Petits et gros mensonges – Revue Sources https://www.revue-sources.org Thu, 29 Mar 2018 08:49:30 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Mensonges et vérités https://www.revue-sources.org/mensonges-et-verites/ https://www.revue-sources.org/mensonges-et-verites/#respond Thu, 15 Mar 2018 02:00:47 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2518 Il est question d’enfants et de mensonges dans le dossier de ce numéro. Comme si le fait de mentir était propre au premier âge de la vie. Les enfants mentiraient pour se disculper, échapper à une punition, et donc pour survivre. Mais les adultes eux aussi luttent pour leur survie et se servent du mensonge comme d’un bouclier pour se protéger, eux et leurs amis. «J’ai l’impression de mentir toute la journée!», me disait récemment une personne respectable et… charitable. Il n’est pas certain que le couple biblique «amour et vérité» fasse toujours bon ménage.

Le mensonge serait-il un acte de bienfaisance?

Hors de la sphère individuelle, que de programmes politique fondés sur le mensonge! Notre dossier y fait largement référence. Et pas seulement en Afrique centrale, ainsi qu’une lecture rapide de ce numéro pourrait le faire croire. Le mensonge politique est un fléau notoire qui n’épargne aucun continents. L’article sur les fake news le prouve à l’évidence. Souvenons-nous du grossier mensonge diplomatique qui, il y a quelques années, provoqua au Moyen Orient une catastrophe aux conséquences néfastes incalculables et toujours irréparables. Moins graves et anodines, les promesses électorales mensongère qui n’abusent plus les citoyens des pays dits démocratiques, tant elles leur sont devenues familières. Ils ont fini par savoir les décoder et en faire le tri, avant même qu’elles ne soient soumises à leur consentement.

Le mensonge serait-il notre seconde nature et même – le plus souvent? – un acte de bienfaisance? Les dévots hypocrites reprochent à Voltaire d’avoir cyniquement recommandé l’usage universel du mensonge, jusqu’à déformer ses propos. L’exactitude des dires du châtelain de Ferney serait contenue dans la citation suivante: « Le mensonge n’est un vice que quand il fait mal. C’est une très grande vertu quand il fait du bien. Soyez donc plus vertueux que jamais. Il faut mentir comme un diable, non pas timidement, non pas pour un temps, mais hardiment et toujours. Mentez, mes amis, mentez, je vous le rendrai un jour. » (Lettre à Thiriot, 21 octobre 1736).

Grave question que l’on agitait autrefois dans les cours de théologie morale portant sur la «restriction mentale»[1]. Terme abstrait et aujourd’hui rétrograde qui peut se traduire en proverbe: «Toute vérité n’est pas bonne à dire». Non pas forcément pour se disculper, mais pour ne pas faire souffrir et même pour faire plaisir. Le médecin est-il tenu de révéler à son patient la gravité de sa maladie. Encore faut-il qu’il le sache avec précision et n’engage pas son autorité dans des révélations douteuses et incertaines. Et si c’était le cas, comment le fera-t-il savoir au malade sans lui mentir? Comment l’homme de l’art s’y prendra-t-il avec l’entourage inquiet de la santé de l’un des siens ? Et la famille saura-t-elle répéter le verdict médical au malade? Un exemple parmi des milliers d’autres sur l’usage des connaissances et leur communication appropriée. Quelle intention poursuit-on en taisant ou en affirmant une «vérité» de portée très grave?

J’ai l’impression d’ouvrir une porte que notre dossier ne fait qu’entrebâiller. Notre désir est que nos amis et amies internautes poursuivre ce débat et s’interrogent pour savoir si vraiment toute vérité est bonne à dire. Nous serions même heureux de recueillir leurs avis.


[1] La restriction mentale est une façon de tromper les gens sans être un mensonge pur et simple. Elle a été discutée comme une façon de concilier l’obligation de dire la vérité et de ne pas révéler des secrets à des personnes qui ne sont pas habilitées à les connaître.

 

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Visages du mensonge https://www.revue-sources.org/visages-du-mensonge/ https://www.revue-sources.org/visages-du-mensonge/#respond Thu, 15 Mar 2018 01:50:03 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2522 Impossible de parler de mensonge sans évoquer, en arrière-fond, la vérité. Les deux domaines s’appellent l’un l’autre. Il nous a paru intéressant de découvrir comment le Nouveau Testament et en particulier la tradition johannique, thématisent ensemble les deux données comme étant deux clés de compréhension de l’existence humaine éclairée par la foi.

Une remarque préliminaire paraît nécessaire : le terme de vérité est devenu suspect. «A chacun sa vérité» entend-on souvent…, conséquence du relativisme et du subjectivisme qui marquent notre culture. Et d’autre part, suspicion à cause de toutes les violences exercées au nom de Dieu ou de telle ou telle vérité (politique, philosophique, religieuse). Or, s’il n’y a pas de vérité, il n’y a pas non plus de mensonge ! Par ailleurs, j’entends souvent des remarques étonnées lorsque par ex. le Pape François évoque le travail de sape du Démon: «comment un homme intelligent et avisé peut-il encore parler du diable?» C’est oublier que TOUS les évangiles parlent du combat du Christ lui-même contre Satan, au désert ou durant son ministère… L’Écriture sainte attribue au démon le mensonge, toutes sortes de séduction, voire la violence et l’homicide! Il vaut donc la peine d’aller y voir de plus près.

Jésus: témoin humblement fidèle

Il est intéressant de noter que jamais Jésus ne dit qu’il a la vérité, mais très précisément qu’il EST «la vérité, la voie, la vie» (Jn 14,6). Son amour pour les disciples, le fait qu’il donne sa vie pour eux, est le gage d’authenticité de cette prétention. Dans la magnifique vision inaugurale qui ouvre l’Apocalypse, Jésus Christ est présenté comme le «Témoin fidèle» : entendez fidèle jusqu’à la mort. Ressuscité, il est aussi le «premier d’entre les morts» et par son exaltation «le prince des rois de la terre» (1,5). C’est le mystère pascal qui est ainsi résumé : mort, résurrection et ascension. Le fondement de la crédibilité de ce Témoin est ensuite précisé : «il nous aime et nous a délivrés par son sang». C’est son amour qui est premier, exprimé ici au présent. Il devance, accompagne et dépasse l’acte de la Passion (exprimée au passé). C’est dans la même logique que le Christ est présenté comme vainqueur sur la mort et seul à même de nous donner accès au mystère de la volonté de Dieu sur notre monde. Celui qui a remporté cette victoire est présenté par Jean de Patmos comme «le Lion de la tribu de Juda, le Rejeton de David» reprenant les termes mêmes des bénédictions de Jacob (Gn 49), mais aussitôt cette image est comme recadrée par la vision d’un Agneau… debout et comme immolé (5,6). Debout car il est victorieux de la mort, mais comme immolé car il a été jusqu’au bout dans le don de sa vie. Si vérité il y a, pour les disciples de Jésus, ce sera celle de l’Agneau immolé. Toute l’Apocalypse s’attache à le montrer, à le rappeler à des communautés devenues fragiles sous la pression de la culture païenne du moment, avec à l’horizon le rejet, voire les persécutions. Le persécuté, l’humilié peuvent être tentés de se transformer en lion, mais c’est alors que l’insistance sur l’Agneau pascal prend tout son sens. Telle est la vérité de Dieu offerte au monde.

Le diable homicide

Mais même précisée ainsi, la vérité de la révélation n’est pas toujours acceptée. Loin s’en faut. Et nous voilà introduits dans le drame que dessine la Bible depuis le jardin d’Eden : le couple humain se trouve tiraillé. Le monde lui est offert sous l’image d’un jardin riche en arbres et en fruits, mais à une condition : ne pas mettre la main sur l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Mais une autre voix le sollicite, celle du serpent, maître du soupçon : Dieu ne voudrait pas le bien de sa créature et chercherait à confisquer sa liberté. Ce duel n’a rien de théorique : il signifie pour l’homme la vie ou la mort. Au plan herméneutique, on parlera d’un antagonisme entre vérité et mensonge.

Jésus est revenu explicitement sur cet affrontement, dans un passage unique de l’évangile selon S. Jean. Il précise qu’il vient de Dieu, dit la vérité et il met un nom sur ce qui inspire la démarche mortifère de ses opposants: ils sont entravés dans leur liberté, occupés, on dira même «aliénés», sous la dépendance du démon. «Vous ne pouvez pas entendre ma parole. Vous êtes du diable, votre père, et ce sont les désirs de votre père que vous voulez accomplir. Il était homicide dès le commencement et n’était pas établi dans la vérité, parce qu’il n’y pas de vérité en lui: quand il profère le mensonge, il parle de son propre fonds, parce qu’il est menteur et père du mensonge.» (8,43-44). Ces propos sont rudes et nous les éprouvons comme choquants, surtout s’ils devaient s’appliquer à l’ensemble de tous les Juifs et de tous les temps. En fait, il s’agit d’une passe d’armes vigoureuse et polémique. Ce qui est interprété est un comportement précis: d’une part le désir d’éliminer Jésus de la part de ceux qui ne peuvent supporter ses propos, d’autre part l’authenticité de la filiation de Jésus par rapport à son Père, et dont le comportement est l’illustration crédible. Les Juifs (entendons: les adversaires de Jésus dans ce dialogue) sont homicides dans la mesure où ils cherchent à le faire mourir. Ce faisant, ils se révèlent être sous la dépendance du démon, «homicide dès le commencement». C’est une évocation évidente des premiers chapitres de la Genèse opposant Adam et Eve au le serpent. Se profile aussi à l’arrière-fond l’attitude meurtrière de Caïn: «car tel est le message que vous avez entendu dès le début: nous devons nous aimer les uns les autres, loin d’imiter Caïn, qui, étant du Mauvais, égorgea son frère.» (1Jn 3,11-12). Le terme même de vérité fait peur et est souvent associé à la violence de toutes sortes de fanatismes. Mais il faudrait être aveugle pour ne pas voir la violence qu’entraîne le monde du mensonge. C’est à cette lucidité que nous convoque le Nouveau Testament.

Le choix est clair (du moins en théorie): être disciple de Jésus ou se mettre sous la dépendance du Mauvais. Le premier choix est un chemin de liberté, le second est un chemin de perdition mais aussi de violence. «Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples, et vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera.» (Jn 8, 31). Le choix des interlocuteurs face à Jésus met à jour leur dépendance non pas théorique mais pratique: ils sont sous influence, sous la coupe du démon.

 Le démon trompeur

Ce champ de tensions entre vérité et mensonge n’est pas réservé au ministère de Jésus. Ce dernier avait clairement averti les disciples, au terme de son ministère. «Des faux prophètes surgiront nombreux et abuseront bien des gens. Par suite de l’iniquité croissante, l’amour se refroidira chez le grand nombre. Mais celui qui aura tenu bon jusqu’au bout sera sauvé» (Mt 24,11-13). Les derniers écrits du Nouveau Testament insistent non seulement sur la fidélité à l’enseignement du Christ mais aussi sur les ruses du démon pour séduire les croyants et les égarer. C’est le cas par ex. dans la seconde Lettre aux Thessaloniciensqui attribue à l’influence de Satan des signes et des prodiges mensongers et les tromperies du mal «à l’adresse de ceux qui sont voués à la perdition pour n’avoir pas accueilli l’amour de la vérité qui leur aurait valu d’être sauvés» (2,9-12). L’auteur poursuit en fustigeant ceux qui se laissent avoir et finissent par «croire» le mensonge et refusent de croire à la vérité! L’auteur de la seconde Lettre à Timothée évoque dans le même registre les passions et les démangeaisons des oreilles de ceux qui se donnent des maîtres en quantité et se détournent de la vérité au profit de fables (2Tm 4,4). Ailleurs c’est l’argent qui corrompt l’esprit de ceux qui sont alors privés de la vérité (1Tm 6,5). L’Église du Christ apparaît au contraire comme «la colonne et le support de la vérité» (1Tm 3,15).

Etre de la vérité ou du mensonge n’est pas du tout qu’une question théorique. Certes, il s’agit de s’ouvrir à la vérité, notamment en accueillant le Christ révélateur du Père: «Celui qui croit au Fils de Dieu a ce témoignage en lui. Celui qui ne croit pas en Dieu fait de lui un menteur, puisqu’il ne croit pas au témoignage que Dieu a rendu à son Fils» (1Jn 5,10). Mais accueillir la vérité de Dieu appelle un comportement cohérent vis-à-vis du prochain: «Si quelqu’un dit: «J’aime Dieu» et qu’il déteste son frère, c’est un menteur» (1Jn 4,20).

Les mensonges du pouvoir

Dangers donc des fables diverses et variées, caricatures de la vérité, ainsi que l’argent qui corrompt. L’Apocalypse de S. Jean souligne un autre danger: c’est la séduction par le pouvoir qu’opère le «grand Dragon, le Serpent des origines, celui qu’on nomme Diable et Satan, le séducteur du monde entier» (12,9). Il se montre d’autant plus violent que ses jours sont comptés. Vers la fin du siècle, lorsque l’Apocalypse est rédigée, la pression du pouvoir romain sur les communautés chrétiennes se faisait plus fortedu fait de la dimension religieuse qu’il revendiquait. Il s’agissait non seulement de respecter le pouvoir mais encore d’accepter les prétentions quasi divines de l’empereur, sans quoi vous passiez pour un dissident politique. A l’Apocalypse revient le mérite de mettre un nom sur cette stratégie: c’est le Satan qui est à l’œuvre. C’est lui qui inspire ce pouvoir politique campé sous les traits de la Bête de la mer «On lui donna de proférer des paroles d’orgueil et de blasphème» et s’ensuit une campagne contre la communauté chrétienne (Ap 13,5-10). Mais ce pouvoir a des complices et des relais: en termes modernes on parlerait du service de la propagande. Ce sont les faux prophètes représentés sous les traits de la Bête de la terre qui déploie prodiges et manœuvres, «amenant la terre et ses habitants à adorer» la première Bête. Elle est même représentée comme une statue qu’on faisait parler de l’intérieur: sorte de ventriloque au service de la Bête. Qui résistait était mis à mort. Et nul ne pouvait rien acheter ni vendre sans porter le signe de la Bête, alors que les chrétiens portent le signe de l’Agneau. Il m’est arrivé de commenter ces pages devant des croyants venus du bloc communiste: ils comprenaient très vite et très bien de quoi il s’agissait. S. Paul résume d’un mot cette stratégie venue d’une intelligence enténébrée: «ils ont échangé la vérité de Dieu contre le mensonge, adoré et servi la créature de préférence au Créateur» (Rm 1,25).

En contraste, Jean de Patmos décrit les chrétiens comme des gens qui suivent l’Agneau partout où il va: en leur bouche pas de mensonge (14,4). C’était déjà ainsi qu’était annoncé le Serviteur: «en sa bouche pas de mensonge» (Is 53,9). Dans la description de la Jérusalem nouvelle qui descend du ciel – entendons: l’Église telle que le Seigneur la veut et la voit – il n’y aura pas de place pour les dépravés et l’auteur termine la liste conventionnelle de toutes sortes de vices par l’évocation de l’idolâtrie et du mensonge (21,8 et 22,15).

En un mot, la Révélation biblique met en lien l’humilité avec l’accueil de la vérité dévoilée par Dieu. Et en contre-point l’orgueil humain et le mensonge pouvant aller jusqu’au crime. Le Christ a vaincu le mal et la mort sur la croix et par sa résurrection. Il nous donne l’Esprit de Vérité pour résister au démon, père du mensonge et homicide dès l’origine. Ces pages de l’Écriture sainte éclairent ce combat dont les enjeux sont toujours actuels.


Jean-Michel Poffet, frère dominicain, prieur du couvent St-Hyacinthe de Fribourg, est un bibliste connu par ses conférences, ses prédications et ses multiples publications. Ancien directeur de l’Ecole Biblique et Archéologique de Jérusalem et membre du Comité de rédaction de la revue Sources.

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Le diable est dans les fake news https://www.revue-sources.org/le-diable-est-dans-les-fake-news/ https://www.revue-sources.org/le-diable-est-dans-les-fake-news/#respond Thu, 15 Mar 2018 01:40:43 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2526 N’en jetez plus, tout le monde s’y met. Le pape François lui-même s’est intéressé au phénomène des fake news, des fausses nouvelles, lui consacrant son message de janvier pour la journée mondiale des communications sociales. Début janvier, c’était le président français Emmanuel Macron qui annonçait devant la presse sa volonté de combattre les «bobards», mot choisi pour traduire la locution anglaise. A l’avenir, promettait Macron, il y aura une loi pour combattre ces fausses nouvelles en période électorale. Nous serions en présence d’une «épidémie de fake news», assure le Temps. Est-ce vrai? Et si c’est le cas, d’où vient-elle et que penser des remèdes proposés?

Le fait que le bobard cher à Macron ait déjà été oublié n’est pas le seul effet de l’impérialisme anglophone. C’est que les fake news renvoient immédiatement au personnage qui les symbolise aux yeux de l’opinion et dont lui-même se sert généreusement: Donald Trump, président des Etats-Unis. On sait qu’il balaie chaque nouvelle dérangeante, chaque révélation des médias critiques à son égard d’un «fake!» dédaigneux. Ce qui ne lui plaît pas est faux.

Aux mollets de Trump

Donald Trump a un rapport particulier avec la vérité. Un journaliste du New York Times qui ne lui lâche pas les mollets depuis son entrée en fonctions assure que le président aurait raconté plus de 2000 bobards au cours de sa première année présidentielle. Déjà lors de son installation à la Maison Blanche, il déclarait que «jamais autant de partisans ne sont venus soutenir un président lors de son investiture». Affirmation aussitôt démentie par les images des télévisions et par les journalistes présents. Mais une fidèle collaboratrice du président avait commenté: «Si Monsieur Trump l’a dit, sa vérité vaut bien celle des journalistes».

Cette petite phrase révèle beaucoup de choses, à commencer par la remise en question de la vérité journalistique. C’est un point sur lequel il faudra revenir. Pour comprendre la nouveauté du phénomène, il faut cependant rappeler que le mensonge est aussi vieux que l’humanité déchue depuis qu’Eve s’est laissée embobinée par le serpent. «Vous ne mourrez pas, mais vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux»: des bobards en rafale.

Dans le document cité, le pape François parle «d’une séduction rampante et dangereuse qui fait son chemin dans le cœur de l’homme avec des arguments faux et attrayants, mais qui apparaissent plausibles et même vraisemblables». La fake fonctionne parce qu’elle plaît et surtout parce qu’elle fait écho à quelque chose qui est déjà présent en nous comme désir, peur ou préjugé.

Un mensonge tentaculaire

Depuis trente ans, le monde dit civilisé vit sur un mensonge tentaculaire, monstrueux et dévorant. Je ne parle pas de la Bourse ni de ses promesses, qui mériteraient à elles seules un article, mais de l’invasion de l’Irak par l’Amérique et ses alliés en 2003. Elle a provoqué des catastrophes en chaîne: la naissance de l’Etat islamique, la déstabilisation de toute la région et l’élimination des minorités locales, en particulier les anciennes communautés chrétiennes du Moyen-Orient.

Cette invasion avait été justifiée à la tribune du Nations-Unies par les armes de destruction massive accumulées par Saddam Hussein, en particulier les armes chimiques et bactériologiques. Or ces armes n’ont jamais été retrouvées. Parce qu’elles n’existaient pas.

Voilà un cas de nouvelle fabriquée ad hoc – ce qui est le sens premier de la fake news, qui n’est pas seulement fausse, mais délibérément inventée ou truquée – et qui a eu pour conséquence l’émigration massive, bien réelle celle-ci, des réfugiés vers l’Europe et les tragédies qui l’ont accompagnée.

La manipulation médiatique fait le jeu des puissants depuis que l’opinion publique existe. Et pas seulement le jeu politique. Je pense aux études téléguidées des multinationales du tabac pour cacher la nocivité de la cigarette et aux diatribes entre climatosceptiques et climatoprêcheurs. Les images récentes d’un ours blanc traînant sa carcasse sur une lande pelée du Canada ont ému les cœurs d’artichaut du monde entier avant que de petits futés dénoncent l’arnaque au réchauffement climatique, cette île étant habituellement libérée des glaces en cette période de l’année. A les entendre, cet ours était simplement malade.

Des tweets rageurs ou moqueurs

Le mensonge est partout et de tout temps. Pourquoi les fake news donnent-t-elles l’impression d’être un phénomène nouveau et récent? Uniquement parce que tous les regards sont braqués sur Donald Trump et le danger qu’il fait courir – d’après ses détracteurs – à la vérité et à la paix dans le monde?

Le président américain communique essentiellement à coups de tweets brefs, rageurs ou moqueurs, c’est selon. C’est déjà une piste. Les fake news sont apparues sur les écrans et dans les conversations pendant la campagne présidentielle américaine à l’occasion des joutes verbales d’une rare violence entre Trump et Hillary Clinton. Trump avait contre lui la quasi totalité des médias traditionnels et l’élite intellectuelle du pays. Mais il a gagné. Parce qu’il est une bête de scène, évidemment. Mais aussi parce qu’il a pu s’appuyer sur une communication alternative, sur ses tweets suivis par des millions de fidèles. Et parce qu’il a fait passer les journalistes pour des menteurs au service des pouvoirs en place. Et cela a marché. Trump pouvait raconter n’importe quoi, il lui suffisait d’expliquer que les bobards de la caste médiatique étaient plus grands que les siens et que ces journalistes n’écoutaient pas les soucis du petit peuple conservateur.

L’émergence des fake news est liée à la perte de crédibilité des médias et des leaders d’opinion, et pas seulement aux Etats-Unis. Le Brexit et d’autres manifestations qu’on réunit sous l’étique de «populisme» sont le signe que les citoyens n’ont plus confiance dans les médias ni dans les élites. Mais si le peuple se révolte, c’est aussi parce qu’il dispose d’autres canaux d’information ou de désinformation. Les fake news circulent à la vitesse de la lumière sur les réseaux sociaux qui se moquent des filtres et des barrières de la communication médiatique traditionnelle.

Qui est allé sur la lune?

Comme dit le message du pape François, qui a bien analysé ce mécanisme, «la diffusion des fake news peut compter sur l’utilisation manipulatrice des réseaux sociaux et des logiques qui en garantissent le fonctionnement: les contenus gagnent une telle visibilité que même les dénégations venant de sources fiables peinent à en limiter les dégâts».

Et qui dit réseaux dit milieux fermés et homogènes qui n’ont pas envie d’entendre d’autres opinions. On est entre soi et on se répète des histoires délirantes: le sida a été fabriqué en laboratoire, les Américains ne sont jamais allés sur la lune, le 11-septembre a été fomenté par la CIA, etc… Et tout cela serait caché par des médias qui participeraient au complot visant à enrichir les multinationales et à éliminer l’homme blanc. Toutes choses qu’on peut lire sur internet.

La nouveauté des fake news n’est pas dans leur existence puisque les rumeurs, les fausses nouvelles et le mensonge ont toujours existé, mais dans cette diffusion puissante et rapide qui peut fausser des élections et perturber le sommeil des gens et le bon fonctionnement de la société.

A la racine du mal

Le texte du pape, qui pousse plus loin la réflexion, constate que le succès des fake news vient du fait que ce type de nouvelles au caractère provoquant, excitant ou scandaleux profite de «l’avidité insatiable qui s’allume facilement dans l’être humain. Les motivations économiques et opportunistes de la désinformation ont leur racine dans la soif de pouvoir, de l’avoir et du plaisir». La fake news est une manifestation du mal «qui se meut de mensonge en mensonge pour nous voler la liberté du cœur». Jolie formule qui va au fond des choses et qui permet de réfléchir aux remèdes proposés. Eve a croqué la pomme parce que le serpent s’est présenté comme un ami bien intentionné et qu’il a su éveiller sa curiosité et son désir tout en la rendant méfiante à l’égard de Dieu. Comment éviter de mordre dans la tentation?

La réponse d’Emmanuel Macron est connue: il y aura une loi. L’Etat se chargera de protéger la vérité contre les pouvoirs étrangers ou mal intentionnés. La nouvelle a fait sourire ceux qui pensent que les nouveaux médias sont plus forts que les Etats, mais il ne faut pas sous-estimer la vague de censure qui frappe internet. D’autres se méfient du recours au Prince: «Un pouvoir qui s’intéresse de trop près au statut de la vérité n’est jamais innocent», écrit Arnaud Benedetti, professeur associé en histoire de la communication à la Sorbonne, dans une excellente tribune[1].

La démocratie est un fait récent dans l’histoire, le journalisme aussi. L’expérience accumulée semble prouver que la meilleure réponse au mensonge n’est ni la censure ni une information contrôlée par l’Etat ni une forme de «bien-pensance» politiquement correcte. Si Trump a gagné, je le répète, c’est parce qu’une partie de l’électorat a voulu donner une leçon au mainstream médiatique qui voulait mettre Hillary Clinton à la Maison Blanche.

La vérité est relation

La réponse aux fausses nouvelles n’est pas une vérité proclamée par l’Etat, par un juge ou un groupe de presse. Elle émerge d’un effort d’information et de réflexion que chacun doit faire pour aboutir à une conviction solide: cela est vrai pour moi. Pour y arriver, il faut bien sûr disposer de sources d’informations fiables, mais internet, tant décrié, offre de très nombreux sites, blogs et autres documents en libre accès. Et il vaut la peine de rappeler que l’information a un coût, et que ce qui est gratuit n’est pas toujours bon.

La vérité naît d’abord de la relation. Entre le journaliste et le lecteur, par exemple, mais aussi entre les lecteurs et tous ceux qui s’expriment, qu’il s’agisse du prêtre en chaire ou du professeur devant ses élèves. Comme l’écrit le pape François, «le meilleur antidote contre les faussetés, ce ne sont pas les stratégies, mais les personnes». La vérité est une personne, c’est Jésus. Et chacun dispose d’un excellent outil pour combattre le mensonge: la conscience. Il y a une voix en moi qui me dit très vite si telle personne, telle information, tel journal ou site internet contribuent à ma réflexion, à mon épanouissement, à une communion plus grande ou si, au contraire, ils font le jeu du mensonge, de la division et de la résignation.

Pour entendre cette voix, il faut aimer le silence, il faut prendre le temps d’écouter et de réfléchir. Les fake news ne sont qu’une des formes du vacarme qui nous étouffe. Le comprendre, c’est déjà y échapper, c’est déjà retrouver le goût de la vérité.


Patrice Favre, journaliste suisse, rédacteur en chef du périodique romand «Echo Magazine». Cet «Hebdomadaire chrétien des familles» paraît à Genève.

[1] Famille chrétienne n. 2087 du 13 janvier.

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Ecrire droit avec des lignes courbes https://www.revue-sources.org/ecrire-droit-avec-des-lignes-courbes/ https://www.revue-sources.org/ecrire-droit-avec-des-lignes-courbes/#respond Thu, 15 Mar 2018 01:30:40 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2530 Fake news,  informations tronquées ou maltraitées, ragots de bas étages aux plus hauts niveaux: Le triomphe de Pinocchio?

Nous avons certes de multiples raisons de mentir. Identitaires d’abord: il y va de notre image pour ne pas nous laisser surprendre en état de faiblesse, d’erreur, de maladresse: que vont-ILS dire? Sociales ensuite: nous voulons être dans le vent, voire en rajouter, pour ne pas avoir l’air de faire bande à part. Peu importe alors que nous desservions la vérité, pourvu que nous nous rallions aux cris de la foule. Politiques, pour défendre unilatéralement une position, refuser nos responsabilités, voire relire l’histoire selon nos intérêts… Mensonges pour avoir davantage, feindre d’en savoir plus, et finalement exercer un pouvoir accru: la stratégie de Satan pour tenter le Christ ne dit pas autre chose! Mensonge qui nous coupe d’autrui. A qui faire confiance? Comment garder espoir? Et ne pas nous méfier de tout amour, en pensant, comme d’aucuns, que les animaux, aux réflexes certes violents mais pas vicieux, sont de meilleurs amis que les hommes?

Toujours néfaste?

Mais le mensonge ne sert-il pas aussi à nous protéger? L’enfant d’un chagrin trop violent, le malade de l’annonce du caractère inexorable de ses souffrances, la personne fragile d’une parole trop dure? Ne fuyons-nous pas tous ces parangons de justice qui ne cessent de nous taper sur la tête pour nous asséner leurs soi-disant quatre vérités? Et n’avons-nous pas tous expérimenté qu’il y a bien souvent de bonnes raisons de différer, voire de ruser, pour éviter de blesser ou de se mettre soi-même dans une situation très inconfortable, sans oublier toutes les situations où nous devons recourir à des feintes pour préparer une surprise? Au reste la résistance à l’oppression n’implique-t-elle pas des formes subtiles de mensonge, car comment auraient réussi sinon ceux qui ont caché des personnes persécutées au risque de leur vie? Plus fondamentalement la vérité dite divine n’est-elle pas souvent un bon prétexte à ne pas nous remettre en question, à nous réfugier frileusement derrière de pieuses mantilles, qui s’appellent règlements, règles, lois, commandements, au risque de les interpréter à la lettre et de faire taire en nous la conscience que l’injustice ou la guerre révolte? Bref toute vérité est-elle bonne à dire, et le mensonge est-il toujours néfaste?

Une relation avant tout

Poser la question ainsi est sans doute nous condamner à ne pas lui trouver de réponse. Il est évident qu’à moins d’être dénaturés nous haïssons tous le mensonge, et nous cherchons tous la vérité. En théorie. Parce qu’en pratique, ce qui devrait compter plus que tout, ce n’est pas d’abord la vérité en soi, mais une relation humaine habitée par une exigence de vérité. Et cela change tout. Le Christ n’a pas dit: «la vérité. C’EST…» , mais «JE SUIS la VERITE». La vérité a un visage: de bonté, d’écoute, de miséricorde, elle invite à cheminer patiemment, pas à asséner des coups de matraque aux récalcitrants.

Prenons un cas délicat: je dois annoncer à un collaborateur que l’entreprise dans laquelle il travaille va le licencier pour des raisons économiques. J’ai plusieurs possibilités.

– Je lui envoie une lettre recommandée avec mise en congé rapide, et m’arrange pour le faire à un moment où je sais devoir être absent.

– Je délègue ma mission à un autre collaborateur, sous un prétexte fallacieux.

– Je rencontre la personne, mais lui présente la situation en tentant de lui trouver des torts pour ne pas assumer la réalité crue.

– Ou alors j’empoigne le dossier, essaie de comprendre la situation de la dite personne et me donne suffisamment de temps pour envisager aussi les pistes qui peuvent s’ouvrir devant lui au-delà de sa mise à pied: comment pouvons-nous accompagner ce départ, ouvrir des possibilités inédites, transformer une situation insoutenable en nouvelle chance d’orientation? Et si, de surcroît cette personne doit partir parce qu’elle n’a pas rempli correctement ses engagements, vais-je avancer des arguments factices? Où trouver les moyens – soit personnellement soit en l’orientant vers une personne compétente – de lui faire prendre conscience de ce qui l’empêche d’être à la hauteur de sa tâche, voire de ce qui lui conviendrait mieux, bref des perspectives possibles au-delà de l’échec présent? Dit autrement, sortir d’une attitude de déni ou de mensonge implique de s’investir. La vérité n’est pas un donné «c’est ainsi», mais un compagnonnage: cherchons ensemble ce qui est le meilleur dans ta situation, ne nous cachons pas le visage en feignant de penser qu’il est normal que tout soit évident et immédiat.

Mitrailler l’instant

«Immédiat»: une clef pour comprendre l’impact des fack news: elles nous mitraillent dans l’instant, tuent notre sens critique, notre volonté de comprendre le sens d’une réalité. Elles nous donnent l’illusion du pouvoir – moi, je sais – en paralysant notre capacité de rebondir, de prendre le temps d’aller plus loin en profondeur. Elles scotchent notre humeur à la rumeur. Perverses, elles détournent la personne de sa vraie identité, en l’enfermant dans un corset de faux-fuyants, en l’empêtrant dans le leurre du chasseur, bref la coupent du réel, partant d’elle-même et de sa source vive.

Mais dénouer l’écheveau des mensonges relève moins d’argumentations savantes, enchaînant d’interminables et inefficaces parties de ping-pong pour savoir qui a raison que d’un changement de regard: je discerne ton vrai visage au-delà de tes bavardages. La vérité, telle une graine, a besoin de temps pour éclore, sous des formes souvent humbles – le Verbe, Parole vive,  ne s’est-il pas lui aussi fait humus? – . Elle germe là où de vraies relations humaines lui offrent un terreau favorable. Terreau de confiance: je peux croire en toi, parce que tu m’as regardé avec une bonté lucide, que tu as deviné ma face à travers de mes grimaces. Terreau d’espérance: parce que tu repères ce qui éclot au-delà de l’erreur et de l’obscurité, je peux, à mon tour, me mettre en route et nettoyer mon ciel de ses scories. Et terreau nourri d’amour, pour soutenir la croissance de ce qui tente de mûrir à travers les entrelacs de nos existences souvent chahutées mais en quête de sens, partant de clarté: «Dieu écrit droit à travers des lignes courbes» résumait Paul Claudel en exergue du «Soulier de Satin»…


Monique Bondolfi

Monique Bondolfi-Masraff, professeur de philosophie, est membre de l’équipe rédactionnelle de SOURCES.

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La vérité: lieu de la croissance en humanité https://www.revue-sources.org/la-verite-lieu-de-la-croissance-en-humanite/ https://www.revue-sources.org/la-verite-lieu-de-la-croissance-en-humanite/#respond Thu, 15 Mar 2018 01:29:06 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2574 Jan, six ans, demande à sa maman qui sort de la maison: «Où vas-tu?» Maman se rend à un atelier intitulé Comment parler pour que les enfants nous écoutent, comment écouter pour que les enfants nous parlent? Tout naturellement elle répond : «je m’en vais apprendre comment discuter avec les enfants». Jan lui lance alors: «Avec douceur, maman!» Quel lien cette conversation peut-elle avoir avec le mensonge? En apparence, aucun. Et pourtant…La maman répond en vérité à son enfant, et en échange elle reçoit de lui une sérieuse remarque, «du tac au tac», sur une question qui la concerne directement. De fait, les enfants supportent difficilement lorsque l’on hausse le ton de la voix.

Selon Haim Ginott (psychologue, rescapé des camps de concentration), les enfants sont extrêmement doués pour nous faire perdre notre équilibre. Tous ceux qui ont affaire aux enfants reconnaîtront probablement que cela se vérifie bien des fois. Une fois mis dans cette situation de déséquilibre, nous réagissons (trop?) souvent en haussant le ton. Ce qui a pour effet (entre autres) d’amener l’enfant à mentir, ou alors… à dire la vérité (eh oui, parfaitement). Mais la franchise doit être liée à un choix. Sans cela, il s’agit seulement d’une contrainte. C’est de nous adultes, que l’enfant apprendra à dire la vérité: de maman, de papa, de papy, de mamie, de tonton, de tata, de l’éducateur, du prêtre,… Il ne suffit pas de transmettre simplement des informations.

Le prix de la vérité

Une première question se dessine: est-il important pour nous de dire la vérité? La vérité, de façon générale, est-elle quelque chose d’important pour nous? Quel prix sommes-nous prêts à payer pour la vérité?

Nous avons discuté un jour avec Monique Rivière, la fille d’Edmond Michelet (l’un des principaux acteurs de la résistance durant la Seconde Guerre Mondiale, ministre dans le gouvernement de Charles de Gaulle, et dont le procès de béatification est en cours). Au début de son incarcération, il était rempli d’incertitude quant à savoir s’il devait mentir aux Allemands lors de ses interrogatoires. Malgré ces circonstances extrêmes, dans lesquelles dire la vérité pourrait coûter énormément (jusqu’à sa propre vie, et même celle des autres), il était tiraillé par un doute lié à sa conviction qu’il est impératif de dire la vérité. On peut voir combien cette conviction était profondément enracinée en lui. Il fut délivré de ce tiraillement grâce à l’aide d’un prêtre allemand, aumônier de la prison, qui lui signifia à sa façon son droit de mentir dans ces circonstances inhumaines.

Une hiérarchie des valeurs

Au début des ateliers destinés aux parents, intitulé Comment parler pour que les enfants nous écoutent, comment écouter pour que les enfants nous parlent?, nous proposons aux parents de se demander quels sont les buts qu’ils se fixent dans l’éducation de leurs enfants; autrement dit, en vue de quoi (de quelles valeurs) ils souhaitent les éduquer. C’est un moment important, qui peut engager tout un processus de réflexion sur ce qui est essentiel pour soi-même en tant que parent (ou éducateur), allant jusqu’à un questionnement sur le sens même de la vie.

L’exemple d’Edmond Michelet peut nous aider à réaliser que la franchise sert à quelque chose, qu’elle est inscrite dans une hiérarchie des valeurs, et que s’en inspirer dans une situation concrète exige généralement la prise en compte de tout ce qu’elle implique. Pour puiser un exemple un peu moins dramatique dans notre quotidien, nous sommes généralement mécontents lorsque nos petits lancent à un adulte «tu as vieilli! », ou bien «tes cheveux ont bien blanchi!», comme l’a fait notre petit-fils lors de la soirée de Noël.

Liberté et vérité

Aristote affirmait qu’il en est de la liberté comme d’un instrument de musique: plus on s’y exerce, plus son usage en devient fluide. Si notre réflexion part du postulat que la liberté est la capacité à choisir le bien, alors la question du développement de la capacité de l’enfant à choisir la franchise et le mensonge devient essentielle également du point de vue de son «exercice» de la liberté. L’enfant est capable dans de nombreuses circonstances de faire ce choix– dire la vérité ou mentir –, se construisant ainsi un espace de liberté, ou bien au contraire, s’enlisant dans la fantasmagorie.

Marie-Dominique Philippe, dans une longue discussion – mise par écrit depuis – sur la famille, l’amour conjugal et l’éducation, affirme que les objectifs les plus importants de l’éducation sont selon lui le développement de la capacité à aimer et la liberté. En prendre conscience peut nous aider, nous adultes, à trouver la juste proportion dans notre façon de réagir face à des situations où l’enfant nous ment, ou lorsqu’il choisit de nous dire la vérité malgré ce que cela peut coûter. Dans ces circonstances, il est indispensable de suivre un cap! Il faut être d’autant plus prudent, que c’est justement ici que se joue la croissance en humanité! Et cela ne concerne pas que les enfants, nous sommes tous dans cette même condition, en réalité! L’homme est une réalité «en devenir» (in fieri), et ses actions sont un matériau très important dans sa capacité à se tenir debout. Ce sont ces liens entre «l’agir» et le «devenir» que Karol Wojtyła analyse en profondeur dans son écrit Personne et acte. Il cite également une phrase du philosophe Roman Ingarden: le sujet se crée lui-même par ses actes, ou du moins se transforme; si ses actes n’avaient pas eu lieu, le sujet serait finalement bien différent de ce que ses actes l’ont fait devenir au cours de sa vie.

Reprenant encore une fois les deux valeurs mentionnées par Marie-Dominique Philippe comme horizon principal de l’éducation, nous pouvons voir combien l’amour aide à ce processus (de choix de la vérité). L’une de mes connaissance, maman de quatre filles, racontait comment elle avait mis entre les mains de l’aînée sa petite sœur encore nourrisson. Quelques instants plus tard, elle entendit le cri sanglotant du nouveau-né. Quand elle arriva dans la chambre où étaient les petites filles, l’aînée lui dit qu’elle avait déposé le nourrisson par terre. «Elle a avoué?», ai-je demandé, très surpris. «Mais bien sûr! elle a confiance en moi, enfin!», a répondu la mère. J’y entends résonner comme en écho les paroles de Saint Jean: «Il n’y a pas de crainte dans l’Amour ».

Obliger à dire la vérité

Pour revenir au mensonge, il est important que nous puissions signifier clairement à l’enfant que la franchise est pour nous une valeur (si effectivement elle en est une !). Il est bon que nous puissions expliquer concrètement et simplement pourquoi nous l’estimons ainsi, par exemple : Il m’est difficile de faire confiance à quelqu’un qui m’a menti ; je suis triste lorsque quelqu’un me ment; il est important pour moi que tu me dises la vérité; dire la vérité est important; la vérité compte pour moi, etc.

D’un autre côté cependant, il n’est pas bon que l’encouragement à la franchise se fasse dans une athmosphère de reproche, de menace ou d’intimidation. Comme par exemple : Personne ne te croira plus si tu te comportes ainsi ! Comment as-tu pu me mentir ainsi ! Sais-tu comment cela va te rendre plus tard ? etc. Rappelons-nous encore une fois la remarque de Jan, au début de cette réflexion: «Avec douceur, maman !». Dans une athmosphère de pression ou de manque de respect envers lui, l’enfant peut se sentir contraint à mentir (pour sa défense) ou dire la vérité sans développer sa capacité intérieure à choisir. Tout ce qui est obtenu par la coercition, la pression ou la violence, est éphémère, incertain, douteux, fait remarquer le pédiatre Janusz Korczak.

Un message clair

D’après Korczak, la crise d’adolescence n’est pas un phénomène naturel, mais culturel. Cela signifie que la société environnante n’a pas créé le juste moyen d’aider les jeunes à passer de l’enfance à l’âge adulte. Cette idée peut également être rapportée aux cas où l’enfant ment souvent. Cela doit signifier que nous n’avons pas construit les justes repères. Certes, cela peut être lié à de nombreux facteurs, mais nous pouvons ici en mentionner deux principaux.

La première cause peut en être que nous n’exprimons pas suffisamment clairement à l’enfant l’importance du problème. Nous n’avons pas de temps, nous sommes absorbés par la dispute de la veille avec notre chef/mari/femme/collègue, nous laissons les choses se dérouler telles qu’elles sont, en pensant «il/elle comprendra tout seul plus tard» (ce qui est, en général, une bonne intuition, que le Concile Vatican II reprend en considérant l’éducation comme une aide à l’auto-développement). Dans ses textes consacrés à  l’éducation aux valeurs, la psychologue Aleksandra Karasowska (spécialisée entre autres de la jeunesse difficile) souligne que lorsqu’un enfant enfreint une valeur, le premier pas devrait consister à vérifier que l’enfant connaît et comprend la norme enfreinte par son attitude. Cette connaissance, évidente pour nous, n’est qu’en cours d’acquisition chez l’enfant (ce que nous avons facilement tendance à oublier !). Laurie Lee, dans son livre autobiographique Laurie ou le goût du cidre, décrit une scène à l’école où un jeune garçon frappait avec un petit bâton la tête d’une camarade, parce qu’elle avait des cheveux très noirs et bouclés. Ce «délit» fut très sévèrement réprimé, et ce par le directeur en personne, sous les yeux de tous les élèves. L’écrivaine pose finalement un constat du style: j’ai compris qu’il n’est pas permis de frapper avec un petit bâton la tête d’une fille qui a des cheveux trop noirs et bouclés.

Ce récit, qui présente la version de l’évènement du point de vue d’un enfant, peut nous sensibiliser sur ce point: l’enfant sait-il, comprend-il ce qu’il a fait? A-t-il conscience de ce qui dans cette situation représente une valeur? A-t-il reçu une indication suffisamment claire? Il en va de même au sujet de l’opposition vérité/mensonge comme des autres dimensions de la réalité. Même adultes, ne serions-nous pas parfois insensés, désordonnés, encore englués dans différents mensonges, face à un enfant qui reste seul devant d’immenses questionnements, désirs, expériences, et doit se confronter au monde malgré nous?

La deuxième cause du mensonge chez l’enfant peut être une sévérité exagérée et une pression dans la recherche de la perfection. La peur devant l’adulte stoïque, restrictif (qui n’entend pas ce que l’enfant éprouve, ni ce dont il a besoin) pousse l’enfant au mensonge, et à développer sa capacité à mentir comme une forme de débrouillardise face à l’oppression.

Il ne s’est rien passé!

Pour finir, voici une dernière réflexion résultant de la longue expérience liée à notre programme Comment parler pour que les enfants nous écoutent, comment écouter pour que les enfants nous parlent?

Que se produit-il lorsque nous nions ce que l’enfant éprouve? D’une certaine façon, nous lui faisons entendre les PREMIERS mensonges! «Ca ne fait pas mal!», «C’est délicieux!», «Il ne s’est rien passé!», etc. Il semble alors que nous lui mentions «depuis le début». L’enfant sent la douleur, et nous lui disons «Ca ne fait pas mal!». L’enfant s’est écorché le genou, et nous lui disons «iI ne s’est rien passé». Comment ça, rien passé? Il s’est bien passé quelque chose! Et voilà qu’un être proche – et c’est bien cela qui est terrible et étrange: le père, la mère – lui ment! Bien sûr, «de bonne foi» et «pour le bien de l’enfant»! «Ce n’est qu’un petit mensonge de rien du tout! Pour lui rendre service…» Il est bon de se poser la question: qui est l’enfant pour nous dans cette relation (à nos yeux, dans notre compréhension)quand nous lui parlons ainsi? Comment nous, adultes, les comprenons-nous, les traitons-nous?

Janusz Korczak écrit: il n’y a pas d’enfants – il n’y a que des êtres humains, mais ayant une compréhension à une autre échelle, un autre bagage d’expériences, d’autres instincts, un autre jeu de sentiments. Comment nous sentirions-nous si quelqu’un nous disait «il ne s’est rien passé» lorsque nous éprouvons justement quelque chose de difficile ou de douloureux? A partir de ce qui nous a été rapporté par de nombreux parents avec lesquels nous avons eu la joie et l’honneur de travailler, nous pouvons dire qu’un grand changement de qualité de relation apparaît avec les enfants lorsque les parents acceptent cette proposition de mettre des mots sur les sentiments de l’enfant, et réfutant les mensonges usuels, osent dire: Cela fait mal. C’est triste. Il semble que ce soit difficile à supporter. Cette petite fille pourrait avoir très peur en observation chez le laryngologue (plutôt que «N’aie pas peur, cela ne fait pas ma»l). En entendant ces mots (la vérité!) l’enfant reçoit du soutien et trouve la force intérieure pour réussir à affronter ce qui est pour lui difficile. Quelque chose d’extraordinaire peut alors avoir (et a effectivement) lieu! Une femme russe, avec laquelle nous avons travaillé à Saint-Pétersbourg, nous racontait comment son fils de dix-huit ans, suite au changement d’approche de ses parents, leur avoua un peu plus tard avec tristesse: « Mais jusqu’à présent vous ne m’écoutiez jamais (autrement dit: vous ne m’entendiez pas)». La relation peut enfin se construire! Notre fille de quatre ans, après ce changement de «langage», réagit spontanément: «Merci maman pour ce que tu viens de me dire».

Il est plus qu’à propos de se rappeler les paroles de Jésus, rapportées dans l’Evangile selon saint Jean: la Vérité vous rendra libre. Cela peut être illustré ainsi: nous sortons de notre rôle de parent, et nous permettons à l’enfant de sortir de son rôle d’enfant. Une relation se construit alors. Nous pouvons accompagner l’enfant, cet homme «en devenir». Bien sûr, dans cet accompagnement, nous avons une tâche : définir un cadre, nommer et montrer les valeurs, distinguer ce qui est bien de ce qui est mal, témoigner de la confiance, de l’amour, de la tendresse, être présent, être attentif à ce qui se passe dans le monde de l’enfant. Sans oublier de prendre soin de soi, de son repos, de sa condition, de son développement personnel… Autrement dit, veiller à rester soi-même un homme «en devenir».


Jadwiga et Marcin Prokop. Mari et femme, parents de six enfants, et grands-parents de trois petits-enfants. Ils ont mis en place le programme «Ecole pour parents et éducateurs: Comment parler pour que les enfants nous écoutent, comment écouter pour que les enfants nous parlent?». Jadwiga est psychologue et s’occupe de la formation dans ce même programme. Depuis 1994, ils sont membres de la communauté de l’Emmanuel.

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Le mensonge en Afrique: un fait culturel ou un phénomène de la société moderne? https://www.revue-sources.org/le-mensonge-en-afrique-un-fait-culturel-ou-un-phenomene-de-la-societe-moderne/ https://www.revue-sources.org/le-mensonge-en-afrique-un-fait-culturel-ou-un-phenomene-de-la-societe-moderne/#respond Thu, 15 Mar 2018 01:10:06 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2534 Les sociétés africaines font face à un phénomène complexe et inquiétant, à savoir le mensonge.

La réalité du mensonge s’est transformée en une véritable culture, mode de vie, de penser, d’agir, d’être ou en système de gouvernement. D’aucuns parlent de la «maladie du mensonge», car le mal est tellement profond qu’il a atteint une dimension endémique. Aucune couche et classe sociale ne semble être épargnée. Les enfants, les jeunes, les personnes âgées, les hommes, les femmes, les personnalités politiques et même les hommes d’Eglise mentent. Il n’y a ni peur ni honte de mentir. C’est un gagne-pain, un business florissant. Le mensonge et les contre-valeurs sont érigés en vérité. On s’interroge sur les causes de ce fléau. Est-ce un fait culturel, un problème d’éducation ou une conséquence de la civilisation moderne?

Quelques réalités et visages du mensonge en Afrique

Si tous les secteurs de la vie sociale sont concernés par le phénomène du mensonge, le monde politique est celui qui est le plus épinglé et fait l’objet de plusieurs critiques. L’Afrique étant plurielle, avec des réalités diverses et complexes, nous ne pouvons prétendre maîtriser le phénomène du mensonge, ni en parler de façon générale, et encore moins de manière exhaustive. Dans les limites de cet article, nous voudrions juste évoquer quelques réalités du mensonge qui nous semblent pertinentes pour aborder cette problématique, telles qu’elles sont présentées et vécues dans notre pays le Congo-Brazzaville et dans certains pays voisins où nous avons vécu.

Au Congo-Brazzaville

Le sujet est à la une de l’actualité et de toutes les conversations. Il est alimenté par la crise socio-politique et économique que traverse le pays. Ainsi, on entend dire:«le Congo a menti au FMI». Dans la presse on trouve des articles avec des titres évocateurs comme: «Mensonge d’Etat: le ridicule ne tue pas au Congo-Brazzaville» ou encore,«Le mensonge comme programme gouvernemental au Congo-Brazzaville ». On fait allusion ici aux «ragots» et «supercheries» dont le pouvoir abreuverait le peuple congolais. Ces critiques font suite, entre autres, au bruit qu’a couru au sujet d’une menace terroriste contre les intérêts français et américains au Congo-Brazzaville. La presse congolaise a fustigé le gouvernement soulignant que: «Pour les ex-communistes au pouvoir, la maxime est rodée: un mensonge répété plusieurs fois devient une vérité’’. Une partie de la rue congolaise nourrie aux ragotsse met à croire à la nouvelle supercherie.» (http://congo-liberty.com). Sur le site de Dac-Presse, on peut lire:«Menace terroriste au Congo? Plus le mensonge est gros, plus il passe’’. «Plus souvent il est répété, plus le peuple le croit’’» (http://www.dac-presse.com).

Ces articles rappellent une certaine conception congolaise de la politique. En effet, pour nos parents, «la politique c’est l’art de mentir». On entend les parents dire d’un politicien «qu’il a la politique»; ce qui se traduit dans une langue locale (le lari) par: «Nge nguria politike yenaku». Cette conception populaire de la politique indique que la personne ne fait pas de la politique, mais elle a, elle possède la politique, c’est-à-dire le mensonge.

Littéralement l’expression «Nge nguria politike yenaku» signifie, tu as vraiment de la politique. Mais le mot nguria traduit par l’adverbe «vraiment» vient de nguri qui signifie, mère, maman mais aussi, la mère des jumeaux ou des jumelles «Mâ Nguri». Le politicien a donc un mensonge mère, c’est-à-dire un gros mensonge ou un très gros mensonge à l’image de Mâ nguri qui, non seulement est la mère des jumeaux ou des jumelles, mais curieusement est souvent grosse physiquement. C’est donc toute une image d’énormité et de gros mensonge qui est portée par le mot nguria. L’histoire politique du Congo est marquée par de gros mensonges, souvent montés de toutes pièces.

Un ancien homme politique, général de l’armée congolaise à la retraite, Benoît Moundélé-Ngollo, qui a occupé de hautes fonctions politiques et administratives comme celles de Ministre des Travaux Public, d’Administrateur-Maire et Préfet de Brazzaville, a écrit un livre dont le titre en dit long: Les vautours ou charognards de la République Populaire de Lokuta capitale Mbongwana. Ce livre contient des néologismes qui décrivent le comportement des citoyens de cette république pour gérer et diriger leur pays. Le nom de cette république, Lokuta qui en lingala (une des deux langues nationales du Congo-Brazzaville), veut-dire: mensonge. Le nom de la capitale, Mbongwana (toujours en lingala) signifie, chambardement, grand bouleversement, grand changement, rupture. Qu’un tel livre soit écrit par un ancien homme du pouvoir permet donc de comprendre l’ampleur de la culture du mensonge, quand on sait qu’au temps du communisme / marxisme, le Congo-Brazzaville s’appelait République Populaire du Congo.

Un fléau généralisé

Ce qui étonne et surprend les Anciens (nos grands-parents) c’est le fait de rencontrer des personnes adultes, mûres, qui selon la tradition devraient être sages, honnêtes et modèles, mais malheureusement racontent des mensonges. Comment ces personnes respectées pour leur âge et leur sagesse peuvent-elles mentir, sans honte, ni crainte, ni respect de la culture des ancêtres ? En effet, un adage africain dit: «La bouche d’un vieillard sent, mais elle ne prolifère pas de mensonges». En lingala, cela se dit: «Monoko ya mobange ebimaka solo kasi ebukaka lokuta te.»

Au côté des adultes, des hommes politiques, il y a aussi les enfants, autre catégorie de menteurs. Ce qui est aussi inquiétant et préoccupant. Un prêtre, directeur d’un Foyer de Charité nous a fait remarquer avec stupéfaction le degré de mensonge des enfants d’aujourd’hui. Il en est de même dans les familles, à l’école, dans la société a-t-il poursuivi, se demandant où les enfants puisent un tel courage pour mentir à leur âge. Une religieuse nous a raconté comment une petite fille de onze ans s’est présentée à leur communauté comme orpheline: une histoire montée de toute pièce. Les communautés religieuses elles-mêmes ne sont pas épargnées. Elles souffrent de ce qu’on appelle, les ‘‘les ont dit’’ qui font naitre des inimitiés en communauté.

Signalons enfin le phénomène des téléphones cellulaires ou portables. Autre source de mensonges. Au temps du téléphone fixe on était sûr que l’interlocuteur se trouvait là où on l’avait appelé. Aujourd’hui, les téléphones portables mentent sans vergogne; ils vous trompent sur l’endroit où devrait se trouver celui ou celle à qui vous parlez. Ces scènes sont fréquentes dans les transports ou lieux publics et donnent lieu à des réactions amusantes ou violentes. De bonnes histoires de ce genre courent dans le pays.

Et chez les voisins?

En République Démocratique du Congo (RDC), le mensonge est considéré comme un art, une profession, une maladie, un fléau social «systémique». Tout se passe comme si le mensonge avait établi son «règne» dans ce pays, notamment dans la vie politique congolaise qui, selon l’auteur du livre, «Le règne du mensonge politique en RD Congo », est réglée par le mensonge.

Dans sa déclaration en marge de la marche des laïcs du 31 décembre 2017 violemment réprimée par les forces de l’ordre, le Cardinal Laurent Monsengwo, archevêque de Kinshasa, a dénoncé « des mystifications présentées comme informations véridiques et fiables.Il est temps, martèle-t-il, que la vérité l’emporte sur le mensonge systémique, que les médiocres dégagent et que règnent la paix, la justice en RD Congo ».

Flatteries et mensonge semblent être unemarque déposée. Dans son article intitulé «La saison des flatteries et du mensonge en RDC», Didier Makal souligne que «flatteries et mensonges sont tellement répandus qu’ils devraient mobiliser sociologues, communicologues, psychologues et politologues pour être compris en RDC» (http://lubumbashiinfos.mondoblog.org).

Mentir, flatter et endormir n’épargnent même pas les religions, affirme Makal. Dans un contexte de pauvreté généralisée, «flatter devient ainsi une nécessité, mentir un art ». Survivre est la règle et s’enrichir une obsession. Ceci est un vestige de la dictature de Mobutu qui touche intellectuels et citoyens ordinaires. Makal donne ce témoignage: «Je croise des politiciens soutenant des thèses qu’ils reconnaissent vraies juste pour la télévision. J’ai vu des intellectuels révoltés en chambre, mais moutons en pleine journée. Pas de remord, au-delà du double discours et de la double vie qui en résultent! «Il faut vivre, mon petit», lance un politicien».

Du côté du Cameroun

Au Cameroun le mensonge est un sujet qui fait couler beaucoup d’encre et de salive. Mentir est devenu une culture, une mentalité, un style de vie et un mode de gouvernement. Un ancien ministre, Urbain Olanguena Awono, qui se trouve en prison dans le cadre de «l’opération épervier», parle des «Mensonges d’Etat». Un journaliste rescapé du «train de la mort», Intercity 152 dans la tragédie d’Eseka de 2016, a ravivé la sempiternelle question du mensonge au Cameroun. Le journaliste-animateur, Patrick Goldman a décrié une «communication mensongère sur le bilan humain» et dénoncé l’attitude des autorités avec leurs «grossiers mensonges». Pour lui, au Cameroun «on a érigé le mensonge en style de vie, qui devient une carrière, une fonction, un métier pour des gens. Au mépris de la vie humaine. Au mépris de la vie des individus» (www.cameroon-info.net).

Indigné par le mensonge institutionnel dont les médias d’Etatabreuvent le peuple camerounais, le Cardinal Christian Tumi, archevêque émérite de Douala, connu pour son franc-parler et sa défense de la vérité, a toujours combattu cette peste avec la dernière énergie. C’est ainsi qu’il a doté l’Archidiocèse de Douala d’une radio catholique appelée Radio Veritas et lui a donné comme devise «La vérité libère». Une ligne éditoriale qui faisait peur au pouvoir de Yaoundé, au point que la radio fut fermée un temps par le ministre de la communication, avant d’être autorisée par le chef de l’Etat camerounais, lui-même. Cette radio que nous avons mise sur pied et dirigée pendant une dizaine d’années s’est distinguée dans l’échiquier médiatique camerounais par son professionnalisme et son engagement pour l’annonce de la vérité.

Mensonge et éducation

Il est difficile d’expliquer les causes d’un phénomène aussi complexe que le mensonge. L’éducation étant la base de la formation à la vie de tout être humain, nous allons étudier un principe d’éducation dans la culture Kôongo dont la pratique pourrait avoir une influence dans l’agir des enfants et des adultes. Il s’agit des « interdits et des non-dits». Nous dirons aussi un mot bref sur la culture Ubwenge du Rwanda.

Dans la culture Kôongo, notamment chez le peuple Lari du Sud du Congo-Brazzaville, l’éducation des enfants se faisait aussi à travers le principe d’interdit et de non-dit (Mulôngo). Un de ces principes appelé kinzienina consistait à interdire aux enfants d’uriner dans les eaux pour raison d’hygiène et pour protection l’environnement. Le kinzienina est une douleur ressentie à l’extrémité de l’appareil génital masculin du fait d’uriner dans les eaux. Cette sorte de maladie serait une punition de l’esprit des eaux appelé Ya Wamba. Bien que les objectifs de cet interdit soient nobles, le principe en lui-même est basé sur la crainte et le mensonge. Sans le vouloir, on apprend aux enfants à mentir. Plutôt que de reconnaître sa faute et demander pardon, le principe invite l’enfant à accuser l’esprit d’être l’auteur de sa transgression.

Un enfant accuse donc un «dieu» sans avoir peur. Grandissant dans cet esprit, il ne craindra pas de mentir, même à ses parents ou à toute autre personne. On voit ainsi dans les familles des enfants qui n’acceptent jamais spontanément leur faute. S’ils viennent à voler, ils nient et mentent de toutes leurs forces. A la limite, c’est sous le coup de la chicotte qu’ils avoueront leur faute. D’autres enfants nieront jusqu’au bout, malgré le fouet.

Dès le bas âge les enfants et les jeunes développent une certaine habileté, malignité et ruse dans la manière de parler. Porte ouverte au mensonge. Ils apprennent et croient à l’adage courant déclarant que «l’habilité dans la manière de parler n’est pas un péché»; en lari «Mayela ma zonzela ka disumuako». Nous nous rappelons comment le curé de notre paroisse, un spiritain français, condamnait cet adage avec la dernière énergie, martelant que cette habilité et cette ruse était précisément un péché.   

La culture d’Ubwenge au Rwanda

Au Rwanda (et au Burundi), il existe un principe d’éducation culturelle appelé Ubwenge. La culture d’Ubwenge consiste à inculquer certains principes à l’enfant et au jeune pour lui permettre d’acquérir la capacité à s’organiser pour s’en sortir en toute situation. En d’autres termes, il s’agit, de développer sa sagacité pour faire face à toute espèce de communicateur. Ce terme polysémique d’Ubwenge veut dire intelligence, savoir. Mais, suivant les contextes, il peut aussi signifier la malignité, la ruse (y compris la ruse du vaincu), l’esprit astucieux. Il peut même avoir le sens de fourberie, de calcul mesquin. Ces aspects négatifs seraient une porte ouverte au mensonge. Aussi certains auteurs parlent-ils d’une culture rwandaise du mensonge. C’est l’avis d’Antoine Nyetera qui affirme qu’on apprenait aux jeunes enfants rwandais dès leur jeune âge à travestir età dissimuler: ne jamais dire ce qu’il pense. Travestir et dissimuler étaient des qualités d’une bonne éducation. Ce mensonge ou cette restriction seraient simplement motivés par le besoin de protection de soi et du groupe auquel on appartient. Il ne faut pas se dévoiler devant n’importe qui, surtout pas devant un étranger . (https://rdcongoveritas.wordpress.com)

En conclusion

Le mensonge est une réalité humaine. Mais quelle que soit son ampleur, il ne pourra jamais triompher de la vérité. La transformation des mentalités et la promotion d’une culture de la vérité passent par une bonne éducation et par le témoignage de vie lumineux des chrétiens. Il faut croire à la conversion des cœurs et en la miséricorde de Dieu.


Le frère dominicain Gabriel Samba, de nationalité congolaise (Congo-Brazzaville) vient d’achever un mandat d’assistant du Maître de l’Ordre des Prêcheurs pour l’Afrique subsaharienne. Frère du Vicariat provincial d’Afrique Equatoriale, assigné au couvent St-Hyacinthe de Fribourg.

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Du mensonge https://www.revue-sources.org/du-mensonge/ https://www.revue-sources.org/du-mensonge/#comments Thu, 15 Mar 2018 01:00:12 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2539 Les lignes qui suivent ont été rédigées à partir du mémoire soutenu le 8 décembre 2017 à Bruxelles par Janine Crévecoeur, en religion Soeur Marie-Pascale, pour l’obtenion du master en théologie à l’Université Domuni. Le mémoire s’intitule: «L’art de parler avec sagesse selon le Livre des Proverbes et selon les proverbes rwandais.» L’auteur a vécu près de trente ans au Rwanda et s’est familiarisée avec la culture du pays en vivant avec les dominicaines rwandaises, leurs familles et les relations de la communauté.

Le mémoire est disponible à la bibliothèque du Centre Saint Dominique ainsi que chez les Dominicaines Missionnaires d’Afrique à Kigali. Il peut être envoyé sur demande à l’adresse de l’auteur: mpcrevecoeur@hotmail.com moyennant une participation aux frais. 


Dans la langue rwandaise – le kinyarwanda – le verbe «mentir» se dit: Kubeshya qui peut se traduire plutôt par «tromper». Celui qui trompe sera donc «ubeshye» celui qui est trompé «ubeshwa» Celui qui te trompe: ukubeshye. Le substantif «mensonge» vient d’une autre racine et se dit ikinyoma. Dans les proverbes, il est souvent personnifié.

Beaucoup de proverbes rwandais s’intéressent à la manière de parler, non pas dans le sens de l’éloquence, mais dans un sens éthique. Ils décrivent un art de parler avec sagesse en dénonçant surtout les défauts qui détériorent les relations humaines. Parmi eux, le mensonge occupe la première place. Pour faire en sorte qu’on évite le mensonge, on mettra en relief sa précarité. Les proverbes noteront aussi les conséquences du mensonge à long terme: il est inutile et le menteur se retrouve isolé, car on n’a plus confiance en lui. Il appartient aux hommes sages de tester les paroles en faisant attention à la pratique de celui qui parle. Il doit également et sans tarder débusquer le mensonge pour l’empêcher de répandre sa nocivité, sutout s’il s’agit du mensonge le plus pervers qui est la calomnie.

Quelques exemples:

Ikinyoma gihabwa intebe / ntigihabwa ikirago
Au mensonge, on offre un siège, pas une natte pour dormir.   

Ikinyoma kicaza umugabo ku ntebe limwe.
Le mensonge fait asseoir un homme sur un siège une seule fois. 

Ikinyoma gihaka umugabo imyaka ibiri
Le mensonge ne nourrit son homme que pendant deux ans.

Ikinyoma kirya umutsima / ntikiwuhambira
Le mensonge mange la pâte mais ne l’emballe pas pour l’emporter. 

Ikinyoma kiraza umugabo ku gahinga
Le mensonge fait passer la nuit à un homme dans un endroit désert. 

Ikinyoma gikubirwa ahakubuye
Le mensonge on le met à jour là où on a balayé. 

Ukubeshye ubutwari / muratabarana
Ce lui qui t’en conte sur son courage, tu l’accompagnes au combat. 

Aho gutera urubwa, uzatera urutoki
Au lieu de planter la calomnie, tu planteras une bananeraie (signe de bonne entente) 

Ukuri guca mu ziko / ntigushya
La vérité passe dans le feu et ne brûle pas.

Une morale utilitaire

L’éthique contenue dans les proverbes rwandais est utilitaire. La parole mensongère est mauvaise parce qu’elle est nuisible, elle ne permet pas d’avoir les relations solides qui sont si précieuses dans la vie en société ni d’être en sécurité soi-même. Prudence toute humaine…

Mentir dans la Bible

Dans la Bible, le Livre des Proverbes fustige le mensonge. Comme dans les proverbes rwandais, il est dit que le mensonge ne dure pas, juste le temps d’un clin d’oeil (Pr 12, 19) et qu’il sera démasqué (Pr 10, 9). Le mensonge est particulièrement répréhensible dans les procès quand il se présente comme un faux témoignage, (Pr 12,7) comme une accusation sans preuve (Pr 24,28). Une fois pris en défaut, les auteurs de ces faits seront sévérement punis (Pr 19, 5). Mais surtout le livre biblique, contrairement à la culture rwandaise, prend Dieu lui-même comme acteur. Il est dit qu’il a en horreur les lèvres fausses (Pr 12, 22) et qu’il ne laissera pas le faux témoin impuni. Le Livre des Proverbes insère même une prière pour demander à Dieu d’éloigner de soi mensonge et fausseté(Pr 30, 8).

En bref, dans les deux cultures, le terrible pouvoir de la langue est proclamé : “ La mort et la vie sont au pouvoir de la langue” (Pr 18, 21) comme dans la sagesse rwandaise : “Ikibi n’akanwa.” “le mal, c’est la bouche”. La sagesse biblique donne une connotation morale au mensonge et à la vérité en les confrontant à la Parole de Dieu qui est toujours vraie et fidèle.

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