1942.

André Du Brief : L’homme de la paix. Nicolas de Flüe, le saint vivant, Editions Vie, Lausanne, 1952.

Charles Journet : Saint Nicolas de Flüe. I. Vie – II.Textes – III. Discussion, 4ème édition, Ed. Saint Paul, Fribourg, 1980. (La première édition a paru en 1942.)

Philippe Baud : Nicolas de Flüe ( 1417 – 1487), Editions du Cerf, Paris, 1993.

Benoit Lavaud : Saint Nicolas de Flüe, Père du désert, Ed.Ad Solem, Genève, 2007. (Ouvrage publié à partir de notes laissées par le P. Lavaud (1890-1979). Les Editions Ad Solem ont publié en 2008 un autre ouvrage posthume du P.Lavaud : Le livre des visions de saint Nicolas de Flüe).

Jacques Rime : Nicolas de Flüe ou l’âme d’un pays. Quinze itinéraires au coeur de la Suisse, Editions Cabédita, Bièr4, 2013.

Les 600 ans de Nicolas de Flüe. L’homme, le médiateur, le mystique. Editions du Parvis, Hauteville, 2017. (Ce livre contient avec d’autres apports les contributions en français rédigées pour le livre officiel des commémorations des 600 ans de Nicolas de Flüe, ouvrage intitulé : Mystiker, Mittler, Mensch. 600 Jahre Niklaus von Flüe, edition N Z N bei T V Z, Zürich, 2016.


La prière de saint Nicolas de Flüe

Mon Seigneur et mon Dieu,
éloigne de moi tout ce qui
m’éloigne de toi.

Mon Seigneur et mon Dieu,
donne-moi tout ce qui
me rapproche de toi.

Mon Seigneur et mon Dieu,
détache-moi de moi-même
pour me donner tout à toi.

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Frère Nicolas est vivant! https://www.revue-sources.org/frere-nicolas-vivant/ https://www.revue-sources.org/frere-nicolas-vivant/#respond Tue, 07 Feb 2017 13:42:58 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=2074 [print-me]A une époque où l’on prône la réalisation de son «moi», voilà que se dresse la stature d’un homme qui s’est donné comme objectif de trouver en Dieu la liberté absolue. Il ne va donc pas de soi de commémorer le 600ème anniversaire der la naissance de Nicolas de Flüe (1417-2017).

Les préparatifs à cette année jubilaire ont débuté voici quatre ans dans le canton d’Obwald. Ceux qui s’en chargèrent étaient conscients de relever ce défi. C’est en avril 2013 en effet que se constitua un groupe de plus de trente personnes (hommes et femmes, laïcs et ecclésiastiques, catholiques et réformés, proches ou distants des Eglises, jeunes et moins jeunes) pour discuter de la ligne directrice de ce jubilé. Cet atelier constitua une base d’inspiration pour en définir le contenu. Un leitmotiv fut choisi en collaboration avec Margret Omlin-Küchler, réalisatrice et graphiste: «Retour au Ranft: Mystique, Médiateur, Homme». Des valeurs vécues par Nicolas de Flüe[1].


Chronologie


En 1917, voici donc cent ans, au cours de la première guerre mondiale, le 500e anniversaire fut placé sous le signe de la réconciliation et de la cohésion nationale. Un siècle plus tard, on a choisi trois thèmes clés qu manifestement se réfèrent à Nicolas de Flüe et qui se laissent définir sans peine.

Paix et message de paix

Nicolas de Flüe est mondialement vénéré comme un saint invoqué en relation avec la paix. Aussi bien au Liban, au Salvador qu’en Indonésie et même davantage qu’en Suisse, son pays natal. Beaucoup d’églises et de chapelles lui sont dédiées grâce à l’initiative de missionnaires suisses. Aujourd’hui, ce sont surtout les fidèles originaires de ces pays qui demandent l’appui de Nicolas dans leur recherche de paix. 

Œcuménisme

Bien des gens vénèrent Nicolas de Flüe parce qu’ils ont grand estime de sa personne et de ses messages. Ils sont croyants ou en quête de vérité. L’œcuménisme qui se réfère à Nicolas veut encourager le dialogue entre tous les chercheurs de Dieu, quelle que soit leur confession. 

Dorothée Wyss

On reconnaît aujourd’hui que Dorothée Wyss, l’épouse de Nicolas, fut pour lui un soutien important. Le chemin de vie emprunté par son mari n’aurait pas été possible sans son accord. De nombreux articles et ouvrages parus dans le cadre de la commémoration[2] montrent à l’évidence comment le Oui commun ouvre de nouvelles perspectives spirituelles. Celui qui se limite à condamner Nicolas pour avoir abandonné femme et enfants ne rend justice ni à Nicols ni à Dorothée.

Trois supports essentiels pour comprendre la vie et le message de Nicolas:

La prière de Nicolas

Cette prière nous introduit profondément dans la mystique de ce chercheur de Dieu qu’était Frère Nicolas Sa formule de «prière et sérénité» traversa les siècles trouva place dans le Catéchisme catholique universel». [3]

Le symbole de la roue

L’image de la roue est le parfait reflet de la personnalité de Nicolas de Flüe. Sa sobre simplicité correspond à ses convictions fondamentales, apparemment très simples. Seul celui qui se plonge dans «ce livre dans lequel j’apprends» prend conscience de sa difficulté, de son exigence et de sa profondeur. C’est ce qui se passe pour quiconque fréquente Nicolas de Flue.

Le retour au Ranft

Le troisième support est le Ranft. Ce lieu habité par un désir ardent, par une force créatrice, vécu avec Nicolas et Dorothée, signifie un plus de retraite et de réflexion, un plus de calme et de méditation, un plus de sérénité et de modération. C’est un endroit de silence, de prière, une oasis de paix et de réflexion. Beaucoup d’églises et de lieux spirituels tiennent compte de ce besoin et offrent des espaces de silence qui assez souvent portent le nom «Ranft» ou sont rattachés d’une façon ou d’une autre à Nicolas de Flüe.

Large appui dans toute la Suisse

Une plateforme organisatrice du jubilé a vu le jour: L’ «Association 600 ans de Nicolas de Flue 2017». Des groupes obwaldiens, tant étatiques qu’ecclésiastiques, font partie de cette Association. Parmi eux, pour la première fois, la fédération des paroisses évangéliques réformées d’Obwald. L’Association est soutenue par un conseil scientifique et un comité directeur. Ces deux organes contribuent à la mise en réseau de cet événement commémoratif et à le faire connaître au-delà du canton d’Obwald.

Un important soutien financier de la «Conférence Centrale catholique romaine» (RKZ) et de la «Mission intérieure» (IM) atteste le caractère national du jubilé. Plusieurs cantons et Eglises cantonales contribuent aussi à son succès, de même que des comités locaux romands ou tessinois qui prennent des initiatives en ce sens.

L’Association elle-même se donne onze projets phares ayant une portée régionale et nationale. Environ cent autres projets sont reconnus par l’Association. Plus de dix publications[4], des pièces de théâtre, des films, des compositions musicales et bien d’autres manifestations qui témoignent de la vénération de l’ermite du Ranft et de son épouse.[5] De même, beaucoup de paroisses planifient et organisent des activités, souvent interconfessionnelles, des conférences et d’autres manifestations. Frère Nicolas est donc bien vivant!

Pour aujourd’hui et pour demain

Nous pouvons constater avec joie que la commémoration créera cette année une forte impulsion. L’intérêt et l’engagement sont très grands. Au centre, la question du sens de l’existence humaine.

Dans notre société focalisée sur l’intérêt personnel, la médiation réconciliatrice n’est-elle pas particulièrement nécessaire? Entre régions linguistiques et culturelles, entre confessions, entre hommes et femmes. Nicolas de Flüe a beaucoup à nous dire sur la façon de relever nos défis actuels. Utilisons donc la chance d’un dialogue captivant et fécond avec cet éminent mystique, médiateur et humain.

Article paru dans le périodique«Schweizerische Kirchen Zeitung», sous le titre «Bruder Klaus lebt – Gedenkjahr als Impulsjahr», Lucerne 1er décembre 2016.

Traduit et adapté de l’allemand par Gisèle Fauchère et Guy Musy.[print-me]


Roland Gröbli est l’auteur de l’ouvrage de référence «Die Sehnsucht nach dem Einig Wesen» (Zürich,2006), Président du conseil scientifique et membre du comité directeur de l’Association: «600 ans Nicolas de Flüe».

 

[1] Voir pour l’année commémorative www.mehr-ranft.ch et pour la préparation du contenu www.mehrranft.ch/Niklaus von Flüe.

[2] Roland Gröbli, Heidi Kronenberg, Markus Ries, Thomas Wallmann-Sasaki (Hg) Mystique, Médiateur, Homme, TVZ Verlagm Gemeinsames Vorwort von Gottfried Wilhelm Locher und Bischof Charles Morerod, Zürich 2016.

[3] Katechismus der Katholischen Kirche, München 1993, Nr. 226

[4] www.bruderklaus.com/Neuerscheinungen

[5] www.mehr-ranft.ch/projekte

 

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Le Père Charles de Foucauld https://www.revue-sources.org/pere-charles-de-foucauld/ https://www.revue-sources.org/pere-charles-de-foucauld/#comments Tue, 13 Dec 2016 15:46:36 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1631 [print-me]

Deux lourdes briques parues cette année, chacune de plus de 600 pages, écrites par deux éminents connaisseurs du dossier, constituent le bassin où je me suis plongé pour approcher tant soit peu de Charles de Foucauld. L’une, polémique, due à la plume de Jean-François Six, éditée au Cerf; l’autre, irénique, parue chez Salvator, écrite par Pierre Sourisseau, archiviste au service de la «Famille spirituelle de Charles de Foucauld».

Car il se fait que le torchon brûle entre les héritiers présomptifs de ce Charles, assassiné à Tamanrasset le 1er décembre 1916. Deux clans: ceux qui suivent plutôt le fondateur d’une société religieuse ou d’une «famille spirituelle» et ceux qui se réclament d’une union plus large, inspirée elle aussi par celui qu’ils appellent l’ermite – missionnaire du Sahara. L’héritage de Charles est décidément trop riche pour n’appartenir qu’à quelques uns.

Quel est son nom?

Quels noms lui attribuer? Ou plutôt, comment se nomme-t-il lui même? Pour autant qu’un nom puisse révéler la richesse et l’identité complexe de celui qui le porte. J’en aligne quelques uns, sans en épuiser la liste: Moine trappiste? Domestique des Clarisses? Moine soldat? Petit frère du Sacré Cœur de Jésus? Petit frère de Jésus? Ermite au Sahara? Missionnaire? Ermite de Tamanrasset? Le marabout chrétien? Le marabout français? L’explorateur? Le scientifique philologue et anthropologue? Le petit frère universel? Ou tout simplement Charles de Foucauld ou, plus simplement encore, Charles?

Chaque vocable est source d’une interprétation différente ou fait naître une «religion» particulière. D’où les tiraillements entre héritiers du même Charles. Mieux vaut, me semble-t-il, respecter l’ensemble de ces appellations, n’en privilégier aucune, ne pas découper en tranches fines le personnage pour ne retenir de lui que celle qui nous convient.

La mort de Charles

Il faut situer cette mort survenue à Tamanrasset le 1er décembre 1916 dans le cadre d’un conflit plus général: la guerre de 14-18. Des bandes armées (Sénoussites) attaquent les positions françaises du Sahara algérien à partir de la Tripolitaine, alors possession italienne autrefois sous domination ottomane.

Charles a une quasi fringale de relations humaines

Le Père de Foucauld vit seul dans ce qu’il appelle son «fortin». C’est par ruse qu’il est saisi et ligoté. Il ne semble pas que ses ravisseurs aient eu l’intention de le tuer, mais de l’emmener prisonnier ou otage. En fait, Charles passe plusieurs heures silencieuses, gardé par un jeune fellaga, alors que d’autres pillent sa maison. Suite à un tumulte, Charles, immobile jusque là, aurait fait un geste interprété comme une menace par son gardien. Ce dernier fait usage de son arme et l’abat. Enterré sur place avec deux soldats, morts eux aussi dans cette sanglante fusillade.

Difficile de considérer cette mort comme un martyre en haine de la foi chrétienne. Il s’agit plutôt d’un fait de guerre. Même si les habitants de la bourgade de Tamanrasset, harangués par les assaillants, félicitent les agresseurs pour cet acte de «libération». Ce retournement est cruel quand on sait le désir de Charles d’«apprivoiser» ses voisins et surtout de les aimer. Comme Jésus, Foucauld meurt seul, abandonné des siens. On retrouvera dans son «bordj», enfouie de le sable, la lunule eucharistique devant à laquelle il priait.

Un orphelin velléitaire

Au départ, un orphelin de père et mère. Une sœur cadette qui partage le même destin. Les deux enfants retrouveront un foyer chez leur grand-père maternel. Le jeune Charles se fait remarquer par la douceur d’un tempérament quelque peu nonchalant, entouré par un grand-père fortuné et omniprésent. L’aïeul veille à tout, décide de tout et, tout en le chérissant, pardonne toutes les frasques de son petit-fils.

Le jeune Charles affiche à cette époque un caractère velléitaire plutôt que volontaire. Il fait ce qu’on lui demande, sans enthousiasme (école, carrière militaire). Il s’ennuie ferme en garnison ou en cantonnement, mais il se réveille quand il est en mouvement, en opération. De là, son laisser aller quand il est cloisonné dans une caserne. Sa révolte se manifeste dans des actes d’indiscipline plus ou moins grave qui entraîneront un jour son exclusion et sa démission de l’armée. Ce qui ne l’empêchera pas tout au long de sa vie de garder et de cultiver de fécondes et amicales relations avec ses anciens condisciples militaires. Ces dernier le lui rendront bien.

Affamé de contacts humains

Charles a une quasi fringale de relations humaines, chaleureuses de préférence: amitiés militaires (Laperrine), relations familiales (sa sœur Mimi, son beau frère de Blic, sa cousine Marie de Blondy, etc.), visites répétées à sa parenté et à ses amis, échange épistolaire dense et suivi jusqu’au dernier jour de sa vie.

Ce besoin de compagnie expliquerait-il sa fièvre de se découvrir des compagnons de vie, des confrères partageant une même fraternité et vivant sous la même règle ? Cette soif de communauté le possédera jusqu’à la fin, mais elle ne sera jamais étanchée. Elle demeurera comme une béance toujours ouverte. Faut-il voir dans ce besoin de compagnie comme un syndrome de l’orphelin qu’il fut un jour? Assez paradoxal chez cet homme dont on dit avoir épousé la solitude.

Un instable?

On note chez Charles une certaine instabilité dans la réalisation de ses choix de vie, surtout après sa conversion. Instabilité expliquée par son désir insatiable d’aller toujours plus loin, vers ce qui est le plus extrême, le plus excessif. Délaisser ce qui est bien pour tendre vers le mieux. Est-ce le syndrome du converti? A peine installé – mais s’installe-t-il? – quelque part, Charles veut partir plus loin. Trappe de Notre Dame des Neiges, puis celle d’Akbès, en Syrie, pour devenir domestique des Clarisses de Nazareth, avant de rejoindre celles de Jérusalem. Enfouissement à Beni Abbès pour descendre ensuite à Tamanrasset et monter à l’Assekrem… Un voyage intérieur et extérieur sans fin. Seules des circonstances indépendantes de sa volonté l’obligent à se poser… pour peu de temps.

Charles avait besoin de transformer ses choix humains en «volontés divines».

Cette «bougeotte» – si j’ose ce terme – pourrait obéir autant à sa curiosité scientifique qu’à son zèle religieux et missionnaire. Les deux peuvent aller de pair. Ainsi, Charles accompagne très volontiers les expéditions militaires – même imprévues – qui lui ouvrent de nouveaux horizon sahariens ou touaregs. Même si ces déplacements l’éloignent pour de longues semaines de ses points de chute habituels, même s’ils bouleversent les règles de vie qu’il s’était fixées. Comme s’il voulait échapper à sa solitude et satisfaire son appétit de découvertes. On peut s’interroger: Charles avait-il vraiment le charisme d’ermite, solitaire? Ou celui d’un fondateur ou d’un responsable de communauté? Sans doute ni l’un ni l’autre. Ceux qui le connaissaient le mieux, comme l’Abbé Huvelin, pressentaient qu’aucun compagnon n’aurait supporté vivre à ses côtés et partager son régime de vie.

Le dirigé et son directeur

Une constante chez Charles: faire approuver – même à posteriori – ses multiples décisions, y compris les plus anodines, par une «autorité» ou un «directeur». Comme pour les valider et lui permettre de les tenir. Charles avait besoin de transformer ses choix humains en «volontés divines». Pour lui, le supérieur qui souvent ne fait que confirmer les désirs du dirigé parle au nom de Dieu. Il suffit de lui obéir pour se rassurer. Le mécanisme subtile de la direction spirituelle était largement répandu dans les milieux ecclésiaux et religieux du 19ème siècle. Charles n’hésite pas à y recourir et à en tirer partie. Ne serait-ce que pour donner un contrepoids à la faiblesse de sa volonté. On déjà évoqué son caractère velléitaire.

L’affection et la piété filiale avec lesquelles Charles entoure ses directeurs et supérieurs ( l’Abbé Huvelin, Mgr. Bonnet, Mgr Guérin) pourraient étonner si on ne se souvenait pas de l’autorité affectueuse et indulgente de Charles de Morlet, le grand-père dont le petit-fils portait le prénom. Pourrait-on parler de transfert affectif? L’orphelin converti a toujours considéré l’Abbé Huvelin comme son père spirituel. Ce dernier a assumé ce rôle pendant des années avec une telle persévérante patience et une telle intelligente lucidité qu’il mériterait de partager un jour avec son dirigé la gloire (?) d’une canonisation. Faut-il rappeler qu’un conseil de famille avait soumis Charles à une curatelle qui l’obligea pendant des années à recourir à l’autorité d’un tuteur pour gérer son patrimoine? Ceci expliquerait-il aussi cela?

Le scientifique

Sa formation saint-cyrienne a révélé à Charles ses dons et qualités de géographe, habile à dessiner des croquis de sites visités, à effectuer des mensurations, à noter des relevés topographiques. Il va mettre en application ces connaissances techniques dans un voyage de reconnaissance et d’exploration au Maroc, de juin 1883 à mai 1884. Il en fera rapport à «La Société de Géographie» qui l’honorera de sa médaille d’or en avril 1885. En 1885, nouveau voyage exploratoire dans le sud algérien et tunisien. En février 1888, parution de son livre: «Reconnaissance au Maroc».

Ces explorations ont fait découvrir à Charles les secrets et les charmes du Maghreb, en particulier ceux du Maroc encore interdit aux «infidèles». Ces voyages auraient pu aussi lui ouvrir les portes d’une carrière scientifique qui correspondait à ses aptitudes et à ses goûts et pour laquelle il était vivement sollicité. Mais sa «conversion» bouleversa ce plan, sans détruire pour autant son intérêt scientifique.

Tout au long de sa vie algérienne et saharienne, Charles manifesta sa curiosité pour les sites qu’il traversait et pour les populations auprès desquelles il avait choisi de planter sa tente, même temporairement. C’est ainsi qu’il en vint à se passionner pour la région où nomadisaient les Touaregs et surtout à se passionner pour les Touaregs eux-mêmes. Il s’intéressa à leur langue, à leur poésie, à leurs coutumes. Charles passait des jours et des nuits à composer avec l’aide de Touaregs arabisés un lexique et même un dictionnaire français-touareg et une grammaire touarègue. Son lexique connut deux versions: l’une allégée à l’usage de l’armée française, l’autre plus élaborée, sans cesse révisée et soumise à d’autres chercheurs avec lesquels il entretenait des contacts scientifiques réguliers. Ce fut l’un d’eux, M.Basset d’Alger, à qui les militaires confièrent «Les poésies touarègues» découvertes dans l’ermitage de Charles au lendemain de son assassinat.
Il va sans dire que le but poursuivi à travers ces recherches n’était pas en premier chef celui de satisfaire la curiosité d’un philologue ou d’un anthropologue, mais, osons le mot, l’amour que Charles portait à ses voisins, auprès desquels il vivait et avec lesquels il voulait aussi converser dans leur langue. Et peut-être un jour les convertir. Etait-ce dans ce but qu’il avait traduit en parler touarègue quelques pages d’évangile?

La conversion

Fin octobre 1886. «Rencontre de l’Abbé Huvelin, vicaire à l’église de Saint-Augusitin à Paris. Retour à la pratique religieuse».

Prêtre solitaire, sans paroisse, Charles ne fut tout de même pas un électron libre.

C’est en ces termes sobres que Sourisseau, son dernier biographe, fait mention de la «conversion» de Charles.
En fait, un long cheminement intérieur l’avait précédée. Un appel qui a mûri au cours de ses équipées désertiques à la vue des priants de l’islam. Sa cousine Marie de Blondy joua aussi son rôle en amenant à l’Abbé Huvelin ce jeune homme qui était son cousin et qui la considérait comme sa mère. Charles voulait exposer au prêtre certaines de ses difficultés religieuses et ce fut…une confession. Le résultat fut une rupture avec la mondanité et la recherche d’une vie exigeante, conforme à cet Absolu qu’il venait de pressentir si ce n’est découvrir.

Charles cherche d’abord sa voie et croit la trouver dans la vie monastique. Fontgombault, puis Solesmes, La Trappe, Solignac et finalement en 1890, Notre-Dame des Neiges, en Ardèche où il prend l’habit des convers et devient frère Marie Albéric. Mais, selon son désir, confirmé par son directeur, c’est en Syrie, à l’Abbaye d’Akbès qu’il prononce en 1892 ses vœux monastiques. Il en sera relevé cinq ans plus tard pour donner libre cours à son désir de devenir le dernier de tous, à l’image du jeune Jésus, ouvrier dans son atelier. En 1897, on retrouve donc Charles à Nazareth, petit frère domestique, au service des Clarisses. Il élut domicile dans une cabane au fond du jardin.

Prêtre, mais pour qui?

Nouveau revirement en 1901. Frère Albéric, redevenu Charles, sollicite de Mgr Bonnet, évêque de Viviers, l’ordination sacerdotale. Dans le but de servir davantage ceux qui auraient besoin de lui. Prêtre diocésain donc, mais sans affectation précise. En fait, ce sera d’abord pour lui que Charles sera prêtre, pour donner libre cours à sa piété eucharistique et célébrer la messe quand il lui sera possible de le faire. On ne le lui permettra qu’en présence d’un «servant de messe» et on lui interdit de garder chez lui la réserve eucharistique. Ces interdits d’un autre âge tomberont le jour où le Procureur des Pères Blancs obtiendra du pape en personne une dispense accordée oralement, sans écrit pour la confirmer, de façon à ne pas effaroucher la Curie romaine.

Le Sahara

C’est au Sahara qu’il choisit de vivre son sacerdoce érémitique. A Beni-Abbès, tout d’abord, en 1901, une oasis algérienne, à proximité d’un camp militaire. Il appellera fièrement cette fondation: «La Fraternité», imaginant le temps béni, qui ne viendra jamais, où de nombreux frères partageraient sa clôture et vivraient de la règle – très dure – qu’il avait composée à leur intention. Il sera l’unique religieux de sa «Fraternité» et sortira souvent de sa retraite pour accueillir et soigner les pauvres et les malades des alentours et offrir ses services d’aumônier à ses voisins militaires. C’est à Béni-Abbès aussi que Charles découvre l’esclavage et s’emporte pour qu’il soit aboli. Autant ses supérieurs ecclésiastiques que les autorités militaires s’empressent de calmer et de refroidir son zèle. Pour eux, sans doute, il y avait mieux à faire.

En août 1905, sur le conseil de son ami Laperrine, Charles s’installe (?) plus au sud, à Tamanrasset, dans le Hoggar, sillonné par les nomades Touaregs. Un séjour discontinu, scandé de plusieurs excursions sahariennes (la découverte de l’Assekrem) et de trois voyages en France. Il en projetait un quatrième quand une mort violente en 1916 brisa ce dernier rêve.

Prêtre solitaire, sans paroisse, Charles ne fut tout de même pas un électron libre. Il relevait de la juridiction ecclésiastique de Mgr. Guérin, préfet apostolique du Sahara, en poste à Ghardaïa, avec lequel il correspondait assidûment.

Aux sources de sa spiritualité

Charles a puisé abondamment à la spiritualité de son époque. Tout d’abord sa dévotion au Sacré-Cœur, en honneur à la Basilique parisienne de Montmartre. Il lui joignit Marie-Madeleine qu’il visitait à la Sainte-Baume. Il priait le rosaire plutôt que son bréviaire, aimait lire les «vies de Jésus» et les «vies des saints». Rien de bien particulier, si ce n’étaient les écrits de Thérèse d’Avila, l’«Imitation de Jésus-Christ» et, curieusement, les sermons de saint Jean Chrysostome.

Il remplit aussi plusieurs carnets de considérations pieuses, de résolutions de retraite, de points de méditation et ne cessa de rédiger des règles de vie pour d’hypothétiques communautés ou associations. Mais, ce qui reste de plus profond sont ses notes inspirées par la lecture quotidienne des évangiles, sans prétention exégétique, dictées par son «Modèle», le jeune Jésus ignoré à Nazareth qu’il veut imiter. Comme lui, Charles veut occuper la dernière place, celle que nul ne pourra lui enlever.

On a gardé aussi le souvenir de ses longues heures nocturnes passées en prière ou en adoration silencieuse. Son ascétisme – excessif – n’est pas non plus passé inaperçu. Ses hôtes s’effraient de ses habitudes alimentaires plus que frugales. Ses amis touaregs durent un jour – inversion des rôles – prendre soin de sa santé dangereusement perturbée. Inutile d’ajouter qu’il vit sans aucune exigence de confort: une natte lui suffit pour dormir; il marche sur le sable, alors que d’autres sont à cheval ou à dos de chameau.

La clef de sa vie spirituelle ne serait-elle pas qu’en toute chose, même les plus pénibles, Charles veut voir la marque d’une Providence qui l’enveloppe totalement. D’où son extraordinaire sérénité face au malheur. L’abandon à la Providence est une caractéristique de la spiritualité de son époque. Que l’on se souvienne du succès du livre attribué au Père Caussade «L’abandon à la Providence divine», publié dans la deuxième partie du 19ème siècle, le siècle de Charles

Le missionnaire

Charles partageait sur l’islam les appréciations négatives de ses compatriotes de la fin du 19ème siècle. Jugements largement partagé par le cardinal Lavigerie. Charles ne pouvait que prendre en pitié les «indigènes» qui l’entouraient, vivant dans les «ténèbres» que la France avait mission de dissiper. A cet effet, il comptait beaucoup sur l’engagement de chrétiens français, religieux ou laïcs, pour entreprendre cette mission «civilisatrice» dont ils devraient se sentir responsables. Il rêvait d’une Algérie «pacifiée» couverte d’écoles modernes, d’hôpitaux, de voies de communication, un pays où les pauvres seraient pris en charge. Bref, un nouveau pays, émule de la France.

Pour y parvenir, il fallait d’abord gagner l’estime et l’amitié des populations «indigènes», en vivant proche d’elles et même au milieu d’elles. Il fallait prendre le temps de les «apprivoiser». Le moment de l’annonce explicite de l’évangile n’était pas encore venu, pas plus que celui de l’affichage de signes chrétiens ostentatoires en terre d’islam. Dans ses dernières années, Charles renonce aux insignes religieux cousus sur sa tunique. Il parle de «débroussaillage» ou de «défrichage» d’un terrain où pourraient fleurir un jour l’évangile. Au gré de leur éveil culturel, les «indigènes», devenus peu à peu «civilisés», laisseraient tomber eux-mêmes les oripeaux de l’islam pour revêtir l’habit chrétien. Donc, aucune pression de Charles sur les musulmans en vue d’obtenir leur conversion. Seul l’exemple de «bons chrétiens français» vivant au milieu d’eux pouvait révéler le Maître qu’ils avaient pour modèle. Charles prie avec instance pour que ces hommes et ces femmes de France arrivent sans tarder au Sahara et dans le reste de l’Algérie.

L’héritage

Charles est un homme de son époque. Séduit par les perspectives d’une colonisation réussie, couronnée par la foi chrétienne. Un programme devenu désuet et caduc. Ses compatriotes manifestement ne l’ont pas suivi. La guerre d’Algérie du 20ème siècle atteste cet échec.

Demeurent la recherche d’absolu (Dieu) qui a rempli la vie de Charles et son amitié pour Jésus, reconnu dans son humaine pauvreté et son dénuement. Vertus concrétisées par sa vie et consignées dans ses écrits spirituels. Leur style est peut-être suranné, ce qu’ils disent ne cesse pour autant de nous interpeller.

Demeurent aussi son respect, sa loyauté et son empathie pour les pauvres avec qui il avait choisi de vivre. Quelle leçon pour notre temps où l’accueil des réfugiés et des migrants nous provoque.

Demeurent enfin les nombreuses familles spirituelles et tous les groupes qui se réclament encore aujourd’hui d’une part de sa richesse spirituelle. Elle nous dépasse tous.



Charles de Foucauld, «un mystique dont le visage, l’âme et la vie sont telles une ancienne mosaïque avec ses éclats colorés et ses zones d’ombre. Un barde des dunes qui chante en balayant la poussière au midi d’un cloître perdu que le dur soleil d’Algérie a déjà désherbé. Un moine qui chante en silence que seul Dieu est Simple et Amour. Un maître qui nous donne le courage de plonger dans là Solitude de nos déserts intérieurs pour chercher Sa Face dans cette Présence qui se laisse parfois deviner. Un grand amoureux, un très grand amoureux de la Sainte Trinité! Un homme libre, que nous ne pouvons saisir à moins de succomber au désir fou de le suivre. Son entrée dans la demeure du Père restera probablement un mystère, mais son désir de nous y conduire en suivant le Christ au travers de ses lignes et de ses lettres reste une invitation si claire! Chaque année Charles de Foucault ouvre la première porte du calendrier de l’Avent, nous entraîne vers une joyeuse ascèse… Haut les cœurs à Sa suite, en avant !»
(Une «amie» de Facebook)

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 Guy Musy op, rédacteur responsable de la revue Sources

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Madeleine Delbrêl et les prêtres-ouvriers https://www.revue-sources.org/madeleine-delbrel-pretres-ouvriers/ https://www.revue-sources.org/madeleine-delbrel-pretres-ouvriers/#respond Mon, 26 Sep 2016 10:20:28 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1551 [print-me]

Il est important de situer Madeleine dans le contexte de l’Eglise universelle, en regardant de plus près les prises de position de cette dernière par rapport au problème de l’athéisme. Au cours de l’histoire, le Magistère a réagi contre trois formes d’athéisme: le laïcisme (avec Léon XIII et Pie X), le communisme (avec Pie XI et Pie XII) et le sécularisme (avec Paul VI). 

La période pendant laquelle Madeleine a vécu est marquée par les prises de position de l’Église vis-à-vis du communisme. Pie XI, dans son encyclique «Divini Redemptoris», avait déclaré en 1937 que «le communisme est intrinsèquement pervers et que l’on ne peut admettre sur aucun terrain la collaboration avec lui de la part de quiconque veut sauver la civilisation chrétienne» (n° 58). Dans le même sens, Pie XII parlera «d’une ligne de séparation obligatoire pour tous les catholiques, entre la foi catholique et le communisme athée». On pourrait dire que la paroisse d’Ivry-Centre allait bien dans le sens des directives romaines!

La position de Madeleine

Madeleine, de son côté, a toujours su garder, face aux positions de l’Église, un esprit de liberté, car elle n’a pas refusé de travailler à côté de la municipalité communiste (bien qu’elle aie quitté son travail en 1946!), et d’obéissance. C’est en 1949, à la suite du décret du Saint-Office qui condamne la collaboration avec les communistes et qui cause plusieurs tensions dans l’Église de France qu’elle rédige, avec son sens de l’humour son célèbre poème intitulé: «le bal de l’obéissance».

« Seigneur faites-nous vivre notre vie comme un bal, comme une danse, entre les bras de votre grâce dans la musique universelle de l’amour » Madeleine Delbrêl

Madeleine a été très présente lors de la fondation de la Mission de France. Elle a eu beaucoup de contacts avec le Père Augros et celui-ci comptait beaucoup sur elle. Avec le temps, Madeleine a une perception différente de la mission et par conséquence affiche une certaine distance face à la Mission de France et au séminaire de Lisieux. Je me souviens d’avoir lu que le Père Augros aurait voulu associer Madeleine et ses équipes à la formation des futurs séminaristes de la Mission de France. Madeleine refusa. Elle ne voulait pas avoir le monopole de la formation des séminaristes et elle suggéra que d’autres groupes (Action Catholique et Jeunesse Ouvrière Chrétienne) y participent.

Madeleine craignait une excessive spécialisation de la mission. C’est la disponibilité à l’action de Dieu, la souplesse au souffle de son Esprit qui sont pour Madeleine le plus important.. Elle ne veut pas que la foi et la mission de l’Église se cristallisent dans des formes trop précises. C’est ce qu’elle va reprocher à la mission de France, c’est-à-dire d’avoir oublié que l’Episcopat français lui a confié la tâche d’apporter à l’Église de France un nouvel élan missionnaire et non pas de se spécialiser dans une évangélisation en milieux ouvrier. Celle-ci pourrait être la vocation, le charisme de certaines personnes (comme c’était le cas pour l’Abbé Godin et la Mission de Paris ou Jacques Loew, dans l’expérience qu’il a vécue à Marseille). Madeleine a beaucoup apprécié le cheminement du Père Loew qui d’abord s’est fait docker avec les dockers, puis a été les rejoindre dans leur lieu de vie. Madeleine va citer en exemple son expérience dans une lettre, jamais envoyée, qu’elle voulait écrire au Pape. C’est avec ces précisions que nous pouvons maintenant lire un extrait du bal de l’obéissance.

Le bal de l’obéissance

«Pour être un bon danseur, avec vous comme ailleurs, il ne faut pas savoir où cela mène, il faut suivre, être allègre, être léger et surtout ne pas être raide… il ne faut pas vouloir à tout prix avancer, mais accepter de tourner, d’aller de côté. Il faut savoir s’arrêter et glisser au lieu de marcher. Et cela ne serait que des pas imbéciles si la musique n’en faisait une harmonie. Mais nous, nous oublions la musique de votre esprit, et nous faisons de notre vie un exercice de gymnastique; nous oublions que dans vos bras elle se danse, que votre Sainte Volonté elle, est d’une inconcevable fantaisie et qu’il n’est de monotonie et d’ennui que pour les vieilles âmes qui font tapisserie dans le bal joyeux de votre amour. […] Seigneur enseignez-nous la place que dans ce roman éternel amorcé entre vous et nous tient le bal singulier de notre obéissance. […] Apprenez-nous à revêtir chaque jour notre condition humaine comme une robe de bal qui nous fera aimer de vous tous ces détails comme d’indispensables bijoux. […] Faites-nous vivre notre vie […] comme un bal, comme une danse, entre les bras de votre grâce dans la musique universelle de l’amour».

La femme pauvre

La rencontre avec l’athéisme a appris à Madeleine que le croyant peut facilement se trouver dans une certaine confusion entre la «femme pauvre» qui est la foi, et sa «robe», c’est-à-dire ce qui est moyen, expression, dans un temps et un lieu particuliers, de cette même foi:

«La foi est la vraie ‘femme pauvre’. Chaque nation, chaque civilisation, chaque temps lui donnent de quoi se vêtir; sa robe est usée quand vient un changement temporel. Il lui faut en recevoir une nouvelle sous peine d’être obligée de rester cachée dans une cave. Mais le vêtement est un vêtement, il n’est pas elle; le changer ne la change pas; si sous un vieux vêtement on retranchait quelque chose à ce qu’elle est, si on l’amputait surtout de cette aptitude qu’elle a d’être, jusqu’à ce que cesse le temps, contemporaine de chaque temps et, dans la robe qu’il lui donne, de lui être proche comme une sœur, elle ne serait plus elle-même».

A travers cet exemple, Madeleine nous conduit à certaines attitudes qu’elle a rencontrées dans la communauté chrétienne d’Ivry. Toutefois, même pour le chrétien qui ne s’accroche pas aux traditions à travers lesquelles la foi cherche à s’exprimer, le risque de ne pas vivre entièrement l’Evangile demeure dans ce qu’elle appelle la tendance d’alliance.

Tendance d’alliance et tendance de salut

Madeleine fait la distinction entre tendance d’alliance et tendance de salut. Avec l’expression «tendance d’alliance», elle désigne l’attitude du chrétien qui vit une sorte d’émerveillement face à l’engagement des communistes, un chrétien qui va vers eux non pas pour leur annoncer ce qu’ils n’ont pas (celle-ci ce serait la bonne attitude, celle que Madeleine appelle «tendance de salut»!), c’est-à-dire une vie avec le Christ, mais pour partager ce qu’ils ont déjà, un engagement aux côtés des plus pauvres. Vivre en contact du marxisme implique le risque de s’orienter vers «une lecture de l’Evangile constante mais spécialisée soit à des orientations dont on n’a pas songé les divergences profondes, soit à des chapitres qui, isolés du reste de l’Evangile, peuvent être entièrement faussés».

Madeleine a expérimenté personnellement le risque de saisir et d’absolutiser seulement quelques aspects de la vie du Christ et en particulier ceux qui soulignent son humanité, son parti pris pour les pauvres. Elle s’était spécialisée sur quelques pages de l’Evangile, «celles où le Christ stigmatise mauvais riches et pharisiens; appelle au secours vers les pauvres; celles où le Christ m’apparaissait comme le leader révolutionnaire des petits et des opprimés».

Vu du côté de l’espérance chrétienne, la tendance d’alliance manifeste une erreur de fond, car le salut est confondu avec le bonheur, le Royaume avec la cité, et le chrétien risque de voir dans l’engagement des communistes des «pierres d’attente» du christianisme, alors que leur idéologie cache en réalité «des miettes devenues folles ou seulement raisonnables». Même la charité chrétienne est en quelque sorte faussée, car le deuxième commandement, l’amour pour le prochain, risque de devenir, en réalité, l’unique commandement.

C’est avec ces précisions que nous pouvons lire maintenant l’extrait d’une lettre que Madeleine a écrite à un prêtre de la Mission de France qui est tenté d’abandonner la prêtrise. C’est un texte d’une rare beauté et densité dans lequel nous avons un concentré de la pensée, de la sensibilité et de la profondeur théologique de Madeleine.

Le Christ et l’Eglise

«J’ai peur que, comme une femme qui ne saurait pas que c’est en douleur qu’on accouche, et qui ne comprendrait rien à son propre déchirement, et qui paralyserait en elle à la fois ce qui déchire et ce qui enfante, vous gardiez en vous la mission… Il me semble que c’est toujours comme ça que l’Eglise est née tout le temps, à la fois une et nombreuse. Ce sont toujours les mêmes contractions qui ont toujours broyé les saints. Ils étaient appelés à la fécondité; quand ils ont accepté que ce qui en eux était adulte, sorte d’eux appauvri et rapetissé à travers les secousses, cruelles et sanglantes, mais organiques de l’obéissance, le Christ-Eglise a continué à naître dans le monde. D’autres qui étaient appelés à cette même fécondité n’ont pas su reconnaître les lois de la vie, ils les ont confondues avec les douleurs d’un corps malade, le Christ n’a pas pu passer à travers eux pour aller plus loin».

Soyons attentifs à l’expression que Madeleine utilise: le Christ-Eglise. Je crois que sans cela nous ne pouvons pas comprendre la posture de Madeleine. Rappelons-nous aussi ce geste de Madeleine peu après sa conversion d’apporter deux bijoux à l’évêché, rappelons-nous ses multiples pèlerinages à Rome; il est évident que pour Madeleine il est inconcevable de séparer le Christ et l’Église: son sens de l’obéissance s’inscrit, à mon avis, dans cette conviction de fond.

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Federica Cogo, théologienne et aumônière de prison à Genève


Dates clés

1° juillet 1949: décret du Saint-Office qui interdit la collaboration des catholiques avec les communistes.

10 février 1951: Mgr Feltin, archevêque de Paris informe les prêtres ouvriers des réserves de Rome par rapport à l’expérience des prêtres ouvriers.

20 juin 1951: acceptation que les prêtres ouvriers puissent continuer leur expérience avec l’accord de leur évêque, mais interdiction d’en envoyer des nouveaux.

27 juillet 1953: interdiction des stages de travail pour les séminaristes.

29 août 1953: retrait progressif des religieux au travail (28 décembre 1953 pour les jésuites et 26 janvier 1954 pour les dominicains)

7 septembre 1953: fermeture du séminaire de la mission de France (décision confirmée par Rome le 18 janvier 1954).

19 janvier 1954: limitation du temps de travail des prêtres-ouvriers à 3h de travail par jour, interdiction de participer à une activité syndicale et de former une équipe nationale. Rattachement obligatoire à une communauté sacerdotale.


Cf. Mgr JACQUELINE B. L’Eglise devant le défi de l’athéisme contemporain, DDB, Paris, 1982, p. 149ss.

Id., p. 150.

Cf. La question des prêtres-ouvriers, op. cit., p. 85-90.

Cf. NA, p. 90.

Cf. VM, p. 140.

Cf. VM, p. 211.

Cf. NA, p. 311.

Id., p. 199.

Cf. BOISMARMIN (de) Christine, Madeleine Delbrêl, Rue des villes, chemins de Dieu, op. cit., p. 127.

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Madeleine Delbrêl, témoin d’une Eglise ouverte https://www.revue-sources.org/madeleine-delbrel-temoin-dune-eglise-ouverte/ https://www.revue-sources.org/madeleine-delbrel-temoin-dune-eglise-ouverte/#respond Wed, 15 Jun 2016 00:57:29 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1376 [print-me]

Madeleine Delbrêl, promise à une béatification prochaine, est un témoin qui a profondément marqué l’Eglise du siècle dernier. Elle se considérait  comme une «missionnaire sans bateau», envoyée au milieu des usines et des cités marxistes. Témoin d’une Eglise ouverte, sortie de son ghetto, présente sur les rives de la misère et de l’incroyance.

Une femme aussi, proche de frères Dominicains, à l’instar de  Jean, Maydieu, et de Jacques Loew qui afficha une trajectoire de vie et un  programme missionnaire assez semblables aux siens.

Entre père et mère

Madeleine Delbrêl naît en 1904 à Mussidan, en Dordogne. Elle était la fille unique d’une famille issue de milieux sociaux différents et à l’entente difficile. Sa mère est issue d’une petite bourgeoisie et les grands-parents maternels tenaient à Mussidan une fabrique de cierges, de cire et de bougies qui fournissait le marché de Lourdes. Son père Jules venait d’une famille qui avait perdu son statut social et qui essayait de récupérer le terrain perdu. Une famille marquée aussi par une fragilité psychologique, le grand-père ayant été interné dans un asile psychiatrique.

Madeleine vit une enfance itinérante à cause du métier de son père, ouvrier, puis cadre aux chemins de fer (Bordeaux, Montluçon, Paris). C’est aussi un autodidacte qui cultive une très grande passion pour la littérature; passion contagieuse pour la petite Madeleine qui, à trois ans, sait déjà lire et écrire.

Madeleine est une fille aimée; même si le couple finira par se séparer, elle gardera avec soin des liens avec ses deux parents. Les rares lettres de Madeleine à sa mère nous montrent une relation très profonde. Peu avant de mourir, elle dira que sa famille était «faite de tout». «Cela fut une chance, j’ai vécu aussi hors des cloisonnements sociaux».[1] La relation avec son père fut plus compliquée du fait de la maladie de ce dernier. A Mussidan, puis à Paris, Jules Delbrêl fréquente les cercles littéraires du docteur Armaingaud.

Dieu est mort. Vive la mort!

En 1919, Madeleine est à Paris où elle fréquente la Sorbonne et les milieux littéraires et agnostiques qui gravitent autour de son père. Elle prend des cours de dessin et de philosophie. A l’âge de seize ans, douée d’une intelligence très vive, musicienne, écrivaine, elle se déclare strictement athée et sa première communion fervente n’est plus qu’un souvenir lointain. Elle exprime sa protestation contre l’absurdité de l’existence et d’un monde où la mort semble avoir le dernier mot, dans un texte qui est d’une lucidité foudroyante:

«On a dit ‘Dieu est mort’. Puisque c’est vrai, il faut avoir l’honnêteté de ne plus vivre comme s’il vivait. On a réglé la question pour lui: il reste à la régler pour nous… Le malheur grand, indiscutable, raisonnable c’est la mort. C’est devant elle qu’il faut devenir réaliste, positif, pratique. Dieu a laissé partout des hypothèques d’éternité, de puissance, d’âme. Et qui a hérité?… C’est la mort… Il durait: il n’y a plus qu’elle qui dure. Il pouvait tout: elle vient à bout de tout et de tous. Il était Esprit – je ne sais pas trop ce que c’est – mais elle, elle est partout, invisible, efficace; elle donne un petit coup et toc, l’amour s’arrête d’aimer, la pensée de penser, un bébé de rire… il n’y a plus rien»[2].

Quel contraste entre ses pensées morbides et son envie de vivre

L’athéisme de Madeleine est celui d’une intellectuelle qui n’est pas prête à s’engager dans les luttes du monde et qui se moque de tous: des révolutionnaires, des scientifiques, des pacifistes et même des amoureux! Toutefois elle aime trop la vie et le défi qu’elle lui lance – confié à une amie – est celui de vouloir rester toujours jeune!2  Quel contraste entre ses pensées morbides et son envie de vivre: elle veut s’amuser et elle aime à la folie la danse!

«Je décidai de prier»

Deux ans plus tard, elle rencontre un jeune chrétien, Jean Maydieu, avec qui elle noue une amitié profonde. Le projet d’une vie ensemble semble apparaître à l’horizon, quand son ami décide d’entrer dans l’ordre des Dominicains. Cet événement, qui bouleverse Madeleine, l’oblige, en même temps, à revoir la question de l’existence de Dieu. Plus tard, elle décrira ainsi cette étape de sa vie:

«Un fait s’était produit: la rencontre de plusieurs chrétiens ni plus vieux, ni plus bêtes, … qui vivaient la même vie que moi, discutaient autant que moi, dansaient autant que moi… mes camarades étaient fort à l’aise dans tout mon réel; mais ils amenaient ce que je devais bien appeler ‘leur réel’ et quel réel! Ils parlaient de tout, mais aussi de Dieu qui paraissait leur être indispensable comme l’air… le Christ, ils auraient pu avancer une chaise pour lui, il n’aurait pas semblé plus vivant… je ne pouvais plus honnêtement laisser non pas leur Dieu, mais Dieu dans l’absurde… je choisis ce qui me paraissait le mieux traduire mon changement de perspective: je décidai de prier… en priant j’ai cru que Dieu me trouvait et qu’il est la vérité vivante, et qu’on peut l’aimer comme on aime une personne».[3]

«J’ai voulu ressembler à une opale rare que le dédain enchâsse entre ses griffes fières»

Si Madeleine exprime dans ces derniers mots l’initiative de Dieu, il est aussi vrai que Dieu s’est imposé à elle à travers une réalité, un ‘fait’, la présence des croyants qu’elle a côtoyés. Déjà dans cette première expérience, le chrétien est pour Madeleine le «sacrement» de la présence de Dieu au cœur du monde. Dans un autre texte elle dira qu’elle a été «éblouie par Dieu»[4], élément qui reviendra plus tard dans sa vie lorsqu’elle l’utilisera pour indiquer la fascination du marxisme.

Madeleine confiera à un ami des équipes que, après sa conversion, elle s’était rendue à l’archevêché pour offrir deux opales auxquelles elle tenait beaucoup. Peu avant elle avait écrit un poème à ce sujet: «J’ai voulu ressembler à une opale rare que le dédain enchâsse entre ses griffes fières».[5] Un geste symbolique fort: présence de cette dimension ecclésiale dès le début de sa conversion.

Passer de l’écriture à la charité

Après sa conversion, dont elle parle très peu en la décrivant comme un éblouissement, Madeleine envisage d’entrer au Carmel, mais la maladie de son père, devenu presque aveugle, et les problèmes familiaux qui en découlent, lui font changer de perspective. C’est un vrai discernement qu’elle vit et qui aboutit au choix de «rester dans le monde pour Dieu». Ce n’est pas seulement son père qui a des problèmes de santé, mais Madeleine elle-même a une santé fragile qui l’obligera à s’arrêter à plusieurs reprises sa vie durant.

Au cours de cette période Madeleine continue d’écrire: en 1927 sera publié son premier recueil de poèmes «La Route» qui recevra le prix Sully-Prudhom. Mais c’est dans un dernier recueil de vingt poèmes qu’elle décide de quitter l’écriture ou mieux de passer de l’art de l’écriture à l’art de la charité. Il y a là un des plus beau poème de Madeleine pas encore entièrement publié:

Donne ô Beauté la charité à tout mon être, et sois au sommet de moi-même Que toutes les forces de ma vie, chaque soir, reviennent vers toi. Dans les jours où je vois le monde comme un hôpital sans soleil… quand j’avancerai dans les salles cherchant en vain dans ces yeux pleins de sang, de vin et d’or, un seul reflet de ta lumière, ô Beauté… Donne-moi ta charité pour que je baise l’empreinte de tes doigts indélébiles sur les âmes, sur la mienne comme sur la leur».[6]

(Photo: canalblog.com)

(Photo: canalblog.com)

Scout de France

Elle s’engage alors comme cheftaine dans le mouvement des «Scouts de France». Avec l’aide de l’Abbé Jacques Lorenzo, aumônier du groupe, elle découvre sa vocation à petits pas: inscrire les conseils évangéliques dans une vie laïque au cœur du monde. L’Abbé Jacques Lorenzo aura une place importante dans le cheminement spirituel de Madeleine: il sera son confesseur durant 30 ans. Un homme réservé, anciennement religieux chez «Les fils de la charité» et puis prêtre diocésain et membre de la Mission de France. Un homme qui avait le charisme de rendre vivante la Parole de l’Evangile.

En 1931, Madeleine entreprend des études pour devenir infirmière et assistante sociale. Avec quelques amies du groupe scout, déjà engagées dans un projet de service aux plus pauvres dans la paroisse St-Dominique, naît l’idée de former une petite fraternité, une «cellule d’Eglise» comme elle aime la définir, au service de l’annonce de l’Evangile. «Il faudra d’abord nous maintenir  »bien mortes » et puis laisser son Esprit modeler en nous le Christ de maintenant. Le Jésus d’aujourd’hui»[7] dira-t-elle à l’Abbé Lorenzo en 1932.

«La charité de Jésus» à Ivry

En 1933, Madeleine et deux autres compagnes arrivent à Ivry pour animer un centre d’action sociale qui dépend d’une nouvelle paroisse. C’est le début de «La Charité de Jésus» à Ivry, lnom choisi pour cette petite cellule d’Eglise. Elles ignorent tout de ce milieu, y compris l’existence de deux mondes ennemis, chacun portant sa propre étiquette: catholique ou communiste:

«… le drapeau rouge flottait sur la Mairie et j’ignorais ce qu’il signifiait véritablement. Je venais rejoindre non le ‘prolétariat’; non le ‘marxisme’: je ne le connaissais pas davantage. On m’avait dit qu’à Ivry des hommes étaient incroyants et pauvres. Je connaissais, pour l’avoir éprouvée, la misère de l’athéisme; l’Evangile m’avait révélé la pauvreté. Si ma rencontre avec le marxisme a été durable, elle n’a pas été choisie»[8]. C’est grâce aux contacts de travail et à la vie de quartier que Madeleine et ses compagnes vont découvrir qui étaient les communistes et ce qu’était le communisme: «Ce que nous cherchions, ce que je voulais, c’était la liberté de vivre, coude à coude, avec les hommes et les femmes de toute la terre, avec mes voisins de temps, les années de nos mêmes calendriers et les heures de nos mêmes horloges».[9]

«Les paroisses ont dans notre monde actuel les bras coupés au coude: les non-paroissiales sont, à mon point de vue, les ‘avant-bras’ de ces membres amputés»

 Ce désir de partager la vie des hommes et des femmes de leur temps les amène à quitter les limites du  »Centre Social » trop étroitement lié au cadre ecclésial et qui risquait de les couper du monde athée. Elles louent une maison juste à côté de la Mairie. Grâce à ses fonctions d’assistante sociale, Madeleine profite de toutes les occasions de rencontre avec la municipalité communiste et, en 1939, elle sera chargée, par le maire d’Ivry, d’assurer la direction du service social de la région.

Nous retrouvons ici une dynamique qui est très présente dans la vie de Madeleine: celle de l’ouverture aux autres, aux circonstances de la vie, qu’elle reçoit comme des ‘appels’, des sollicitations de la part de Dieu. Incroyante, elle a su s’ouvrir et se laisser interpeller par les chrétiens qu’elle côtoyait, elle n’hésite pas, une fois devenue croyante, à se laisser interroger par la rencontre avec les communistes et par l’athéisme qu’ils professent.

Frontière d’Eglise

Ce désir de proximité témoigne d’une caractéristique de la vocation de Madeleine: être une «frontière d’Eglise», une présence là où la paroisse ne peut pas arriver: «Les paroisses ont dans notre monde actuel les bras coupés au coude: les non-paroissiales sont, à mon point de vue, les ‘avant-bras’ de ces membres amputés».[10]

Madeleine Delbrêl continuera de collaborer avec le service social de la Mairie d’Ivry jusqu’en 1946, année où elle prendra la décision de quitter son travail pour s’occuper plus directement du groupe qu’elle anime. L’expérience de Madeleine et sa spiritualité s’enracinent dans une période historique où l’Eglise peine à entrer en dialogue avec le monde profane. A Ivry, Madeleine fait l’expérience d’une communauté paroissiale repliée sur elle-même, dans une sorte de ghetto paroissial. Elle sentait le manque d’élan missionnaire pour annoncer l’Evangile au-delà des «murailles» de la communauté chrétienne. Cette dernière devenait alors comme «un petit troupeau, heureux de sa foi, mais indéchiffrable à ce qui n’est pas lui».[11]

Photo: www.eglise.catholique.fr

(Photo: www.eglise.catholique.fr)

L’expérience apostolique de Madeleine Delbrêl rejoint un dynamisme missionnaire qui a marqué toute l’Eglise de France et qu’elle a soutenu et encouragé avec toute son expérience et sa lucidité. Ainsi elle sera présente à la naissance de la Mission de France en 1941, elle soutiendra le père Jacques Loew,  le Dominicain qui fut fondateur de la Mission Ouvrière St. Pierre et St. Paul; elle suivra de près toutes les tensions entre l’Eglise et les prêtres-ouvriers. C’est dans cette période que Madeleine vit en elle-même la tension entre l’obéissance à l’Eglise et les exigences de la mission. Ce souci de ne pas diviser le Christ-Eglise fait naître en elle la décision de se rendre à Rome en pèlerinage (et elle y retournera neuf fois!). Ce voyage à Rome lui permet de nouer des relations importantes, en particulier avec Mgr Veuillot, futur archevêque de Paris, qui sera une aide précieuse pour la petite fraternité que Madeleine anime.

Une vie chrétienne «normale».

Cette attention à l’unité est aussi le souci de Madeleine vis-à-vis de son groupe qui est en train de vivre une période difficile. La fragilité des équipes qui vivaient hors de tout cadre ecclésial déterminé commence à devenir source d’inquiétude à l’intérieur du groupe au point d’envisager le rattachement à un mouvement d’Eglise officiel.

Madeleine entreprend ainsi les démarches pour un éventuel rattachement à un institut séculier, qui d’ailleurs ne se fera pas, car, comme le leur disait Mgr Veuillot, «votre vocation n’est pas là, elle tire son originalité et sa valeur spirituelle de la pratique effective et publique des conseils évangéliques dans le cadre – canoniquement libre – d’une vie chrétienne normale. C’est dans la vie chrétienne normale que vous voulez, aux yeux des hommes, témoigner de l’emprise de Dieu dans une vie humaine».[12] La vocation de Madeleine et de son groupe est désormais enracinée.

Si, quelques temps après sa conversion, elle avait décrit sa rencontre avec le Christ en utilisant l’image des pèlerins d’Emmaüs («Un passant a réglé sa marche sur la mienne; sa voix me rappelait une voix ancienne. Il a franchi mon seuil, s’est assis à ma table, et je l’ai reconnu quand il rompit le pain»)[13], c’est à nouveau dans la rue qu’elle se sent appelée à vivre, en communauté et pour le monde, une sorte de «sacrement» de la présence de Jésus, dans un élan missionnaire aux frontières de l’Eglise, qu’elle décrit comme un aller-retour entre Dieu et les hommes. Dans un vrai cri du cœur adressé, en 1956, à Mgr Veuillot, elle dit ceci à propos de la vocation de ses équipes:

«J’aurais voulu que, chrétiennes catholiques, vivant au clair leur but et ce qui les y conduit, elles soient des religieuses sans titre de noblesse, des amants du Seigneur, même sans livret de famille, mais pas des laïques mariées à la Cité, à quelque titre que ce soit.

La cité, elles vivent en elle, Filles de Dieu et de la Cité, mais elles doivent toujours aller ‘hors les murs’… J’aurais voulu que ces murs, sans cesse traversés, elles les retraversent dans un aller-retour continuel, entre les hommes et entre Dieu.

Que pour rester dans la Cité et en passer les murs, elles puissent vivre tout de la vie des hommes, excepté ce que l’Evangile défend».[14]

Dans ce texte ressort combien le monde de l’incroyance a modelé la pensée de Madeleine et a contribué a lui faire saisir la vocation de ses équipes: vivre dans le monde (la cité), cette appartenance à Dieu et à l’Eglise (la Cité), dans un élan qui les poussera à aller de plus en plus,  »hors les murs ». Toutefois, l’expérience de son groupe n’est pas une exception dans le contexte de l’Église de France. D’autres groupes et d’autres expériences, certains à Ivry même, semblent vivre de ce même élan missionnaire. Toutefois quelques éléments paraissent distinguer «La Charité» d’autres groupements de femmes laïques:

– Le maintien du lien avec la paroisse, même s’il est parfois conflictuel

– L’engagement social, vécu à travers le travail

– Une vocation, à la fois contemplative et active, avec des apports thérésiens et foucauldiens, vocation qui manifeste une sauvage volonté d’autonomie.[15] Les équipes n’ont jamais été une réalité numériquement importante. En tout, les membres des équipes ont été environ seize.

«Ville marxiste, terre de mission»

Que dire des derniers dix ans de la vie de Madeleine? 1955 fut une année difficile pour elle: mort de Jean Maydieu, puis de sa mère (en juin) et, quelques mois plus tard, de son père. Madeleine est en très mauvais état de santé, tout en travaillant à fond pour la publication de son livre «Ville marxiste, terre de mission», qui réunit les réflexions mûries pendant plus de vingt ans de présence à Ivry. A la suite de cette publication, Madeleine sera de plus en plus sollicitée pour participer à des conférences, des retraites afin de partager son expérience dans un milieu athée. En 1962 elle rédige aussi une documentation en vue du Concile, car l’un de ses plus grand désirs, c’est que l’Eglise officielle puisse ouvrir une brèche de dialogue avec le monde marxiste. Madeleine meurt le 13 octobre 1964, le jour où, pour la première fois, un laïc prend la parole durant l’assemblée conciliaire.

«Servante de Dieu»

Dans notre époque si fière de ses réussites et de ses techniques, on dirait que Dieu se plaît à féconder la vie de gens tout simples, dont l’existence, apparemment banale, n’a rien qui puisse justifier humainement un tel rayonnement. Dans le sillage de la «petite» Thérèse, Madeleine Delbrêl aurait pu se perdre dans la foule des anonymes, en ayant vécu enfouie, non pas dans un couvent, mais dans un quartier populaire de la banlieue parisienne. Tel n’as pas été son cas, car le 20 août 1993, l’évêque de Créteil, François Frétellière, a officiellement introduit la cause de canonisation de Madeleine Delbrêl. En 1996, le procès est reconnu valide par Rome et Madeleine Delbrêl est déclarée «Servante de Dieu».

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Federica Cogo est aumônière à la prison genevoise de Champ Dollon.


www.madeleine-delbrel.net

[1] Cf. La question des prêtres-ouvriers, Œuvres Complètes, Tome X, Nouvelle Cité, Bruyère-le-Châtel, 2012, p. 212.

[2] Cf. Nous autres, gens des rues (cité NA), Ed, du Seuil, Paris, 1966, p. 57.

[3] Cf. Ville Marxiste, terre de mission (cité VM), Cerf, Paris, 1970, 2ème édition, p. 249-252.

[4] Cf. La question des prêtres-ouvriers, op. cit., p. 217.

[5] FRANCOIS Gilles, PITAUD Bernard, Madeleine Delbrel, Poète, assistante sociale et mystique, Nouvelle Cité, Bruyère-le-Châtel, 2014, p. 55.

[6] Cf. FRANCOIS Gilles, PITAUD Bernard, Madeleine Delbrel, Poète, assistante sociale et mystique, op. cit., p. 73.

[7] Cf. Eblouie par Dieu, Correspondance, volume 1: 1910-1941, Nouvelle Cité, Bruyère-le-Châtel, 2004, p. 190.

[8] Cf. VM, p. 56.

[9] Idem, p. 10.

[10] Cf. BOISMARMIN (de) Christine, Madeleine Delbrêl, Rue des villes, chemins de Dieu, Nouvelle Cité, Paris, 1985, p. 58.

[11] Id, p. 45.

[12] Cf. BOISMARMIN (de) Christine, Madeleine Delbrêl, Rue des villes, chemins de Dieu, op. cit., p. 145.

[13] Id., p. 27.

[14] Cf. BOISMARMIN (de) Christine, Madeleine Delbrêl, Rue des villes, chemins de Dieu, op. cit., p. 144.

[15] Cf. Etienne Fouilloux, dans «Le Supplément» n° 173 (1990), p. 106.

[16] Cf. Mgr JACQUELINE B. L’Eglise devant le défi de l’athéisme contemporain, DDB, Paris, 1982, p. 149ss.

[17] Id., p. 150.

[18] Cf. La question des prêtres-ouvriers, op. cit., p. 85-90.

[19] Cf. NA, p. 90.

[20] Cf. VM, p. 140.

[21] Cf. VM, p. 211.

[22] Cf. NA, p. 311.

[23] Id., p. 199.

[24] Cf. BOISMARMIN (de) Christine, Madeleine Delbrêl, Rue des villes, chemins de Dieu, op. cit., p. 127.

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Tome I: Eblouie par Dieu, correspondance, volume I, 1910-1941

Trois versions du texte «Dieu est mort, vive la mort», «Testament spirituel»

Lettres en ordre chronologique destinées à sa mère, ses grands-parents, sa tante, à des écrivains, à Louise Salonne (50 lettres), à des membres ou collaborateurs des scouts, à quelques amies, à l’abbé Lorenzo, à son père. À des curés.

Tome II: S’unir au Christ en plein monde, correspondance, volume 2, 1942-1952

Lettres écrites pendant la guerre, alors qu’elle est encore engagée comme assistante sociale et que le groupe est en expansion. «On la sent de plus en plus préoccupée par la croissance spirituelle des personnes qui l’entourent et par les conditions de la mission à la suite du Christ». Le nombre de correspondants s’agrandit ainsi que le style des lettres se diversifie: réflexions, partage du quotidien, encouragements, conseils spirituels, etc.

Pause dans la publications de la correspondances (ils restent 3 à 5 volumes) pour faire profiter les lecteurs d’autres textes et pour permettre de récolter d’autres lettres qui ne sont pas encore dans les archives.

Tome III: Humour dans l’amour, méditations et fantaisies

La moitié des textes ce sont des inédits. L’autre moitié ce sont les textes les plus connus. Il s’agit de méditations poétiques, des textes écrits pour certaines occasions (célébrer Noël), des poèmes, des remerciements, des vœux. (p. 234)

Tome IV: Le moine et le nagneau. Alcide et ses métamorphoses

Quatre textes de pensées spirituelles: le fameux «Alcide», et trois inédits: le «Carnet du Chemin de Croix», le «Carnet de Noël 1932» et «l’Agenda 1945». Puis il y a un conte «le Nagneau», des fictions, une opérette, un poème.

Tome VProfession assistante sociale, Ecrits professionnels, volume 1

Un nouveau genre littéraire: les écrits professionnels. Il s’agit d’écrits déjà publiés et qui ne sont plus disponibles. Ecrits intéressants, même pour ceux qui ne sont pas des assistants sociaux, pleins d’humanité et de bon sens qui manque tant à notre temps.

Tome VILe Service social entre personne et société, Ecrits professionnels, volume 2

Même genre littéraire, mais cette fois-ci il s’agit d’écrits inédits. Tout comme le tome V, dans cet ouvrage nous trouvons l’apport d’un historien dans le domaine du travail social ainsi que, dans le tome VI, une relecture de l’anthropologie de Madeleine Delbrêl par le P. Bernard Pitaud qui peut nous aider à faire le lien entre les textes professionnels et les textes spirituels de Madeleine.

Tome VIILa sainteté des gens ordinaires, Textes missionnaires, volume 1

Le plus vendu! Il contient plusieurs textes déjà publiés dans les anthologies. C’est le premier volume consacré aux textes missionnaires de Madeleine Delbrêl.

Tome VIIIAthéismes et évangélisation, Textes missionnaires, volume 2

A propos des conditions de l’évangélisation. Textes déjà partiellement publiés.

Tome IXLa Femme, le prêtre et Dieu, Textes missionnaires, volume 3

Au coeur du mystère intime de l’Église. La bonté.

Tome XLa Question des prêtres ouvriers, La leçon d’Ivry, Textes missionnaires, volume 4

Tome XIVille marxiste terre de mission, nouvelle édition du livre de 1957, Textes missionnaires, volume 5

Tome XIIEn dialogue avec les communistes, Textes missionnaires, volume 6,

Conférences données après la publication de Ville marxiste, terre de mission. Pas mal de redondances, mais aussi la description de plusieurs types d’ athéisme !

4 Cf. Etienne Fouilloux, dans «Le Supplément» n° 173 (1990), p. 106.

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Editions Nouvelle Cité

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