Tibhirine 20 ans après – Revue Sources https://www.revue-sources.org Tue, 20 Dec 2016 15:50:43 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Fruits d’Algérie et d’ici https://www.revue-sources.org/fruits-dalgerie-dici/ https://www.revue-sources.org/fruits-dalgerie-dici/#respond Wed, 14 Dec 2016 11:11:57 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1635 [print-me]Tibhirine, 20 ans après… La semaine interdisciplinaire organisée chaque année par les étudiants de la faculté francophone de théologie de l’Université de Fribourg promettait par son menu. La rencontre a dépassé les attentes.

Le 12 octobre 2015, l’assemblée des étudiants choisissait de répondre à l’invitation à célébrer le 20ème anniversaire de la mort des moines de Tibhirine et d’en faire son thème 2016. Quatre étudiants1 se sont montrés intéressés pour l’organiser et l’aventure a commencé. Des rencontres pour se connaître, évoquer des thèmes, des intervenants, construire une dynamique. L’Esprit a soufflé. La plupart des intervenants sollicités ont répondu présent avec enthousiasme. Une passion qui s’est sentie de manière palpable dans tous les moments de la semaine. Le coeur, l’âme et l’esprit ont été saisis par l’événement. Comme les prolongements d’un pèlerinage de quelques jours sur place pour y recueillir la grâce non d’un lieu, mais d’un symbole.

Les trois demi journées de colloque inaugural2, ont été suivies de trois jours d’approfondissement destinés à permettre à chacun d’entendre ce que l’Esprit dit aux Eglises aujourd’hui.

La semaine s’est ouverte par l’invitation de celui qui a été le pasteur de cette Eglise meurtrie, Mgr Teissier: «Il s’agit de comprendre la nature de cette relation christique entre les chrétiens et les musulmans. Pourquoi ne sont-ils pas partis

La croix dessine l’espace du disciple et donne rendez-vous à toute l’Eglise pour recevoir la vie qui s’en écoule.

Peut-être que cette semaine nous a donné des raisons de persévérer dans cette foi qui a tellement saisi la petite Eglise d’Algérie au chevet d’un peuple en proie à la violence fratricide.

C’est donc par la porte de l’évocation de l’itinéraire de trois des frères par leurs proches que nous avons commencé l’exode intérieur auquel l’histoire nous convoque pour regarder l’horizon que Dieu ouvre à toute vie qui l’accueille résolument.

Frère Paul, qui par sa spiritualité ancrée dans le quotidien, dessine une mystique simple et souligne par son témoignage la nécessité d’une vie engagée dans la rencontre pour vivre le dialogue.

Frère Luc est celui des frères dont l’interprète a tellement touché dans le film « Des hommes et des dieux ». La miséricorde est au coeur de son expérience de Dieu. Il en est devenu le visage pour tous ces algériens qui sont venus se faire soigner.

Frère Christian a frappé quant à lui par sa spiritualité de «tout jour». Loin d’être cet intellectuel que l’on dépeint souvent, frère Christian invite à travers ses écrits à ce que l’on pourrait appeler une ascèse de l’espérance: s’efforcer de voir l’autre en toutes circonstances avec les yeux de Dieu.

Ces trois témoins et tous leurs compagnons nous font signe aujourd’hui. N’auraient-ils pas accompli cette adoration en acte et en vérité dont le Christ parlait à la samaritaine? Une liturgie vraie qui n’élude rien, mais embrasse la fragilité de chacun pour l’emmener dans un au-delà de la peur, vers un jaillissement de vie.

Ne serait-elle pas la poésie véritable, celle qui remplit les mots dits de l’Evangile? Celle qui les rend audibles et crédibles? La chair du disciple sait qu’il lui faut prendre le même chemin que celui du Christ. «Je ne vous appelle plus serviteurs, mais amis.» Entrer en amitié avec le Christ, c’est entrer en amitié avec ceux qu’il aime. Le poème n’est plus pour la page mais pour le réel qui l’appelle. La croix physique est bien le centre de tout. Elle dessine l’espace du disciple et donne rendez-vous à toute l’Eglise pour recevoir la vie qui s’en écoule. Recueillir et offrir sont les deux gestes appris un soir de Cène et qui nous a fait chavirer dans le sabbat authentique du don à recevoir et à redonner sans le retenir. Un lâcher prise, une pauvreté: une nudité. Plus d’esthétique: « il n’avait plus figure humaine ». Mais une présence indélébile à toute défiguration. Une promesse pourtant sourd, une transfiguration a lieu dans le coeur du croyant, de tout croyant. Je crois en la vie. Et toi dit Jésus? Seras-tu assez pauvre pour héberger cette vie qui demande hospitalité? Seras-tu assez riche pour en disposer et lui donner lieu dans l’entre-deux de la relation?

Ne disons pas que l’amour, l’amitié, la paix n’existent pas. Les frères de Tibhirine nous ont rappelé qu’il suffit de les faire émerger. Au milieu du bruit et des contradictions, de la violence et du mensonge, ils ont su, comme Saint François et tant d’autres injecter ce qui manquait tant à cette terre et à leurs frères.

Méditons la question, brûlante d’exigence, que posait Christian de Chergé: « Certitude que Dieu aime les Algériens, et qu’il a sans doute choisi de le leur prouver en leur donnant nos vies. Alors, les aimons-nous vraiment? Les aimons-nous assez? Minute de vérité pour chacun, et lourde responsabilité en ces temps où nos amis se sentent si peu aimés. Lentement, chacun apprend à intégrer la mort dans ce don, et avec elle toutes les autres conditions de ce ministère du vivre ensemble qui est exigence de gratuité totale. À certains jours, tout cela paraît peu raisonnable. Aussi peu raisonnable que de se faire moine.» (F.Christian, Lettre circulaire de la communauté, 1995)

Serons-nous nous aussi au rendez-vous de toutes ces fractures que nous rencontrons autour de nous? Saurons-nous rejoindre ou être rejoints par le souffle de ces frères? Saurons-nous libérer le don de toutes ses entraves, à commencer par nous? Saurons-nous reconnaître le don de Dieu dans chaque personne? C’est une tâche dessinée par une Eglise en visitation. Eglise en sortie dirait le pape François.

Alors nous pourrons devenir témoins. Au sens fort. Attester de la dignité de chacun au nom de notre foi en la vie, nous dégager de toute conception décharnée de l’homme, pour retrouver le chemin humble d’une vérité déposée au devant de nous par celui qui nous précède en tout.

L’ouverture à l’autre est constitutive de mon identité.

Ce témoignage-là est une respiration. Témoins du don, en soi et en l’autre: martyrs de la charité. Témoins d’une violence qui n’accusent pas: martyrs de l’innocence. Témoins qui surmontent la peur et le mutisme pour tout remettre à Dieu: martyrs de l’espérance. Témoins de l’absolu qui nourrit la communauté: martyrs du Saint Esprit.

Ce témoignage-là n’est pas à sens unique. Pas de témoin sans altérité qui le reçoit, qui le suscite et le façonne. Il ne provient pas de nulle part. Il lui faut une terre d’accueil. Terre native, élective, ou terre d’exil, le témoin est celui qui prend au sérieux ce qui le fait vivre en profondeur. Cela l’amène à également prendre au sérieux ce qui fait vivre ceux qu’il croise sur son chemin. C’est tout un, dans une recherche dont l’axe vital est la vérité. Et c’est alors se rendre compte que l’autre me révèle qui je suis. La relation à l’autre me dévoile. L’identité est l’enjeu de la relation véritable. L’ouverture à l’autre est constitutive de mon identité. Du coup, entrer en relation, c’est se trouver immédiatement sous le signe de l’exode et d’une terre promise où ce qui était étrange, différent, revêt le sens d’une communion. Credo fondateur qui force le regard et où la foi de l’autre devient signifiante et interpellante pour la mienne.

Ce déplacement extrait de toute main mise sur le dialogue, voire appelle à quitter toute mise en scène de la diversité par exemple dans le dialogue interreligieux.

Peut-on dire dès lors que le dialogue auquel nous nous sentons convoqués par un impératif existentiel et religieux ne peut exister que si chacun des partenaires perçoit l’enjeu à cette profondeur? Comment demeurer dans cette exigence d’une désappropriation radicale de soi, et dans l’intégration positive et créative de tout autre dans mon environnement comme une bonne nouvelle pour ma vie et ma foi? Cette disposition ne serait-elle pas l’humilité? Humilité d’une écoute mutuelle, de la réception ensemble d’une révélation commune?

Ne serait-ce pas à ce dépouillement que l’Eglise se trouve aujourd’hui appelée pour «communier aux eaux souterraines de la grâce»? Plus encore, être présente à toutes les fractures pour inlassablement offrir le regard de l’espérance.

Cette décision passe par le coeur de l’apôtre. A l’instar de Paul de Tarse et de son chemin de retournement, il s’agit de se laisser envahir par le Christ, et de se laisser retourner par lui pour devenir un artisan de communion, plein d’autorité et d’humilité. Expérience poétique au sens fort… La prise de parole apparaît alors comme l’épiphanie, la trace d’un don crucial. La parole est le medium de la relation, la prise au sérieux de l’existence de l’autre, et l’édification d’un nous qui se bâtit par consentement mutuel. Les mots deviennent le véhicule d’une foi en un avenir commun. Ils sont ces mots qui accueillent, hébergent et ouvrent un espace et un temps avec tous ses possibles. Et si la parole s’imposait? Comme force. Comme silence. Comme labeur. Comme espérance. Comme don…

C’est peut-être ce que les pères du désert ont expérimenté: le don d’une parole qui écoute, ou que l’écoute précède. Une parole née du silence qui l’a entourée depuis la nuit des temps. Dieu est silence avant d’être Verbe fait chair. Le silence appelle la parole. Elle lui succède. Elle le transfigure. Pour autant, il l’excède. Le silence est ce qui advient quand la parole est dépassée par un savoir qui lui vient de plus loin et qui va plus loin. Pour écouter, il faut se taire. Pour parler, il faut se taire. Invitation nous est donc lancée à habiter davantage ce silence de la parole qui traverse toute la Bible pour laisser naître le témoignage que le monde attend. [print-me]


Marie-Dominique Minassian est membre de l’équipe de direction du Centre Catholique Romand de Formations en Eglise (CCRFE) et doyenne de l’Institut romande de Formation aux Ministères (IFM). Elle est également membre du comité de rédaction de la revue Sources

 


1Michaël Curti, Valendtin Roduit et les frères dominicains Charles Desjobert et Grégoire Laurent-Huyghues-Beaufond.

2Actes du colloque à paraître aux éditions Parole et silence en 2017.

 

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Le récit de vie: un chemin à la rencontre de l’autre https://www.revue-sources.org/recit-de-vie-chemin-a-rencontre-de-lautre/ https://www.revue-sources.org/recit-de-vie-chemin-a-rencontre-de-lautre/#respond Wed, 14 Dec 2016 10:59:10 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1639 [print-me]«Dis leur, à tous ces hommes de prière venus du monde entier, que partout où ils sont, il leur faut être attentifs à tous les autres chercheurs de Dieu, quels qu’ils soient, pour faire avec eux, ce que nous faisons ici ensemble, un petit bout de chemin vers Dieu et vers l’homme…»
Christian de Chergé in C. Ray, ed 2010, p.163-164

Ce n’est pas réservé aux moines et aux moniales: nous sommes tous appelés à donner notre vie dans le détail de nos journées, en famille, au travail, dans la société, au service de la «maison commune» et du bien de tous».
François, le 2 janvier 2016, préface du pape François à «Tibhirine, l’héritage», Bayard (2016)

En préambule

J’aimerais commencer par exprimer ma gratitude pour cette invitation qui m’a été faite, où je me sens également sollicitée à témoigner de mon cheminement, toujours en quête, en recherche vers cet Autre, qu’on nomme Dieu, Christ, Mahomet, Bouddha …ou Autre.

Je tiens à remercier chaleureusement le comité d’organisation et tout spécialement frère Grégoire Laurent Huyghues Beaufond ainsi que les recueilleuses et recueilleurs de récits de vie, tout comme les pionniers des histoires de vie en formation, qui font que je «prends cette parole» qui m’est donnée. Enfin, j’aimerais aussi adresser mes remerciements aux frères et sœurs en humanité, de la plaine, des montagnes, d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui…

Outre ma gratitude, je dois encore ajouter des excuses, anticipées. En effet, venant d’ailleurs et d’ailleurs que l’ailleurs, n’étant ni théologienne, ni pratiquante, j’emploie une langue qui peut sembler la même, mais je sais par avance combien, les mêmes mots n’ont pas le même sens et combien on peut créer des malentendus, voire «choquer». C’est le défi que je relève en souhaitant que ce soit «l’illustration» d’une rencontre comme celle recherchée par les moines de Tibhirine.

«Chrétiens et Musulmans, nous avons un besoin urgent d’entrer dans la miséricorde mutuelle… Cet exode vers l’autre ne saurait nous détourner de la Terre Promise, s’il est bien vrai que nos chemins convergent quand une même soif nous attire au même puits. Pouvons-nous nous abreuver mutuellement? C’est au goût de l’eau qu’on en juge. La véritable eau vive est celle que nul ne peut faire jaillir, ni contenir. Le monde serait moins désert si nous pouvions nous reconnaître une vocation commune, celle de multiplier au passage les fontaines de miséricorde»(« L’invincible Espérance », Christiande Chergé, 1997, Bayard Editions, p.73-74).

J’aimerais ajouter combien je me reconnais dans cet appel à célébrer, 20 ans après, les moines de Tibhirine. Tout spécialement en ces temps de violences religieuses, en quête d’une rencontre vraie, portée par cette invincible espérance initiée et nommée ainsi par Christian de Chergé, l’homme de prière, l’homme du dialogue interreligieux et l’homme mort en ayant pardonné à l’avance à ses bourreaux.

Ecrire, ce sera « transfigurer toutes choses » pour les faire passer de la « précarité à la permanence »

Pour en revenir aux deux citations en exergue; Dis-leur… (prendre la parole) / C’est par leur vie (le récit de vie versus l’histoire de vie), je vois ici une invitation à articuler et à nous relier à ce que furent les moines de Tibhirine dans leur quotidien et à ce que nous en faisons ou en disons aujourd’hui. Comment allons-nous célébrer 20 ans après, comment allons-nous vivre le temps de la mémoire pour nous souvenir et entretenir la parole? Comment allons-nous ouvrir cette parole au vécu d’aujourd’hui pour la continuer, la prolonger et la porter vers un «advenir»[1]? De fait, il s’agit de s’inscrire dans une parole, donnée, reçue, où il nous faut éviter de nous enfermer et nous figer pour, au contraire, faire de la parole reçue l’espace d’une rencontre toujours vivante.

Ainsi donc, ces deux citations en exergue soutiennent ma réflexion et le message que j’aimerais faire passer dans cette communication. A noter, et cela n’est pas anodin, que l’intention que j’ai pu formuler le 27 octobre 2016 à Fribourg, dans la salle Rossier, devient atemporelle et sans spatialité, quand la parole est écrite et publiée. Le temps et l’espace deviennent alors spécifiquement celui du lecteur, où qu’il soit, au moment où il lit. La remarque mérite d’être faite, car il en est ainsi des paroles et des actes des moines que j’ai pu lire et auxquels je me réfère. Le fameux testament de C. de Chergé, rédigé en déc. 1993, soit 2 ans avant l’enlèvement tragique et la mort des 7 moines, est emblématique d’une écriture personnelle, intime, restée secrète jusqu’à l’ouverture de l’enveloppe par la famille et sa première diffusion dans le quotidien «la Croix» en mai 1996.

Depuis ce texte ne cesse d’être lu et relu, comme si nous y cherchions inlassablement une réponse à ce mystère d’un engagement allant jusqu’à donner sa vie «A Dieu et à ce pays».,

«De ce qu’ont vécu les moines de Tibhirine- et notamment les dernières années- nous savons beaucoup. Plusieurs d’entre eux ont laissé des traces de leur cheminement spirituel, qui n’étaient pas destiné à être lues par d’autres qu’eux-mêmes. Ces écrits personnels ne sont que plus forts et plus émouvants, forgés au plus intime de leur itinéraire monastique (…)» (Henning, 2016, p.19)

Au commencement

La question du commencement s’impose d’emblée dans cette prise de parole, qui s’inscrit 20 ans après pour rendre hommage aux 7 moines cisterciens de Tibhirine, enlevés puis assassinés le 21 mai 1996. Par où commencer? Ici? Maintenant? A Fribourg, dans cet ancrage helvétique qui appelle l’ouverture aux gens d’ailleurs étonnamment proches. Invitation à célébrer une date commémorative? Pour quelle mémoire? A quelles fins?

Là-bas à Tibhirine, il y a 20 ans? Avant l’enlèvement quand les moines de Tibhirine marquaient leur parti pris derester aux côtés de la population, de résister à la logique de la haine pour entrer dans une logique de la paix, de la fraternité?

Commencer par un «Nous»? Ce «nous» des sujets qui s’étonnent de se parler, en dehors des géographies et des histoires, pour relever ce formidable défi d’avoir à construire une communauté faite de toutes les singularités et les différences d’hier et d’aujourd’hui.

De fait, cette question du commencement est essentielle. Elle marque, avant même sa réponse, que toute prise de parole est marquée d’une posture épistémologique en lien avec une appartenance culturelle, sociale, spirituelle (Schmutz, 2010).

«Au commencement», tournure reprise des premiers mots de la Genèse, vise non le début du monde mais le commencement absolu. En grec «en archè», en latin «in principio» sont traduits en français par «au commencement». Il faut cependant souligner ici deux conceptions du monde, et donc du temps: les Grecs pensaient un monde éternel, sans commencement ni fin, tandis que pour les Chrétiens Dieu créa le monde, introduisant ainsi le commencement du temps.

Le débat des traducteurs, entre «origine» ou «commencement», manifeste cette dialectique entre origine (oriri)/éternel (surgissement, apparition subite, big-bang) et commencement (cum initium)/continuité (début dans la continuité). Ce sont deux façons de penser le monde et la création qui correspondent à deux modes originaux de s’inscrire dans l’Histoire. Cela correspond aussi à deux appréhensions des temporalités qu’on résumerait en disant que, pour les uns (Aristotéliciens) tout commence à zéro et est dominé par l’intrigue, la mise en ordre«poétique» avec la confiance accordée au pouvoir du récit, tandis que pour les autres, la mesure du temps, telle que l’homme l’a établie, est un instrument parant l’aporie conceptuelle du temps, une aporie augustinienne pour laquelle «la discordance ne cesse de démentir le vœu de concordance constitutif de l’animus» (Ricœur, 1983). Autrement dit, entre la mesure du temps et le temps vécu, seule l’expérience dite, racontée, rend compréhensible l’incompréhensible.

Comment l’homme se saisit de sa propre vie, de son expérience, de sa condition historique pour donner sens et forme à sa vie et trouver les conditions d’être-au-monde?

«Qu’est-ce donc que le temps? Si personne ne me pose la question, je sais; si quelqu’un pose la question et que je veuille expliquer, je ne sais plus.» (Saint Augustin, XI, 14, 17).

Ainsi selon H. Vulliez (2002, p.178) le prologue de la Genèse est une méditation sur l’origine et non une réponse à la question du commencement, invitant en cela à «faire l’expérience de soi, de la présence de soi à soi, à rendre son présent à soi». Cette expérience fondamentale (qui fonde), d’identité et de naissance, se fait grâce à la parole entendue, écoutée, interprétée dans une sorte de basculement de la non-existence à l’existence, instant où l’éternité devient tout à coup le temps, où la conscience prend conscience d’elle-même, où s’énonce le «je» qui, prononcé, fait saisir l’indicible de soi-même.

«Au commencement était le Verbe,
Et le Verbe était tourné vers Dieu,
Et le Verbe était Dieu. (…)
Et le Verbe s’est fait chair
Et il a habité parmi nous
Et nous avons vu sa gloire,
Cette gloire que, fils unique plein de grâce et de vérité,
Il tient du père.»

Prologue de l’ Evangile selon Saint Jean

Si j’ai choisi d’illustrer ma réflexion de cet extrait de l’évangile[2], qui plus est un prologue[3], c’est qu’il rassemble dans le même énoncé deux points majeurs: le commencement et l’incarnation.

Vulliez (2002) qualifie ce texte «d’hymne liturgique à la gloire du Verbe incarné» ou encore de «mouvement final d’une symphonie reprenant tous les thèmes». «Plus que tout autre texte, il est à faire entendre et résonner dans la tête et dans le cœur», dans la tête précise-t-il, pour en rechercher la compréhension intellectuelle, et dans le cœur, pour en savourer la musique et faire vibrer une écoute intérieure afin d’en percevoir La Parole au-delà des paroles.

Concernant cette question cruciale du commencement, j’aimerais faire référence à une entreprise majeure qui impliqua de nombreux historiens, intitulé et publié chez Gallimard «Essais d’égo histoire», (1987) dirigé par Pierre Nora, qu’on qualifia d’entreprise qui ne ressemble à aucune autre, en expliquant qu’il s’agissait d’une sorte d’enquête visant à demander aux historiens de se faire les historiens d’eux-mêmes. Formidable invitation à faire une histoire de sa vie et entreprise qui ne pouvait qu’intéresser les spécialistes des histoires de vie en formation, curieux de voir comment les historiens allaient appliquer à eux même une démarche qu’ils maitrisaient parfaitement pour d’autres. Autrement dit, qui est «le je» qui fait histoire? Parmi tous les historiens qui se sont prêtés au jeu (au «je»), la réponse de Chaunu est spécialement intéressante:

«Je suis historien parce que je suis le fils de la morte et que le mystère du temps me hante depuis l’enfance (…) J’ai cru longtemps que la mémoire servait à se souvenir, je sais maintenant qu’elle sert surtout à oublier (…) Au commencement était la mort, au commencement était l’oubli.» (C’est moi qui souligne)

Cette idée d’un commencement ancrée dans l’oubli a fait écho en moi lorsque je me suis souvenu avec tendresse et émotion des mots de ma fille, alors âgée de 4-5 ans, qui adorait comme tous les enfants que je lui raconte des histoires et spécialement que je raconte: «quand elle était bébé» jusqu’au jour où sa question me foudroya autant qu’elle m’émerveilla, me laissant par ailleurs sans réponse:

– Oui mais avant j’étais où?
– Avant ta naissance?

Et face à l’enfant, à sa question que je comprenais comme une perplexité de l’oubli dont nous étions tous envahis, tous aussi savants ou curieux que nous soyons… je me mis à inventer:

– Tu étais dans les étoiles, tout proche de la Lumière!

Les écritures de soi

Georges Gusdorf (1990 a et b) dans un ouvrage majeur ayant pour titre «Lignes de vie», en 2 tomes, rappelle que toutes les civilisations, en Orient, en Occident, en Afrique, etc. ont formulé «des liturgies» assurant la continuation de leur vie communautaire. Avant d’être écrits, les textes ont été élaborés, transmis par la tradition orale sous l’égide de dépositaires sacrés tels que prêtres, aèdes, prophètes, etc.

«Au commencement du commencement était le mythe, et les premières écritures furent des écritures saintes, évoquant avec autorité les grandes œuvres des dieux et les exploits des héros fondateurs de l’humanité» (Gusdorf, 1991, p. 95).

Si actuellement dans notre société, dite moderne, on constate une laïcisation et une déchristianisation de la pensée, Gusdorf[4] pensait que ce sont des effets de surface qui n’entament pas les structures profondes. Les héritiers puisent aux sources d’un double patrimoine que sont les Ecritures Saintes et les écritures de l’Antiquité classique (Homère).

«La Bible et Homère n’ont pas cessé, à travers les âges d’interpeller les hommes de culture, de susciter de leur part la révérence due aux révélations transcendantes, et de fournir des thèmes et des modèles à tous ceux qui se mirent à leur école.» (ibid., p.100).

Il existe une logique biologique de la croissance et du dépérissement, une logique historique des événements mais, selon notre auteur, cette logique ne porte pas sa justification dernière. L’homme étant un être de conscience, il se trouve face à cette énigme, ce mystère qu’il est pour lui-même, sujet en recherche de sens eschatologique[5], pris dans une démarche initiatique faisant de la vie son chemin de connaissance.

Dans l’ouvrage passionnant de M. Lani-Bayle (1997) L’histoire de vie généalogique, d’Œdipe à Hermés, qui relève, avec la métaphore de l’arbre généalogique, le transfert à la nature, au rameau, au tronc commun et renvoie au symbole de l’arbre cosmique, arbre de la Genèse reliant les trois mondes, terrestre, aérien, céleste. Selon cette auteure, la reconstruction généalogique est un «accouchement à rebours» ou un art d’accoucher de ceux qui nous ont engendrés.

A. de Peretti, en préface à cet ouvrage, qualifie lui aussi ce chemin labyrinthique d’une recherche de verticalité afin d’extraire nos existences de leur apparente platitude, pour retrouver l’arbre inversé, apprivoiser les ombres paradoxales, les ancêtres envahissants, s’accommoder des hiérarchies enchevêtrées, s’interroger sur les thèmes et légendes familiales qui ont scandé nos jeunesses et soutenus nos maturités. Dans une magnifique formule, il résume: «Nous nous échappons à nous-mêmes juste en nous rejoignant.» Tandis que Pineau en postface, toujours du même ouvrage, souligne « le message généalogique » des morts, comme une loi autre que génétique, qui nous détermine biologiquement. Selon Pineau, il s’agit d’aller dans cette pré-histoire, pour retrouver ses racines, faire revivre les ancêtres, les accoucher en s’accouchant, devenir système auto-poïétique.

Dans la mentalité hébraïque primitive comme dans celle de tous les peuples antiques, la parole et l’objet sont une seule et même chose, désignée par le même terme hébreu dâbâr.

«Une fois proféré, le verbe ne peut être repris et exerce son action. Ce pouvoir du mot donne sa force à la parole des prophètes […]. C’est sur ce pouvoir matériel des sons que repose toute la magie primitive, dans toutes les civilisations. Mais si Yahvé peut déléguer à certains hommes son pouvoir créateur, il ne s’agit pas d’une parole magique […].Au figuré seulement, on peut dire que le commencement de toute œuvre est la parole[6]. Le dessein précède l’action, mais ne la suscite pas.» (J.-C. Bologne, 1991, p. 254).

Contrairement à l’idée commune que l’être préexiste au langage, nous voudrions retrouver dans cette parabole divine, l’idée que le verbe/récit est au contraire «un prérequis existentiel» et souligner le fait qu’il ne puisse y avoir de savoirs autres qu’incarnés.

En outre, cette parabole[7] pose la question de l’humain dans sa dimension spirituelle. Le logos identifié, incarné en la personne du Christ, c’est encore la parole habitant l’homme comme une alliance intérieure entre humanité et divinité. La parole permettant à l’homme d’advenir, à la fois dans une naissance «en éternité» et dans le temps originel de son vécu.

Il va de soi alors, que si l’on conçoit le sujet de connaissance comme un être vivant, un être de chair, la connaissance elle-même ne peut jamais être «désincarnée», extérieure au sujet, ou simplement objective. Elle devient l’incarnation d’une subjectivité concrète, celle du sujet vivant, lequel ne se laisse pas décomposer en facultés séparées, ni morceler en compétences isolées.

La question devient alors de savoir comment tisser les liens entre expériences, récits, pensées? Comment dire ou écrire l’histoire d’une vie? A ce point de la réflexion, deux remarquess’imposent:

la dimension bios, de la vie implique l’expérience du vivant, expérience comprise dans des temporalités, des cycles ou des étapes, mais globalement comprise entre la naissance et la mort. L’expérience de vie est alors l’ouverture à un monde d’inconnu, aux abîmes questionnants de l’être en vie, de ce qu’est le soi, l’entrée dans la conscience de soi, le questionnement de l’origine et/ou de lacontinuité; d’où «je» viens puisque je ne me suis pas auto-engendré et comment «je» me constitue moi, de ce qui n’est pas moidans cette culture, cette société, ces temporalités, ces filiations auxquelles «j’» appartiens et qui me donnent l’espace de ma liberté[8] d’être? Comment je fais ma vie, je construis mon histoire, le sens que je lui donne qui est aussi le «sens que je donne à la mort».

La dimension de la parole, du Verbe, des mots, du signe comme étant au fondement d’une dynamique existentielle ouvrant des commencements, l’accès à l’historicité, aux temporalités platonicienne, augustinienne ou ricœurienne avec le concept de tiers-temps articulant et conjuguant temps biologique et temps cosmique. Cette parole fondatrice est toujours parole adressée à l’autre. A la conscience d’un soi, qu’exprime le «je» qui parle, répond, s’interpose l’autre qui écoute, entend, reçoit. C’est «l’être ensemble» qui se trouve engagé ici, très largement, d’un point de vue humain, «hétéropoïétique»[9] et dans sa dimension cosmique.

En lien avec les moins de Tibhirine, j’ai choisi trois exemples de récits de vie qui me permettent d’illustrer différentes postures:

– Christine Ray (1998) «Christian de Chergé. Une biographie spirituelle du prieur de Tibhirine»

Juste après l’annonce de la mort des moines de Tibhirine, le 21 mai 1996, la lecture du testament de Christian de Chergé fit choc, laissant entrevoir une personnalité spirituelle et une vocation hors du commun. Deux ans plus tard, Christine Ray a été la première à faire découvrir la vocation monastique singulière du prieur de Tibhirine. Il s’agit bien de la biographie d’un personnage qui a disparu et dont l’auteur-biographe reconstruit l’histoire à partir de documents, de relectures des œuvres et d’entretiens auprès de proches

– Frère Jean Pierre et Nicolas Ballet (2012) «L’esprit de Tibhirine»

En 1996, frère Jean-Pierre Schumacher échappait par miracle à l’enlèvement des moines de Tibhirine. Agé en 2012 de 92 ans, cet ancien Malgré-Nous originaire du Thionvillois est le dernier survivant du drame. Pierre Ballet, journaliste va aller à sa rencontre au monastère notre Dame de l’Atlas à Midelt (Maroc) et y effectuera 3 séjours en immersion complète entre avril 2011 et février 2012, puis un autre séjour en Algérie en juin 2012. La note en ouverture du livre explique la démarche de Pierre Ballet et surtout son souci d’être relu et approuvé «par ses interlocuteurs et par les intéressés»

«Ce projet est le seul a avoir reçu la pleine approbation de notre Dame de l’Atlas à Midelt pour être publié du vivant de père Jean Pierre, démarche exceptionnelle chez des moines trappistes.»

En incipit:

«J’ai pressé sur le bouton de la sonnette. Quelques minutes plus tard, j’entends des bruits de pas derrière le grand portail beige. Un petit homme apparaît avec une veste polaire. Il s’avance vers moi en souriant pour me donner l’accolade monastique (…). «Tu as fait bon voyage?» me demande Frère Jean-Pierre. Il sait combien la route est longue pour rejoindre Midelt…» (p.13)

Magnifique entrée en matière avec le «je»du recueilleur, «il» de l’interlocuteur… et puis insertion d’un dialogue rapporté avec ce «Tu»adressé par Frère Jean Pierre.

La démarche est celle d’un recueil de récit de vie (Schmutz, 2016 a et b). Outre le témoignage recueilli du dernier vivant, il fait mémoire d’une époque, d’un combat et il nous permet d’être un témoin du témoin et de découvrir avec le recueilleur comment le moine Jean Pierre à 92 ans poursuit fidèlement l’œuvre de Tibhirine en maintenant le dialogue avec les musulmans. Il raconte aussi l’après et comment le testament de Christian l’a interpelé ou encore comment le film «Des hommes et des dieux» de Xavier Beauvois a suscité de très nombreuses rencontres.

Nicolas Ballet est un recueilleur attentif, respectueux et le lecteur se sent entraîné et invité à découvrir la profondeur du moine survivant, notamment quand il approche la question qui l’a toujours obsédé: pourquoi les autres moines et pas lui? «Cela signifie-t-il que je n’étais pas prêt à accueillir le Seigneur la nuit de l’enlèvement?», s’est longtemps interrogé le religieux. Avant de se rallier à l’explication «qu’il y a des frères amenés à témoigner par le don de leur vie et d’autres à le faire à travers leur vie.»

– troisième exemple; un film ayant pour titre Qu’Allah bénisse la France réalisé par Abd Al Malik (2014) adapté du livre autobiographique du réalisateur racontant son histoire d’enfant d’immigrés, surdoué, élevé par sa mère catholique avec ses deux frères, dans une cité de Strasbourg. Entre délinquance, rap et islam, il va découvrir l’amour et trouver sa voie grâce à la volonté de réussir et d’avoir un avenir meilleur. Le titre «Qu’Allah bénisse la France» n’est pas une provocation mais un message d’apaisement tourné vers le vivre ensemble et la tolérance.

Il ne s’agit ni d’une biographie filmique, ni d’un récit de vie, mais d’une adaptation cinématographique d’un récit autobiographique. Cet autre support «pour dire et prendre la parole» est d’autant plus intéressant que l’auteur est un jeune musicien spécialisé dans le rap et le slam qui va trouver un autre mode de se raconter. C’est un film qui ressemble à un conte moderne entre foi, amour et musique. Pour ma part, quand j’ai découvert ce film, je n’ai pu m’empêcher de penser à Christian de Chergé et à son testament. Je me disais que c’est un film qu’il aurait aimé et qu’il aurait salué comme étant 20 ans plus tard, une belle façon de porter cette parole d’amour…. En la déportant en France 20 ans plus tard avec Allah pour bénir le pays du christianisme.

Les histoires de vie en formation

En outre, si le «moi» a beaucoup occupé «l’espace et le temps», il semble avoir répondu à l’exigence d’un contexte de société «individualiste» pour laquelle l’individu (terme éminemment sociologique) avait tout intérêt à se construire un Soi, à devenir Soi, ou cheminer vers Soi (terme éminemment psycho-analytique). Ce n’est pas un hasard si, à cette même période, la formation a introduit le concept d’auto-formation et celui de formation tout au long de la vie. Dans cette perspective, les Histoires de vie comme démarche de formation ont parfaitement contribué à accompagner «les personnes» dans un processus expérientiel, faisant de la vie et du sujet connaissant, la dynamique de l’apprentissage d’un être-au-monde largement inspirée de la phénoménologie et du mouvement romantique.

«Le pouvoir-savoir que se donne celui qui, en formant l’histoire de sa vie, se forme lui-même doit lui permettre d’agir sur lui-même et sur les structures sociohistoriques dans lesquelles il évolue, en lui donnant les moyens de réinscrire son histoire dans le sens et la finalité d’un projet.»
(Delory-Momberger, 2000, p. 245)

Dans le contexte qui nous occupe, nous ne pouvons ignorer l’héritage sartrien qui, en réaction au positivisme, revendique le principe de la conscience intentionnelle de l’homme: «L’important n’est pas ce qu’on a fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on fait de nous» (Sartre, 1952)[10], et marque de cette même volonté la liberté intentionnelle de tout un mouvement, visant l’émancipation et la reconnaissance d’un «Nous» contre le «On». Un «nous» qui signe visiblement un sujet pluriel et multiple, sujet-actant en opposition et en reliance à un «on» nécessairement articulé puisqu’il se trouve enchâssé dans une proposition subjonctive dépendante de la principale.

La question n’étant pas de savoir si les histoires de vie, les récits de vie, les autobiographies et autres formes d’expression du Soi, sont un effet de mode ou un phénomène de société, mais de comprendre comment s’exerce cette activité «narrative» pour la personne, et sous quelles formes, reconnaissant avec Bruner (1986, 2000) l’intérêt pour le récit comme une forme d’art, de culture, «une subjonctivation de la réalité, une façon dont les humains construisent leurs mondes (et leurs châteaux).» (Bruner, 1986, 2000, p. 65).

Ou encore Comment l’homme se saisit de sa propre vie, de son expérience, de sa condition historique pour donner sens et forme à sa vie et trouver les conditions d’être-au-monde?

Puisque nous ne pouvons saisir la vie en soi, les moyens de comprendre passent par l’expression, les extériorisations, les signes objectivés, les mises en forme, les transpositions dans une articulation compréhensive.

La démarche des Histoires de vie, quand bien même elle s’inscrit dans un cadre institutionnel et des dispositifs de formation, rejoint une dynamique de formation «expérientielle» du récit. Il ne s’agit pas d’apprendre à faire un récit de sa vie mais de solliciter la personne pour qu’elle utilise et recoure à ses compétences et ses savoirs dire, raconter, écrire qui lui permettent de donner forme à son histoire. C’est en considérant ce que tout un chacun pouvait dire de sa vie, que peu à peu il est apparu que les auteurs des récits[11] nommaient les apprentissages et les expériences qui semblaient avoir marqué leur vie, contribuant ainsi à penser la formation «tout au long de la vie» dans l’émergence d’un travail d’analyse, de lecture, d’écriture et d’interprétation. Cette approche offre l’opportunité d’un travail réflexif de ce qui fait le récit de soi et l’histoire d’une vie. Dans ce contexte de formation, il nous semble devoir souligner, comme un signe manifeste de ce tournant épistémologique et méthodologique, l’effacement du discours théorique au profit d’une appropriation par le sujet lui-même de son pouvoir de formation visant à donner forme à sa vie.

Pineau et Le Grand (1993 1ere ed) dans un petit opuscule des éditions «Que sais-je» donnent cette définition de l’histoire de vie comme étant: «une recherche et [une] construction de sens à partir de faits temporels personnels qui engage un processus d’expression de l’expérience».

Le récit que le sujet fait de sa vie contribue à la connaissance de ce qu’il est et ce qu’il fait.

Comment le «Soi» mis à l’épreuve de son histoire se trouve-t-il nécessairement impliqué dans des remaniements de rapports à «l’autre» ou encore dans l’élaboration d’une nouvelle intelligibilité interrelationnelle. En ce sens, «apprendre à se connaître» dans un espace collectif, partagé, rassemble et confronte les individualités dans une reconfiguration de la dimension du «vivre ensemble».

L’“avec” est une détermination fondamentale de l’“être”. L’existence est essentiellement co-existence. Non seulement co-existence de “nous” (les hommes), mais de tous les étants (il faut de tout pour faire un “monde”). Être-avec, ou s’exposer les uns aux autres, les uns par les autres: rien à voir avec une “société du spectacle”, mais rien à voir non plus avec une inexposable “authenticité ». Nous? mais c’est nous-mêmes que nous attendons sans savoir si nous nous reconnaîtrons.(J.-L. Nancy, 1996, réed augmentée 2013)

Pour ne pas en finir, ni avec la parole, ni avec la vie…

«Les oiseaux, c’est nous. La branche c’est vous.»
(Dialogue du film «Des hommes et des dieux», Beauvois)

«Il n’y aura plus qu’un petit reste et la souche reverdira». Cette Parole d’Isaïe qu’aimait dire Père Amédée un des deux survivants. «J’en atteste la source reverdit, petit à petit, et sans que nous ayons pu seulement prévoir ce que serait cette nouvelle vie.»
(Frère Jean Pierre Schumacher, 2012, p.36)

Comme j’ai pu l’expliquer en introduction, mon inscription dans les histoires de vie en formation a été marquée par mon travail doctoral avec une thèse dont le titre même témoigne de mes intentions:

L’histoire de vie comme processus de recherche-formation d’un sujet narratif faisant œuvre de vie; de l’œuvre de Georges Haldas aux récits des sans paroles.»

Avec Pierre Dominicé et Marie Christine Josso comme directeur et membre du jury.

Ma question de recherche se centrait sur la prise de parole d’un narrateur et investiguait le «je» qui se raconte et devient auteur de son histoire. La recherche envisagée portait sur un projet de connaissance de la dimension formative du récit de vie qui postule «le sujet connaissant» et ouvre aux espaces de formation de soi par soi, de soi aux autres, de soi au monde.

La personne qui fait son récit, s’implique dans la production de son histoire de vie, et emprunte «une forme discursive»: laquelle ou lesquelles? La forme du récit manifeste de l’historicité du sujet qui se raconte. Le récit fait œuvre de formation en créant un espace d’interpellation entre le récitant ou l’écrivant et «ce qu’il fait de ce qu’on a fait de lui». Le récit l’engage à construire du sens à partir d’expériences vécues.

Que nous apprennent les écrivains et les artistes de cet art de la mise en forme du sens? Quel est pour l’écrivain le sens de l’œuvre? Comment met-il en forme ce concept de «faire de sa vie une œuvre»? Comment, après avoir construit son récit biographique, «l’auteur» fait-il œuvre de sa vie rejoignant cet art de l’existence visant l’acquisition de l’indépendance, la maîtrise de soi et poursuivant le désir de se donner une forme dans le sens d’exercer une action sur soi-même, de se façonner?

«Dans l’état de poésie, on part aussi du sensible pour accéder – par la parole – à l’au-delà du sensible. C’est aussi une transfiguration. On part de la sensation, pour arriver, à travers la zone affective, à la pensée. A la conscience. Chaque parole poétique, en ce sens, refait l’histoire du monde et de l’Homme.» (A1, G. Haldas, 1996, p. 50).

Jean Vuilleumier (1982) ami proche de G. Haldas écrira à ce propos:
«Il n’entend pas donner une œuvre littéraire mais un moyen pour chacun en le lisant, de prendre conscience de lui-même».

Faisant de L’écriture, une «possibilité» pour l’homme de prendre conscience de sa condition d’homme, d’approcher humainement les autres, tout autre, et ce tout Autre qu’est le Christ pour Haldas, ou Dieu, Mahomet, Bouddha, le Juste pour d’autres.

«Ecrire, ce sera « transfigurer toutes choses » pour les faire passer de la « précarité à la permanence », instaurer entre les vivants une « relation d’éternité », nous révéler toujours davantage dans notre « double nature de meurtrier et de victime » et, par-là, nous engager dans « ce processus de la transfiguration vitale qui nous fait passer de l’un à l’autre » – nous aider à « oublier les accidents du moi et nous révéler à un état de communion »». (Vuilleumier, 1982, p. 213). [print-me]


Catherine Schmutz-Brun. Après des études en lettres et linguistique (master) à la Sorbonne Nouvelle, Catherine Schmutz-Brun a commencé par enseigner au secondaire puis elle s’est intéressée à la formation des adultes. C’est à l’université de Genève auprès de P. Dominicé et M-C. Josso qu’elle s’est engagée et a entrepris un doctorat en Histoires de vie. C’est dans ce contexte, qu’elle a monté et créée à la formation continue de l’Université de Fribourg un certificat de recueilleuses et recueilleurs de récits de vie.

 


Bibliographie:

  • Abd Al Malik (de son nom Regis Fayette-Mikano) (2014) Qu’Allah bénisse la France, film
  • Beauvois Xavier, (2010) Des hommes et des dieux» Film
  • Bologne, J.-C. (1991, rééd. 1999). Dictionnaire d’allusions bibliques. Paris: Larousse.
  • Bruner, J. (1986, trad 2000.). Culture et mode de pensée; l’esprit humain dans ses œuvres. Dreux: Retz.Titre original: Actual Minds, Possible Words (1986).
  • Bruner, J. (2002 trad.). Pourquoi nous racontons-nous des histoires? Dreux: Retz.
  • De Chergé C. (1997) L’invincible Espérance, Paris: Bayard Editions
  • Delory- Momberger, C . (2000). Les histoires de vie, de l’invention de soi au projet de formation. Paris: Anthropos.
  • Escrivan, E (2010) Un monastère cistercien en terre d’Islam, Paris: Cerf
  • Gusdorf G.(1990 a et b) Lignes de vie1: les écritures du moi et Lignes de vie2: auto-bio-graphie. Paris: O.Jacob.
  • Haldas, G. (1996) Entretiens de l’auteur avec Catherine Schmutz
  • Henning C (2016, dir) Tibhirine, L’héritage, Préface du pape François, Montrouge, Bayard
  • Lani-Bayle, M. (1997) L’histoire de vie généalogique, d’Œdipe à Hermés, Préface A. de Peretti, Postface G. Pineau , Paris: L’Harmattan
  • Nancy, J.-L. (1996, réed augmentée 2013) Etre singulier pluriel, Paris; ed Galilée
  • Nora, P (1987, dir ) , Essais d’égo-histoires, Paris, Gallimard
  • Pineau, G et Jobert, G (1989, tome 2) Histoires de vie, approches multidisciplinaires, Paris: L’Harmattan
  • Pineau, G, et Le Grand , J.-L. (1993) Les histoires de vie «Que sais-je» Paris: PUF
  • Ray, C. (1998) Christian de Chergé, une biographie spirituelle du prieur de Tibhirine, Paris: Albin Michel
  • Ricoeur, P. (1983). Temps et Récit, tome I. Paris: Seuil.
  • Saint Augustin. Les confessions, dir. de L. Jerphagnon, vol. Bibliothèque de la Pléiade (1998). Paris: Gallimard.
  • Sartre, J.-P. (1952). St Genet, comédien et martyr. Paris: Gallimard
  • Schmutz-Brun, C. et Josso M.-C. (2002) La construction d’un savoir singulier pluriel sur la formation expérientielle fondé sur une interprétation intersubjective de récits de vie Variations à deux voix, Raisons Educatives, Genève.
  • Schmutz-Brun, C. (2012) L’histoire de vie d’un sujet narratif faisant œuvre de vie. De l’œuvre de Georges Haldas aux récits des sans paroles. Berlin: Paf, Presses Académiques Francophones.
  • Schmutz-Brun, C. (2015a) Vous avez dit «formation»? Bizarre, comme c’est bizarre! In chemin de formation n°19 coordonné par MA Mallet
  • Schmutz-Brun, C. (2015b) L’expérience suisse du troublant récit de vie In chemin de formation n°19 coordonné par MA Mallet
  • Schmutz-Brun (2016) Histoires des naissances et recherche de sens in Histoires de naissances et naissances d’histoires C. Chaput_Le Bars (dir) Paris: L’Harmattan
  • Teissier H , Minassian m.-D. (2012) Tibhirine, la fraternité jusqu’au bout, Strasbourg, Ed du signe
  • Vuilleumier, J. (1982). Georges Haldas ou l’état de poésie, Lausanne; L’Age d’Homme.
  • Vulliez, H (2002) Et la parole prend chair. Paris: Cerf.

[1] Advenir: substantif désignant un événement possible, arrivant de manière non absolument prévisible, quoique attendue.
[2] L’évangile: nm étymo évangélium; bonne nouvelle, de même racine que«ange».

Si Evangile (E majuscule, mais mot au singulier -importance de l’écriture!) est l’enseignement de Jésus-Christ, Evangiles (E majuscule, mot au pluriel) sont les livres de la Bible dans lesquels sont consignées la vie et la doctrine de Jésus-Christ. Avec un peu d’audace, nous pourrions identifier là les premières approches biographiques (ou plus précisément hétéro-biographiques) dans la mesure où il s’agit d’une vie racontée dont on veut comprendre l’enseignement – la vie en formation.
En outre, il faut souligner que les évangiles sont des récits biographiques dont«le héros» principal n’a jamais manifesté la moindre intention «d’écrire son histoire ou sa vie».

[3] Prologue, (pro-logos; avant le discours) partie du discours qui introduit le discours. Or toute question étant celle du commencement (logos), voilà que dans sa forme même le prologue suppose une forme antérieure au logos … donc l’infinitude originelle!
La réponse «Au commencement était le Verbe» (logos dans le texte) se confirmerait dans cette entrée discursive par un pro-logos, sorte de mise en abyme du commencement dans le commencement, d’une parole avant la parole.
[4] Georges Gusdorf avait été disciple de Léon Brunschvicg. Pendant la guerre il avait passé cinq ans en prison dans plusieurs camps de concentration nazis, où il avait fondé une Université pour les prisonniers et avait écrit sa thèse de doctorat sur «L’expérience humaine du sacrifice» (dirigée par Gaston Bachelard).
[5] L’eschatologie est la vision des choses ultimes (ta eschata, en grec) en même temps que celles des fins dernières de l’homme. Qu’est-ce qui advient après, après les limites de l’espace et du temps de notre condition humaine?
[6] C’est nous qui soulignons.
[7] Pourquoi ce discours en paraboles? Vulliez (2002) postule qu’il s’agit d’une forme discursive «contemporaine» de la naissance du Christ. Un genre littéraire que le judaïsme a beaucoup développé: «En Israël, on avait l’habitude de raconter des paraboles, les rabbis illustraient leurs commentaires de la Torah avec ces récits» (ibid., p. 67) … mais encore une fois, un «genre» de la littérature orale dont on ne retrouve plus malheureusement trois siècles plus tard que quelques traces dans les écrits.
Parabole, du latin parabolê (composé de para; auprès de, à côté et ballein; lancer) est une forme littéraire qui consiste à mettre une réalité à côté d’une autre de manière telle que par le jeu de la comparaison, on puisse mieux la connaître sans pouvoir la connaître parfaitement puisqu’on restera toujours à côté.
La parabole comme la fable, l’allégorie, la métaphore, la poésie, conduit aux limites du compréhensible, elle dévoile en cachant, elle cache en dévoilant. Elle fait passer du monde physique au monde spirituel, ouvrant à l’homme, un chemin de connaissance vers l’inatteignable réalité constamment tenue «à côté» dans une distance qui seule permet la réflexion, dans un espace comme un jeu de liberté entre celui qui parle et celui qui écoute.
Par ailleurs, la parabole, sorte de proverbe, sentence, devinette, est une forme de message-énigme qui ne répond pas mais questionne, impliquant l’écoutant à «chercher» et découvrir le sens caché. «La parabole semblable a une amande dans sa coque» a un noyau et une enveloppe, un dehors et un dedans. Entre ce qu’elle dit, et ce qu’elle dit qu’elle ne dit pas, entre ce qu’elle se contente de suggérer et ce qu’elle suggère qu’elle ne dit pas, elle provoque un vide, un manque, une insatisfaction et réveille, stimule les aspirations à entrer dans un processus de compréhension approfondie, à manifester le «Je» qui se construit dans une rencontre confiante et complice avec le récitant.
Vulliez relève que cette «délicieuse complicité» est aussi celle de l’enfant qui demande une histoire à ses parents avant de s’endormir: «sorte de communion au mystère de la vie» qui leur échappe (ibid., p. 71).

[8] Benveniste (cité par Flahaut) rappelle que la racine dont provient le mot libre signifie «appartenir à une souche ethnique» par opposition à l’esclave défini comme n’ayant pas de liens sociaux.
[9] Nous préférons ce néologisme modérant considérablement l’ambition du terme autopoïétique qui referme sur lui-même le travail de production de l’identité en devenir.
[10] Nous ne pouvions éviter cette citation qui fut longtemps une «devise» des Histoires de vie dont nous pourrions chercher à repérer un historique des différents usages et critiques dont elle fut la référence.
[11] Ici, nous pensons plus particulièrement aux participants des séminaires « Histoire de vie et formation » proposés à l’Université de Genève dans le cursus des Sciences de l’éducation. Pour la suite de notre recherche, nous élargirons la notion d’auteur de récit de vie et préciserons plus loin les autres instances considérées.

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Le silence dans la Bible https://www.revue-sources.org/le-silence-dans-la-bible/ https://www.revue-sources.org/le-silence-dans-la-bible/#comments Wed, 14 Dec 2016 10:34:28 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1651 [print-me]

Le professeur Phillipe Lefebvre donne ici les notes, « pas tout à fait achevées », d’un exposé qui fut d’abord oral. « L’état d’inachèvement, dû au manque de temps, fait entrer une part de silence dans ce texte et consonne de manière peu académique – donc, sans doute, intéressante – avec le sujet proposé », explique-t-il en préambule.

Pourquoi, lors de cette semaine interdisciplinaire, les auteurs ont-ils proposé une intervention sur le silence? Je suppose que plusieurs raisons les ont guidés. Ces jours nous ramenaient à la présence humble et mystérieuse de trappistes pour qui le silence était le registre essentiel de leur existence; un silence conçu non tant comme l’absence d’un excès de discours et de bruit, que comme une attention à une parole venue de plus loin.

Ce silence ouvrait aussi l’espace où ces moines entraient en communication – en communion – avec ceux qui les entouraient. Des Occidentaux au milieu de Maghrébins, des Chrétiens au milieu de musulmans, des célibataires au milieu de familles, des ressortissants d’une nation colonisatrice parmi des gens qui furent naguère colonisés… Les aléas de l’histoire et de la religion, les traumatismes, les impasses, les incompréhensions qu’elles engendrent, tout cela ne peut se résoudre au moyen de quelques explications, d’alternances de plaintes et de repentances. Il faut du temps pour simplement cohabiter, dire des mots quotidiens à ses voisins ou ne rien dire du tout, mais être là, joyeusement. Le silence comme accueil, comme offrande de soi aux autres qui vivent à l’entour, rend possible cette cohabitation fondamentale sans laquelle rien, à vrai dire, même les plus subtiles théories, ne peut s’enraciner.

Et puis le silence a entouré, jusqu’à ce jour, les circonstances de l’assassinat des moines à Tibhirine. Qui a fait quoi et pourquoi? Il est encore malaisé de donner des explications concernant cette affaire. Comme bien souvent, les victimes sont entourées d’un silence qui voudrait ensevelir la mémoire et les mots; en fait il devient à terme le terreau d’une parole plus profonde et d’un mémorial qui n’a pas fini de susciter vocations multiples et gestes éloquents.

Le silence des femmes ont formé le terreau où l’évangile s’est implanté

Parler du silence dans la Bible, c’est renouer d’une certaine manière avec ces composantes du silence des moines qu’eux-mêmes ont reçues de la parole de Dieu, patiemment écoutée, incorporée.

Le sujet est immense: le silence dans la Bible! J’ai choisi, comme frère dominicain, de partir d’un verset qui me réjouit et me tient depuis quelques années: celui, dans l’évangile de Marc, où l’on dit que les femmes venues au tombeau, le matin de la résurrection, ne disent rien. Que la parole d’évangélisation soit née d’un silence inaugural obstiné me ravit. Ce silence inspire parfois des commentaires âpres ou méprisants: «bien sûr les femmes se taisent, apeurées et tremblantes qu’elles sont, alors qu’ils faudrait parler».

Chez Luc (24, 9-11), les femmes parlent aux disciples, mais ceux-ci qualifient leurs paroles de «radotage de femmes». Ainsi donc, qu’elles parlent ou se taisent, elles ont toujours tort. Quand on est accusé d’un délit et de son contraire, c’est toujours bon signe, si j’ose dire: une nouveauté tellement extraordinaire a lieu que les boussoles communes deviennent folles; ceux qui savent habituellement ne savent plus rien du tout, ne comprennent plus rien et s’en prennent indifféremment à qui leur parle et à qui ne leur parle pas.

Le silence des femmes nous retiendra donc comme le registre le plus adéquat de l’annonce. Ne rien dire parce qu’on est tremblant, égaré et rempli de crainte, c’est l’attitude juste pour se préparer à la parole – à la seule parole qui vaille la peine d’être annoncée. Dans un second temps et dans la continuité avec ce silence des femmes et l’accusation dont on l’accable parfois, nous effleurerons quelques aspects du silence abordés pendant ces journées d’études – tout particulièrement le silence des victimes.

Le silence des femmes

Dans l’évangile de Marc, il semble y avoir une première fin, qui aurait été complétée par une seconde. Je voudrais m’arrêter sur ce qui est réputé la «fin originelle» qui correspond désormais au verset 8 du chapitre 16. Les femmes sont venues au tombeau de Jésus avec des aromates, se demandant qui leur roulerait la lourde pierre qui en obstruait l’entrée («la porte» dit l’évangile). Or, elles trouvent la pierre roulée et rencontrent dans le tombeau un jeune homme, un neaniskos (un «nouvellement né»), enveloppé dans une robe blanche. Celui-ci les rassure, leur annonce que Jésus n’est plus dans ce lieu et les envoie auprès des disciples: ils verront Jésus en Galilée comme il le leur avait dit.

«Et, sortant, elles s’enfuirent du tombeau; en effet tremblement et égarement les avaient prises et à personne elles ne dirent rien. Elles avaient peur en effet» (Mc 16, 8).

Fin de l’évangile. Certains savants ont avancé l’hypothèse qu’une suite clôturait l’évangile, mais qu’elle a été perdue. D’autres, plus nombreux, pensent que telle était la fin et que, par la suite, on en a ajouté une autre pour terminer cet évangile d’une manière accordée à celles des autres évangiles.

Selon cette fin, devenue canonique, on nous dit que Jésus, la premier jour de la semaine, apparaît à Marie Madeleine, puis à deux disciples, puis aux onze qu’il envoie «dans le monde entier», puis Jésus est emporté au ciel où il siège «à la droite de Dieu»; l’ensemble fait 12 versets (9-20). Il existe aussi une version parallèle, une autre fin, courte, en deux phrases: les femmes apportent la nouvelles aux disciples et Jésus apparaît finalement à ceux-ci et les envoie en mission.

Il est des disciples qui apprennent ce cheminement de fils, dans le silence fécond

Revenons à la «fin initiale». Tout finit chez Marc par un silence: «elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur». Son petit livre que Marc intitule dès la première phrase «évangile», «annonce heureuse», se clôt donc par l’inverse d’une annonce: le silence de cette nouvelle que Jésus demandera aux siens (cf. Mt 28) d’aller disperser dans le monde entier.

J’aimerais explorer ce silence, parce que le texte nous donne plusieurs indices essentiels. On n’a rien dit quand on a dit «silence»: il faut encore examiner de quel silence il s’agit, de quoi il est riche, vers quoi il tend.

1. Des femmes silencieuses dans le monde ancien

Il faudrait longuement parler du silence où les femmes sont souvent confinées dans les sociétés anciennes (?) régies par les hommes. Ce sont les hommes qui y parlent, y débattent, y décident. La Bible se fait l’écho de cet état de fait, non sans le remettre ironiquement en question.

A bien des reprises quand la parole des hommes fait défaut devant l’inattendu ou l’urgence d’une situation, des femmes se lèvent et parlent. Parmi les multiples passages que l’on pourrait invoquer, je citerais Judith, l’héroïne du livre deutérocanonique qui porte son nom.

Cette jeune veuve, pieuse, effacée, silencieuse, intervient publiquement avec véhémence le jour où elle apprend que les Anciens de sa cité, Béthulie, ont fixé un ultimatum à Dieu: si, dans les cinq jours qui suivent, le Seigneur n’a pas sauvé la ville de la menace que font peser les Assyriens, ils se rendront à ces ennemis.

La taciturne Judith sort alors de chez elle et invective ces nobles personnages: «Ecoutez-moi, chefs des habitants de Béthulie. Vraiment vous avez eu tort de parler comme vous l’avez fait devant le peuple et de vous engager contre Dieu, en faisant serment de livrer la ville à nos ennemis si le Seigneur ne vous portait secours dans le délai fixé!».

Plus loin elle les apostrophe ainsi: «Vous ne comprendrez donc rien, au grand jamais. Si vous êtes incapables de comprendre les profondeurs du cœur de l’homme et de démêler les raisonnements de son esprit, comment pourrez-vous pénétrez le Dieu qui a fait toutes ces choses…». Et après un discours long et corrosif, elle entre à nouveau dans le silence qui lui est habituel: «Quant à vous, ne cherchez pas à connaître ce que je vais faire. Je ne vous le dirai pas avant de l’avoir exécuté!».

Judith alors reprend la parole, mais devant Dieu, avant de partir réaliser son plan extrêmement audacieux. Il faut lire tout le chapitre 8 (la harangue contre les chefs du peuple) et tout le chapitre 9 (la prière au Seigneur); c’est la plus longue prise de parole de femme dans la Bible. Cette parole éclot du silence où Judith a vécu pendant près de trois ans et demi, dans l’intimité de Dieu.

la Bible nous invite à écouter le silence de ceux et celles qui ne peuvent parler

Le silence des femmes, cela fait longtemps que Dieu l’habite bien souvent et y fait germer des paroles de connaissance et des projets vivifiants. Les femmes dont parle l’évangile de Marc s’inscrivent dans une tradition selon laquelle le mutisme des femmes fait sortir tôt ou tard les mots vigoureux et le dessein intrépide dont tout le monde a besoin. On est donc bien inspiré, si on lit la Bible parfois, de ne pas immédiatement conclure qu’un silence de femmes est ou bien le seul signe de leur sujétion, ou bien la marque attendue de leur incompétence.

2. Signes et causes du silence: tremblement, égarement, peur

Trois mots souvent en interaction dans l’AT pour désigner une intense expérience de la présence de Dieu, de son action, dont résulte une perception nouvelle de la réalité qui laisse d’abord sans voix. J’évoquerai ici surtout la Septante, la traduction grecque de la Bible hébraïque commencée au 3ème s. avant notre ère, qui a fourni aux auteurs du NT une partie de leur vocabulaire;

«Egarement» (ekstasis). Ce terme est inauguré dans la Septante dans deux passages essentiels. En Genèse 2, Dieu fait tomber sur Adam «une torpeur»: c’est la traduction habituelle que l’on donne au terme hébreu tardémah, un terme que la Septante traduit par ekstasis. Ekstasis, cela désigne en grec «le fait de se trouver (stasis) hors (ek) de soi». Adam, à qui Dieu prélève une côte pour la «bâtir en femme» (Gn 2, 22), ne coïncide plus avec lui-même: au sens propre, quelque chose de lui (une côte) a été enlevé hors de lui; bientôt une femme, une «aide» amenée par Dieu, va lui être présentée; par elle, placée «en face de lui» (cf. Genèse 2, 18 et 20), il va se dire pour la première fois (Gn 2, 23). L’eskstasis est une expérience intense de révélation, de nouveauté radicale qui nécessite que l’on perde ses repères antérieurs — comme le disait Paul Beauchamp, lors de la création de la femme, «Adam perd connaissance».

On retrouve cette expérience en Gn 15. Dans ce chapitre, Abram rencontre Dieu en une expérience particulièrement intense. «Au coucher du soleil, une ekstasis (hébreu: tardémah) tomba sur Abram, et voici qu’une grande peur obscure tomba sur lui» (Genèse 15, 12). Dieu fait alors une indéfectible alliance entre lui et Abram et il lui annonce une descendance abondante, alors qu’Abram est vieux et que sa femme est stérile. Cette ekstasis est une «veille paradoxale[1]»: la conscience s’ouvre à du neuf comme on le constate avec Abraham

«Tremblement» (tromos). C’est aussi un trouble spécifique de l’approche de Dieu. Il est pénible pour les méchants qui pensaient accomplir leurs forfaits dans l’impunité; il est mêlé à l’exultation chez ceux qui s’ouvrent à la joie de la présence: «Servez YHWH avec crainte, soyez dans l’allégresse en tremblant» dit ps 2, 11. Un des termes hébreux qui désignent le tremblement est aussi traduit en grec par ekstasis: c’est le cas en Gn 27, 33. Isaac a donné sa bénédiction à Jacob en pensant qu’il s’agissait d’Esaü. Quand il s’aperçoit de sa méprise, il est agité d’un grand tremblement (ekstasis), mais il ne revient pas sur son geste de bénédiction; il comprend qu’un Autre était mêlé à cette affaire et a guidé les événements pour qu’ils aboutissent à la bénédiction de Jacob.

«Peur», «avoir peur» (phobos et verbe phobeïsthaï). Ce verbe est très lié aux termes précédents avec lesquels il apparaît régulièrement. La peur est une disposition complexe: devant Dieu, le même mot désigne la terreur qui fait fuir (Adam au jardin en Gn 3) ou bien ce que l’on rend par «crainte»: la crainte de Dieu, cette conscience profonde qu’un Autre est là et qu’il faut compter avec lui. Cf. Pr 1, 7.

3. Le silence nécessaire au commencement

Ces manifestations physiques intenses indiquent depuis les débuts de la Bible que Dieu agit. Il est là, de manière inattendue, et va faire passer ceux dont il s’approche, dans un tout autre registre de réalité: une réalité dans laquelle il se manifeste comme présent, vivant et vrai.

Les femmes en ce matin de Pâques éprouvent donc tous les troubles qui indiquent la présence et l’action divine – en elles, notamment. En ce matin du premier jour de la semaine, on aurait bien tort d’entendre ces indications sans activer la mémoire biblique, en ne procédant que par banalités humiliantes («les femmes ont peur de tout» etc.). Dans le tombeau vide dont la pierre a été roulée, en présence du «nouvellement né» qui leur parle, elles entrent dans un nouveau régime de vie.

Comme Adam, comme Abram, comme Isaac, elles se vident (un sens que suggère ekstasis, «le fait d’être hors de soi») de leurs normes habituelles, elles entrent dans un silence dans lequel tout doit être recomposé, reconfiguré, redit d’une manière nouvelle.

Leur peur, leur tremblement, leur «extase», leur silence ont formé le terreau où l’évangile s’est implanté. En terminant l’évangile, elles invitent le lecteur à entrer dans ce grand tremblement qui va faire tomber d’eux ce qu’ils croyaient savoir, qui va les expulser de leurs habitudes et de leur paresse, qui va les laisser sans voix pour qu’une Parole autre, venue de plus loin, puisse avoir sa chance.

4. L’enseignement de Jésus: d’abord se taire

Dans l’évangile de Marc, on le sait, Jésus répète un refrain qu’aucun autre évangile ne souligne à ce point: «Ne dites à personne ce que vous avez vu». Que ce soit aux démons qui crient qu’ils connaissent Jésus, aux gens qu’il guérit miraculeusement, aux apôtres qui l’ont vu transfiguré, Jésus enjoint – avec parfois des paroles dures – de ne rien dire pour l’heure[2]. Rien de ce que fait le Christ, rien de ce qui se manifeste de lui ne saurait être l’objet d’une information. Il ne suffit pas d’avoir vu «quelque chose» et de pouvoir le redire à d’autres pour que l’on puisse parler d’évangile, de transmission, de parole.

Le témoin véritable doit plonger d’abord dans le mystère du Christ, dont le baptême est la figure liminaire de l’évangile de Marc: le corps immergé réapparaît et Celui qui parle alors et fonde toute parole à venir est le Père (Mc 1, 9-11). Il est des disciples qui apprennent ce cheminement de fils, dans le silence fécond; il est aussi des gens, venus d’on ne sait où, qui l’ont déjà appris – tout spécialement des femmes en Mc; ce sont des muettes, dont on ne reparlera plus, mais qui plongent l’action décrite dans le silence fécond qui laisse voir une autre réalité.

5. Le silence des femmes: cadre d’une compréhension nouvelle

Les femmes qui viennent au tombeau sont aussi celles qui ont suivi les événements de la passion: elles regardaient de loin le Christ crucifié (Mc 15, 40-41; 47); elles regardaient où l’on avait déposé le corps. Auparavant, au début de la semaine sainte, juste avant le dernier repas, Jésus et ses disciples ont été les hôtes de Simon le lépreux. C’est là qu’une femme est venue lui donner l’onction d’un parfum très précieux, suscitant l’accusation des convives et la parole de Jésus: «Partout où l’évangile sera proclamé, dans le monde entier, ce qu’elle a fait sera raconté e mémorial d’elle» (Mc 14, 9).

Or, cette femme anonyme et sans voix apparaît en contre-point d’une autre, juste avant le discours eschatologique de Jésus en Mc 12: la veuve du temple qui «donne sa vie tout entière» (Mc 12, 41-44), et cela sans que personne la remarque – sauf Jésus – et sans dire un mot. Le récit du dernier repas et celui de la passion sont donc intimement tissés avec ces passages sur des femmes silencieuses qui donnent le sens, sans mot dire, de ce qui se joue. Sans ces femmes dont il faudra faire mémoire «dans le cosmos tout entier» on n’entre pas tout à fait dans le mystère eucharistique et dans celui de la passion. Selon un paradoxe courant dans la Bible, le silence des personnages épisodiques dévoile l’essentiel que l’on ne peut recevoir qu’en nous mettant à leur école de silence et de dépossession.

La Bible est pleines de «blancs», de «trous»

Pour vraiment dire quelque chose, il ne faut plus rien avoir à sauver, à prouver. La figure des femmes égarées et tremblantes ruine toutes les nobles représentations du savoir, du savoir-faire et du savoir-vivre. Leur silence est la figure irreprésentable, «irrécupérable», du lieu d’où une parole vraie viendra qui vient jusqu’à nous.

II.- Le silence dans la parole

La réflexion de ces jours derniers sur les moines de Tibhirine a mis en lumière des thèmes clés qui engagent à explorer le silence – la richesse de ce que le mot silence recèle et dont on ne prend conscience qu’en la sondant silencieusement.

1.- Le silence de la victime

On peut se méprendre facilement sur le silence des femmes au matin de la résurrection. Ce qu’elles éprouvent – peur, tremblement, ekstasis – est souvent interprété comme une fragilité de leur part, un manque, une mécompréhension. Or, nous venons de le dire, c’est exactement l’inverse qui est vrai: elles sont en gestation d’un sens qui vient de plus loin. La Bible ne se fait pas faute, à l’occasion, de signaler la lecture erronée que font certains, des expériences de femmes avec Dieu.

Quand Anne la stérile par exemple se lève au temple de Silo pour aller demander un fils au Seigneur, elle parle en remuant les lèvres, mais sans faire sortir de son: «Anne parlait dans son cœur» (1 S 1, 13). Or le prêtre Eli se méprend complètement; il croit qu’elle est saoule et lui lance sans ménagement: «Va cuver ton vin!» (1 S 1, 14). Le prêtre de Dieu ne comprend pas ce qu’avec Dieu une femme est en train de vivre dans le silence!

Erreur de discernement assortie d’une violence infligée à cette femme. Comme ce sera le cas chez les femmes que Marc évoque au matin de Pâque, Anne partage dans le silence un secret avec Dieu: ce fils qu’elle implore et qu’elle concevra quelque temps plus tard, il s’esquisse pour l’heure dans le mystère sans voix de sa demande. Anne répond, respectueusement mais fermement, au prêtre qui l’insulte, sans lui révéler pourtant la nature de sa prière muette.

La parole sortie de ceux qui ne parlent pas

Ces textes, dont on pourrait trouver d’autres exemples dans la Bible, me semblent mettre en scène le propos de la Bible elle-même: faire entendre une parole venue du silence, mais aussi montrer combien le silence est souvent bafoué, mal compris, méprisé. Les commentaires goguenards abondent sur les femmes qui «ne disent rien à personne» en Mc 16, 8. Pourtant, d’un bout à l’autre de cet évangile, des femmes «sans voix» disent l’essentiel (depuis la belle-mère de Pierre en Mc 1, 30-31 jusqu’à la veuve du temple (Mc 12) et à la femme au parfum (Mc 16); dans «la forge subtile[3]» de leur chair, elles façonnent les mots auxquels nous nous abreuvons encore et nous donnent une idée du cheminement de la parole au fil duquel s’est élaboré ce que nous appelons la Bible.

D’une certaine manière, la Bible nous fait écouter le silence de ceux qui ne peuvent parler en suggérant qu’elle-même découle de leur mutisme inaugural. Ce n’est pas pour rien que Dieu choisit Moïse pour porter sa parole, cet homme qui dira d’emblée au Seigneur, dans la scène du buisson ardent, qu’il n’est pas un «homme à paroles» et ne peut donc s’adresser ni au peuple d’Israël, ni à Pharaon (Ex 4, 10). Mais dans l’atelier silencieux de sa tente – la Tente de la Rencontre -, Dieu va l’éduquer[4] et Moïse, le taiseux, deviendra la bouche d’une parole tout à la fois venue de Dieu et forgée dans sa chair d’homme. Le dernier livre du Pentateuque, le Deutéronome, qui est réputé parole de Dieu chez les Juifs et les Chrétiens, commence par ces mots: «Voici les paroles de Moïse».

Celui qui avait de son propre aveu «la langue pesante et la bouche pesante» (Ex 4, 10) et qui était condamné à une existence taciturne est devenu le chantre de la Parole. Dans son cantique final, un peu avant le récit de sa mort, Moïse s’exprime ainsi: «Ciel, prête l’oreille, et je parlerai! Terre, écoute les paroles de ma bouche! Que mon savoir se déverse comme la pluie, que ma parole coule comme la rosée…» (Dt 32, 1-2). Voici que le silencieux parle comme Dieu au commencement, convoquant le ciel et la terre et y faisant résonner son verbe!

On pourrait donc dire, en contemplant Moïse l’aphasique, que la Bible nous invite à écouter le silence de ceux et celles qui ne peuvent parler: ce qu’ils vont pourtant nous dire vient de plus loin qu’eux et transitent en eux par des chemins qui ne sont pas ceux d’une expertise, d’une compétence – pour employer les termes fétiches du monde universitaire actuel.

Donner la parole à ceux qui sont réduits au silence

Que la Bible donne la parole aux silencieux, bien plus: qu’elle donne elle-même une voix parlant dans le silence qui leur fut imposé, d’autres textes pourraient le monter à l’envi. Un passage m’a arrêté depuis longtemps: le chapitre 19 du livre des Juges. Il serait trop long de le commenter ici; j’en ai esquissé un commentaire dans une parution fribourgeoise[5].

Ce chapitre terrible raconte comment une femme anonyme, la concubine d’un lévite, est violée à mort par les hommes d’une ville d’Israël, Guibéa dans la tribu de Benjamin, avec la complicité de son compagnon et de son hôte d’un soir. Le corps de cette femme est ensuite dépecé en douze morceaux, chacun étant envoyé à une des douze tribus d’Israël. Le récit est long et les deux chapitres qui le suivent et clôturent le livre des Juges racontent les conséquences mortifères de ces abus inqualifiables.

Dans les livres suivants, les deux Livres de Samuel, Guibéa est à nouveau mentionnée: elle devient la capitale du premier roi messie d’Israël, Saül, issu de la tribu de Benjamin: le lieu où une innocente a été violentée devient la cité du messie. Or, juste après son onction, alors qu’il doit fédérer les forces d’Israël pour partir en guerre contre des ennemis qui assiègent une ville d’Israël, Saül, sous l’inspiration de l’Esprit de Dieu, dépèce ses bœufs et en envoie les douze morceaux aux douze tribus. Le geste rappelle le démembrement de la femme de Guibéa; il produit d’ailleurs le même résultat, exprimé par la même expression: l’immédiat rassemblement des douze tribus «comme un seul homme» (Jg 20, 1 et 1 S 11, 7).

Bien plus tard, alors que Saül est mort, sa concubine Riçpah vient se tenir pendant des semaines à Guibéa aux pieds des fils qu’elle a eus de Saül et qui y furent injustement exécutés, ainsi qu’aux pieds d’autres hommes de la descendance légitime du roi défunt (2 S 21). Ces passages insistants et liés les uns aux autres ressurgissent dans les évangiles. Il faudrait bien entendu montrer tout cela patiemment – je l’ai fait en d’autres parutions[6]; je voudrais simplement souligner ici que le geste eucharistique du Christ qui fractionne le pain pour les Douze en le présentant comme son corps se situe dans la lignée de cette femme au corps partagé entre les douze tribus.

Le corps fractionné fait paradoxalement l’unité du corps de l’Eglise, unifiée «comme un seul homme». Les paroles de Jésus donnent une voix à cet antique corps de femme, silencieux, humilié et disloqué sans parole. Quant au nom de la cité criminelle, Guibéa, il est adapté en lettres grecques, dans la vieille traduction de la Bible hébraïque (la Septante), sous la forme Gabaa ou Gabatha.

Or, on s’en souvient, c’est au lieu-dit Gabatha que Jésus recevra sa sentence de mort de la bouche de Pilate (Jn 19, 13). Tout de suite après, il sera mis en croix avec sa mère à ses pieds, selon une scénographie qui rappelle celle où Riçpah était aux pieds de ses fils mis à mort à Guibéa-Gabatha (2 S 21). Celle qui n’a pas eu de parole et qui a été privée de tout lieu, son corps ayant été démembré, trouve désormais des mots et un asile dans les dernières paroles et derniers lieux du Christ. La femme réduite au silence parle, avec bien d’autres victimes, dans les paroles du Christ répétées dans son Eglise, et par Lui, avec Lui et en Lui fait advenir son corps, le corps qui unifie.

La convocation des silencieux

La parole des humiliés silencieux, leur présence envers et contre tout, ne constituent pas seulement les restes d’une mémoire enfin sauvée d’un complet oubli; ils sont convocation.

Les victimes convoquent tout un chacun et intiment à chacun de se situer par rapport à la violence qu’elles ont subie, au mutisme auquel elles ont été réduites. La croix du Christ me semble alors le lieu perpétuel de la convocation: le Christ mort, silencieux, suspendu à la croix, interpelle ceux qui s’approchent. «Where you there when they crucified my Lord?» chante un negro-spiritual.

La question est au sens propre cruciale: où es-tu quand l’innocent est bafoué et exécuté? Qui l’assiste, qui meurt avec lui? Qui s’enfuit et ne veut entendre parler de rien? Qui est agent du meurtre inique? Quand le Christ crucifié agonise puis meurt, nous sommes paradoxalement dans un des passages le plus «agités» des évangiles; chacun vient, passe, parle, crie, insulte, prend partie, le ciel et la terre qui tremble participent à l’émoi général.

2.- Le silence: l’autre nom de ce qui m’échappe

Devant l’autre qui m’approche, le silence s’impose d’abord. Une présence s’instaure: «Silence, toute chair devant le Seigneur car il s’éveille hors du séjour de sa sainteté» (Za 2, 17).

Intimement lié à la parole, le silence serait, dans l’expérience, dans la parole elle-même, la part de ce qui m’échappe. Cet autre que je ne comprends pas tout à fait, ou pas du tout, le sens des mots qu’il emploie…
L’intimité silencieuse de Moïse et de Jéthro (Ex 2-18). Dans cette ambiance et à proximité des lieux de cette coexistence silencieuse: la rencontre de Moïse avec Dieu (Ex 3-4). Un Dieu qui sort de son silence.

1 R 17: comment Dieu parle-t-il aux femmes? Dieu a annoncé à Elie qu’il avertirait une femme de Sarepta – une étrangère – de l’accueillir et de le nourrir. Pourtant cette femme ne semble pas du tout connaître Elie et ne rien savoir d’une parole de Dieu. Mais, accueillant Elie chez elle, alors qu’elle même doit subvenir aux besoins de son fils dans une période de famine radicale, elle manifeste qu’elle a entendu une voix, plus profonde qu’un simple avertissement que Dieu lui aurait transmis. Elle est à l’écoute de cette voix qui demande l’hospitalité de qui la demande, même quand on est soi-même à toutes extrémités. Dieu a bel et bien parlé à cette femme dans le silence de son cœur attentif, non dans la superficialité d’une information donnée ou d’un service demandé.

3.- Le silence dans la Parole

La Bible est pleines de «blancs», de «trous». La recevoir telle quelle. La Parole est accompagnée, enveloppée de silence. Ce qui se dit de Dieu, de Dieu avec nous, doit être écouté, expérimenté longuement, silencieusement. Le bruit déplacé vient quand on fait dire à la Parole ce qu’elle ne dit pas, quand on parle à sa place.

«Dieu regarda les fils d’Israël et Dieu sut» (Ex 2, 25). Que sut il? Le texte en reste là. Il est lisible aux savant de corriger le texte comme cela est abondamment fait pour «produire un sens»; Recevoir le texte comme il est – et peut-être même s’il est le résultat d’une erreur quelconque de transmission manuscrite – c’est faire droit à ce silence dans le texte qui n’est pas sommé de faire ses preuves à tout moment, de nous donner des informations claires. Le Seigneur regarde et sait: on peut vivre longuement, silencieusement avec ces quelques mots.
L’exemple de 2 S 11: David, Bethsabée et Urie ou comment on peut faire parler abusivement un texte silencieux.

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 Phillipe Lefebvre, op Professeur d’Ancien Testament à la facutlé de théologie de l’université de Fribourg.

 


Eléments de bibliographie

Colin Claire & Cornillon Claire (dir.), Ce que le récit ne dit pas. Récits du secret, récits de l’insoluble, Presses universitaires François Rabelais, Tours, 2015.

Corbin Alain, Histoire du silence. De la renaissance à nos jours, Albin Michel, 2016.

McCulloch Diarmaid, Silence: A Christian History, 2014.

Mouchard Claude, Qui si je criais…? Œuvres-témoignages dans les tourmentes du XXe siècle, éditions Laurence Teper, 2007.

Picard Max, Le monde du silence, PUF, 1954.

Sarah Robert (Cardinal), La force du silence. Contre la dictature du bruit, Fayard, 2016.

Steiner George, Langage et silence, Seuil, 1969.

[1] Jean-François Roustang, Qu’est-ce que l’hypnose? éditions de minuit,

[2] Voir Mc 1, 25, 34, 43-44; 3, 12; 5, 43; 7, 36; 8, 26; 9, 9.

[3] Je reprends ici le titre superbe d’un recueil du regretté Pierre Lartigue qui reprenait lui-même ce nom d’un lieu en Normandie près duquel il séjournait! La «forge subtile» devient chez lui une manière d’évoquer le travail poétique (La forge subtile, éditions Le temps qu’il fait, 2001).

[4] Voir par exemple les versets liminaires du Lévitique et des Nombres où Dieu convoque Moïse dans sa tente pour lui enseigner les paroles qu’il aura à transmettre au peuple.

[5] Philippe Lefebvre, «Les temps de la-chair-avec-Dieu. L’exemple de la concubine de Guibéa (Juges19)»,Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie 54 (2007) 1/2, p. 5-15.

[6] Voir en particulier: «Ristpah, la dame du Lithostrôton (2 Samuel 21; Jean 19)» in Philippe Lefebvre, Brèves rencontres. Vies minuscules de la Bible, Paris, Cerf, 2015.

 

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Le «Je» de Saint Paul https://www.revue-sources.org/de-saint-paul/ https://www.revue-sources.org/de-saint-paul/#respond Wed, 14 Dec 2016 09:57:26 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1645  

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Intervention du Frère Jean-Michel Poffet lors de la Semaine interdisciplinaire de la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg: Tibhirine 20 ans après

Je ne pouvais qu’acquiescer à l’invitation des organisateurs de ce Colloque, qui plus est dans un lieu où j’ai moi-même enseigné pendant une vingtaine d’années, en particulier la littérature paulinienne, avant de rejoindre Jérusalem. Le titre qui m’a été proposé m’a cependant plongé dans un moment de perplexité: Qu’est-ce que l’Apôtre des Nations, le tonitruant Paul de Tarse, avait à dire dans le cadre de l’évocation du témoignage si ferme et si discret à la fois, plein de force et de silence, des moines de Tibhirine?

A relire Paul, j’ai pourtant trouvé quelques harmoniques au JE paulinien qui m’apparaissent susceptibles d’éclairer le statut du témoin chrétien. Dans le cadre de cette brève intervention, je ne puis qu’aborder les dimensions les plus évidentes du JE de Paul dans ses Lettres.

Une première remarque est une lapalissade: son JE est omniprésent parce que précisément Paul n’a pas écrit des Traités mais des Lettres à des communautés précises (Romains, Corinthiens, Philippiens, Thessaloniciens, aux frères de Galatie, ou à des personnes (Philémon, surtout, et peut-être une partie de 2Tm). Même l’épître aux Romains relève de ce genre littéraire et n’est pas seulement un Traité de théologie sur la justification. Ce JE auctorial omniprésent est somme toute assez banal: «j’en viens maintenant à ce que vous m’avez écrit…» (1Co 7); «vraiment, si je vous ai attristés par ma lettre, je ne le regrette pas…» (2Co 6,8) etc. C’est le JE d’un correspondant. Je n’aborderai pas ici l’aspect plus technique du type de rhétorique auquel Paul eut recours. Je vais aborder plutôt les facettes de ce JE de l’Apôtre tel qu’il s’exprime dans ses Lettres (en particulier les sept lettres considérées par la critique comme sûrement authentiques littérairement[1]), avec une attention portée à la dimension spirituelle et théologique de l’expression.

Le JE de Paul, son moi, a donc été profondément touché par la révélation du Christ

Mon exposé comprendra quatre parties: «Un JE qui ouvre sur le Christ», puis «Un JE qui ouvre sur l’expérience chrétienne», «Un JE artisan de communion» et enfin «Un JE d’autorité et d’humilité».

Le JE des passages très autobiographiques: du JE de Paul à celui du Christ

Nous avons la chance de pouvoir saisir dans les lettres pauliniennes le JE de l’Apôtre, en particulier dans des passages où il évoque sa conversion mais aussi les aléas de son ministère. C’est unique dans le NT, et dans l’AT c’est aux Confessions de Jérémie qu’on a parfois comparé les «confessions de Paul». Commençons par la lettre aux Philippiens et le passage fameux, autobiographique, que j’aime intituler la carte d’identité de Paul (chap. 3). Paul y rappelle les raisons d’avoir confiance en lui, dans les valeurs de son héritage, de son inscription au sein de son peuple, de sa culture, de sa religion; ces raisons: «j’en ai bien davantage» (en grec: egô mallon). Et d’énumérer quatre motifs venus de son peuple (circoncision le huitième jour, issu de la lignée d’Israël, de la tribu de Benjamin d’où était issu un certain Saül, première esquisse du Messie; et Hébreu fils d’Hébreux (Paul restant attaché à l’hébreu, langue de son peuple, bien que vivant en diaspora).

Il y ajoute trois motifs de son expérience religieuse personnelle: Pharisien, persécuteur, et finalement un homme irréprochable. C’est le sommet de ce septénaire de la perfection pharisienne dans toute sa splendeur. Pensons au Pharisien de l’Evangile: «Mon Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont rapaces, injustes, adultères, ou bien encore comme ce publicain; je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que j’acquiers» (Lc 18,11-12).

Le P. Lagrange pouvait écrire finement: «Muni de ses œuvres, qui étaient son bien propre, le Pharisien était content de lui, et s’approchait avec confiance du tribunal de Dieu[2]». Mais tous ces avantages, poursuit Paul, (ce sont en effet de réels avantages, des motifs de fierté), il les considère dorénavant comme des désavantages, même comme des déchets, à cause du Christ, «à cause de la supériorité de la connaissance du Christ Jésus mon Seigneur. … Je poursuis ma course pour tâcher de saisir, ayant été saisi moi-même par le Christ Jésus». C’est parfaitement clair: son JE est envahi et transformé par le Christ.

Venons-en au début de la Lettre aux Galates. Paul y évoque l’irruption du Christ dans sa vie (plutôt que de parler de conversion), irruption qui est à la source de l’Evangile qu’il annonce. «Sachez-le, en effet, mes frères, l’Evangile que j’ai annoncé n’est pas à mesure humaine: ce n’est pas non plus d’un homme que je l’ai reçu ou appris, mais par une révélation de Jésus Christ» (1,12). C’est une vocation par apocalypse!

Il évoque ensuite sa conduite dans le judaïsme, la persécution effrénée qu’il menait contre l’Eglise de Dieu, les exploits de sa piété (je surpassais (en grec hyper) bien des compatriotes de mon âge), en un mot: il était un partisan zêlé (c’est-à-dire violent, le mot vient de la littérature maccabéenne) des traditions des pères. «Mais quand Celui qui dès le sein maternel m’a mis à part et appelé par sa grâce, daigna révéler en moi son Fils pour que je l’annonce parmi les païens, aussitôt, sans consulter la chair et le sang…» et Paul d’évoquer son départ pour l’Arabie puis seulement quatorze ans plus tard sa venue à Jérusalem.

Le JE de Paul, son moi, a donc été profondément touché par la révélation du Christ, non seulement à lui mais en lui, comme le souligne Jean Chrysostome dans une de ses homélies. Alors que des Judaïsants venus de Jérusalem l’accusaient de transgression parce qu’il s’attablait avec des non-circoncis (des chrétiens venus du paganisme), Paul répond vivement au chap. 2que s’il rétablissait les usages juifs pour les pagano chrétiens, alors il serait un transgresseur de ce Christ qui l’a tellement marqué et l’a mandaté auprès des païens, porteur d’un évangile de grâce et de liberté.

«En effet, par la Loi je suis mort à la Loi afin de vivre à Dieu: je suis crucifié avec le Christ et ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi. Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi.» (2,19-20). Passage saisissant où Paul se fait l’icône du mystère pascalen union profonde avec le Christ. Avec le Christ il est mort à la Loi mais c’est pour vivre; oui, mais ce vivre passe par la croix («avec le Christ je suis crucifié – au parfait, c’est l’état du croyant») et donc par la mort, mais cette mort débouche sur la vie dans la foi au Fils de Dieu «qui m’a aimé et s’est livré pour moi». En grec un «egô»ouvre le passage et en est aussi l’aboutissement: il s’est livré pour MOI. Son JE n’est pourtant pas que le reflet de sa personnalité et de son histoire; il ouvre sur le Christ («je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi»).

Du Je paulinien au Je chrétien

De plus, – et c’est un nouvel aspect – ce JE est représentatif de l’expérience du chrétien, de tout chrétien. C’est un JE paradigmatique. Le verset précédent est d’ailleurs en «nous»: «nous sommes, nous des Juifs de naissance et non de ces pécheurs de païens, et cependant, sachant que l’homme n’est pas justifié par la pratique de la Loi, mais seulement par la foi en Jésus Christ, nous avons cru, nous aussi, au Christ Jésus… (2,15-16). Si Paul passe ensuite à la première personne, c’est pour rappeler à quel point la rencontre avec le Christ est personnelle. Mais ce JE n’a rien d’exclusif, il est la condition du NOUS chrétien. «Ce moi, bien que représentatif de tous les chrétiens, réchauffe singulièrement la théologie» écrivait Mgr Cerfaux[3]. Ecoutons Jean Chrysostome: «Que fais-tu, ô Paul, tu t’appropries ce qui est notre héritage commun, tu ramènes à toi seul ce qui a eu lieu en faveur de la terre entière? Car il n’a pas dit: «Jésus qui nous aime» mais «Jésus qui m’a aimé». Il nous prouve que chacun de nous doit être aussi reconnaissant envers le Christ que s’il était venu pour lui seul» (Hom. Ga).

On rencontre encore ce JE représentatif de la vie chrétienne par ex. dans l’hymne à la charité en 1Co 13: «Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit…Nous voyons actuellement de manière confuse, comme dans un miroir; ce jour-là, nous verrons face à face.»

Son JE est fait à la fois d’autorité et d’humilité, d’«humble présence» aurait dit Maurice Zundel

Je termine ce second aspect du JE paulinien par le fameux passage de la Lettre aux Romains au chap. 7 que je résume: «Nous savons que la Loi est spirituelle, mais moi je suis un être de chair, vendu au pouvoir du péché. Vraiment ce que je fais, je ne le comprends pas: car je ne fais pas ce que je veux mais je fais ce que je hais. Or si je fais ce que je ne veux pas, je reconnais, d’accord avec la Loi, qu’elle est bonne; en réalité ce n’est plus moi qui accomplis l’action, mais le péché qui habite en moi … etc.» Puis ce sera un cri de désespoir: «Malheureux homme que je suis! Qui me délivrera de ce corps qui me voue à la mort?», suivi d’un cri de victoire: «Grâces soient à Dieu par Jésus Christ notre Seigneur!»

On a cru pouvoir interpréter ce passage en JE comme étant «autobiographique, adamique, mosaïque ou chrétien[4]». Ce JE omniprésent ici serait celui de Paul comme homme divisé, voire torturé. C’était l’exégèse de Luther, écho de son propre drame intérieur: il s’agirait là du chrétien régénéré mais qui reste divisé, à combien plus forte raison l’homme sans la grâce. Ce fut aussi l’exégèse d’un Augustin, seconde manière, pour lutter contre les Pélagiens qui pensaient que l’homme sans la grâce pouvait vouloir la grâce, se complaire dans la Loi.

Mais la première lecture d’Augustin et largement celle des Pères et des exégètes d’aujourd’hui est différente: si on veut de l’autobiographie quant à l’observance de la Loi, il faut se reporter à Ph 3 et à Ga 1: un homme fidèle et même irréprochable! En revanche, ici encore le JE de Paul est représentatif, mais de qui? De l’homme en dehors du Christ, de la grâce et du don de l’Esprit, puis au contraire d’un homme habité par le Christ et l’Esprit, au chap. 8, mais Paul décrit cet enjeu en résumant l’histoire du salut telle que la bible en parle, partant depuis le jardin de la Genèse. Paul fait probablement parler Adam, représentatif de tout homme.

Il n’empêche que Paul parle en JE, un «je» plus large que lui mais qu’il paraît difficile d’exclure, et donc son individualité et la nôtre peuvent aussi être prises dans ce dilemme. Ce n’est pas la description d’un homme porté par la grâce et malgré tout pécheur (simul justus et peccator) comme l’avait cru Luther. Cette description a une portée non pas psychologique ni autobiographique mais théologique, c’est pourquoi elle est si radicale. Le précepte allumant la convoitise conduisit à la mort, «mais la loi de l’Esprit qui donne la vie dans le Christ affranchit de la loi du péché et de la mort»(Rm 8,2).

Un JE artisan de communion

J’aimerais maintenant aborder un autre aspect du JE paulinien qui s’efface devant le Christ. Ce JE s’éloigne de ce qu’il pouvait y avoir de quête solitaire de la perfection, de ce qu’il pouvait y avoir de trop humain et triomphant, fût-ce dans l’obéissance à la Loi, et il se transforme en souci du prochain. Ce JE devient artisan de communion. Nous en avons un indice littéraire dès la première lettre aux Thessaloniciens, probablement écrite dans les années 50, ce qui en ferait le plus ancien document chrétien connu.

Or cette lettre que l’usage (en particulier liturgique) nous fait dire «de S. Paul Apôtre», est en fait mise sous le patronage de Paul, Sylvain et Timothée et toute la lettre est écrite en «nous». Paul n’est pas seul à écrire, ni seul à exhorter les fidèles: c’est encore le cas pour 1Co (Paul et Sosthène), 2Co, Ph et Phm ainsi que Col (Paul et Timothée), Ga (Paul et tous les frères qui sont avec moi). De plus, il ne mentionne pas n’importe qui à ses côtés mais ceux qui ont eu une part majeure à son œuvre d’évangélisation. Il en fait de véritables co-auteurs de la lettre.

Le phénomène est d’autant plus à souligner qu’il est rare dans la littérature antique comme J. Murphy O’Connor l’a rappelé dans son livre sur l’art littéraire de Paul[5]. Paul était sans doute l’animateur de ce groupe d’évangélisateurs. Son JE ressort à deux reprises à des moments importants de la lettre. Tout d’abord lorsque Paul se présente, avec Sylvain et Timothée, comme «orphelins» de sa communauté de Thessalonique, il leur dit son désir de les revoir. «Nous avons donc voulu venir jusqu’à vous – moi-même Paul, à plusieurs reprises -, mais Satan nous en a empêchés.» (2,15).

Le chap. 3 s’ouvre sur la décision commune de mandater Timothée à Thessalonique: «Aussi, n’y tenant plus, nous avons pris le parti de demeurer seuls à Athènes, et nous vous avons envoyé Timothée, notre frère et le collaborateur de Dieu dans l’Evangile du Christ, pour vous affermir et réconforter dans votre foi, afin que personne ne se laisse ébranler par ces tribulations.» Il les avait avertis qu’ils auraient à souffrir pour l’Evangile: il leur redit sa préoccupation et son souci, et pour ce faire le discours passe à la première personne: «C’est pour cela que, n’y tenant plus, je l’ai envoyé s’informer de votre foi. Pourvu que déjà le Tentateur ne vous ait pas tentés et que notre labeur n’ait pas été rendu vain!» (3,5). Il n’empêche que la Lettre est écrite en nous. Une troisième fois, il endossera en JE le contenu de la lettre, nous y reviendrons.

Il faut interpréter théologiquement ce fait littéraire: Paul ne fait pas que parler de la grâce de l’Evangile qui est un Evangile de communion, il le montre par sa pratique. Dans les Lettres, seize personnes sont nommées explicitement ses collaborateurs et vingt-cinq autres personnes proches sont nommées (cf. par ex. Rm 16). Et surtout il associe à son autorité pastorale ceux qui lui sont le plus proches dans l’œuvre d’évangélisation, ici Sylvain et Timothée. Je rappelle que Jésus avait aussi envoyé les apôtres évangéliser deux par deux, cellule minimale de la communion (Lc 10,1).

Ce souci de communion est sensible dès le début des lettres: en NOUS (début de la lettre aux Thessaloniciens: «Nous rendons grâces à Dieu à tout moment pour vous tous, en faisant mémoire de vous sans cesse dans nos prières» (1,3; ou Col 1,3) ou en JE dans le billet à Philémon: «Je rends sans cesse grâces à mon Dieu en faisant mémoire de toi dans mes prières» (v. 4). Paul le résumera cette orientation essentielle de son apostolat: «nous ne sommes nous que vos serviteurs pour l’amour de Jésus» (2Co 4,5). J’ajoute le fait que Paul s’adresse aux Thessaloniciens comme à des «frères» (19x dans 1Th qui compte 5 chap.): proportionnellement, c’est la plus grande concentration de ce terme dans les Lettres[6].

Autorité et humilité de ce JE

Ce JE paulinien est donc habité par le Christ, c’est aussi, et pour cela même, un JE créateur de communion, d’un NOUS chrétien ainsi que nous l’avons vu. Je terminerai sur un dernier trait qui explique cette cohérence: son JE est fait à la fois d’autorité et d’humilité, d’«humble présence» aurait dit Maurice Zundel. Reconnaissons que l’humilité n’est pas le premier trait que l’on prêterait spontanément à Paul…

Paul de Tarse ne devait pas manquer de personnalité, il marquait ceux qui le rencontraient. Non par sa prestance physique ou une parole humainement performante. Rappelez-vous les propos des Corinthiens qui sont remontés jusqu’à Paul: «Les lettres, dit-on, sont énergiques et sévères; mais, quand il est là, c’est un corps chétif, et sa parole est nulle (BJ) … il est faible et sa parole est méprisable (Osty).Qu’il se le dise bien, celui-là: tel nous sommes en paroles dans nos lettres quand nous sommes absents, tel aussi, une fois présents, nous serons dans nos actes.»(2Co 10,10-11). Voilà encore un JE représentatif, Paul parle au nom des apôtres mais c’est bien aussi lui qui parle.

De cette (relative) faiblesse, il fait un atoutcomme il le rappelle aux Corinthiens: «Pour moi, quand je suis venu chez vous, frères, je ne suis pas venu vous annoncer le mystère de Dieu avec le prestige de la parole ou de la sagesse. Non, je n’ai rien voulu savoir parmi vous, sinon Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié. Moi-même je me suis présenté à vous faible, craintif et tout tremblant, et ma parole et mon message n’avaient rien des discours persuasifs de la sagesse; c’était une démonstration d’Esprit et de puissance, pour que votre foi reposât, non sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu» (1Co 2,1-5).

Son autorité ne vient pas non plus de la seule fermeté de son caractère: il s’agit pour lui de faire place au Christ, toute la place, quitte à passer pour arrogant. C’est très clair dès son plaidoyer d’authenticité en Gaalors qu’il vient d’appeler l’anathème sur quiconque, lui ou un ange, annoncerait un Evangile différent de celui qu’il a annoncé. «En tout cas, maintenant est-ce la faveur des hommes, ou celle de Dieu que je veux gagner? Est-ce que je cherche à plaire à des hommes? Si je voulais encore plaire à des hommes, je ne serais plus le serviteur du Christ» (Ga 1,10). Fermeté de l’homme, appui sur le Christ: les deux traits se conjuguent à la fin des Galates, quand Paul signe sa missive, et avec de gros caractères, pour en endosser le message et souligner la portée de sa Lettre: «Dorénavant que personne ne me suscite d’ennuis: je porte dans mon corps les marques de Jésus» (Ga 6,17).

Et aux Corinthiensà propos d’une lettre que nous n’avons plus et que l’on désigne habituellement comme «la lettre dans les larmes»: «Si je vous ai attristés par ma lettre, je ne le regrette pas … en toutes choses nous vous avons dit la vérité» (2Co 7,8.14). C’est dans la même logique qu’il osa résister aux chrétiens judaïsants venus de Jérusalem et même en face à Pierre lors de l’incident d’Antioche qu’on peut résumer par ces deux expressions: «Mais à cause des intrus, ces faux frères qui se sont glissés pour espionner la liberté que nous avons dans le Christ Jésus, afin de nous réduire en servitude, gens auxquels nous refusâmes de céder, fût-ce un moment, par déférence, afin de sauvegarder pour vous la vérité de l’Evangile… Mais quand je vis qu’ils ne marchaient pas droit selon la vérité de l’Evangile, je dis à Céphas devant tout le monde…» (Ga 2,4-5.14). Paul tient à défendre et l’Evangile qui n’est pas le sien, et les conséquences de l’Evangile pour les Galates, c’est-à-dire la liberté. Orthodoxie et orthopraxie relèvent d’un même souci … pour lui!

En conséquence, pas de place en lui pour de la gloriole, de l’autocélébration. Des chrétiens s’en référaient trop humainement aux apôtres et même à lui Paul? Il leur répond vigoureusement: «Le Christ est-il divisé? Serait-ce Paul qui a été crucifié pour vous? Ou bien serait-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés?» (1Co 1,13). A ceux qui donnaient trop d’importance à la médiation apostolique et la gauchissaient, il répond: «Qu’est-ce donc qu’Apollos? Et qu’est-ce que Paul? Des serviteurs par qui vous avez embrassé la foi, et chacun d’eux selon ce que le Seigneur a donné. Moi j’ai planté, Apollos a arrosé; mais c’est Dieu qui donnait la croissance.» (1Co 2,5-6).

Mentionnons encore la formule si hardie de 2Co 11,4ss: «J’estime pourtant ne le céder en rien à ces archiapôtres. Aussi sûrement que la vérité du Christ est en moi». Et voilà que Paul, loin de se glorifier de ses exploits est prêt à se glorifier de ses faiblesses (chap. 12) le Christ lui ayant fait découvrir que ses blessures et ses épuisements sont comme un contre-poids nécessaire aux révélations exceptionnelles qui lui ont été faites, afin qu’il n’y ait pas en lui trace d’un orgueil humain. «Ma grâce te suffit». Le JE de l’Apôtre fait ici encore place au Christ Jésus. Il fonde en Paul un JE plein d’autorité et en même temps marqué par la kénose, par l’abaissement et la faiblesse. Oui Paul peut oser dire: «imitez-moi» (ce qui en choque plus d’un) parce qu’il précise: «montrez-vous mes imitateurs, comme je le suis moi-même du Christ» (1Co 11,1; également Ph 4,15 et surtout 3,17).

Il faut encore mentionner la note de tendresse maternelle que l’on n’attendrait pas de la part de ce grand intellectuel: en 1Th 2,7 il compare l’apôtre s’efforçant de transmettre l’Evangile du Christ à une femme qui allaite et prend soin de son nourrisson, puis à un père et il nomme les Thessaloniciens ses frères. En Ga 4,19 il se comparera encore à une femme mais alors en train d’enfanter: «mes petits enfants que j’enfante à nouveau dans la douleur jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous».

Conclusion

Oui, le JE est omniprésent dans la littérature paulinienne. Non seulement le JE auctorial banal d’un correspondant, mais un JE de présence forte et nécessaire auprès des communautés. La Lettre remplace l’Apôtre absent. Mais ce JE n’est pas gangrainé par un orgueil humain. Il est le rayonnement de la personne du Christ à travers son Apôtre.

– C’est un JE qui est envahi par le Christ.

– C’est aussi un JE paradigmatique de l’expérience chrétienne.

– C’est encore un JE qui œuvre à réaliser le NOUS d’une communion des chrétiens entre eux.

– C’est enfin un JE qui conjugue autorité et humilité, à l’exemple du Christ. Paul ose inviter les chrétiens à l’imiter parce qu’il est lui-même polarisé totalement par le Christ, configuré au Christ.

– Il faut y ajouter une note de tendresse maternelle autant que d’autorité paternelle. Tout cela fait que Paul avec ses collaboratrices et collaborateurs a été un fondateur de communautés en Asie Mineure, en Grèce, et il mourra auprès de la communauté de Rome. Son JE est tellement plus que son seul je individuel qu’il peut même se priver de toute lettre de recommandation auprès de ceux qui en solliciteraient de sa part: «notre lettre, c’est vous, une lettre écrite en nos cœurs, connue et lue par tous les hommes» (2Co 3,1-2).

Finalement, ce JE qui, humainement paraissait envahissant et sûr de lui, ce JE qui est travaillé par le Christ, évidé afin de réaliser parmi et pour les communautés une juste présence, n’est pas si loin du témoignage des moines de Tibhirine. Un témoignage si personnel et fort, de moines alors humblement présents à Tibhirine en Algérie et si fortement présent aujourd’hui encore, visages du Christ au cœur de l’Église et pour le monde.

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Jean-Michel Poffet

Jean-Michel Poffet, op a enseigné le Nouveau Testament à l’Université de Fribourg avant d’être élu Directeur de l’Ecole biblique et archéologique française de Jérusalem. Membre de la rédaction de la revue Sources, il est actuellement prieur du couvent Saint-Hyacinthe de Fribourg.

 

 

 


[1] Rm, 1-2Co, Ga, Ph, 1Th, Phm.
[2] L’Evangile de Jésus-Christ, Gabalda, Paris 1928, p. 457.
[3] Le chrétien dans la théologie de S. Paul, p. 316.
[4] Autobiographique (Augustin 2e formule, Luther etc.); adamique (S. Lyonnet et alii); mosaïque (P. Benoît) et chrétien. Cf. l’ouvrage de S. LYONNET, Les étapes du mystère du Salut selon l’épître aux Romains, Bibliothèque œcuménique, 8, Cerf, Paris 1969 et les derniers commentaires sur Rm, en particulier celui de S. LEGASSE, L’épître de Paul aux Romains, Lectio Divina, Commentaires, 10, Cerf, Paris 2002 et t surtout celui de A. GIGNAC, L’épître aux Romains, Commentaire biblique: Nouveau Testament, 6, Cerf, Paris 2014 (citation p. 273).
[5] Paul et l’art épistolaire. Contexte et structure littéraires, trad. de l’anglais par Jean Prignaud, Cerf, Paris 1994, p. 38: 15 lettres sur papyrus avec plusieurs noms d’expéditeurs et 6 lettres sur les 645 papyri d’Oxyrhynque, Tebtunis et papyri de Zénon.
[6] Rm 19x aussi mais au long de 16 chap. et 1Co 39x mais sur 16 chap.

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Parmi les moines de Tibirhine dont nous honorons ces jours-ci la mémoire, il y avait un poète, Frère Christophe, dont Blandine Douailler nous a parlé mardi dernier.

Permettez-moi d’ouvrir ces réflexions sur la place du «je» en poésie par quelques lignes de lui à propos de l’expression artistique: «Peut-être pour un artiste (si je peux essayer de comprendre ce monde) il y a une conversion qui consisterait à passer de l’expression de soi à … l’épiphanie du CHRIST, dans la dépossession de ses dons, purifiés, transformés, et comme restitués par l’ESPRIT au cœur de l’homme… ce cœur blessé… pour la délivrance de toutes choses (les fleurs, les mots, les arbres, le corps, l’histoire…) à la gloire du PÈRE.» (1)

Dans cette phrase, où Frère Christophe condense une expérience qui fut à la fois artistique et mystique, en la resituant dans une dynamique trinitaire, je soulignerai l’expression: «passer de l’expression de soi à … l’épiphanie du CHRIST». Sans pouvoir évidemment résumer en une formule aussi exemplaire mon propre parcours, que je vais tenter de retracer ici, j’oserais dire que le point de départ et les premiers pas nous sont communs.

Il s’agissait bien, pour moi aussi, d’une sorte de «conversion», selon le mot de Frère Christophe. Tant que le «je» a occupé le devant de la scène, le poème, en fait, ne parlait à personne, car il n’évoquait pas un monde reconnaissable, habitable par d’autres, les lecteurs. La poésie véritable a débuté quand ce «je» envahissant s’est retiré, a fait place à d’autres présences («les fleurs, les mots, les arbres, le corps, l’histoire…», dit Frère Christophe) et, parmi elles, à la présence du Christ, non moins discrète que les leurs. Voici, en préambule, un poème qui tente de retracer cette timide «épiphanie» au sortir de l’emportement et des rêves de la jeunesse.

Le couloir et la porte

Le grand couloir de ton enfance
rayé de lumière
Tu cours là-bas au bout
poursuivi par l’écho de tes propres pas
croyant à quelque gloire au fond
où convergent toutes les lignes de vie
Tu n’as pas vu sur le côté
la seule porte ouverte
encadrant le ciel calme
le regard grave de tes sœurs
et le visage insoupçonné du Christ
tout ce qu’aujourd’hui
tu cherches à tâtons
Tu comprends aujourd’hui
que la lumière venait de là (2)

Le «je» est absent de ce poème, on l’aura remarqué. C’est qu’il s’était effondré comme un mur pour laisser passer une parole venue d’ailleurs, du plus proche (le souvenir des sœurs) ou, comme on le verra dans d’autres poèmes, du plus lointain (l’horizon). Auparavant, entre l’univers et le poète, c’était un face-à-face muet, «inarticulé».

Depuis le sixième étage
l’adolescent effleure avec un doigt
tout près, le bronze séculaire
des grands nuages suspendus
comme des cloches au-dessus de la ville
Les peupliers bien droits
ont fini de lisser leur feuillage
Toujours en présence
les deux grands corps
celui de l’horizon
le sien

– tous les deux inarticulés –

Il veut crier
l’horizon veut crier
Chacun
lèvres serrées
barre le passage à l’autre (3)

Le premier poème écrit après la «conversion» dont parle Frère Christophe, le premier «vrai» poème, donc, commençait pourtant par un «je». Mais celui-ci se volatilisait aussitôt en attributs, en métaphores où il était remplacé par ce qu’il entendait, voyait, ou montrait silencieusement

Je suis
ce cri d’enfant
d’oiseau
Ce nuage
accroché dans les branches
Je sors pour étendre
le linge de la nuit
d’une étoile à l’autre
et j’oublie mes bras
sur le plus haut fil (4)

A la faveur de cette dispersion du «je», le poème s’ouvrait enfin sur le dehors. Dans les éclats du miroir brisé se reflétaient des morceaux de paysage; par la fenêtre de la chambre dévastée entraient les bruits encore ténus du monde. L’épiphanie n’est pas encore celle du Christ, mais dans l’image de celui qui étend les bras pour suspendre «le linge de la nuit / d’une étoile à l’autre» s’esquisse déjà la figure du Crucifié.

Cependant, c’est une figure différente, mythologique, qui a d’abord été chargée d’exprimer la mise en pièces du sujet lyrique: celle d’Orphée, mais d’Orphée à la fin, déchiré par les Ménades. Son instrument n’est plus la lyre; il chante avec son propre corps lacéré ou plutôt, à travers les béances de son corps, qui sont aussi les trous, les blancs de son monologue, il laisse advenir autre chose, que le désir de s’exprimer à tout prix empêchait d’entendre: le silence et les voix du monde. Ainsi la couleur du ciel se manifeste-t-elle entre les feuilles de l’arbre au crépuscule.

Il n’a pas réussi à resserrer son corps
pour qu’on ne voie pas le jour au travers
Il laisse maintenant l’absence descendre
et se mêler à lui, comme à l’arbre éteint
du verger déjà sombre s’ajoutent les feuilles
bleues, silencieuses du ciel (5)

On trouve dans la mythologie égyptienne une légende parallèle à celle d’Orphée: c’est l’histoire d’Osiris déchiré par son frère Seth. Mais elle ne s’arrête pas à cette fin tragique. Isis, la sœur-épouse d’Osiris, rassemble les morceaux épars de son corps et lui rend la vie. Dans un court poème écrit vers la même époque que les précédents, elle parlait ainsi:

Isis

Je renonce, dit Isis
à recoudre ton corps
Crois-moi
tu entendras mieux (6)

Il y aurait donc un avenir pour cet «Orphée posthume». L’éclatement du «je» lyrique n’entraîne pas forcément la mort du chant. S’il renonce à monopoliser la parole, s’il consent, comme dit Frère Christophe, à «la dépossession de ses dons, purifiés, transformés, et comme restitués par l’ESPRIT», il entendra et fera entendre les présences silencieuses autour de lui qui demandent à s’exprimer. L’extrait suivant essaie d’évoquer ce basculement de la parole exclusive du «je» à la parole des autres longtemps muets (le poète s’adresse ici à la Sagesse):

Dans ta voix je les entends toutes
à l’horizon qui remontait vers moi comme un mascaret
chargé de villes orageuses, de trains en courbe à travers le feuillage
du piétinement gris de la pauvreté, des numéros des bagnes se multipliant
sans engendrer la somme d’un seul nom
ce mur mobile où se contrariaient
la parole impérieuse, unique d’un poète
et l’énorme silence accumulé de l’univers
Je ne sais plus s’il a débordé
le barrage convexe de la poitrine
mais il a mouillé les pieds peu à peu
comme dans une maison inondée, un matin,
et j’ai perçu jusqu’à la croissance des meubles
à l’intérieur d’une chambre vide
encore plus lente que celle des arbres
De ma fenêtre j’ai appris à lire
les mots-croisés des H. L. M. à l’aube
quand s’illumine une lettre, puis deux, puis le mot entier
dont l’initiale est toujours la petite cuisine
A trente ans j’ai perdu la mémoire
en faveur de leur silence immémorial
et c’est lui maintenant qui dicte le poème (7)

Pour faire apparaître ces êtres silencieux dans le poème, on peut s’adresser à eux ou parler d’eux; le «je» cède alors la place au «tu» ou au «il», au «elle». Il faut apprivoiser ces présences discrètes, parfois celles des choses qu’on dit «inanimées» mais qui semblent, à certains moments de l’année ou à certaines heures du jour, au bord de la confidence. Ainsi la terre au début du printemps.

Soir de mars

Imperceptiblement l’horizon soupire
comme un dormeur allongé sur le dos
qui va s’éveiller d’un moment à l’autre
Les arbres savent une langue
apprise en trois jours
Chaque année, à la même heure
le même silence
mouillé affleure
Terre, cette fois
tu vas le dire
le mot profond
qui gonfle les collines
Tu l’as au bout des lèvres
imminente, timide
Mais aujourd’hui encore, au dernier moment
tu gardes ta réserve en face de nous
et ton murmure à l’horizon
ne s’entend que de profil (8)
Ainsi encore l’aube, à l’heure où les hommes partent au travail sans la regarder.
L’aube si fatiguée
qu’elle sourit au lieu de parler
vient encore une fois d’accoucher du monde
sans un cri, presque gênée d’occuper tant de place
dans l’indifférence quasi générale
excepté les oiseaux et les adolescents
qui la regardent longuement, le menton dans les mains
entre les pots de géranium et les peupliers
émus, rêvant qu’ils voient leur propre naissance
et déjà leur première paternité (9)

Mais il y a aussi tous ceux, toutes celles que nous laissons dans les marges du jour, parfois à deux pas de nous. Baudelaire, poussé à la fois par la curiosité et ce qu’il nommait lui-même «charité», allait les chercher dans leurs «retraites ombreuses» (10): allées des jardins publics, baraques à l’écart d’une foire, «plis sinueux des vieilles capitales» (11). Il y rencontrait ceux qu’il appelle «les éclopés de la vie» (12). Parmi eux se trouvent les malades, vivant à l’hôpital dans leur monde séparé, monotone.

Le monde en blanc

Derrière la pelouse il y a un monde
avec des hommes, des femmes, des repas
des sentiments comme dans celui-ci
mais la lumière y est toujours la même
(c’est pourquoi les malades passent la journée
dans l’attente des couleurs du crépuscule)
La vie et la mort deviennent transparentes
à force d’être mesurées
et ceux qui peuvent traverser les murs
entre les mondes multipliés
sont tous vêtus de blanc
race divine, immortelle
dans l’éclair des sourires
L’après-midi, aux heures de visite
arrive aussi la grande humanité
Les bruits de la rue restent dans leurs cheveux
et ils s’efforcent d’accorder leurs gestes
à l’espace exact de la chambre
Quand ils ont fini de sortir du cabas
les fleurs du jardin, les dernières lettres
dans le silence maladroit s’opèrent
les transfusions de l’âme (13)
Les êtres inaperçus sont quelquefois sous notre propre toit.

La ménagère

Quand elle a fini de cirer les meubles,
d’essuyer les vases, le dos des vieux livres,
elle s’assied, la tête vide.
Les grains de lumière ont partout remplacé
les grains de poussière
mais qui verra la différence?
Le soleil seul
la félicite. (14)

Dans ces tableaux, la première personne, quand elle se manifeste, figure seulement comme témoin, la plupart du temps au pluriel, sous la forme d’un «nous» qui représente l’humanité ordinaire, souvent inattentive, oublieuse, comme aux derniers vers de ce poème consacré aux migrants (qu’on appelait, il y a trente ans, «immigrés»).

Immigrés

Ceux qui ne sont inscrits nulle part
regardent au loin la ville illuminée
les immeubles nocturnes
comme de grandes stèles noires
couvertes d’une écriture inconnue
d’un alphabet de feu calligraphié
rigoureux, indéchiffrable
Ils pleurent de tant lire
sans pouvoir traduire
tandis qu’à l’intérieur, en nous
il n’y a rien d’écrit
et que toutes les pages
derrière la nuit
redeviennent blanches (15)

Mais souvent, le sujet lyrique disparaît complètement dans la contemplation de ce qu’il donne à voir, comme c’est le cas pour ce poème écrit après la mort des moines de Tibhirine.

Tibhirine

Sept moines sans tombe
sinon le paysage:
l’Atlas algérien
encore enneigé.
Dieu visible un moment
dans l’absence de plainte. (16)

Le chemin de conversion tracé par Frère Christophe, on s’en souvient, nous fait «passer de l’expression de soi à … l’épiphanie du CHRIST». Cette épiphanie a lieu dans le silence que recouvrait auparavant le flot verbal de l’expression de soi. Il n’est pas nécessaire que le poète se taise complètement; le poème disparaîtrait alors aussi dans l’effacement de celui qui l’énonce. Il suffit que les mots du poème fassent place au silence du Christ. C’est possible en poésie où la parole n’est pas continue, mais où elle est périodiquement interrompue par le blanc: le poète et ses lecteurs reprennent haleine et, à la faveur de ces pauses, ils écoutent, laissent advenir autre chose qui peut être la présence, le regard du Seigneur.

Icône

Son visage seul
ressuscite encore
des limbes du mur
Il se tait
et les mots qui nous restent
s’écartent peu à peu
pour laisser passer
entre eux son regard (17)

Le «je» tonitruant a disparu. Cependant, parmi les présences quasi muettes auxquelles son retrait a permis d’exister dans le poème, il en est une qui revient, au même rang que les autres, mais plus fréquemment, parce qu’elle concerne le poète de plus près. Yves Bonnefoy, dans les dernières pages de L’écharpe rouge, l’appelle «le Je profond»: «Et celui qui sait, c’est le Je profond, dont Rimbaud disait qu’il est «un autre», c’est le regard de l’enfant qui vit parmi les présences: il en a reçu des clefs pour se souvenir et continuer à comprendre, et il ne renonce pas à le faire. (…) Et la poésie, eh bien, c’est l’obstination avec laquelle la vigilance du Je profond critique les visées du moi, ranime dans la forme son plus grand possible (…)» (18). Mais ce «je» secret, comme enseveli sous les débris de sa propre statue, est en quelque sorte interdit de parole, réticent, comme la terre un soir de printemps, comme l’aube anonyme ou la ménagère. Il faut l’apprivoiser de la même manière, en s’adressant à lui par un «tu», et attendre qu’il puisse prendre la parole à la première personne. Le passage difficile du «tu» au «je» est évoqué à la fin d’un poème qui parle d’un uniforme usagé, seul vêtement sous lequel le «je» pourrait ressurgir.

L’Uniforme

Comme il est raide, étroit, dans l’ombre de l’armoire
où ses boutons brillent… Comme il a l’air jeune
avec un seul galon (lieutenant à vie
sans espoir d’avancement). Si tu l’endossais
il te collerait peut-être à la peau
comme s’il était toujours imprégné
d’une eau de vertige, et tu perdrais la terre
derrière la vitre d’une passerelle
cinglée par le sel. Entraîné au large
tu mettrais dix ans à regagner le monde
les yeux piqués par les lumières lointaines
comme un chemineau à l’orée des villages
le dos éclairé par le crucifié blanc
qui t’avait regardé. Dans ta propre maison
tu serais accueilli par une jeune femme
timide, méfiante et par trois enfants
apeurés devant cet homme irrecevable
seul témoin pourtant de la miséricorde
mais témoin muet – Tu dirais je, peut-être. (19)

Le «je» muet se manifeste dans d’autres poèmes comme l’ombre sortie de notre corps quand nous sommes éclairés par une certaine lumière, celle d’un jugement miséricordieux.

Dans la lumière du jugement
tous ceux qui avaient avalé leur ombre
le clocher à midi
l’adolescent sur la colline
l’avouent gravement:
le clocher lit l’heure
invisible à son front
sur les toits et les vignes
l’homme revoit son premier corps
noir, caché comme un crime
à l’intérieur du blanc
et chacun s’entend
parler avec une autre voix
que le soleil écoute (20)

L’ombre est la part la plus secrète, la plus personnelle de nous-mêmes. Il arrive pourtant que nous l’ayons en commun avec nos frères, nos sœurs en humanité, au pied de la croix qui projette sur nous cette lumière miséricordieuse.

Tous eurent la même ombre, un après-midi
à trois heures, le Vendredi Saint
Plus tard, chacun reprit la sienne
et l’oublia le soir en rentrant chez lui
A la maison, parfois, quand le ciel se couvre
tu reconnais l’ancienne ombre commune
dans les yeux de ta femme, elle aussi dans les tiens
– minuscule croix noire au fond de la prunelle –
et nos fronts se détendent comme sous le signe
tracé avec l’huile d’un pouce invisible (21)

Finalement, le «je» authentique, ou son ombre, ne peuvent apparaître qu’en réponse à la parole ou devant le regard d’un autre «je» qui les reconnaît. Certains longs poèmes sont un dialogue entre le personnage de la Sagesse, qui est dans la Bible une forme de la présence de Dieu auprès de nous, et le poète. En face de la Sagesse, il a éprouvé l’impression d’être connu intégralement et accepté pour lui-même, tel qu’il est. Cette rencontre a été à la fois l’expérience d’un jugement et celle d’une grâce. Voici d’abord comment la Sagesse s’adresse à lui:

Je ne suis pas venue conclure ta vie
mais te la montrer dans une autre lumière
celle de la montagne ou bien de la mer
par-dessus le double mur du labyrinthe
où tu poursuivais le temps dans un couloir
J’ai vu tes rails traverser le printemps
viser au bout d’un rêve rectiligne
le noir de la cible, un tunnel à l’horizon
qui passerait sous la montagne du ciel

(…)

Pourtant, j’étais debout derrière les barrières
je faisais signe à toutes les fenêtres
sans que se détournât ton profil aveugle
m’imaginant au loin, à la dernière gare
Tu as cru me perdre avec ton chemin
ton âme et tous les grains de ton chapelet
mais je m’insinue dans la rumeur du monde
qui commence juste à te parvenir
et c’est en errant que tu m’accompagnes
Et voici la réponse du poète:
En tous lieux, tu es l’hôtesse des humbles
Sagesse, allumant ta lampe à leur chevet
Avec elle, tu as apprivoisé mon ombre
dont la forme se risque entre nous sur le mur
farouche encore, et prête à s’envoler
comme une adolescente au bord de la confiance
Quand tu reviendras frapper à la porte
guidant les rescapés transis d’Hyperborée
qui étouffent comme une toux leur âme
nous serons trois pour accueillir tes frères:
moi qui n’entendrai toujours que ce qu’ils disent
elle, d’expérience, attentive à ce qu’ils taisent
et si ta question repose en nos yeux
toi, les instruisant par leur propre bouche (22)

Le «je» retrouve ainsi une place et une légitimité lorsqu’il est le partenaire d’un «tu». Le pronom de la deuxième personne n’est plus à ce moment-là le masque d’un «je» caché, il renvoie réellement à quelqu’un d’autre. Dans les poèmes d’amour, il désigne la femme aimée en lui rendant hommage pour le bonheur d’une vie.

Le banquet

Les acacias coupés ne donnent plus d’ombre
à la table en plein air de nos fiançailles.
On la voit demeurer sur l’assiette bleue
des convives défunts, tes parents heureux
de ton avenir, qui trinquent à mi-voix.
Dans les verres, le vin qu’avait choisi ton père
a vieilli de vingt ans.
Toi seule es debout
tu bouges, tu sers dans ta robe rouge
comme la Sagesse au banquet des hommes. (23)
Dans les poèmes de louange ou d’imploration, il désigne le Seigneur comme la source et la lumière de cette vie.

C’est ton roi qui t’éveille

Les souvenirs dont j’allais m’habiller
attendent sur la chaise, à quelque distance
Les tulipes visibles à travers le mur
la forêt plus petite autour de la maison
respectent ta Présence qui n’est pas du monde
et maintient écartés comme deux murs d’eau
les soucis de la veille et du lendemain
Tu me parles avant la couleur du ciel
l’odeur du printemps, ma propre conscience
toutes mes connaissances de plus fraîche date
tel un ancien ami – par ton seul silence. (24)
Le «je» surgit alors naturellement dans ces «poèmes adressés» où il est le vis-à-vis d’un «tu» qui lui a, au fond, donné ou rendu la parole.
On trouve enfin dans les poèmes un «je» qui n’est pas celui du poète lui-même, mais un «je» transposé ou prêté.
Le «je» transposé est celui de personnages dans lesquels le poète a projeté une part de lui-même, notamment son rapport au Christ. Ce sont souvent des disciples «à contre-temps» comme Pierre, des disciples involontaires comme Simon de Cyrène, ou in extremis comme le Bon larron, des disciples «à retardement» comme Nicodème. Leur «je» exprime le regret d’avoir suivi le Christ de loin, d’être resté un spectateur lâche du drame de la Passion, ou la demande d’une vraie rencontre, d’un face à face et d’un dialogue avec le Sauveur.

Le bon larron

Dans le mur de l’agonie, à ma gauche
un trou s’est ouvert où je vois le profil
du roi expirant. En bas, la foule et les soldats.
Aucune issue dans leurs regards avides
de nos soubresauts. C’est justice: à nos victimes
nous n’avions pas laissé la moindre chance.
Le camarade qui s’agite encore
à l’autre bout, sur la troisième croix
hurle avec les loups, veut rejoindre la meute.
Mais il faut finir du mauvais côté
avec lui, l’innocent mystérieux
comme sa promesse murmurée
au-delà du monde: «Aujourd’hui… Paradis.»
Dans l’odeur du sang, la sueur du spectacle
c’est la seule fraîcheur. Par ce trou, je respire
respirent avec moi les générations.
Je rentre dans l’enfance, à peine vécue
avant le grand chemin – perché jusqu’au soir
sur un cerisier où je mange des griottes
au-dessus des prairies dont le vert profond
vire doucement au bleu avec la nuit. (25)

Le «je» prêté à la Vierge Marie a un statut à part. La faire parler à la première personne, ce n’est pas seulement pour le poète transposer son propre «je» sous une autre apparence. C’est plutôt essayer de s’accorder avec une autre voix qui le précède, une voix féminine, et qui peut employer avec le Christ un ton auquel le poète serait incapable d’accéder sans elle; l’intimité dans laquelle il entre alors n’est plus celle du fidèle avec son Seigneur, mais celle de la Mère avec son Fils. Les moments de bonheur, d’angoisse, et même les malentendus, il fallait tâcher de les revivre à sa manière à elle.

Couronnement d’épines

Tu me regardes, couronné d’épines
et je te regarde. Ai-je été ambitieuse
pour toi? J’ai longtemps attendu quelque chose
après les merveilleuses paroles de l’ange
les cadeaux des Mages et les prophéties
des vieillards au Temple. À Cana, peut-être
j’ai hâté ton heure. Ensuite, j’avais peur
chaque fois qu’on voulait t’offrir une couronne
la couronne d’or, la couronne de palmes:
je guettais dans tes yeux qui ne me voyaient pas
un consentement qui n’est jamais venu.
Maintenant, tu as celle que tu attendais.
Je peux te regarder comme tu me regardes
entre les soldats, les yeux pleins de larmes
parce qu’il n’y a plus de malentendu. (26)

Le «je» du poète n’est pas une personne intemporelle qui se retrouverait immuable de recueil en recueil. On l’a vu évoluer ici de l’exaltation à l’éclatement, puis à l’effacement au profit des présences discrètes qu’il empêchait auparavant de se manifester. Il est ensuite timidement revenu au milieu d’elles sous le masque d’un «tu» que le lecteur aussi peut s’approprier. Mais c’est dans le dialogue avec un autre «je» bienveillant qu’il peut véritablement ressurgir, et s’adresser à un «tu» qui le met à sa juste place. Frère Christophe parlait d’un itinéraire de conversion. Celle-ci trouve peut-être son accomplissement dans le «je» prêté. Le poète fait alors entendre une autre voix que la sienne, plus digne d’approcher le mystère. Ce décentrement permet parfois au poète de se faire «une révélation au-dessus de lui-même», comme le dit Reverdy (27). C’est ce qui est arrivé pour le petit poème suivant, que j’avais d’abord écrit pour moi, avant de m’apercevoir qu’il convenait beaucoup mieux à la Vierge Marie:

Dieu
si petit en moi
hors de moi si grand. (28)

Il a dès lors reçu un titre, «Annonciation», devenant le premier d’une série qui s’est appelée (je n’oublie pas que nous sommes encore au mois d’octobre et que je parle devant des fils de saint Dominique): «Grains du rosaire».

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Jean-Pierre Lemaire, poète

 


Notes

(1) Frère Christophe, Aime jusqu’au bout du feu, Éditions Monte-Christo, 1997.
(2) Les marges du jour, La Dogana, Genève, 1981, 2e édition 2011, p. 65.
(3) Le pays derrière les larmes, Poésie/Gallimard, 2016, p. 53.
(4) Les marges du jour, op. cit. , p. 48.
(5) Ibid. , p. 56.
(6) Le pays derrière les larmes, cit. , p. 66.
(7) , p. 155.
(8) Les marges du jour, cit. , p. 83.
(9) , p. 84.
(10) Petits poèmes en prose, «Les Veuves».
(11) Les Fleurs du mal, «Les Petites Vieilles».
(12) «Les Veuves», op. cit.
(13) Les marges du jour, op. cit. , p. 88.
(14) Le pays derrière les larmes, op. cit. , p. 311.
(15) Les marges du jour, op. cit. , p. 92.
(16) L’Annonciade, Gallimard, 1997, p. 90.
(17) Les marges du jour, op. cit. , p. 57.
(18) L’écharpe rouge, Mercure de France, 2016, pp. 263-264.
(19) Le pays derrière les larmes, op. cit. , p. 227.
(20) Visitation, Gallimard, 1985, p. 29.
(21) Ibid. , p. 80.
(22) Le pays derrière les larmes, op. cit. , pp. 132 et 137.
(23) L’Annonciade, op. cit. , p. 103.
(24) Le pays derrière les larmes, op. cit. , p. 182.
(25) L’Annonciade, op. cit. , p. 38.
(26) Le pays derrière les larmes, op. cit. , p. 375.
(27) Nord-Sud, Self Defence et autres écrits sur l’art et la poésie, Flammarion, 1974, p.     230.
(28) Le pays derrière les larmes, op. cit. , p. 361.

 

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Pour illustrer l’apport des Pères du désert à la spiritualité des moines de Tibhirine, voici un petit extrait de la nouvelle Constitution des moines de l’Ordre Cistercien de la Stricte Observance – les trappistes. Dans le chapitre 3, intitulé « L’esprit de l’Ordre », les paragraphes 2 et 3 disent: Par la parole de Dieu, les moines sont formés à une maîtrise du cœur et de l’action qui leur permet, en obéissant à l’Esprit, d’atteindre à la pureté du cœur et au souvenir incessant de la présence de Dieu (…).

Les Constitutions de l’ordre décrivent le parcours spirituel auquel est invité le novice. Ils ont été lus et relus par chaque moine de Tibhirine. Dans ces paragraphes, on rencontre les sujets majeurs de la spiritualité des Pères du désert. Et cette spiritualité était une source importante pour les moines – soit par une voie directe, soit indirecte. Directe, parce qu’on sait que les apophtegmes ont été lus par les moines, en commun, au réfectoire ou en Chapitre, ou médités, seuls dans leur cellule. Mais aussi indirecte, car les Pères du désert sont la racine de la tradition monastique. En effet, Saint Benoit se base sur eux – et les trappistes sont une branche réformée des bénédictins. Ceux qui connaissent les textes de Christian de Chergé ou de Christophe Lebreton vont tout de suite reconnaître des liens, même s’ils n’explicitent pas leurs sources.

Le désert, c’est le lieu de révélation du vrai moi face à mon idole

Dans cet article, je vais commenter ce texte fondamental pour démontrer les nombreux liens avec la spiritualité des Pères du désert et ainsi éclairer certains aspects. Mais d’abord, il me faut lever un éventuel malentendu:

Dans beaucoup des textes sur les Pères du désert – mais aussi dans des œuvres sur les moines de Tibhirine, on peut lire qu’au IVème siècle, les Pères du désert quittèrent la société chrétienne, dont l’ardeur tiédissait, pour manifester l’absolu du désir de Dieu. Les Pères du désert auraient donc quitté le monde pour ainsi critiquer l’Eglise et la chrétienté de cette époque pour leur goût du luxe, leurs mauvaises mœurs et leur laxisme.
Il n’en est rien. La société chrétienne du IVème siècle n’est pas une société tiède. Comme la fumée témoigne du feu, les Pères du désert témoignent d’une chrétienté brûlante pour Dieu.

Notre société d’aujourd’hui est tiède, l’ardeur et l’enthousiasme à vivre avec et pour le Christ ont diminué ces dernières décennies – et selon la logique de cet argument, les déserts devraient héberger des milliers de chrétiens mécontents de leur société sécularisée, leur église – mais nos déserts, nos monastères sont vides… Critiquer les autres pour leur laxisme ne suffit pas pour quitter le monde et vivre comme ascète dans le désert.

Mais alors, d’où vient cette idée, celle d’une société chrétienne tiède au IVème siècle? « Là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » (Mt 6:21) – et la peur de le perdre. L’avare s’accuse de son gaspillage, car il adore l’argent. Le travailleur acharné s’accuse de sa paresse, car son travail prend la première place. La société du IVème siècle avait peur de la paresse. Nous par contre, nous vivons dans une époque où on se montre très critique envers toutes les convictions religieuses.

1. Les moines suivent les traces de ceux qui dans les siècles passés ont été appelés par Dieu au combat spirituel dans le désert

Les premiers moines n’ont pas quitté les villes, villages et fermes pour fuir le laxisme, mais avant tout pour suivre l’appel de Dieu. Et sous l’inspiration de l’Esprit Saint, ils se sont tournés vers le désert.Dès le début, la vocation monastique était un appel au désert. La vie d’Antoine en témoigne: dans l’église de son village, Antoine a entendu la parabole du jeune homme riche, et c’était comme si ces paroles n’avaient été lues que pour lui. Il voulait suivre le Christ et s’en alla aussitôt vers le désert.

Pourquoi le désert? La Bible nous fournit des exemples: Le Christ lui-même s’est retiré dans le désert, mais également Moise, Jean-Baptiste, Elie. Le désert, c’est le lieu de carence, d’absence d’eau, d’abri et, de l’isolement. Le désert est le lieu du manque, et plus important encore: le lieu de la prise de conscience de ce manque.

Endurez la faim, la soif, la nudité, les veilles; soyez dans l’affliction et les larmes, gémissez en vos cœurs. Eprouvez si vous êtes dignes de Dieu. Méprisez la chair afin de sauver vos âmes. (Jean 39)

Le désert est par conséquent le lieu de la probation et de la tentation; déjà Moïse et son peuple l’ont vécu: «prouvez si vous êtes dignes de Dieu!» Quiconque n’a pas subi de tentation ne peut entrer dans le Royaume des Cieux. En effet, ajouta-t-il, supprime les tentations, et personne n’est sauvé. (Antoine 5) Mais le désert est également le lieu de l’élection. Ce n’est pas un hasard si Dieu y choisit son peuple, beaucoup de ses prophètes et de ses disciples.

«Le moine doit être comme les Chérubins et les Séraphins: uniquement un œil.»

Et bien sûr, le désert est le lieu de la rencontre avec Dieu. Dans le silence du désert, l’homme peut entendre Dieu qui lui parle au cœur. Et souvent, c’est une double révélation: D’abord il s’agit de la révélation du vrai Dieu face aux idoles. Moïse déjà est présenté comme celui qui reçoit cette révélation face aux faux dieux d’Egypte, avec toutes ses exigences. Jésus lui-même, au terme de ses 40 jours au désert, repousse le Tentateur, en prenant partie pour le seul Dieu qui est son Père. L’adoration du vrai Dieu qui en résulte est l’attitude juste qui dit à la fois, proximité et distance, intimité et respect. L’adoration dans l’amour évite la fusion avec le vrai Dieu ou la mainmise sur Lui; on ne dispose pas de Dieu, on se pose devant lui dans l’attente qu’il vienne à nous.

Mais c’est aussi le lieu de révélation du vrai moi face à mon idole: au désert personne n’échappe à sa propre vérité car tout est mis à nu, tout est à découvert. Le Dieu révélé ici ne permet plus les ruses et les dissimulations: il fait connaître le fond du cœur. Grave moment pour l’homme qui se voit enfin tel qu’il est; il n’est pas rare qu’une telle révélation entraîne la conversion, dans l’expérience de la miséricorde de Dieu.

Mais tout d’abord, avant les révélations, pour les novices, les nouveaux venus, le désert est un lieu de recueillement: Refuge pour les persécutés, silence pour les stressés, miséricorde pour les miséreux. La découverte souvent inattendue du fond de misère qui habite le cœur de l’homme est un moment décisif. Elle va lui permettre de faire une autre découverte plus importante encore: celle de la miséricorde.

2. Vivant dans la solitude et le silence ils aspirent à cette paix intérieure

Celui qui vit en solitaire dans le désert est débarrassé de trois combats: de l’ouïe, du bavardage et de la vue. Son seul combat est la fornication. (Antoine 11) Comme Antoine le dit, le désert est en même temps refuge et lieu du combat. Pour se préparer à rencontrer Dieu, il faut cette pureté du cœur qui est le but même de la vie monastique; avoir le cœur pur – ou en voie de purification – c’est se rendre capable d’écouter la parole de Dieu par laquelle s’accomplit la révélation. Antoine, comme le raconte Saint Athanase, a quitté le monde pour trouver la solitude et le silence pour prier – et aussitôt, il a été attaqué par les démons. Le désert est le lieu du combat avec les forces du mal.

Abraham, celui d’Abba Agathon, interrogea Abba Poemen, disant: « Comment les démons me combattent-ils? » Et Abba Poemen lui dit: « Les démons te combattent? Ils ne combattent pas avec nous aussi longtemps que nous faisons nos volontés propres. Car nos volontés deviennent des démons, et ce sont elles qui nous affligent, afin que nous les accomplissions. Mais si tu veux voir avec qui combattaient les démons, c’est avec Moïse et ceux qui lui ressemblent. » (Poemen 67)

Quitter le monde et vivre dans le désert n’est pas un acte simple, c’est un combat, car le monde et ses démons sont en nous. Nous emportons nos démons avec nous dans le désert, et la paix extérieure, le silence et le manque de distractions les réveillent.

Beaucoup vivent sur la montagne et agissent comme les citadins, et se perdent. Il est possible, en vivant dans la foule, d’être solitaire par sa pensée, et, en vivant seul, de vivre avec la foule par la pensée. (Synclétique 1)

Le but du Combat spirituel est le silence. Garde ton silence, c’est un conseil permanent des Pères. Abba Macaire le Grand disait aux frères, à Scété, lorsqu’il congédiait l’assemblée: « Fuyez, mes frères. » Un des vieillards lui demanda: « Où pourrions-nous fuir au-delà de ce désert? » Lui, il mit son doigt sur sa bouche disant: « Fuyez cela. » Et il entrait dans sa cellule, fermait la porte et s’asseyait. (Macaire 16)

Et le silence en question n’est pas seulement fermer la bouche et laisser bavarder la petite voix intérieure. Il faut arrêter ce cortège interne des images, pensées, émotions. Comme un bon musicien devient un avec sa musique et plus rien autour de lui n’existe, comme un enfant plongé dans son jeu, le moine devient un avec Dieu dans sa prière.

Abba Bessarion, sur le point de mourir, dit: «Le moine doit être comme les Chérubins et les Séraphins: uniquement un œil.» (Bessarion 11)
Uniquement récepteur de la lumière divine, rien d’autre – voilà la perfection. En effet, c’est le retour à la condition primitive, à l’état dans lequel l’homme a été créé. Elle suppose que le moine est arrivé à dominer ses passions, à vaincre le démon, à triompher du péché. Nul ne parvient à ce degré que par une garde constance de son cœur, par une attention continuelle à son âme.

3. Ils se renoncent à eux-mêmes pour suivre le Christ.

Renoncer à soi-même pour suivre le Christ: pour les Pères du désert, c’est cela la véritable conversion. Ce n’est pas une affaire brève et facile, mais plutôt une tâche pour la vie entière. Car le Christ demande un prix qui est le prix plus élevé possible: nous, avec tout ce que nous sommes.
On interrogea Abba Ammônas: « Quelle est la voie étroite et difficile? » Il répondit: « La voie étroite et difficile est celle-ci: contraindre ses pensées et se dépouiller, à cause de Dieu, de ses volontés propres. Et c’est là aussi le sens de cette phrase: Voici que nous avons tout quitté pour te suivre. » (Ammônas 11)

Renoncer à soi-même c’est dire à Dieu: « Ta volonté soit faite, et non la mienne ». Les Pères du désert utilisent les images les plus dures pour le décrire: contraindre, dépouiller. Renoncer à soi-même, cela fait peur, cela fait mal: ce n’est plus moi qui dirige ma vie, c’est un autre qui – peut-être – me mènera où je ne voudrais pas. Mais le Christ est un maître plus prudent que nous le sommes avec nous-mêmes. A long terme, il nous traite mieux que nous nous traitons nous-mêmes. Il veut le meilleurpour nous. Supposons que le Christ apparaisse corporellement, séjourne dans notre maison pour nous guider: nous serions très étonnés s’Il nous disait: tu as bien travaillé aujourd’hui, et maintenant, va, amuse-toi.

Un homme qui chassait des bêtes sauvages dans le désert vit Abba Antoine qui se récréait avec des frères. Il s’en scandalisa. Voulant le convaincre qu’il fallait de temps en temps condescendre aux frères, le vieillard lui dit: « Mets une flèche dans ton arc, et bande-le. » Il fit ainsi. Le vieillard reprit: « Bande-le un peu plus », et le chasseur le fit. Le vieillard lui dit encore: « Continue à le bander. » Le chasseur répondit: « Si je bande mon arc au-delà de la mesure, je vais le casser. » Le vieillard lui dit alors: « Il en va de même dans l’œuvre du Seigneur; si nous tendons les frères outre mesure, ils seront bientôt brisés. Il faut donc de temps en temps condescendre à leurs besoins. » Entendant ces paroles, le chasseur fut pénétré́ de componction. Grandement édifié́ par le vieillard, il partit. Quant aux frères, ils retournèrent chez eux fortifiés. (Antoine 13)

Jean Cassien par contre raconte l’histoire d’un moine toujours épuisé par le travail et constate que: « Ce sont les démons qui nous poussent à de tels excès!» Venez à moi vous tous qui êtes affligés et qui peinez, et je vous donnerai le repos, dit le Christ (Mt 11:28). Et beaucoup d’histoires des Pères du désert se terminent avec une formule comme: Et Dieu, voyant sa peine, supprima de lui le combat et il eut du repos. (Olympios 2)

4. Par l’humilité et l’obéissance ils luttent contre l’orgueil et la révolte du péché.

Humilité et obéissance sont les vertus principales d’un moine, dit Saint Benoit. Il se révèle ici véritable héritier des Pères du désert.
Le cénobium a besoin de trois pratiques: l’humilité, l’obéissance et d’être stimulé comme par un aiguillon par les travaux du cénobium pour ne pas les mépriser. (Poemen 103)

Apprendre à obéir, la première tâche du disciple. Qui obéit à son maitre, obéit à Dieu. L’obéissance répond à l’obéissance. Si quelqu’un obéit à Dieu, Dieu répond à sa demande. (Mios 1) Quant à l’humilité, elle est souvent liée à la crainte de Dieu.

Etre humble, c’ est pouvoir répondre correctement à la question «Qui suis-je moi devant Dieu?»

Un frère interrogea un vieillard disant: « Comment la crainte de Dieu vient-elle dans l’âme? » Et le vieillard dit: « Si l’homme possède l’humilité et la pauvreté, et qu’il ne juge pas, la crainte de Dieu vient en lui. (Anonyme 5) Cette crainte n’a pas une connotation négative. Peut-être faudrait-il mieux traduire ce terme par « respect ». L’humilité et le respect de Dieu sont étroitement liés, ils se recoupent et se conditionnent mutuellement. Car l’humilité envisagée ici n’est pas l’humilité de ce monde, qui consiste à se mettre à la dernière place par espoir d’être élevé ensuite – ou par complexe d’infériorité.

L’humilité vraie consiste à prendre la dernière place (ou n’importe quelle autre place) parce que ces classements n’ont pas de valeur devant Dieu. C’est pourquoi le moine doit renoncer à tout jugement. Juger veut dire: respecter les hiérarchies de ce monde. L’humilité va au-delà du jugement, et se définit comme le respect de Dieu et des lois divines.

Si tu veux trouver du repos ici-bas et plus tard, dis en toute occasion: Qui suis-je moi? Et ne juge personne. (Poemen 2)
La question « Qui suis-je? » apparait plusieurs fois dans les textes des Pères du désert – comme les deux autres questions fondamentales du monachisme primitif « Que faire? » et « Comment être sauvé? ». Pour les Pères du désert, elles sont toutes les trois liées étroitement avec le salut – et n’ont rien à faire avec ces idées modernes de la réalisation de soi. Les Pères du désert diraient que celui qui se réalise soi-même réalise un démon. Car nos volontés deviennent des démons, disait Abba Poemen précédemment (Poemen 67). Il faut réalise la volonté de Dieu.

La question du soi vise en fait celle de l’humilité. Etre humble, c’est pouvoir répondre correctement à la question «Qui suis-je moi devant Dieu?». Seul celui qui s’abaisse sera élevé, dit le Christ, mais pas en face de n’importe qui. L’être humain doit se courber humblement devant Dieu, et devant Dieu seulement. Donc, quand un bon musicien dit qu’il est mauvais cela n’a rien à voir avec l’humilité. Lorsque, par exemple, quelqu’un compose la plus belle pièce de musique et qu’ensuite il s’en réjouit en oubliant qu’il en est l’auteur, car il sait que c’est un don de Dieu, voilà en quoi consiste l’humilité. Avec une sincérité étonnante, Abba Jean le Perse dit, tout humblement:

Pour ma part, j’ai confiance d’obtenir en héritage la Jérusalem d’en haut, qui est inscrite dans les cieux. Et pourquoi n’aurai-je pas con­fiance? Je suis devenu hospitalier comme Abraham, doux comme Moïse, saint comme Aaron, endurant comme Job, humble comme David, ermite comme Jean, rempli de componction comme Jérémie, maître comme Paul, croyant comme Pierre, sage comme Salomon. Et comme le larron, j’ai confiance que celui qui, par sa bonté naturelle, m’a donné cela, et me procurera aussi le royaume. (Jean le Perse 4) L’humilité, par respect de Dieu, consiste à se voir avec les yeux de Dieu, et à renoncer aux hiérarchies de ce monde.

5. Dans la simplicité et le travail ils sont en quête de la béatitude promise aux pauvres.

Pauvreté, simplicité désignent le cadre dans lequel le moine vit. Comme le dit Abba André: Ces trois choses conviennent au moine: le retrait dans un pays étranger, la pauvreté et l’endurance dans le silence. (André 1) La pauvreté, la simplicité, la vie dans le désert donnent la possibilité de se concentrer sur les aspects fondamentaux de la vie. Certes, ils donnent une liberté – mais pour ne pas se perdre dans cette liberté, le moine a besoin d’une structure.

Le saint Abba Antoine, alors qu’il demeurait dans le désert, fut en proie à l’acédie et à une grande obscurité de pensées. Il dit à Dieu: « Seigneur, je veux être sauvé, mais mes pensées ne me lâchent pas; que faire en mon affliction? Comment être sauvé? » Et allant un peu dehors, Antoine voit un homme semblable à lui assis à travailler, puis levé de son travail pour prier, et à nouveau assis pour tresser une corde, puis encore debout pour la prière. C’était un ange du Seigneur envoyé à Antoine pour le corriger et l’affermir. Et il entendit l’ange lui dire: « Fais ainsi et tu seras sauvé. » Entendant ces paroles, il éprouva beaucoup de joie et de courage; et faisant ainsi, il fut sauvé. (Antoine 1)

Voilà le premier apophtegme du premier moine: Antoine. Et cet apophtegme est une sorte d’ouverture, où on souligne les thèmes principaux du monachisme. Antoine est dans le désert, de façon intérieure et extérieure. Au milieu du combat, attaqué par l’acédie et de mauvaises pensées, il pose la question fondamentale: « comment être sauvé? » Et la réponse: « ora et labora », prie et travaille. Mais pas n’importe comment: dans un rythme: il est assis pour travailler, il se met debout pour prier, il est assis pour travailler et se met debout pour prier. C’était un ange du Seigneur envoyé à Antoine qui lui dit: « Fais ainsi et tu seras sauvé. » Ceci est une vocation! Le premier moine est appelé par un ange à une vie simple et pauvre, une vie laborieuse, une vie rythmée.

6. Par leur hospitalité empressée ils partagent la paix et l’espérance que donne le Christ, avec ceux qui, comme eux, sont en marche.

L’Hospitalité joue un grand rôle dans le désert, avec l’aumône et l’amour du prochain. Un frère se rendit chez un vieillard et, en partant, il lui dit: « Pardonne-moi, Abba, car je t’ai distrait de ta règle. » Mais ce dernier lui répondit: « Ma règle, c’est de te donner du repos et de te renvoyer en paix. » (Anonyme 151) Partager la paix et être en marche avec d’autres, ce pèlerinage vers le monde à venir, légitiment l’existence de ces textes, aujourd’hui encore.

Les apophtegmes, cette fameuse collection des paroles des Pères du désert, ne sont pas conçus comme un livre « instructif », mais comme un livre « utile ». La nuance mérite d’être soulignée:

C’est moins un manuel, comme l’est la somme de saint Thomas d’Aquin, mais plutôt une sorte de Wikipédia monastique ouvert à tous et où tout le monde collaborait, jusqu’au point de trouver des textes contradictoires. Cet ensemble est à lire comme un recueil de poèmes, où l’on pioche selon ses questionnements. Le prologue de la série alphabétique des apophtegmes est, à cet égard, significatif.

Dans ce livre, on rapporte l’ascèse vertueuse et l’admirable façon de vivre, ainsi que les paroles des saints et bienheureux Pères. (…) Or, comme un récit fait par plusieurs est confus et sans ordre, et donc empêche l’attention des lecteurs dont l’esprit tiraillé de toutes parts, ne peut conserver le souvenir de ce qui est dispersé dans le livre, pour cette raison, nous avons été amenés à présenter la matière par chapitre. Cet ordre permet une meilleure compréhension, et dispose ceux qui le veulent à tirer profit de leur lecture. (Prologue au livre des paroles des vieillards)
L’organisation réalisée par le compilateur vise un seul but: non pas rendre l’enseignement plus facilement compréhensible, mais permettre au lecteur de tirer un plus grand profit d’une littérature jusqu’alors peu utilisable en raison de sa composition désordonnée. D’ailleurs, tout au long du texte, cette même nuance est encore marquée: lorsque le frère a reçu la parole qu’il sollicitait de l’ancien, on ne nous dit jamais qu’il rentre dans sa cellule « solidement instruit », mais toujours « grandement édifié ». Les apophtegmes veulent être un livre essentiellement pratique, à l’usage ce ceux qui sont en route.

Aujourd’hui encore, les paroles des Pères du désert n’ont pas achevé́ leur rôle éducatif. Ils constituent toujours un irremplaçable instrument de formation. Par la variété́ des expériences mentionnées, ils contribuent à initier le lecteur.

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Dr.Gregor Emmenegger, Maître d’enseignement et de recherche en patristique et histoire de dogme.

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Hauterive: goûter à l’expérience monastique https://www.revue-sources.org/hauterive-gouter-a-lexperience-monastique/ https://www.revue-sources.org/hauterive-gouter-a-lexperience-monastique/#respond Tue, 13 Dec 2016 16:41:08 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1770 [print-me]

Au terme de la semaine interdisciplinaire, les étudiants ont organisé deux journées monastiques – une pour les femmes à l’abbaye de Maigrauge, une autre pour les hommes chez les cisterciens d’Hauterive dans le canton de Fribourg. Une pause silencieuse et priante destinée aux étudiants pour goûter au quotidien des frères de l’Atlas.

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Un reportage de Pierre Pistoletti, journaliste et membre du comité de rédaction de la Revue Sources

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Pierre Claverie: après vingt ans https://www.revue-sources.org/pierre-claverie-apres-vingt-ans/ https://www.revue-sources.org/pierre-claverie-apres-vingt-ans/#respond Tue, 13 Dec 2016 16:22:05 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1637 [print-me]

Homélie du frère Jean-Jacques Pérennès au Chapitre Général des Dominicains de Bologne, le 1er août 2016. Jean-Jacques Pérennès est directeur de l’Ecole Biblique g Achéologique de Jéruasalem.

Il y a aujourd’hui vingt, le 1er août 1996, notre frère Pierre Claverie, évêque d’Oran, était assassiné. Même si les circonstances de sa mort n’ont pas été vraiment élucidées, ce qui est sûr c’est qu’on l’a tué pour le faire taire.

L’Algérie vivait alors une période de guerre civile opposant des partis islamistes, un régime militaire prompt à réprimer et une société civile aspirant à plus de libertés. Dans ce contexte difficile, Pierre avait choisi de parler malgré les risques, pour soutenir l’aspiration des Algériens à la liberté, dénoncer la violence «d’où quelle vienne », violence des islamistes ou violence de l’État, et contribuer à la promotion d’une société plurielle et fraternelle.

Notre frère Pierre nous invite nous aussi à placer nos vies sur ces «lieux de fractures» de l’humanité

Il a fait ce choix en solidarité avec beaucoup d’Algériens victimes d’une violence qui n’épargnait personne. Il est significatif qu’il soit mort en compagnie d’un jeune musulman, Mohamed Bouchikhi, qui l’accompagnait dans ses déplacements pendant la période d’été et avait choisi d’assumer le risque de fréquenter un chrétien. Ce destin partagé reste vingt ans plus tard comme un grand message.

Sortir de la bulle coloniale

La force de la parole de Pierre vient d’abord du fait qu’il a fait lui-même l’expérience de la nécessité de s’ouvrir à l’autre. Né à Alger, dans un contexte colonial, il a peu à peu pris conscience de vivre dans ce qu’il appelle une bulle, la «bulle coloniale». Je le cite :

«J’ai vécu mon enfance à Alger dans un quartier populaire de cette ville méditerranéenne cosmopolite. À la différence d’autres européens nés dans les campagnes ou les petites villes, je n’ai jamais eu d’amis arabes; ni dans l’école de mon quartier d’où ils étaient absents, ni au lycée où ils étaient peu nombreux et où la guerre d’Algérie commençait à créer un climat explosif. Nous n’étions pas racistes, seulement indifférents, ignorant la majorité des habitants de ce pays. Ils faisaient partie du paysage de nos sorties, du décor de nos rencontres et de nos vies. Ils n’ont jamais été des partenaires… J’ai dû entendre de nombreux sermons sur l’amour du prochain, car j’étais aussi chrétien et même scout, sans jamais réaliser que les Arabes étaient aussi mon prochain. Je ne suis pas sorti de cette bulle, comme d’autres ont pu le faire, pour aller à la découverte de ce monde différent que je côtoyais en permanence sans le connaître. Il a fallu une guerre pour que la bulle éclate».

Cette découverte de l’autre a été pour Pierre un apprentissage douloureux, mais il jugera plus tard que ce fut sa véritable naissance comme homme. Toute sa vie, il va s’employer à être un artisan du dialogue, un dialogue en vérité qui ne réduit pas mais au contraire prend en compte la différence irréductible de l’autre.

La vérité des autres

Un second aspect de son message mérite d’être souligné et se résume en une phrase : «J’ai besoin de la vérité des autres». Après ses études dominicaines, Pierre Claverie revint en Algérie, le pays où il était né. Très vite, on lui confia des responsabilités dans l’Église d’Algérie, qui vivait alors un passage radical d’une situation d’Église en contexte colonial à celui d’une Église dont la mission est d’abord de témoigner du Christ dans un pays musulman. Il apprit et maîtrisa très vite la langue arabe, se fit de nombreux amis musulmans et aida l’Église à découvrir et à mieux comprendre le sens d’une présence dans un pays qui était alors presque exclusivement musulman. Qu’est-ce que ça signifie d’être là, d’être témoin du Christ sans pouvoir convertir les autres? À la fin de sa vie, il écrivit à ce sujet un texte très inspirant:

«Dans cette expérience faite de la clôture, puis de la crise et de l’émergence de l’individu, j’acquiers la conviction personnelle qu’il n’y a d’humanité que plurielle et que, dès que nous prétendons – dans l’Église catholique, nous en avons la triste expérience au cours de notre histoire – posséder la vérité ou parler au nom de l’humanité, nous tombons dans le totalitarisme et dans l’exclusion. Nul ne possède la vérité, chacun la recherche, il y a certainement des vérités objectives mais qui nous dépassent tous et auxquelles on ne peut accéder que dans un long cheminement et en recomposant peu à peu cette vérité-là, en glanant dans les autres cultures, dans les autres types d’humanité, ce que les autres aussi ont acquis, ont cherché dans leur propre cheminement vers la vérité. Je suis croyant, je crois qu’il y a un Dieu, mais je n’ai pas la prétention de posséder ce Dieu-là, ni par le Jésus qui me le révèle, ni par les dogmes de ma foi. On ne possède pas Dieu. On ne possède pas la vérité et j’ai besoin de la vérité des autres».

Soyons clairs: Pierre Claverie ne fait pas ici l’apologie du relativisme. Il souligne en revanche l’importance de reconnaître la présence de l’esprit de Dieu dans la quête de tout être humain en recherche sincère de vérité. Reconnaître que lui aussi a accès à ce que l’islamologue Louis Massignon appelait «les eaux souterraines de la grâce» et qu’il peut ainsi enrichir ma propre quête de Dieu.

Donner sa vie

Le troisième message que nous laisse Pierre Claverie est une invitation à donner notre vie. Un mois avant da mort, alors que celle-ci devenait prévisible, il se rendit à Prouilhe, lieu de naissance de l’Ordre dominicain. Il n’y était encore jamais allé. L’homélie qu’il y prononça a les allures d’un testament spirituel :

«Depuis le début du drame algérien, on m’a souvent demandé: ‘Que faites-vous là-bas?Pourquoi restez-vous? Secouez donc la poussière de vos sandales! Rentrez chez vous! Chez vous… Où sommes-nous chez nous? … Nous sommes là-bas à cause de ce Messie crucifié. A cause de rien d’autre et de personne d’autre! Nous n’avons aucun intérêt à sauver, aucune influence à maintenir. Nous ne sommes pas poussés par je ne sais quelle perversion masochiste. Nous n’avons aucun pouvoir, mais nous sommes là comme au chevet d’un ami, d’un frère malade, en silence, en lui serrant la main, en lui épongeant le front. À cause de Jésus parce que c’est lui qui souffre là, dans cette violence qui n’épargne personne, crucifié à nouveau dans la chair de milliers d’innocents. Comme Marie, sa mère et saint Jean, nous sommes là au pied de la Croix où Jésus meurt abandonné des siens et raillé par la foule. N’est-il pas essentiel pour le chrétien d’être présent dans les lieux de déréliction et d’abandon?… Elle se trompe, l’Église, et elle trompe le monde, lorsqu’elle se situe comme une puissance parmi d’autres, comme une organisation humanitaire ou comme un mouvement évangélique à grand spectacle. Elle peut briller si elle ne brûle pas du feu de l’amour de Dieu, “fort comme la mort” comme le dit le Cantique des cantiques. Car il s’agit bien d’amour ici, d’amour d’abord et d’amour seul. Une passion dont Jésus nous a donné le goût et tracé le chemin. “Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime”… ».

Une voix qui résonne encore

On a tué notre frère Pierre pour le faire taire, mais sa vie et la manière dont il est mort continuent à avoir un puissant écho dans notre Ordre, dans l’Église et dans la société.

Si sa voix porte tant c’est qu’elle touche une des questions essentielles de notre temps: là où il y a refus de l’autre, de l’altérité, on est condamné à la violence. L’actualité de ces jours-ci nous le rappelle tristement. Alors que ce chapitre général de l’Ordre s’interroge sur le renouveau de la mission dans un monde qui semble livré à la violence, notre frère Pierre nous invite nous aussi à placer nos vies sur ces «lieux de fractures» de l’humanité, demandant au Père de tout amour «de faire son oeuvre de résurrection dans la chair crucifiée ». Que saint Dominique nous aide à répondre à cet appel avec créativité, courage et dans la joie. Amen.

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Jean-Jacques Pérennès,
o.p. Directeur de de l’École biblique et archéologique
(Photo: OASIS)

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Redécouvrir le sens du «martyr» https://www.revue-sources.org/redecouvrir-sens-martyr/ https://www.revue-sources.org/redecouvrir-sens-martyr/#respond Tue, 13 Dec 2016 16:15:06 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1643 [print-me]

[Homélie du frère Pierre de Marolles] Tibhirine 20 ans après! Le titre de cette semaine interdisciplinaire invite à faire le bilan. Et il n’est pas le seul à nous y inviter, en effet, l’évangile de ce jour lui aussi nous invite aussi au bilan.

Jésus a pris une grande décision, il a passé «toute la nuit à prier Dieu», il a choisi 12 apôtres c’est-à-dire «envoyés» et il est descendu de la montagne «avec eux» dans ce terrain plat, figure du monde, où les attendaient, certes, de nombreux disciples, mais aussi une grande multitude des gens.

Devant cette image saisissante j’entends résonner à mes oreilles la dramatique question de Mgr Tessier dans l’homélie de notre messe d’ouverture: «l’Evangile a-t-il échoué en Algérie, parce que tous les algériens ne sont pas devenus chrétiens?».

Dans ce monde, 2000 après, n’est-il pas également temps de faire le bilan: «l’Evangile a-t-il échoué, parce que cette grande multitude de gens ne sont pas tous devenu chrétiens?» Longtemps l’Europe chrétienne et ses missions en Amérique, Afrique et Asie, nous semblaient répondre par un oui franc et massif à cette question de fond.

Il n’y a pas de témoignage sans désir de l’autre

Mais l’exigence de la nouvelle évangélisation – même sur les terres de «vielle chrétienté» – vient réaffirmer douloureusement l’interrogation:

«Les apôtres ont-ils réussi oui ou non à porter l’Evangile, de la haute montagne d’une nuit avec Dieu au vaste plateau de ce monde?» A Fribourg, 5 jours après il est temps de faire le bilan, car je pense parler au nom de tous, si je dis qu’après tout ce que nous avons partagé durant cette semaine, nous ne pouvons plus répondre à cette question de la même manière!

Car nous avons appris, à l’école de l’Eglise d’Algérie, dont les moines de Tibhirine furent l’étendard,qu’annoncer l’Evangile n’est pas affaire de réussite, mais de témoignage.

Car l’Evangile c’est le témoignage d’une vie, celle du Christ, puis avec la grâce de Dieu, celle du témoin. Et les moines nous l’ont appris – sous des modes aussi différents que ceux d’un théologien, d’un médecin, d’un poète – que le témoin c’est celui qui a accepté de faire de la place à l’autre dans sa vie, qui est pris du désir de l’autre, du désir de l’autre jusqu’à la mourir!

Tibhirine après 20 ans, nous interpelle toujours et encore – étudiants de théologie en tête – à redécouvrir le sens du mot «martyr» en se rappelant que ce mot qu’il signifie d’abord «témoin», et qu’il n’y a pas de témoignage sans désir de l’autre:
celui dont on témoigne et celui à qui on témoigne.

S’il est bien question de conversion, il ne s’agit pas de ma conversion de l’autre mais de ma conversion à l’autre.

Dans ce monde, après 2000 ans, sur le vaste plateau où attend la multitude, le Christ, les apôtres, la foule immense des témoins, bâtissent toujours et encore «cette demeure de Dieu par l’Esprit Saint», où plus aucun homme n’est «étrangers ou gens de passage», mais «membres de la famille de Dieu».

A Fribourg, après 5 jours, leur témoignage nous invite à devenir à notre tour témoin pour devenir nous-même la réponse à la question, victoire de l’Evangile Car les témoins du Christ se dressent comme les cieux et sur toute la terre, ils proclament l’amour glorieux de Dieu.

Car l’Evangile comme le firmament, jusqu’aux limites du monde, racontent l’ouvrage ces mains étendues en croix. Il n’est même plus besoin de parole, car même sans voix qui s’étendent, notre vie peut annoncer la nouvelle, faire paraître le message. Le témoin au témoin se livre en récit, le martyr au martyr se donne en connaissance.

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