Vêtir et dévêtir – Revue Sources https://www.revue-sources.org Thu, 30 Nov 2017 09:37:46 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Plis et surplis https://www.revue-sources.org/plis-et-surplis/ https://www.revue-sources.org/plis-et-surplis/#respond Wed, 29 Nov 2017 22:50:00 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2420 [print-me]Un dossier sur la manière de se vêtir et de se dévêtir. Etrange idée pour une revue qui ne se présente pas comme un magazine de mode ou à la mode. Sources ne se lance pas non plus dans le marketing – juteux – des griffes et des marques.

L’idée a vu le jour il y a un an au cours d’un brainstormimg de notre rédaction. Puis elle a fait son bonhomme de chemin dans les mois qui suivirent pour se tracer une piste dans une jungle épaisse. Nous aurions pu sans doute ajouter un nouvel épisode au roman-feuilleton de la guerre du voile qui semble passionner les chaumières des royaumes de France et de Navarre. Nous avons préféré porter notre attention sur ce qui nous touche de plus près: élaborer une réflexion biblique et psychologique sur nos comportements vestimentaires. Les ados et les mannequins ne sont pas les seuls à s’interroger sur ce qu’ils vont se mettre sur le dos. Il arrive même que des Dominicain partagent la même angoisse. Existentielle, pour quelques uns!

D’ici la bienheureuse résurrection, la Bible recommande de vêtir ceux qui ont froid.

Mais restons sérieux! La Bible n’est pas prude; elle n’a pas été rédigée par un Tartufe sémitique. Elle exalte même la nudité qui est le contraire du paraître et du camouflage. Adam et Eve devraient s’en souvenir. Le blanc, couleur sans couleurs, revêt les ressuscités, sans ne rien cacher de leurs corps glorieux. Le Christ sort nu du tombeau, laissant dans la pénombre sépulcrale suaire et bandelettes.

Mais la Bible est aussi réaliste. D’ici la bienheureuse résurrection, elle recommande de vêtir ceux qui ont froid. Tout simplement. Une oeuvre de miséricorde qui ne rappelle pas forcément les ouvroirs paroissiaux où les dames patronnesses tricotaient pour leurs pauvres. Une exigence plus sérieuse se dégage de cet acte charitable: vêtir le Christ nu, reconnu dans le dépouillement et la misère de ces «petits» qui lui ressemblent. On n’en finirait pas de méditer la dixième station du chemin de croix et d’en tirer les conséquences pratiques qui s’imposent.

Ce numéro est aussi le dernier à paraître cette année 2017. Il pourrait annoncer un nouveau printemps pour notre revue qui accueille dans sa rédaction deux nouveaux frères dominicains: Jean-Benoît Rauscher et Zdzislaw Szmanda. Du sang neuf qui d’Ouest en Est coulera dans nos artères.

Quant à vous tous et toutes, chers internautes d’ici et d’ailleurs, des vœux de bonheur et de paix que nous aimerions partager avec vous.[print-me]


Frère Guy Musy, dominicain, rédacteur responsable de la revue «Sources».

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Nu et revêtu pour suivre le Christ https://www.revue-sources.org/nu-revetu-suivre-christ/ https://www.revue-sources.org/nu-revetu-suivre-christ/#respond Wed, 29 Nov 2017 22:45:51 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2424 [print-me]Le livre de l’Apocalypse développe abondamment le thème de l’habit blanc, signe de résurrection, porté par la multitude des élus et des martyrs qui ont été lavés dans le sang de l’Agneau. C’est aussi l’habit des nouveaux baptisé qui ont revêtu le Christ. L’aube blanche portée au sortir de la cuve baptismale en est le signe.

Le «prêt-à-porter» et la mondialisation semblent avoir modifié le sens du vêtement. On retrouve les mêmes vitrines d’un bout du monde à l’autre. Pourtant, aujourd’hui encore arborer telle ou telle tenue n’est pas anodin. Le style décontracté et «casual» se substitue à la solennité du complet trois pièces: c’est affaire de mode et la mode change. Pourtant le vêtement continue de parler et de signaler le monde du travail, du sport, des loisirs, du business ou la fête d’un mariage. Le «jeans» déchiré de l’ado signale un autre milieu que le costume d’un banquier de la City.

Le jeune homme nu de l’évangile de Marc

C’était plus vrai encore dans les sociétés anciennes, traditionnelles, et particulièrement dans le monde biblique. Je me cantonnerai ici à quelques aspects du Nouveau Testament. En commençant par une scène étrange du récit de la Passion dans l’évangile selon Saint Marc.

C’est l’Apocalypse de Saint Jean qui donne à la thématique du vêtement tout son déploiement.

Jésus vient d’être arrêté, et c’est la débandade. «Et, l’abandonnant, ils prirent tous la fuite.» (14,50). Mais Marc poursuit (et il n’y a pas de parallèle à cet épisode): «Un jeune homme le suivait, n’ayant pour tout vêtement qu’un drap, et on le saisit; mais lui, lâchant le drap, s’enfuit tout nu» (14,51-52).

La question n’est pas d’abord de savoir qui était-ce? Certains ont pensé que Marc s’était représenté lui-même dans cette posture. Je crois plus intéressant de se demander quel sens a un tel épisode qui fait le lien entre l’arrestation de Jésus et la scène du reniement de Pierre qui va suivre, dans la cour du Grand Prêtre. Marc note avec soin: «Pierre l’avait suivi de loin jusqu’à l’intérieur du palais du Grand Prêtre».

Ce jeune homme ne serait-il pas une sorte d’arrêt sur image, une mise en abyme? Le jeune homme nu qui avait le propos de suivre Jésus dut en fait s’enfuir tout nu. Il lui fallait accepter de tout perdre pour suivre le Christ, jusque dans l’humiliation du dépouillement de la croix. Pierre n’y était pas encore prêt, lui qui se montra souvent généreux en paroles, mais faible dans la suite effective du maître. Le reniement en fera la démonstration.

Revêtir le Christ

Si dans un premier temps, le disciple doit accepter d’être dépouillé, de renoncer à lui-même pour suivre le Christ, ce n’est pas le dernier mot. En effet, le Christ va le revêtir de sa vie, de sa lumière et de sa gloire. Je ne suis pas sûr qu’un occidental moderne prenne facilement la mesure de l’expression «revêtir le Christ» dont parle Saint Paul en l’appliquant aux baptisés.

Lorsqu’il écrit aux chrétiens de Galatie, c’est pour les affermir dans la liberté qu’ils ont reçue du Christ et qu’ils risquent d’oublier. Il les renvoie à leur baptême: «vous tous en effet, baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ; il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus.» (Ga 3,26-29).

Revêtir le Christ signifie donc entrer dans les vues du Christ et adopter son comportement. Faire tomber les murs comme lui l’a fait, ouvrant le salut à tous, aux pécheurs, aux païens. Aux yeux de Dieu et pour un disciple du Christ, les grandes séparations qui structurent la société (barrière religieuse, sociale, sexuelle) n’ont pas cours. Reste pour le chrétien à faire passer dans son comportement ce qu’il professe dans sa foi. Celle-ci va donc le bousculer, le conformer au Christ, sinon elle ne serait que théorique et notionnelle.

Ce programme impressionnant n’est envisageable que parce qu’il est précédé du don de la vie nouvelle: «vous vous êtes dépouillés du vieil homme avec ses agissements, et vous avez revêtu le nouveau, celui qui s’achemine vers la vraie connaissance en se renouvelant à l’image de son Créateur.» (Col 3,9-10).

Pour le combat et pour la paix

Le croyant ne peut accueillir ce don qu’au prix d’un combat spirituel dont Arthur Rimbaud disait «qu’il est aussi brutal que la bataille d’hommes» (Une saison en enfer). Et c’est pourquoi l’Apôtre parle encore du baptême en termes d’équipement pour le combat: il s’agit de «revêtir la cuirasse de la foi et de la charité, avec le casque de l’espérance du salut» (1Th 5,8) ou de «revêtir l’armure de Dieu, pour pouvoir résister aux manœuvres du diable» (Ep 6,11).

Mais cette thématique guerrière est aussitôt mise en tension avec un comportement fait de douceur, exprimé aussi dans l’image du vêtement: «Vous donc, les élus de Dieu, ses saints et ses bien-aimés, revêtez des sentiments de tendre compassion, de bienveillance, d’humilité, de douceur, de patience; supportez les uns les autres et pardonnez-vous mutuellement, si l’un a contre l’autre quelque sujet de plainte; le Seigneur vous a pardonné, faites de même à votre tour. Et puis, par-dessus tout, la charité, en laquelle se noue la perfection. Avec cela, que la paix du Christ règne dans vos cœurs: tel est bien le terme de l’appel qui vous a rassemblés en un même Corps. Enfin vivez dans l’action de grâces!» (Col 3,12-15).

Un vêtement blanc

Mais c’est l’Apocalypse de Saint Jean qui donne à la thématique du vêtement tout son déploiement. Dans la vision solennelle du chap. 4, Jean de Patmos campe vingt-quatre Anciens vêtus de robes blanches et portant une couronne d’or.

Commençons par la couleur blanche: elle est à interpréter. Elle n’a pas le même sens dans toutes les cultures. En Chine, le blanc est la couleur de la mort, alors qu’en Iran la couleur du deuil serait le bleu, et le jaune pour les Philippins. Dans la bible, le blanc signale la vie et le monde divin. C’est ainsi qu’à la transfiguration les vêtements de Jésus apparaissent blancs comme la lumière (Mc 9,3 et par.). Au tombeau, l’ange de l’annonce de la résurrection est en vêtement blanc (Mc 16,5) ainsi que les deux anges de l’ascension (Ac 1,10). Dans l’apparition solennelle du Christ qui ouvre le livre de l’Apocalypse, le Christ arbore des cheveux blancs comme la neige (1,14): non qu’il soit vieux! mais c’est sa divinité qui est ainsi exprimée. Plus loin dans le récit, la nuée sur laquelle apparaît le Fils de l’Homme est blanche (14,14) ainsi que le trône de Dieu au chapitre 20 (verset 11). Au chapitre 19 le cheval de «Fidèle et Vrai», le Verbe de Dieu, est blanc, et il est déjà annoncé par le premier des quatre chevaux du chapitre 6, blanc lui aussi.

Dans l’Apocalypse, ces vingt-quatre Anciens sont donc revêtus de blanc puisqu’ils sont au ciel, devant le trône de Dieu puis devant celui de l’Agneau. Ils portent une couronne d’or, signalant leur autorité. Ils représentent les dignitaires de l’ancienne et de la nouvelle Alliance. Ils sont des figures corporatives, représentant le peuple des croyants. Mais contrairement à de petits ou de grands potentats auxquels l’Apocalypse s’oppose avec force, ils se prosternent devant la majesté de Dieu (chapitre 4) puis devant l’Agneau debout et comme immolé (chapitre 5).

Des fameuses Lettres aux Églises qui ouvrent le livre de l’Apocalypse, retenons l’oracle prophétique à l’Église de Sardes, une communauté qui passe pour vivante mais qui est morte. Le Seigneur vient la ranimer. Quelques-uns pourtant sont restés fidèles: «quelques-uns des tiens n’ont pas souillé leurs vêtements; ils m’accompagneront en blanc, car ils en sont dignes. Le vainqueur sera donc revêtu de blanc; et son nom, je ne l’effacerai pas du livre de vie, mais j’en répondrai devant mon Père et devant ses Anges.» (3,4-5). S’il y a un vainqueur, c’est donc qu’il y a un combat, le combat spirituel que nous évoquions plus haut. Cette escorte du Christ, ceux qui sont restés fidèles, est logiquement revêtue de blanc. Plus loin, et c’est la dernière des sept Lettres, c’est la communauté de Laodicée qui est interpellée. Le diagnostic est le plus sévère: «ainsi, puisque te voilà tiède, ni chaud ni froid, je vais te vomir de ma bouche.» (3,15). Et le Seigneur de proposer des remèdes pour la perte de tonus de cette Église: «de l’or purifié au feu pour t’enrichir; des habits blancs pour t’en revêtir et cacher la honte de ta nudité; un collyre enfin pour t’en oindre les yeux et recouvrer la vue.» (v. 18).

Dans les larmes

Abordons maintenant un autre épisode de l’Apocalypse. Au septénaire des Lettres a succédé le septénaire des sceaux. Le Voyant de Patmos, mis en présence du trône de Dieu, voit dans la main droite de Celui qui siège sur son trône un livre scellé de sept sceaux. L’auteur précise que nul n’était capable d’ouvrir ce livre, «ni dans le ciel, ni sur la terre, ni sous la terre» (5,3). L’un des Anciens lui dit que pourtant quelqu’un peut ouvrir ce Livre et l’interpréter, autrement dit comprendre l’agir de Dieu dans notre monde, en particulier lorsque l’Église est en train ou de s’assimiler au monde, ou de le craindre, ou de subir la persécution. Et cet interprète autorisé, c’est l’Agneau. Le mystère pascal est la clé d’interprétation de l’histoire du monde: Dieu n’inscrira pas d’autre victoire que celle du crucifié maintenant ressuscité.

A l’ouverture des sceaux, après le cheval «blanc» signe et annonciateur de victoire, suivent un cheval rouge feu (signe de la guerre), puis un cheval noir (signe de la crise économique) et un cheval verdâtre (signe de la peste et de la mort). A l’ouverture du cinquième sceau, les âmes de ceux qui furent égorgés à cause de la parole de Dieu et du témoignage de Jésus auquel ils étaient attachés, lancent ce cri: «jusques à quand, Maître saint et vrai, resteras-tu sans juger et sans venger notre sang sur les habitants de la terre?» (6,10). C’est un cri de souffrance qui monte du monde, le cri des humiliés, des vaincus, des témoins fidèles au Christ mais que l’on tue. L’Agneau immolé est maintenant vainqueur, mais qu’en est-il de ses disciples? La réponse vient du ciel et une fois encore en termes de vêtement, et de vêtement blanc: «Et il fut donné à chacun une robe blanche, et il leur fut dit de patienter encore quelque temps, jusqu’à ce que soient au complet leurs compagnons de service, leurs frères, qui allaient être tués comme eux.» (6,11). C’est évidemment le baptême qui est ainsi signifié: le disciple du Christ qui a «revêtu» le Christ est d’ores et déjà associé à la victoire de Jésus, même si pour lui elle ne s’inscrit pas en victoire terrestre. Le temps de l’Église est le temps du témoignage et le jugement final qui rendra à chacun selon ses œuvres n’est pas encore advenu.

Au chapitre 7, Jean entrevoit une foule de croyants, serviteurs du Dieu vivant, marqués sur leur front. Tout d’abord 144’000 venus des 12 tribus d’Israël: sorte d’armée pacifique du Messie, venue du sérail, de l’intérieur, puis une foule innombrable de toutes nations, tribus, peuples et langues: le salut dépasse les frontières de l’ancien Israël «Ils se tenaient devant le Trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches avec des palmes à la main» (7,9). C’est une réponse à la question des martyrs évoquée plus haut. Cette foule immense vient «de la grande épreuve; ils ont lavé leurs robes, ils les ont blanchies par le sang de l’Agneau» (v. 14). Comme le Christ, ils ont subi l’épreuve, le monde a paru gagner en les mettant à mort, mais jour et nuit, ils se tiennent maintenant devant le trône de Dieu dans la tenue des vainqueurs, vêtus de blanc et palmes à la main. C’est encore la tenue de l’Épouse de l’Agneau, vêtue de lin d’une blancheur éclatante. Ce lin, précise l’auteur, «ce sont les actions justes des saints» (19,8).

Ce rapide parcours nous a permis de mieux comprendre la portée de l’expression «revêtir le Christ». Il s’agit de se laisser sauver et purifier par lui, de lui rester fidèles, d’être alors revêtu de sa lumière et de sa victoire. Un souffle d’espérance traverse le livre écrit par Jean de Patmos qui n’a pas été écrit pour nous faire peur, mais pour vivifier notre courage.[print-me]


Jean-Michel Poffet, frère dominicain, prieur du couvent St-Hyacinthe de Fribourg, est un bibliste connu par ses conférences, ses prédications et ses multiples publications. Ancien directeur de l’Ecole Biblique et Archéologique de Jérusalem et membre du Comité de rédaction de la revue Sources.

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Nudité et parure https://www.revue-sources.org/nudite-et-parure/ https://www.revue-sources.org/nudite-et-parure/#respond Wed, 29 Nov 2017 22:40:12 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2429 Les versets 7-11 du troisième chapitre du livre de la Genèse font part de l’étonnement d’Adam et d’Eve, sa compagne, de se trouver nus après avoir goûté au fruit défendu. Ils se cousent alors des pagnes faits de feuilles de figuier, comme pour occulter leur honte. Dominique Barthélemy donne un sens à cette énigme biblique.

Quelle fut la conséquence principale de la faute? Ce fut la nudité. Ou plutôt la prise de conscience de cette situation: «Ils connurent qu’ils étaient nus.» Et ils réagirent en s’habillant: «Ils cousirent des feuilles de figuier pour s’en faire des pagnes.» Pour comprendre ce qu’entend la Bible par le mot: nudité, il faut d’abord noter qu’en Israël, ce mot-là n’a absolument pas la résonance qu’il a dans notre culture moderne. Nous serions tentés de penser: nudité-attrait.

Etre nu, c’est voir s’étaler aux yeux de tous cette humiliation que l’on porte au fond de soi-même.

Mais aux yeux d’un Israélite de cette époque-là, il faut être construit bizarrement pour penser comme cela. Eux pensent d’abord: nudité-humiliation[1], et plus encore nudité-dénuement, c’est-à-dire se trouver démuni et désemparé devant une présence dangereuse[2]. Il y a une espèce de peur de viol dans toute nudité en Israël, physique mais beaucoup plus encore spirituelle.

L’homme est un être qui essaie de se parer, beaucoup plus que de s’habiller. Il essaie de jouer un personnage, d’avoir une figure, d’avoir un air… d’ange, et la femme aussi[3]. Mais, à proprement parler, tout cela est un essai pour avoir l’air d’être. L’homme est un être qui essaie d’avoir l’air d’être, d’être au moins aux yeux des autres, s’il n’arrive pas avec assez de sécurité à être à ses propres yeux.

Cela au moins tranquillise: se rendre compte qu’on peut sembler attirant ou estimable pour un autre. Ça vous aide à penser qu’on pourrait même l’être en réalité, et qu’il peut être exagérément pessimiste d’en douter. Se donner des airs aux yeux des autres puis de soi-même, voilà ce qu’on appelle la parure.

Or l’homme cherche d’abord à se parer. Pourquoi? Justement parce qu’en réalité, il se sait étant mal, étant d’une façon insatisfaite, étant hors de la paix, étant dans l’angoisse. Aussi s’essaie-t-il à apparaître autre. Et être nu: c’est voir ses apparences crouler, voir cet «essai d’avoir l’air d’être» sombrer, se trouver sous les yeux de tous tel qu’au fond de sa conscience, malheureusement, on a la certitude désespérante d’être. On n’aime pas être pris sur le fait. Si l’on pèche et qu’on n’est pas vu, il n’y a que demi-mal. Si l’on pèche et que l’on est vu, cela devient dramatique. Parce qu’on risque d’être vraiment un pécheur, à ce moment-là, aux yeux de tous les autres. Si on ne l’est qu’à ses yeux à soi-même, on peut encore jouer le jeu et espérer s’y prendre.

Eh bien, être nu, c’est justement cela, c’est voir s’étaler aux yeux de tous cette humiliation que l’on porte au fond de soi-même[4]. Ne plus pouvoir jouer le jeu aux yeux des autres, et ainsi se sentir désemparé devant des présences dangereuses. Pourquoi dangereuses? Parce qu’en Israël, les autres, c’est ou bien des gens bouche bée d’admiration car «on leur en met plein la vue…» ou bien des espèces de serpents non charmés qui cherchent à mordre.» (op.cit.p.45-46.)


Dominique Barthélemy, décédé en 2002, bibliste dominicain chevronné, occupa de longues années la chaire francophone d’Ancien Testament de l’Université de Fribourg. Au début des années 60, il tint de brillantes conférences de théologie biblique qui remplissaient l’aula magna de cette institution. Un ouvrage les recueillit: Dieu et son image. Ebauche d’une théologie biblique, paru en 1963 aux Editions du Cerf à Paris et réédité en 1973 aux mêmes éditions dans la collection Foi Vivante. C’est de cette dernière édition que nous avons extrait le passage cité plus haut


[1] Voir Gn 9,21-24; 2S 10,4-5; Ez 16,37; Ap 3,18.
[2] Devant Dieu, Moïse se voile la face (Ex 3,6), les séraphins se dissimulent de leurs ailes le visage et le sexe (Is 6,2). Dieu dit à Moïse: «Quand passera ma gloire, je te mettrai dans la fente du rocher, et je t’abriterai de ma main durant mon passage» (Ex 33,22).
[3] Sur la parure, voir Is 3,16-24; 2R 9,30; Jr 4,30; Ez 23,40.
[4] Par antiphrase, on se dira«couvert de honte» (Jr 3,25, Mi 7,10; Ps 35,26; 109,29).

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Le vêtement liturgique https://www.revue-sources.org/le-vetement-liturgique/ https://www.revue-sources.org/le-vetement-liturgique/#respond Wed, 29 Nov 2017 22:35:57 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2434 Dès le quatrième siècle, l’Eglise romaine précise la place et le vêtement de ceux qui président l’eucharistie. Non sans se laisser influencer par les us et coutumes de la société civile. Au fil des siècles, l’aube, l’étole, la chasuble et même la mitre épiscopale acquièrent un sens spirituel et même mystique qui fait oublier la portée utilitaire de ces vêtements, devenus avec le temps des ornements et des parements. Retour sur leur histoire. 

Si l’Ancien Testament donne de nombreuses prescriptions sur l’habillement du grand-prêtre et des personnes attachées à la liturgie du Temple, le Nouveau Testament ne fait pas mention de vêtements particuliers pour l’action liturgique, sinon dans la liturgie céleste de l’Apocalypse où les élus sont vêtus de blanc. Dans les premières communautés, ceux qui présidaient l’eucharistie se distinguaient sans doute d’abord par la place qu’ils occupaient et la fonction qu’ils exerçaient.

Ce n’est que peu à peu que les chefs de la communauté porteront des vêtements et des insignes distinctifs, marques d’honneur empruntées à la société civile, qui n’étaient d’ailleurs pas réservées à la liturgie. Enfin, dès le début du Moyen Age, on a eu tendance à rapprocher les évêques des grands-prêtres de l’Ancien Testament, ce qui a eu une influence sur leur vêtement liturgique, comme on le verra à propos de la mitre.

Ce que dit la Présentation Générale du Missel

Sur notre propos, lisons la Présentation Générale du Missel Romain (PGMR) au n. 335: Dans l’Eglise, qui est le Corps du Christ, tous les membres n’exercent pas la même fonction. Cette diversité des ministères dans la célébration de l’Eucharistie se manifeste extérieurement par la diversité des vêtements liturgiques, qui doivent dont être le signe de la fonction propre à chaque ministre. Il faut cependant que ces vêtements contribuent aussi à la beauté de l’action liturgique. Il convient que les vêtements liturgiques des prêtres et des diacres, ainsi que des ministres laïcs, soient bénis avant de servir pour la liturgie, selon le rite prévu dans le Rituel romain.

Si la beauté et la dignité (donc la convenance par rapport au degré de solennité ou au style de l’église) sont des critères importants, ce qui vient en premier, c’est que les vêtements permettent d’identifier la fonction des ministres de la célébration, en particulier celui qui préside l’eucharistie, s’il représente le Christ, il n’a pas à se singulariser par le choix personnel de son vêtement.

Les vêtements liturgiques du prêtre

Commençons par la chasuble et l’étole auxquelles on reconnaît le prêtre qui préside l’eucharistie.

La chasuble

La chasuble est le vêtement aux couleurs du temps liturgique que le prêtre, au moins celui qui préside, revêt au-dessus de l’aube et de l’étole, quand il célèbre la messe, ceci dès le 12e siècle. Le mot vient du latin casula qui signifie ”petite maison”, dénomination qui marque une distance un peu amusée pour ce vêtement hors du commun, où le prêtre a pu sembler enfermé comme dans un espace réservé, ”comme dans une tente” ont dit certains.

On connaît les chasubles ”cloches”, les chasubles ”violon” de l’époque baroque, les amples chasubles plus récentes qui ont renoué avec des formes gothiques ou romaines, façon de marquer, au 19e siècle, son attachement à l’église de Rome. L’emploi de tissus plus légers et plus souples a facilité les derniers changements, alors que les parements de l’époque baroque avaient rendu les chasubles rigides, de sorte qu’il avait fallu les échancrer et les raccourcir pour préserver au prêtre sa liberté de mouvement.

Elles ont en commun d’être d’une pièce et sans manche, avec une ouverture pour la tête du célébrant, lequel, quand c’est une chasuble moderne, doit souvent la faire tourner autour du cou pour la placer dans le bon sens. Ce mouvement nous fait comprendre un ancien nom de la chasuble, planète, qui désigne un vêtement mobile qui tourne autour du cou comme les astres du même nom tournent autour du soleil! La chasuble était aussi appelée paenula, mot désignant un manteau à capuchon, du grec phainolès désignant un manteau couvrant le haut du corps, devenu à la fin de l’Antiquité, le vêtement honorifique des fonctionnaires impériaux, qu’on réservera progressivement aux ministres du culte.

Ce vêtement permet d’identifier le célébrant principal par rapport aux autres membres de l’assemblée. Mais le Moyen Age friand de symboles lui a donné diverses significations: Symbole de la charité qui doit investir l’homme tout entier, suivant la parole dite autrefois par l’évêque remettant au nouveau prêtre sa chasuble : Reçois le vêtement du prêtre qui représente la charité, car Dieu est assez puissant pour l’augmenter en ton âme et parfaire ainsi son œuvre. Symbole d’innocence, suivant la parole dite au moment de déplier la chasuble, pendant l’ordination: Que le Seigneur te revête de l’étole (dans son sens ancien de robe, long vêtement) de l’innocence. Symbole du joug du Christ, selon l’oraison que le prêtre disait au moment de la mettre : Seigneur, toi qui as dit: Mon joug est doux et mon fardeau léger, fais que je puisse le porter et obtenir ainsi ta grâce.

Aujourd’hui, aucune parole n’accompagne la remise de la chasuble au nouveau prêtre, on considère ces interprétations symboliques avec condescendance. A l’homme du Moyen Age, qui devait compter sur sa mémoire plus que sur celle des livres et des ordinateurs, beaucoup d’objets matériels servaient d’aide-mémoire pour des réalités spirituelles importantes, en particulier les vêtements et les objets liturgiques, et la chasuble lui rappelait son devoir essentiel, la charité, et son lien avec le Christ doux et humble de cœur.

L’étole

Jusque dans le Haut Moyen Age, l’ancêtre de notre étole était appelé orarium (de os, visage) et se présentait sous la forme d’un linge fin, une sorte de mouchoir ou d’écharpe, dont les personnages d’un certain rang se servaient pour s’essuyer le visage, en particulier quand ils prenaient la parole en public. On comprend qu’il ait été adopté comme un signe honorifique par les orateurs (encore un mot venant de os)qu’étaient évêques, prêtres et diacres. Mais si les Grecs ont gardé ce mot, sous la forme d’orarion, les Latins ont préféré finalement le mot stola qui désignait à l’origine un long vêtement, puis, dès l’époque carolingienne, une bande de tissu portée autour du cou tenant lieu d’écharpe, sous le vêtement de dessus, et laissant pendre deux pans égaux. C’est vers le 11e siècle que l’étole prend sa forme actuelle, et dans les siècles suivants que se fixe les diverses façons de la porter. Le diacre la porte à la manière d’une écharpe sur l’épaule gauche pour la lier à la hauteur de la hanche droite. L’évêque et le prêtre en laissent pendre les deux pans sur le devant, mais avant le dernier Concile, le prêtre célébrant la messe la croisait devant la poitrine pour signifier que ses pouvoirs étaient réduits par rapport à ceux de l’évêque. L’ancêtre de notre étole a pu aussi être appelée pallium, mot qui aujourd’hui désigne une pièce de vêtement honorifique bien spécifique portée au-dessus de la chasuble par le pape et ceux auxquels il en fait don.

Au Moyen Age, l’étole représente le joug du Seigneur (selon Mt 11,29s.), ce qui était rappelé par la parole de l’évêque au moment de la remise de l’étole: Reçois le joug du Seigneur, car son joug est doux, et son fardeau léger; ou encore le vêtement perdu par Adam et Eve, et retrouvé, comme le dit la prière au moment de poser l’étole sur les épaules : Rends-moi le vêtement d’immortalité que j’ai perdu par le péché des premiers parents afin que je ne présume pas d’accéder indignement à tes saints mystères avec cet ornement, mais que je mérite de me réjouir éternellement.

Le manipule

Associé autrefois, par la couleur et la qualité du tissu, à la chasuble et à l’étole, le manipule, a disparu du vestiaire liturgique. Dans l’Antiquité, c’était un mouchoir, devenu mouchoir de cérémonie, dont les Romains se servaient pour essuyer la sueur du visage, les larmes ou la salive, ou se protéger la tête du soleil.

Appelé aussi sudarium ou mappula (petite serviette), on s’en servait de la main gauche, puis il remonte sur le bras. Le pape s’en servait pour donner le signal de départ de la procession de l’Introït, comme, dans l’antique Rome, le consul donnait avec une serviette (mappa), le signal pour commencer les jeux.

La dalmatique du diacre

A côté de l’étole diaconale, la dalmatique est le signe distinctif du diacre. Elle tire son nom d’un tissu ou d’un vêtement importé de Dalmatie, sans manche ou à manches courtes et en forme de croix.

Les deux bandes rouges qu’on pouvait souvent y voir, par-devant et par-derrière, symbolisaient l’Ancien et le Nouveau Testament, ou l’amour de Dieu et du prochain, du moins selon Honorius d’Autun.

En la remettant au nouvel ordonné, l’évêque disait: Que le Seigneur te revête de l’habit de salut et du vêtement de joie, et qu’il t’entoure toujours de la dalmatique de justice.

La mitre de l’évêque

Dans une célébration solennelle, il convient que l’évêque revête, en plus de l’aube et de l’étole, et en-dessous de la chasuble, la dalmatique qui lui rappelle qu’il reste serviteur, comme le diacre qu’il a été un temps. Mais arrêtons-nous à l’un de ses insignes distinctifs, qui s’est imposé depuis le milieu du 12e siècle: la mitre. A l’origine, on est loin du couvre-chef identifiable aux deux hautes faces pointues et parallèles qu’on appelle les cornes, prolongées, à l’arrière, par deux bandes de tissu, les fanons, et dont les spécialistes distinguent trois sortes: la mitre romaine dite «précieuse», la mitre orfrayée, et la mitre simple (que les cardinaux et les évêques portent toujours en présence du pape). La mitre, du grec mitra, désignait d’abord un bandeau servant de coiffure, et partant, un turban, voire un diadème, une couronne. Elle était le couvre-chef des notables au même titre que la tiare, le diadème et la couronne, et dans la Septante, elle désigne un couvre-chef liturgique: la coiffure ou une partie de la coiffure du grand prêtre, comme le résume la Lettre d’Aristée, s’appuyant e. a. sur Ex 39,30-31 ou sur Lv 8,9 : Sur la tête, il (le grand-prêtre) porte ce qu’on appelle tiare (kidaris en grec) et, par-dessus, l’inimitable bandeau (mitra), l’insigne royal très saint, avec, en relief sur une feuille d’or et en caractères sacrés, le nom de Dieu . . .

Les paroles qui accompagnaient sa remise en donnent le sens symbolique: Nous posons, Seigneur, sur la tête de ce chef et de ton athlète le casque de protection et de salut, afin que, la face embellie et la tête armée des cornes des deux Testaments il apparaisse terrible aux adversaires de la vérité; et que recevant ta grâce en abondance il soit pour eux un robuste assaillant, toi qui a marqué la face de Moïse ton serviteur – embellie d’avoir part à ta conversation – des cornes très lumineuses de ta clarté et de ta vérité; et qui a ordonné de poser la tiare sur la tête d’Aaron ton pontife. Le canoniste et liturgiste Durand de Mende explicite le symbolisme : La mitre désigne la science de l’un et l’autre Testament, car ses deux cornes sont les deux Testaments: celle de devant, le Nouveau, celle de derrière, l’Ancien, que l’évêque doit savoir tous les deux par cœur et dont il doit frapper, comme avec deux cornes les ennemis de la foi (…) Il doit se montrer armé de deux cornes (…) comme Moïse lorsqu’il descendit du Sinaï. Il ajoute que les deux fanons qui pendent par-derrière représentent l’esprit et la lettre de l’Ecriture.

De l’aube des baptisés à celle des ministres de la liturgie

Pour finir, évoquons l’aube, qui est comme l’organe témoin du déploiement des grâces baptismales dans les divers ministères qu’un baptisé peut exercer au service de l’église, sans oublier l’habit religieux ou monastique, qui n’est pas un habit liturgique, mais renvoie aussi à l’aube baptismale, car le revêtir, c’est poursuivre ce qui a eu lieu au baptême, dépouiller le vieil homme et revêtir le Christ.

Quand elle est revêtue par le nouveau baptisé (le cas ordinaire dans l’église ancienne), l’aube exprime visuellement ce que signifient les paroles du prêtre à celui qui vient d’être baptisé: vous avez revêtu le Christ. Recevez ce vêtement blanc, puissiez-vous garder intacte votre dignité de fils de Dieu . . . Dans l’Eglise ancienne, les nouveaux baptisés participaient en aube, comme les élus de l’Apocalypse (4,4; 6,11; 7,9.13s.; 16,15; 19,8), aux liturgies de l’octave pascale jusqu’au dimanche appelé justement dimanche in albis (= en aubes). L’aube des premiers communiants aujourd’hui en est le souvenir, mais l’évêque lui-même, en revêtant l’aube évoquait la condition eschatologique qu’il partage avec tous les baptisés: Blanchis-moi, Seigneur, et purifie-moi de tout péché, afin que semblable à ceux qui ont lavé leurs vêtements blancs dans le sang de l’Agneau, je puisse jouir des joies éternelles.

Dans cette perspective, on comprend mieux la prescription du Cérémonial des Evêques (1984): le vêtement sacré pour tous les ministres quel que soit leur grade commun est l’aube, serrée autour des reins par le cordon, sauf si elle est faite selon le mode de la soutane afin qu’elle épouse le corps sans cordon.

Le cordon

Un dernier mot sur le cordon: dans la continuité de l’Ancien et du Nouveau Testament, la ceinture ou le cordon liturgique est, pour les ministres qui la portent, signe de service, elle indique aussi que celui qui la porte est ”ceinturé” par Dieu qui le mène, comme Pierre (cf. Jn 21,18), là où il ne pensait pas aller.

Elle est encore symbole de la chasteté à préserver, un motif récurrent dans les anciennes prières de préparation à la messe, par ex. celle du prêtre mettant son cordon: Ceins-moi, Seigneur, de la ceinture de pureté et éteins dans mes reins l’ardeur des passions, afin que la vertu de continence et de chasteté demeure en moi.

Une histoire sainte

Ce parcours sommaire nous montre comment des pièces de vêtements très fonctionnelles au départ (mouchoir, foulard, manteau pour la pluie) sont devenues souvent des insignes honorifiques (étole, chasuble, manipule) portés par les notables qu’étaient devenus, dès la christianisation de l’Empire romain, les évêques, puis les prêtres et les diacres, avant d’être les vêtements liturgiques vénérables que nous connaissons. Il faudrait parler aussi des couleurs, dont le canon actuel ne s’est imposé que vers le 12e siècle, alors que prévalait, dans les temps plus anciens, la règle que plus le tissu était sombre, plus la célébration était solennelle et importante. C’est aussi à travers ces histoires de vêtements, domaine des érudits, que Dieu continue d’écrire l’Histoire Sainte.


Philippe de Roten, frère dominicain suisse du couvent de Genève, est Directeur du Centre Romand de Pastorale Liturgique.

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Histoire de l’habit dominicain https://www.revue-sources.org/histoire-de-lhabit-dominicain/ https://www.revue-sources.org/histoire-de-lhabit-dominicain/#respond Wed, 29 Nov 2017 22:30:26 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2441 [print-me]Les dominicains, ordinairement fiers de leur habit religieux, n’en connaissent pas forcément l’origine, le sens et encore moins l’évolution. Même s’ils le portent depuis huit siècles. Mi canonial, mi monastique, cet uniforme pourrait signifier le charisme original des Prêcheurs.

Grand défi de devoir développer en quelques lignes l’histoire de l’habit dominicain tant celui-ci n’a pas évolué de façon homogène à travers le temps selon les régions et tant les sources ne sont pas toujours univoques.

Un scapulaire plutôt qu’un surplis

Dominique de Guzman, étant chanoine, portait cet habit et ainsi ses premiers compagnons le revêtirent aussi. Mais, dès les premières années de l’Ordre, un changement arriva dans l’habit, à savoir que le scapulaire remplaça le superpelliceum (sorte de long surplis), sans que nous ne sachions exactement quand cela s’opéra[1]. Ainsi, après cette modification, la tenue complète d’un frère Prêcheur se composait d’une tunique, d’un scapulaire et, pour certaines occasions, d’une chape[2]. La tunique, qui s’étendait quasiment jusqu’aux chevilles, pouvait être renouvelée au nombre de trois ou quatre et était fermée au moyen d’une ceinture en cuir. Tombant quasiment jusqu’aux genoux, le scapulaire était fabriqué d’une pièce avec un capuce pointu. Par temps froid, il pouvait revêtir une peau de mouton. Dès le départ, les frères convers (ou coopérateurs aujourd’hui) n’avaient pas le même costume que les autres[3].

Dès les origines de l’Ordre, les frères portaient des vêtements de couleur claire. En effet, ils n’étaient pas tout à fait blancs, mais devaient être non teints et faits en laine ou de tissus grossiers. Ainsi, le but recherché était la pauvreté dans le vêtement par l’étoffe utilisée et l’économie du prix de la teinture[4]. La chape ne fut pas tout de suite de couleur noire, bien que l’on puisse avoir un tissu noir sans le teindre.

Concernant le passage du superpelliceum au scapulaire, de multiples histoires et explications parfois discordantes, plus ou moins miraculeuses, ont été avancées et relayées tout au long des siècles, notamment pour justifier ce changement[5]. Le récit de la guérison du frère Réginald d’Orléans par la Vierge Marie, qui lui remit ensuite l’habit, a été largement répandu. Par exemple, encore aujourd’hui, dans le Propre de l’Ordre des Prêcheurs, pour la mémoire du Bienheureux Réginald d’Orléans, le 12 février, à l’Office de lecture, un des textes est un extrait du Libellus de Jourdain de Saxe qui mentionne que la Vierge Marie «lui montra l’habit complet de l’Ordre[6]». En revanche, il est intéressant de noter que dans le Breviarum juxta ritum Sacri Ordinis Praedicatorum, pour le 12 février, une des lectures prévue évoque non seulement le fait que la Vierge Marie lui a montré toutes les parties de l’habit, mais aussi que les frères Prêcheurs devaient le revêtir[7]. D’autres auteurs ou artistes, comme Fra Angelico, remplacèrent le bienheureux Réginald par S. Dominique.

Extravagance et sobriété

Au fil des siècles, mais déjà quelques années après la mort de S. Dominique, l’habit dominicain va évoluer de façon non uniforme selon les lieux. Les principales modifications étant le capuce qui perd sa forme pointue, un scapulaire plus long, une tunique plus souple et une chape plus ample[8].

Aux XIVe et XVe siècles, d’autres changements importants vont survenir concernant le vêtement dominicain. Dès le XIVe siècle apparait l’usage, d’abord réprouvé, de détacher les capuces du scapulaire et de la chape[9]. De plus, les manches de la tunique vont devenir plus amples. Les frères Prêcheurs vont aussi porter un rosaire, parfois richement décoré, à leur ceinture. Ainsi, les vêtements perdent de leur sobriété, comme l’atteste aussi l’ajout de la traîne. Cela va aboutir au fait que l’habit dominicain devenu trop faste ne témoigne plus de la pauvreté. Ce problème sera évoqué à plusieurs reprises au sein même de l’Ordre, notamment au chapitre général de Milan en 1505[10].

Aujourd’hui, l’habit d’un frère Prêcheur tend à revenir à une plus grande simplicité. Par exemple, déjà à la fin du XIXe siècle, dans son écrit L’instruction des novices à l’usage des Frères Prêcheurs, le bienheureux Père Hyacinthe-Marie Cormier rappelait: «Ils [les novices] s’appliqueront à être toujours propres dans leurs habits; mais aussi ils éviteront toute affectation. (…) Il y aurait de l’affectation à changer continuellement d’habits, à les faire blanchir plus souvent que la communauté sans nécessité et sans permission; à rechercher ceux d’une étoffe ou d’une coupe particulières, à les avoir traînants, et à porter des chaussures trop luisantes.[11]»

De nos jours, pour des raisons de commodité et de coût, l’habit est généralement fabriqué en synthétique et non plus en laine. Au numéro 50, le Livre des Constitutions et Ordinations des frères de l’Ordre des Prêcheurs indique les normes actuelles: «L’habit de l’Ordre se compose d’une tunique blanche avec un scapulaire et un capuce blancs, avec une chape et un capuce noirs ainsi que d’une ceinture de cuir avec un rosaire (cf. appendice n° 3).[12]» Cet appendice n° 3 précise les mesures et les formes que doivent avoir la tunique, la chape et le scapulaire.

En guise de conclusion, nous pouvons rappeler le numéro 40 des mêmes Constitutions qui désigne l’habit religieux comme un des éléments facilitant la réalisation fidèle de l’observance régulière.[print-me]


Sophie Duriaux, est assistante diplômée à la faculté de Théologie de l’Université de Fribourg.

 


Pour aller plus loin:

– FERRUA, Valerio, «L’habit des Frères prêcheurs. Jalons pour une histoire», dans Les Dominicains en France devant la Réforme 1520-1563, Mémoire dominicaine n°12, Paris, Cerf, 1998, pp. 143-183.

– SIEGWART, Joseph, «Origine et symbolisme de l’habit blanc des Dominicains», dans Symboles dominicains, Mémoire dominicaine n°29, Paris, Cerf, 2012, pp. 47-82.

Précisons que ce dernier auteur, décédé en 2011, était un dominicain suisse, chargé d’une chaire d’histoire de l’Eglise à l’Univcersité de Fribourg. L’article de cet historien auquel on fait référence plus haut est une reprise dans Mémoire dominicaine d’un article original paru d’abord dans «Vie Dominicaine» 21, 1962, p. 83-128. Ce périodiqe, aujourd’hui disparu, de la Province suisse des Dominicains fut finalement intégré à la revue «Sources».

[1] FERRUA, Valerio, «L’habit des Frères prêcheurs. Jalons pour une histoire», dans Les Dominicains en France devant la Réforme 1520-1563, Mémoire dominicaine n°12, Paris, Cerf, 1998, pp. 143-144.

[2] Pour des précisions sur l’habit aux origines de l’Ordre: Ibid., p. 151.

[3] SIEGWART, Joseph, «Origine et symbolisme de l’habit blanc des Dominicains», dans Symboles dominicains, Mémoire dominicaine n°29, Paris, Cerf, 2012, p. 47.

[4] Ibid., pp. 49-50.

[5] Pour les différents récits concernant l’apparition de la Vierge Marie à Réginald d’Orléans, leurs interprétations et leurs évolutions, cf. la note 11 pp. 741-742 de: DUVAL, André, «La dévotion mariale dans l’Ordre des frères Prêcheurs», dans Maria, T. 2, Paris, Beauchesne, 1952, pp. 737-782.

[6] Citation de: Propre de l’Ordre des Prêcheurs. III. Liturgie des Heures, Sanctoral, édition typique en langue française adaptée de l’édition latine, et approuvée par le Rme Père Vincent de Couesnongle Maître de l’Ordre, Provinces dominicaines francophones, 1990, p. 56.

[7] Breviarum juxta ritum Sacri Ordinis Praedicatorum, apostolica auctoritate approbatum Reverendissimi Patris Fratris Hyacinthi Mariae Cormier ejusdem Ordinis Magistri generalis jussu recognitum et editum, Pars prior, Romae, in Hospitio Reverendissimi Magistri Ordinis, 1909, p. 904.

[8] FERRUA, V., «L’habit des Frères prêcheurs. Jalons pour une histoire», op. cit., p. 156.

[9] KAEPPELI, Thomas, «Fragment d’Ordinationes d’un maître général dominicain (c. 1355-65)», dans Archivum Fratrum Praedicatorum, Vol. 24, Roma, Istituto storico domenicano di S. Sabina, 1954, pp. 287-291.

[10] FERRUA, V., «L’habit des Frères prêcheurs. Jalons pour une histoire», op. cit., p. 156

[11] Citation de: CORMIER, Hyacinthe-Marie, L’instruction des novices à l’usage des Frères Prêcheurs, Paris, Poussielgue, 19052, p. 191.

[12] Citation de: Livre des Constitutions et Ordinations des frères de l’Ordre des Prêcheurs, édité par ordre du Frère Carlos Alfonso Azpiroz Costa Maître de l’Ordre, Curie Généralice de l’Ordre des Prêcheurs, Santa Sabina, Rome, 2013, n° 50, pp. 85-86. Consulté sur le site internet www.op.org, le 30 octobre 2017. http://www.op.org/sites/www.op.org/files/public/documents/fichier/lcolatin-francais2013.pdf.

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Le vêtement, vecteur de rencontres https://www.revue-sources.org/vetement-vecteur-de-rencontres/ https://www.revue-sources.org/vetement-vecteur-de-rencontres/#comments Wed, 29 Nov 2017 22:27:56 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2446 Valérie Progin est couturière à Fribourg. Elle raconte sa passion du vêtement. Prolongement de l’identité, il permet de s’assumer soi-même et d’assumer le regard de l’autre, selon elle. Un reportage d’Andrea Wassmer.

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Prise d’habit et prise de tête https://www.revue-sources.org/prise-dhabit-prise-de-tete/ https://www.revue-sources.org/prise-dhabit-prise-de-tete/#respond Wed, 29 Nov 2017 22:25:32 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2450 Cet article a une histoire. Des novices dominicains français ont interrogé un jour leur Provincial, le frère Jean-Paul Vesco, en l’occurrence: «Pourquoi nous remettre l’habit dominicain, si nous n’avons pas le droit de le porter à l’extérieur du couvent?»

En effet, à cette époque, c’était la règle habituelle. Les novices voulaient savoir si une décision officielle avait imposé ce comportement. «Aucune décision», fut la réponse du Provincial, mais une coutume devenue avec le temps comme un dogme.

La question des novices était motivée par le fait que pour leur génération la soit-disante théologie de l’enfouissement n’avait plus aucun sens, surtout dans une société en recherche de signes et de symboles. Dans une société où il faut accueillir chacun dans sa diversité, le fait de ne pas avoir le droit d’apparaître pour ce qu’ils étaient était insupportable ou du moins incompréhensible à ces novices. L’édito du Provincial fut une belle surprise. Il donnait à chacun la liberté de porter ou de ne pas porter l’habit à l’extérieur, sans en faire un marqueur identitaire.

 Pierre-André Mauduit op

[print-me]Lorsque l’habit m’a été remis au début du noviciat, il m’a été difficile de me sentir limité dans mon envie de le porter. Lors du passage du Maître de l’Ordre à Strasbourg à l’occasion de la visite canonique de la Province, je me suis ouvert à lui de cette difficulté. Le frère Timothy a conclu l’entretien en me faisant cette recommandation: «N’aie pas peur des peurs de tes frères!». Cette formule m’a souvent accompagné, pas seulement à propos du port de l’habit, et pas seulement à l’intérieur de l’Ordre.

Assez rapidement, la question du port de l’habit n’a plus vraiment été d’actualité, d’autant que je ne l’ai pas porté pendant huit ans sans que cela me pose le moindre problème. En Algérie, vouloir porter l’habit n’aurait eu aucun sens, il aurait dit le contraire de ce que nous voulions signifier.

Le moment est peut-être venu d’aller au bout de cette liberté dans le port de l’habit.

Mais voilà qu’une quinzaine d’années plus tard, je découvre que des frères expriment les mêmes difficultés, les mêmes incompréhensions, avec les mêmes mots. Cela signifie que la question du port de l’habit n’est pas anodine et n’a pas été totalement réglée par notre pratique commune actuelle qui veut que l’habit soit porté librement à l’intérieur des couvents, mais ne soit généralement pas porté à l’extérieur, sauf raison de ministère.

Nos frères aînés ont traversé une période de rupture considérable dans la société et dans l’Église. Nous sommes les héritiers de ces frères, de ceux qui sont restés et aussi peut-être de ceux qui sont partis. L’habit leur est apparu comme pouvant être parfois un obstacle à une présence apostolique au monde, et sans doute avaient-ils largement raison. Les temps ont changé, mais que nous le voulions ou pas, l’habit que nous avons reçu n’est plus tout à fait le même que celui qu’ils ont reçu. La différence est qu’il nous revient à présent chaque jour de choisir de le porter ou de ne pas le porter.

Ce choix ne simplifie pas la vie et nous fait sans cesse courir le risque de l’inconfort d’avoir à «changer de peau». L’inconfort aussi d’avoir à affronter le regard et les questions de personnes qui ont du mal à nous voir tantôt en «moine» et tantôt en homme devenu trop «normal» à leur goût. Mais ce choix est aussi une chance. La chance de pouvoir entrer en relation de la manière la plus appropriée en fonction des lieux et des personnes, et donc aussi d’avoir le souci de s’ajuster à l’autre. La chance également de ne pas se laisser enfermer, par les autres ou par soi-même, dans une image aussi belle soit-elle.

L’essentiel: la qualité de la vie intérieure

Ce qui est vrai pour notre Province l’est aussi pour l’Ordre tout entier, avec des nuances selon les Provinces. Pour l’ensemble de l’Ordre, notre habit n’est pas seulement un habit de chœur, mais il n’est pas non plus notre seul habit de vie. Il est fondamentalement au service de la prédication, c’est-à-dire aussi de la relation. Et la relation nécessite un langage qui s’écrit avec le subtil alphabet des connivences et des différences, pas les unes sans les autres.

Aujourd’hui, certains d’entre nous ne portent presque jamais l’habit, et c’est très bien. Certains d’entre nous le portent presque toujours, et c’est très bien. La plupart d’entre nous le portent en fonction des lieux et des circonstances, et c’est très bien. Il serait bien présomptueux de déduire l’attachement d’un frère à l’habit de la seule fréquence avec laquelle il le porte.

Au fond, ce n’est pas tant le fait de porter l’habit qui compte mais la manière de le porter, et ce que l’on entend signifier. Si l’habit est signe d’humilité, d’une vie simple, unifiée, fraternelle et vraiment donnée à tous, il sera un témoignage qui parle à notre temps. S’il manifeste au contraire une volonté de rupture avec la société, de séparation, de supériorité, ou s’il est plaqué sur une vie personnelle qui ne lui ressemble pas, il mettra en échec la relation sans laquelle il n’est pas de témoignage possible, sauf un contre témoignage. Peu importe que l’on porte l’habit ou pas, l’essentiel est que la qualité de notre vie intérieure nous fasse porter l’habit comme ne le portant pas, et ne pas porter l’habit comme le portant.

Le pari de la liberté

Le moment est peut-être venu d’aller au bout de cette liberté dans le port de l’habit. Puisque selon nos constitutions il revient au prieur provincial de déterminer les règles du port de l’habit (lco n°51), il me semble possible de faire le pari de la liberté et je déclare que pour les frères de la Province le port de l’habit (blanc et noir) est libre à l’extérieur du couvent comme à l’intérieur.

Cette décision n’est pas une incitation à davantage porter l’habit, mais une invitation à se déterminer plus librement en fonction des circonstances. Cette liberté requérant un apprentissage, comme tous les autres aspects de notre vie dominicaine, elle est soumise à la régulation des pères maîtres pour ce qui concerne les frères novices et étudiants. Et dès lors qu’elle nous engage collectivement, elle entre naturellement dans le champ du dialogue entre chaque frère et son prieur conventuel.[print-me]


Avant de devenir évêque d’Oran, le frère Jean-Paul Vesco fut provincial de la province dominicaine de France. Nous reproduisons un éditorial signé de sa main paru dans le bulletin dominicain «Prêcheurs» de juin 2012.

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Comment m’habiller pour être moins « nu », se demande l’adolescent? https://www.revue-sources.org/mhabiller-etre-nu-se-demande-ladolescent/ https://www.revue-sources.org/mhabiller-etre-nu-se-demande-ladolescent/#respond Wed, 29 Nov 2017 22:20:24 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2454 [print-me]La jeunesse actuelle n’est pas si différente de la génération qui la précède par rapport aux vêtements. De grâce, ne la lui gâchons pas pour une affaire de fringues!

Françoise Dolto a comparé l’adolescent au homard condamné à sortir de sa carapace devenue trop petite. Lorsqu’ils vont en chercher une plus grande, les deux sont nus, vulnérables. Ils le savent, le sentent. Je ne connais pas la psychologie du homard mais je sais que l’adolescent, dans cette phase de fragilité angoissante, hésite entre se montrer agressif ou s’arranger pour être invisible.

Qu’il parle fort ou qu’il se replie sur lui-même, il est seul pour vivre sa mue. Il ne sait pas ce qu’il veut mais le veut à tout prix. Ses parents doivent le laisser vivre cette étape et la voir comme une preuve qu’ils ont rempli leur contrat, qu’ils ont transmit des repères suffisamment souples pour que leur enfant ose changer au moment où il étouffe dans la carapace qui pourtant lui avait convenu jusque là et il s’en étonne.

A tous les âges de la vie, l’appartenance à un groupe implique un alignement sur un certain nombre de critères.

Les parents qui s’en indignent risquent de provoquer l’explosion/rébellion ou l’implosion/dépression. En réalité pour l’ado comme pour ses parents, il n’y a pas d’autres choix que d’accepter cette étape de vie.

Si l’adolescent sent qu’il doit impérativement se déshabiller de sa carapace devenue trop petite, il ignore par contre quand il en trouvera une à la bonne taille, si elle lui conviendra, si elle plaira à ceux qui l’aiment et qu’il aime, si elle lui permettra de s’intégrer à un monde dont il découvre l’immensité.

La passerelle précieuse entre la famille et le monde à découvrir ce sont les potes: les copains et copines qui vivent la même chose, pataugent dans les mêmes enthousiasmes mêlés d’angoisses, dans la coexistence sidérante du meilleur avec le pire qui se révèle parfois brutalement; le choc peut aller jusqu’à de ne plus savoir distinguer le vrai du faux, le réel du virtuel, le possible du fantasme.

Il ne peut même plus s’appuyer sur ce qu’il avait découvert de la personne dont il était le plus proche: lui-même, parce que physiquement il ne se reconnaît plus, a des pulsions nouvelles douteuses, des ressentis confus plus ou moins partageables. Alors sur quoi peut-il s’appuyer pour rester confiant en un avenir si complexe qu’il lui faudrait d’abord avoir confiance en lui-même ? Comment peut-il s’estimer suffisamment pour ne pas avoir peur?

Quatre facteurs de l’estime de soi

Les quatre principaux facteurs qui lui permettent de fonder son estime de soi sont dans l’ordre: la qualité de la relation avec ses parents, la perception qu’il a de ses réussites et de ses échecs, l’écart qu’il met entre ces perceptions et l’idéal de lui qu’il s’était construit, et enfin son intériorisation des jugements d’autrui.

Une autre étude récente de l’Insee montre que les éléments signalés le plus souvent par les jeunes de 12 à 17 ans comme les plus stigmatisants dans leur vie sociale, qu’ils vivent comme «portant atteinte à leurs droits et à leur dignité» sont

1/ la corpulence et la taille,
2/ la façon de s’habiller,
3/ la façon de parler,
4/ la consonance de leur nom et de leur prénom.

A noter qu’une réussite scolaire, même manifeste, n’améliore pas leur estime de soi s’ils se jugent «non-attirants» pour l’une ou l’autre des raisons ci-dessus. Il faut donc que l’adolescent mène de front le travail scolaire, alors que sa concentration est perturbée par son émotionnel, et la construction de sa personnalité apparente sous le regard de tous les autres: des parents qui ont leurs exigences, des potes qui ont une capacité de moquerie redoutable, des modes qui fixent des critères. C’est là que l’habillement prend une place importante et détient un pouvoir démesuré : celui de rendre ridicule ou admirable.

L’habit intègre et exclue

Parce que le rapport de l’ado aux vêtements est important et plus analysé qu’autrefois, certaines études stigmatisent tout à la fois l’époque qui donne trop de place à la mode et le manque de maturité de la jeunesse actuelle qui lui accorderait plus d’importance que jamais.

Est-ce juste? Je ne pense pas. L’apparence vestimentaire a toujours visé à traduire le sexe, l’âge et la classe sociale. Concernant le sexe, même dans l’antiquité quand les grecs et les romains portaient tous des toges, le plissé et le tissus étaient différents pour les hommes et les femmes.

Concernant la représentation de l’âge, depuis bien longtemps les enfants n’ont pas la même garde robe que leurs parents qui n’ont pas la même que leurs propres parents, vivants ou non.

Quant à la classe sociale, le banquier ne porte pas une casquette à l’envers ni l’agricultrice un tailleur pied de poule. L’affirmation de l’appartenance à un groupe d’âge ou social via le vêtement a toujours existé. Est-ce qu’il peut contribuer à traduire clairement la personnalité? Pas totalement; il est difficile de différencier par le seul habillement un homme honnête d’un escroc, un introverti d’un extraverti, un calme d’un angoissé. Mais une personne pudique ne s’habille pas comme une personne érotique, un maniaque comme un décontracté, une sportive comme une BCBG etc.

Alors comment nier que le vêtement a toujours permis à l’individu, adolescent compris, de se »montrer plus pour s’intégrer mieux », même si en même temps l’habit peut être facteur d’exclusion? Une exclusion qui peut être extrêmement cruelle et laisser des séquelles narcissiques profondes, parfois indélébiles.

Les marques et les looks à la mode

Les marques publicitaires ont tout fait pour associer leurs produits à des qualités que seraient supposés avoir ceux qui les portent. Certes on peut dénoncer cet amalgame qui rend certains adolescents plus dépendants qu’originaux, mais leur jeter cette critique à la figure est aussi inutile que faux: dire à celui qui est tellement heureux de ses «chères» chaussures de sport: «tu manques d’originalité et tu te fais manipuler»,c’est ignorer que grâce à elles il appartient à une bande, s’identifie aux autres membres, sait qu’il ne court pas le risque d’être rejeté pour cause «de pompes nulles».

Parce qu’il est reconnu comme visuellement intégrable à la bande, il accède à la possibilité de se singulariser par d’autres signes extérieurs de personnalité, par ses qualités propres. Pourquoi trouver cela surprenant et spécifique à cette tranche d’âge: un candidat enseignant se présente-t-il en bermuda? Une assistante de paroisse postule-t-elle en mini-jupe? A tous les âges de la vie, l’appartenance à un groupe implique un alignement sur un certain nombre de critères, dont l’habillement. A défaut de les suivre, il y a des sanctions. Pour les adolescents aussi.

Au delà des diktats des marques, il y a de nombreux looks à la mode: hip Hop, techtonick, sportif, gothique, ethnique, root, Lolita, punk ou Teuffeur etc, qui donnent à chaque ado la possibilité de faire le choix qui lui convient, représentatif de sa personnalité provisoire.

Si on ne peut nier que le vêtement aide chacun à montrer qui il est et la place qu’il occupe ou vise dans la société, il n’y a rien d’étonnant à ce que le choix de l’apparence par le vêtement soit plus importante encore pour un adolescent en recherche d’assurance, d’appartenance, de personnalité. Cette quête n’est pas à ridiculiser mais à accompagner en posant les justes limites objectives, financières et de décence essentiellement.

La jeunesse actuelle n’est pas si différente de la précédente dans son rapport au vêtement. L’importance que lui accorde l’adolescent passera, peut-être. Sa jeunesse sûrement: ne la lui gâchons pas pour des fringues auxquelles nous attacherions trop d’importance, sous prétexte qu’il leur attache trop d’importance.[print-me]


Dominique Contardo est psychopraticienne à Annemasse (France). Très intéressée par le comportement des adolescents, elle tient une chronique régulière dans l’«Echo Magazine»,L’Hebdomadaire chrétien des familles, qui paraît à Genève.

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