L’Eglise et ses laïcs – Revue Sources https://www.revue-sources.org Fri, 01 Jun 2018 08:57:56 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Eglise qui es-tu? https://www.revue-sources.org/eglise-qui-es-tu/ https://www.revue-sources.org/eglise-qui-es-tu/#respond Fri, 01 Jun 2018 05:00:23 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2667 J’ai été ordonné prêtre le 22 juillet 1962, trois mois à peine avant l’ouverture de Vatican II. Respectueux de la coutume, je choisis une image souvenir accompagnée d’une devise biblique. Mon choix s’inspirait d’un verset johannique: «Consacre-les dans la vérité» (Jean 17,19). Je me fiais bien sûr à la traduction alors en usage qui faisait de moi un «consacré» au service de la vérité. Prêtre dans l’Ordre des Prêcheurs, quelle belle devise! Elle correspondait si bien au geste de l’évêque «consécrateur» qui, s’étant levé face aux ordinants prostrés devant lui, interrompait la prière des litanies pour supplier seul et à voix haute: «Ut hos electos consecrare digneris, te rogamus audi nos!»[1]. L’ordination sacerdotale faisait de moi un personnage «sacré», membre d’un rang particulier de ce qu’on n’avait pas encore coutume d’appeler «peuple de Dieu».

Un demi siècle plus tard, une traduction liturgique nouvelle de Jean 17,19, se voulant plus proche de l’original grec, remplace le verbe «consacrer» par celui de«sanctifier». Une expression qui enveloppe tous les disciples de Jésus – et pas seulement les prêtres – et les invite à vivre saintement au milieu d’un monde à qui il arrive d’être pervers.

Faut-il attendre un concile Vatican III pour définir clairement le sens du mot «Eglise»?

Cette nouvelle version n’est pas anodine. Elle révèle à sa manière un changement de perspective dans notre façon de voir l’Eglise. Ou bien une verticalité composée de strates hiérarchisées bien définies: pape – évêques et prêtres consacrés, face à des laïcs qui ne le sont pas et de rang subalterne. Ou alors une multiplicité de ministères à l’intérieur du même «peuple de Dieu», tous nécessaires à sa croissance, sans qu’aucun ne soit considéré supérieur aux autres.

Les articles de notre dossier présentent les origines et les raisons de cette alternative, fondée sur l’Ecriture, l’histoire de l’Eglise et la réflexion théologique. Il ne semble pas que le dernier concile ait voulu clairement dirimer ce débat. Un flou (artistique?) subsiste qui donne lieu à bien des turbulences dans la vie concrète de nos diocèses et de nos paroisses. Notre pays n’y échappe pas. Faut-il attendre un concile Vatican III pour définir clairement le sens du mot «Eglise»? Pour l’instant, nous voguons sur des eaux mouvantes, conformément au rythme de l’Esprit qui souffle où il veut et comme il veut. Notre dossier n’a donc pas l’autorité ni l’ambition de prendre parti dans ce débat, mais – et c’est déjà beaucoup – d’en présenter les termes et les enjeux. Bonne lecture!


Guy Musy, rédacteur responsable de la Revue Sources

[1] «Pour que tu daignes consacrer ces élus, nous t’en supplions, écoute-nous!»

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Laïcs et ministres dans le Peuple de Dieu https://www.revue-sources.org/laics-et-ministres-dans-le-peuple-de-dieu/ https://www.revue-sources.org/laics-et-ministres-dans-le-peuple-de-dieu/#respond Fri, 01 Jun 2018 04:38:25 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2664 Le concile Vatican II, lorsqu’il a voulu présenter la communauté chrétienne dans son identité fondamentale, a repris le thème du Peuple de Dieu[1]. Avant toute distinction en son sein, l’Eglise est d’abord l’assemblée de tous ceux qui, par le baptême, sont entrés dans l’alliance de Dieu. On retrouve ainsi la vision large de saint Paul chère aux Réformateurs: la qualité chrétienne fondamentale est celle de fils et donc de frères d’un même Père grâce au Fils. C’est cette perspective qui conduit à considérer l’existence de serviteurs dans la communauté, serviteurs de cette filiation divine. Dans l’optique de la réaction contre la Réforme, le catholicisme plaçait les ministres en premier, parce qu’ils étaient conçus différemment par Luther et par Calvin, mais avec le risque de laisser au second plan la qualité baptismale. Cela donnait une Eglise très hiérarchique. Vatican II remit la filiation reçue au baptême à la première place et situa par rapport à elle les ministres. 

Souvent dans l’histoire on peut observer ces mouvements de balanciers: face à une Eglise très hiérarchique, Luther voulut remettre la condition laïque à sa place première mais au risque de dévaloriser la vocation des ministres. En réponse, le catholicisme pendant environ trois siècles, a présenté une allure très cléricale comme un marqueur net face à la Réforme. Prenant conscience de la nécessité d’affiner les choses, Vatican II n’a pas voulu faire repartir le balancier dans l’autre sens mais a proposé une vision plus unifiée des choses. Pour cela, le concile, à peu près au milieu du chapitre consacré au Peuple de Dieu s’exprime ainsi:

«Le sacerdoce commun des fidèles et le sacerdoce ministériel ou hiérarchique, bien qu’ils diffèrent par essence et pas seulement par degré, sont cependant ordonnés réciproquement; l’un et l’autre, en effet, chacun selon son mode propre, participent de l’unique sacerdoce du Christ.» (Lumen gentium 10)

C’est toujours par rapport au Christ qu’il faut comprendre la qualité sacerdotale chrétienne.

On aura remarqué que le langage conciliaire se fait ici très «technique»: il est question d’essence, de degré, d’ordination réciproque, de mode propre, de participation. C’est un vocabulaire issu de la tradition scolastique médiévale qui, en raison de sa précision, a été choisi pour éviter des confusions ou des à peu près. Car il s’agit, certes dans un contexte plus irénique qu’avant, d’exposer au mieux les choses, le sujet continuant d’être un point crucial du dialogue œcuménique avec nos frères protestants.

Petite exégèse conciliaire.

Le sujet du texte mentionné supra est le sacerdoce. Le mot peut être compris au sens large et au sens strict. Au sens large, il désigne celui qui donne le sacré (sacer – dare), que ce soit la Parole de Dieu, la grâce, les commandements… Au sens strict, il désigne celui qui offre le sacrifice, distingué de celui qui dit la Parole de Dieu – le prophète – et de celui qui commande au nom de Dieu, le roi[2]. Notre texte doit s’entendre au sens large.

En second lieu, le sacerdoce ainsi entendu n’est présent dans sa perfection qu’en un seul, le Christ. Le sacerdoce baptismal comme le sacerdoce des ministres est une participation au sacerdoce plénier du Christ. Il y a nécessairement moins dans celui qui participe (il «prend part») que dans celui qui est la source participée. Cette précision n’est pas sans importance: c’est toujours par rapport au Christ qu’il faut comprendre la qualité sacerdotale chrétienne. Les deux sacerdoces participés sont chacun une expression particulière et limitée d’une plénitude qui n’est que dans le Christ.

En troisième lieu, les deux sacerdoces participés sont en relation réciproque. Comme ils sont, chacun, «partiels», chacun appelle l’autre pour qu’ensemble la perfection sacerdotale du Christ soit manifestée. Il y aurait autant d’erreur à tout fonder sur un seul sacerdoce, que ce soit la condition baptismale ou ministérielle, car ce serait se priver à chaque fois de la plénitude qui est dans le Christ et qui n’est rendue présente que par la distinction et la relation des deux sacerdoces.

Deux sacerdoces différent par «essence»

En quatrième lieu, c’est le plus «technique», ces deux sacerdoces participés «diffèrent par essence et pas seulement par degré». Voyons d’un peu plus près.

Par essence: il s’agit dans les deux cas de deux authentiques sacerdoces – il n’y en a pas un qui serait réel et vrai, l’autre n’étant qu’une image (pieuse…) – c’est-à-dire de deux façons dont les choses sacrées sont données. Ces deux façons sont essentiellement différentes. Où est cette différence profonde? Elle tient dans le fait que le sacerdoce ministériel, pur service, transmet le sacré venant du Père dans le Christ et par l’Esprit.

La Tradition a exprimé ce mode d’activité par le terme d’instrument. Le ministre est dans les mains du Christ comme l’outil est dans les mains de l’artisan. Le sacerdoce baptismal transmet bien le sacré venant du Père par le Fils dans l’Esprit mais à partir de ce qu’il en vit effectivement. C’est dans la mesure des progrès de la sainteté personnelle du baptisé que celui-ci peut transmettre ce dont il vit. Autrement dit, les ministres sont configurés au Christ en tant que le Christ-homme transmet la vie divine à la façon d’un instrument; les baptisés sont configurés au Christ en tant que le Christ-homme, lui-même plein de grâce et de vérité (Jn 1,14), communique ce qu’il possède personnellement (Jn 1.16).

…et non seulement par degrés

Par le degré: c’est une seconde précision. Si les deux sacerdoces sont essentiellement distincts, cette différence ne les sépare pas comme si leur vocation était strictement parallèle. Au contraire, leur différence fonde leur concours; ils sont disposés dans une relation réciproque. On voit bien la relation ministre-laïc: par la prédication, la célébration des sacrements, la responsabilité de la communauté, le ministre transmet de la part de Dieu. La relation réciproque laïc-ministre permet aux baptisés d’apporter leur concours à l’évangélisation du monde, à la célébration des sacrements, à la responsabilité de la communauté sur la base de leurs charismes personnels et de la ferveur de leur vie chrétienne. Ce concours ne doit pas être sous-estimé; il est souvent décisif. Ainsi, les parents sont les premiers et décisifs prédicateurs pour leurs enfants; les laïcs sont les mieux placés pour évangéliser la société civile.

Contexte actuel

Ce que nous avons rappelé à partir de Lumen gentium 10 est la dogmatique fondamentale. Mais il faut bien voir que la façon dont est vécue ce donné de la foi peut varier selon les époques. Il est banal de dire que la façon dont on vivait ces données avant Vatican II était très «cléricale» au sens où le sacerdoce ministériel occupait toute la place. Le concile a explicitement voulu corriger cet excès.

Partons de la donnée suivante: on dit communément que le sacerdoce ministériel, en raison de ce qui lui est propre, possède un certain «pouvoir». C’est à bien comprendre, et pour cela il est bon de partir de la signification de ce mot parfois ambigu. En latin le verbe «possum» d’où vient le verbe et le substantif français pouvoir, signifie être capable de. Il indique une capacité d’agir. Par exemple, je suis avec mon ami devant la porte de ma maison; moi seul en ai la clef: je peux donc ouvrir, mon ami, non.

Nous avons-là la racine du pouvoir: une capacité. Il est important de commencer par là. Il n’y a, de soi, dans le mot, qu’il soit verbe ou substantif, aucune connotation négative d’oppression, de contrainte, ni même d’autorité. C’est simplement une capacité qui donne une possibilité. La première extension de sens, à partir de ce point de départ, est dans la continuité: avoir du pouvoir c’est posséder de l’efficacité. De là vient l’adjectif potens: celui qui peut, et par là le puissant, et potentia la puissance, l’autorité, et Dieu, évidemment, est omnipotens.

Service et autorité

Le vocabulaire est significatif: les autorités dans l’Eglise sont appelées ministres, ce qui signifie serviteurs. Il y a les ministres ordonnés (évêques, prêtres et diacres) et les ministres institués. Le nom propre de l’autorité ecclésiale n’est pas chef mais le contraire: celui qui obéit, le serviteur. Pourtant, les ministres exercent une vraie autorité et pour cela ont un réel pouvoir. N’y aurait-il pas contradiction dans les termes?

La pleine réalisation de ce qui précède est dans le Christ. Par sa résurrection, il a été constitué, dans son humanité, en pleine autorité sur le monde[3]. Dans la finale de l’Evangile selon S. Matthieu, il affirme nettement sa souveraineté: «Toute ’’exousia’’ m’a été donnée au ciel et sur la terre…» (Mt 28,18). Le mot exousia est formé de ek et de ousia; littéralement cela signifie: tout ce qui découle de mon être. C’est une revendication de plénitude personnelle que l’on traduit généralement par pouvoir. Il faut le comprendre dans la ligne du pouvoir-capacité. Mais tout au long de sa vie publique, le Christ s’est affirmé serviteur. Et c’est à cela que l’autorité dans l’Eglise participe: le service. Cela est bien caractérisé dans l’Evangile quand le Christ dità ceux qui deviendront ses apôtres : «Vous savez que les chefs des nations dominent en maîtres sur elles, et les grands exercent de haut le pouvoir sur elles (le mot ici est ‘’exousia’’); il n’en sera pas ainsi parmi vous; celui qui voudra être le plus grand sera votre serviteur.» (Mt. 20, 25-26). Les disciples n’ont pas une exousia mais un service: ils ne tirent pas d’eux-mêmes leur capacité, ils la reçoivent du Christ. Précisons un peu cette notion de serviteur.

Serviteur fait pour servir

Du point de vue biblique, la première génération chrétienne a appliqué cette appellation à l’humanité du Christ par rapport à Dieu (Ac 3, 13 et 26; 4, 27). Le Christ a désigné ses disciples comme des serviteurs (Jn 12, 26), et cette identité a été très consciemment assumée par eux (Rm 1,1; 1 Co 4,1; Ga 1, 10 etc.). Or il y a une réalité plus haute que le service dans l’identité chrétienne, c’est la qualité d’amiJe ne vous appelle plus serviteurs mais amis.» (Jn 15,15). C’est le bon accomplissement du service qui conduit à l’amitié (Lc 12, 37).

Le service donc. Dieu ne choisit pas des serviteurs pour être personnellement servis; il n’en a pas besoin. S’il choisit un serviteur c’est pour ceux à qui ce serviteur est envoyé. Ainsi en est-il de l’humanité du Christ: elle est envoyée à nous comme capable de nous révéler et de nous donner l’amour rédempteur de Dieu. Quelle est l’idée de «service»? C’est l’idée de sub-ordination, par opposition au maître, et cette subordination est double pour les ministres de l’Eglise: subordination à Dieu, cela va de soi, mais aussi subordination à l’égard des chrétiens. Ces deux subordinations ne sont cependant pas exactement les mêmes.

La subordination à Dieu n’est pas difficile à comprendre. Le ministre est une sorte d’intermédiaire qui doit donner aux hommes ce que Dieu leur destine (sa Parole, ses sacrements…). L’élaboration de cette donnée s’est faite à partir des Pères de l’Eglise par la notion d’instrument. Si l’on dégage cette notion de toute connotation matérielle ou mécanique (le ministre n’est pas un robot), on est en présence de ce que l’on appelle un instrument animé, humain, c’est-à-dire qui met en œuvre intelligence et volonté. Ce n’est pas un instrument inerte parce que le service sera marqué par la personnalité de l’intermédiaire (voir les différences entre le pape Benoît XVI et le pape François…): objectivité de ce qui est servi (la même foi) et subjectivité de la façon de transmettre.

Humilité et magnanimité

De là deux caractéristiques morales majeures de cette autorité avec sa capacité de transmettre, deux caractéristiques qu’on pourrait facilement opposer frontalement mais qui se trouvent ici très cohérentes: humilité (il transmet ce qui vient de plus haut que lui) et magnanimité (ce qui est transmis est très grand): c’est la «souplesse» humble de l’instrument dans les mains de l’artisan qui lui permet d’accomplir une œuvre qui le dépasse de toutes parts. Et c’est cela aussi qui permet d’apprécier l’exercice du pouvoir dans l’Eglise, de voir quand il dérape (le pape Alexandre VI Borgia ou le curé du coin) et quand il est pleinement lui-même (le curé d’Ars), et pour la plupart entre les deux…

Le maître reste le Christ, c’est dire que les autorités-servantes ne sont pas les maîtres des Chrétiens; c’est le Christ. Le Christ agit, non seulement par les ministres, mais aussi directement en donnant à tel chrétien tel charisme, en lui inspirant telle œuvre. Le service des ministres ici est de faire en sorte que cette nouveauté s’inscrive dans l’harmonie de toute la communauté (ministre chef d’orchestre). C’est typique pour la fondation des ordres religieux: cela vient toujours d’une initiative locale, pas des ministres.

Il ne faut pas nier que les modèles socio-culturels d’une époque peuvent avoir une véritable influence sur l’exercice concret du ministère dans l’Eglise. Le XIIIè s., siècle des villes franches, des communes libres, a vu la naissance dans l’Eglise des Ordres religieux «démocratiques»; la monarchie absolue a été un modèle d’autorité hiérarchique laissant peu de place aux laïcs; l’époque moderne démocratique a favorisé la reconnaissance d’une place plus juste et plus grande des laïcs dans l’Eglise. Quels que soient ces modèles, il faut toujours en revenir à la notion et à la réalité du service.

En guise de conclusion

La distinction pour la relation des deux sacerdoces demande que notre compréhension de la Révélation soit capable de saisir à la fois une unité profonde et une diversité également profonde. Notre époque est portée parfois à séparer ce qui s’achève en général par opposer. Or si le pied n’est pas la main (1 Co 12,15), il devrait être clair qu’il faut les deux, et les deux en relation, chacun effectuant son acte propre en relation avec l’autre. Le fruit de cela n’est pas seulement l’efficacité – chacun à sa place comme les membres de l’équipage d’un bateau – c’est la paix dans la foi opérant par la charité; rien de moins! (Ga 5,6).


Le frère dominicain Benoît-Dominique de La Sougeole est professeur de théologie dogmatique à la Faculté de Théologie de l’Université de Fribourg.

[1] Vatican II, Constitution Lumen gentium, ch.2.
[2] Prêtre, prophète et roi sont les trois qualités de la grâce du Christ à laquelle nous participons.
[3] C’est la théologie du Christ-Roi.

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Apostolat des laïcs: mission du Peuple de Dieu? https://www.revue-sources.org/apostolat-des-laics-mission-du-peuple-de-dieu/ https://www.revue-sources.org/apostolat-des-laics-mission-du-peuple-de-dieu/#respond Fri, 01 Jun 2018 04:36:04 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2661 «Il n’est pas question que j’entre dans une église, moi, je suis laïc.» Propos entendu lors d’une préparation au baptême. Un des membres de la famille avait ainsi déclaré sa «laïcité». Il est avéré que, dans les contrées francophones, le mot laïc se trouve affublé d’un nouveau sens. Il signifie à tout le moins une neutralité vis-à-vis du religieux institutionnel, quand il n’est pas une profession d’agnosticisme, voire d’athéisme.

Parler d’apostolat des laïcs demandera peut-être que l’on change d’expression. Faut-il abandonner le mot laïc? Ce ne serait pas catastrophique. Le mot laikos n’existe pas dans le Nouveau Testament; il n’est apparu que plus tard sous la plume de Clément d’Alexandrie. En revanche, le mot laos est bel et bien présent dans l’Ecriture. Il signifie le peuple, qui est convoqué par Dieu et qui s’engage dans la confiance devant son Dieu. Dans ce sens, que l’on pourrait dire originel, laïc signifie membre du Peuple de Dieu.

Il est significatif que le Concile Vatican II, après avoir parlé dans le chapitre premier de Lumen Gentium du mystère de l’Eglise, et donc de son lien vital, nécessaire et passionnant avec la Trinité sainte, ait consacré le chapitre suivant au Peuple de Dieu. Par le baptême (et la confirmation), la personne devient membre du Corps visible de l’Eglise et participe de la mission du Christ prêtre, prophète et roi. Cette mission est décrite dans les numéros 10 à 13 de Lumen Gentium. Sans entrer dans tous les aspects, on peut souligner que cette mission est faite d’offrande de soi (Romains 12, 1), de témoignage par la vie et par la parole, de service de la paix et de l’unité, en portant attention à la dignité de chaque personne. Cet engagement, confié à la liberté et la générosité de tout baptisé, est au fondement de la co-responsabilité de tous en Eglise.

Affirmations à nuancer

Plus loin, un chapitre, le quatrième, est consacré aux laïcs, en particulier pour les situer par rapport au ministère des évêques et des prêtres. On y lit: «le caractère séculier est le caractère propre et particulier des laïcs». Et, un peu plus loin: «La vocation propre des laïcs consiste à chercher le règne de Dieu précisément à travers la gérance des choses temporelles qu’ils ordonnent selon Dieu» (Lumen Gentium 31).

Certes, mais ces affirmations ont besoin de quelques nuances. Il fut trop simple de dire: aux laïcs, les affaires du monde; aux évêques et aux prêtres, les affaires de l’Eglise. Car, comme le Concile l’a souligné plus haut, les laïcs portent aussi responsabilité dans la mission de l’Eglise; et, d’autre part, évêques et prêtres ne sont pas absents des affaires du monde, dont ils ont mission de se préoccuper, comme le fait si bien le pape François à propos de l’écologie et des migrants.

Les laïcs ne sont pas les abeilles de l’évêque ou du curé.

C’est dans ce sens baptismal qu’il est parlé de l’apostolat des laïcs comme d’une «participation à la mission salutaire elle-même de l’Eglise (…) Les laïcs sont appelés tout spécialement à assurer la présence de l’Eglise dans les lieux et les circonstances où elle ne peut devenir autrement que par eux le sel de la terre» (Lumen Gentium 33), par exemple pour le respect de la création, pour une distribution équitable des biens, pour la lutte contre l’injustice, pour le respect de la dignité de chaque homme.

Déploiement des ministères laïcs

Le Concile fait même une ouverture vers l’engagement de laïcs pour la catéchèse, l’annonce de la Parole, l’accompagnement en vue des sacrements. A ce moment-là, c’était très nouveau. Aujourd’hui, cette porte ouverte permet le déploiement de nombreux «ministères laïcs»: assistants pastoraux, catéchètes, aumôniers d’hôpitaux ou de prisons, etc, lesquels contribuent à un redéploiement des ministères au sein de l’Eglise à partir des dons du baptême et de la confirmation.

Une mission qui vient de Dieu

Pourquoi employer l’expression «apostolat des laïcs»? Le Concile Vatican II a consacré tout un décret, Apostolicam actuositatem, à cette réalité. Au numéro 3, il écrit: «Les laïcs tiennent de leur union même avec le Christ Chef le devoir et le droit d’être apôtres. Insérés qu’ils sont par le baptême dans le Corps mystique du Christ, fortifiés grâce à la confirmation par la puissance du Saint-Esprit, c’est le Seigneur lui-même qui les députe à l’apostolat». Cette affirmation est de grande importance, car elle fait remonter l’engagement apostolique des laïcs au Christ lui-même.

Parfois, en effet, l’apostolat est présenté comme appartenant en propre à l’évêque, successeur des Apôtres. L’évêque le vit avec des collaborateurs, prêtres, diacres… et laïcs; ces derniers sont alors souvent désignés comme des aides nécessaires, du fait que l’évêque ne peut pas tout faire, même avec son presbyterium. Dans cette manière de voir, tout découle de l’évêque. Le texte du Concile ouvre sur une présentation différente des rôles respectifs de l’évêque et du laïc. Pour ce dernier, la mission d’être apôtre vient du Christ lui-même, et non pas par délégation de l’évêque. Mais cette mission doit se vivre en communion avec l’ensemble de l’Eglise, et en particulier avec l’évêque qui a la tâche de garantir la cohérence apostolique de ce qui se vit dans l’Eglise. Cette perspective est cohérente avec la grande ligne du Concile, qui commence par affirmer la mission de l’ensemble du Peuple de Dieu et qui poursuit en montrant que l’évêque (et le prêtre) sont au service du Peuple de Dieu et doivent veiller à la fidélité à la mission que le Christ a confiée aux Apôtres pour toute l’Eglise.

Donc, si l’on me passe l’expression, les laïcs ne sont pas «les abeilles de l’évêque (ou du curé)». Leur engagement a une consistance propre, venant du Christ dans l’Esprit, mais en communion avec l’Eglise, en particulier par le lien avec l’évêque (ou respectivement le prêtre). Revenons aux questions de vocabulaire. Le mot apostolat, en soi tout à fait exact, a trop souvent fait penser à cette manière de voir la tâche des laïcs de haut en bas, à savoir comme une députation de l’évêque à certaines tâches. Et le mot laïc, comme on l’a vu, a subi de fâcheuses dérives, en particulier en France. Dès lors, j’estime qu’il serait utile de changer d’expression. Je propose de parler de «mission des membres du Peuple de Dieu», même si c’est moins habituel et moins élégant. Si quelqu’un trouve une meilleure expression, qu’il en soit loué.

Qu’en est-il en réalité?

Ceci posé, il reste à promouvoir sans cesse la réalisation existentielle par chaque baptisé de la participation à la mission du Christ prêtre, prophète et roi. Elle peut se vivre de façon personnelle. Mais il est bon – pour ne pas dire nécessaire – qu’elle se vive aussi de façon communautaire à l’intérieur de groupes et de mouvements. Car, comme il est dit avec justesse quand il est parlé de pastorale d’engendrement, la croissance dans la foi se fait en bonne partie au sein de petites cellules d’Eglise, à la fois variées et reliées à l’Evangile, à la confession de foi, au pape et aux évêques.

Suisse Romande: richesse et diversité

Si l’on regarde le panorama de ces groupes et mouvements en Suisse romande, on peut constater qu’il est riche et divers.

Très importants furent les mouvements d’action catholique, en milieux ouvrier, rural, indépendant, estudiantin. Hélas, la relève est faible et beaucoup de groupes sont devenus vieillissants. Pourtant, la réflexion et l’action au sein des milieux de vie à partir de l’Evangile sont nécessaires, si l’on ne veut pas que la foi soit confinée à la sphère privée et spirituelle. Il reste à espérer que des chrétiens soient inspirés à trouver de nouveaux chemins qui permettent cette présence dans les différents milieux. Des promesses apparaissent. Des groupes de révision de vie sont en train de renaître; ils vont recréer, souhaitons-le, de nouveaux chemins pour réfléchir la vie sociale et professionnelle, en la pénétrant de valeurs évangéliques. Il faut accorder une mention particulière au MADEP (mouvement d’apostolat des enfants et préadolescents), qui garde une belle vitalité. Car il est précieux d’initier les tout jeunes à réfléchir leur vie scolaire, leur vie dans la rue, leur vie à la maison dans la lumière de l’Evangile.

L’intérêt pour la connaissance existentielle de la Parole de Dieu grandit. De nombreux groupes bibliques voient le jour. Et l’initiative de l’Evangile à la maison a permis la naissance de petites communautés de voisinage autour de la Parole.

De nombreux groupes sont désignés comme mouvements de spiritualité. Les équipes Notre-Dame pour les couples. Foi et lumière, à l’inspiration de Jean Vanier, pour les personnes avec un handicap mental et leurs amis. Espérance et vie pour les veuves. La Fraternité chrétienne des malades et handicapés. La Vie montante, mouvement chrétien des retraités. La prière et l’intériorité y sont cultivées, mais aussi l’amitié, la convivialité et la solidarité.

Dans la suite des anciens «Tiers-Ordres», groupes de laïcs vivant en lien avec une spiritualité particulière et très souvent avec une congrégation religieuse, on trouve le Mouvement franciscain laïc, les Fraternités dominicaines et des groupes carmélitains. Par ailleurs, de nombreux groupes sont nés au sein du Renouveau charismatique

Dans la ligne de la diaconie et de la solidarité, on trouve les Conférences saint Vincent de Paul, l’ACAT (pour l’abolition de la torture), beaucoup de groupes de visiteurs de malades, et, plus institutionnels mais si précieux, Caritas ou l’Action de Carême.

Une liste non exhaustive

Ma liste n’a aucune prétention à être exhaustive. Elle devrait encore comprendre tous les groupes de laïcs qui oeuvrent au sein des paroisses ou des unités pastorales et qui sont de beaux témoins de la responsabilité de tous les baptisés. Que me pardonnent donc ceux qui se sentiraient par trop oubliés. Ma liste se veut plutôt illustrative, de deux aspects.

D’abord, ces mouvements reflètent toute la palette de la participation au Christ prêtre, prophète et roi-serviteur. Vivre dans l’Esprit, c’est un engagement sacerdotal. Cultiver la Parole dans la vie, c’est un rôle prophétique. Servir la justice, exercer la solidarité, cela fait partie de la fonction royale, qui est précisément le service de tous les hommes dans la justice et la paix, en respectant l’infinie dignité de chaque personne.

Puis, il faut avouer que ces mouvements vivent et meurent. N’est-ce pas une marque du fait d’être vivants? Avec reconnaissance, on peut regarder ceux qui ont accompli leur tâche et qui laissent la place à de nouvelles pousses. Avec joie, on peut constater que de nouvelles créations se mettent en place. Autrement dit, le tissu de l’engagement des baptisés, aux couleurs variées et complémentaires, est encore fécond. Et il porte du fruit, pour que la foi soit vécue dans toute la vigueur que donne le baptême.

Que vive donc la mission co-responsable de tous les membres du Peuple de Dieu, dans un esprit de communion ecclésiale et au service d’un monde de lumière et d’amour.


Marc Donzé, prêtre et théologien du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg. Professeur de théologie pastorale, il assuma aussi la charge de Vicaire épiscopal dans son diocèse.

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Penser le laïcat? https://www.revue-sources.org/penser-le-laicat/ https://www.revue-sources.org/penser-le-laicat/#respond Fri, 01 Jun 2018 04:34:38 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2657 Qui sont les laïcs? En quels termes, dans quels contextes, sur quels appuis sacramentels, les «fidèles laïcs du Christ» «pensent-ils» leur identité? A la manière des membres d’une famille, comment définissent-ils leur place, leur rôle, le degré de leur intégration? Quel est leur rapport au sacré, à la loi, à la transcendance? Quel est enfin, leur passé, leur présent, et comment se projettent – ils dans l’avenir?

Si l’on cherche à donner ces repères aux laïcs, on constate assez vite que les réponses manquent, ou qu’elles sont sujettes à des appréciations contrastées, donc compliquées à interpréter. Si incertaines, que l’on peut légitimement se demander s’il est possible aujourd’hui de répondre à la question posée…

En effet, dans l’Église, depuis un bon millénaire et demi, le laïc est en tension avec le clerc. Le clerc, qui reçoit le sacrement de l’Ordre, est l’homme qui est à la tâche dans l’institution, par le moyen des sacrements. En outre, depuis la réforme grégorienne (11-12e siècles), il assure toute responsabilité de gouvernement, de sanctification et d’enseignement (ce sont les trois charges ou «munera»). Les clercs sont les «piliers de l’Église» alors que les laïcs, bénéficiaires de l’action évangélisatrice des clercs, sont en charge de l’évangélisation du monde.

Comment ceux «qui ne sont pas» peuvent-ils se penser autrement que par soustraction de «ceux qui sont»?

Mais la clarté de ce partage est aujourd’hui brouillée. Vatican II a revitalisé la notion d’Église peuple de Dieu. Mais en encourageant vivement la formation et la prise de responsabilité des laïcs à l’intérieur même de l’Église, il n’a pu qu’engendrer une crise, dont on mesurera l’ampleur à partir de cette définition donnée par Jean-Paul II: les laïcs sont « l’ensemble des chrétiens qui ne sont pas membres de l’ordre sacré et de l’état religieux reconnu par l’Eglise[1]». Aïe! Comment ceux «qui ne sont pas» peuvent-ils se penser autrement que par soustraction de «ceux qui sont»? Devant le don de soi pour la vie entière qu’offre l’engagement du prêtre au célibat, à la pauvreté et à l’obéissance, comment estimer sans comparer l’état de vie du laïc, un état «commun», fait d’une négociation sans cesse ouverte en face de ses proches et… de son agenda? Comment ne pas se penser, consciemment ou non, comme un clerc au petit pied, aimanté par la figure de référence qui lui sert de miroir?

Certes, il est affirmé que le sacerdoce ministériel a sa finalité essentielle dans le sacerdoce royal de tous les fidèles et est orienté vers celui-ci[2]. Le frère Yves Congar dit d’ailleurs dans une formule puissante que «le peuple est le plérôme de la hiérarchie[3]». Certes, le pape François a rappelé que «les laïcs sont les protagonistes de l’Église et du monde ; nous sommes appelés à les servir, non à nous servir d’eux[4]». Certes, on dit volontiers que la tête (le clergé) ne peut rien sans les membres (laïcs). Il n’empêche que le laïc engagé dans l’Église n’a pour se penser que le modèle du clerc, un modèle qui n’est pas celui qu’il a choisi, mais qui reste «la» référence. Tel est le premier malaise.

Différence de nature, non de degré

Le malaise est amplifié par la réaffirmation appuyée de la différence «de nature et non de degré[5]» entre le clerc et le laïc, ce qu’explicite le canon 230 du Code de droit canonique: «Là où les nécessités de l’Eglise le conseillent, et à défaut de ministres sacrés, des laïcs peuvent, même sans être lecteurs ou acolytes, remplir en suppléance telle ou telle de leurs fonctions: ministère de la parole, présidence des prières liturgiques, administration du Baptême, distribution de la Sainte Communion, suivant les normes du droit». Et Jean-Paul II d’ajouter: «Il faut remarquer toutefois que l’exercice d’une telle fonction ne fait pas du fidèle laïc un pasteur[6]: en réalité, ce qui constitue le ministère, ce n’est par l’activité en elle-même, mais l’ordination sacramentelle. Seul le sacrement de l’Ordre confère au ministre ordonné une participation particulière à la fonction du Christ Chef et Pasteur et à son sacerdoce éternel[7]». 

Le Nouveau Testament, lui, part des charismes des personnes pour définir ensuite des fonctions.

Distinction qui questionne… Ne fait-elle pas du sacrement un «en soi» déconnecté du récipiendaire, alors que le Nouveau Testament, lui, part des charismes des personnes pour définir ensuite des fonctions[8]? N’invite-t-elle pas, alors, à inventer une ordination particulière qui permette à ceux des laiïcs pourvus de charismes pastoraux de jouir de la plénitude de la fonction pastorale? De plus, la discussion est vive sur le sens à donner à la formule«in persona Christi» associée au sacrement de l’Ordre. Le frère Dominique Marliangeas a montré que cette dernière n’était jamais appliquée au sacerdoce ordonné avant Pierre Lombard (12e siècle), et qu’une confusion de la Vulgate sur la traduction de 2 Corinthiens 2, 10 a transformé «en présence du Christ» en «en tenant le rôle du Christ[9]». Peut-on fonder une distinction aussi radicale entre prêtres et laïcs sur des appuis scripturaires fragiles?

Laïcs face à la pénurie des clercs

Sur l’élan donné à Vatican II vient se greffer une double réalité qui obscurcit encore la définition du laïcat. La décrue constante depuis soixante ans des vocations presbytérales (100 prêtres environ par an ordonnés en France, 60 en Suisse, 10 en Belgique) obère l’avenir, celui du presbytérat et par ricochet celui du laïcat. Quel diagnostic poser? Crise passagère, comme le laisse deviner ce propos de Mgr Barbarin : «Pourrons-nous tenir jusqu’à la relève?» Ou signe des temps, qui appelle des changements dans la discipline de l’Église? Les laïcs doivent-ils se préparer à s’investir davantage, comme en Amérique du Sud, mais aussi en Europe, en France, par exemple, où de petites communautés lisent l’Évangile, célèbrent la Parole ou partagent le pain? Ne faudrait-il pas, en particulier, les susciter davantage dans le monde rural où il n’y a plus de clergé?

La raréfaction des prêtres s’accompagne d’un mouvement de re-cléricalisation

La seconde réalité à prendre en compte est la très grande hétérogénéité du laïcat. Certes, la définition de Lumen Gentium rappelle son «caractère séculier[10]», valable pour tous. Mais il faut d’abord tenir compte du fait que la grande majorité des fidèles vivent leur foi dans une totale discrétion, au travail, en famille, dans leur vie associative. Et parmi ceux qui sont engagés, de grandes différences existent. Certains ensembles paroissiaux menés par une «Équipe d’animation pastorale» sont co-animés par des laïcs accompagnés, parfois à distance, d’un prêtre modérateur. Des laïcs célèbrent des funérailles, d’autres, sur délégation, baptisent. En certaines paroisses «expérimentales», comme Saint Merry à Paris, ils co-animent en profondeur la vie liturgique. Á l’inverse, ailleurs, on refusera à des femmes de distribuer la communion ou de lire les lectures… Enfin, selon les diocèses, les contenus des «Lettres de mission» données aux laïcs peuvent différer de beaucoup.

Par ailleurs, la raréfaction des prêtres s’accompagne, en France surtout, depuis une quinzaine d’années, d’un mouvement de re-cléricalisation qui remet en question des fonctions exercées jusque là par des laïcs[11]. Les tensions se cristallisent autour de la question du pouvoir[12], que les prêtres entendent assumer et que les laïcs, parfois mieux formés, ne veulent plus accepter, au risque de reconstituer… un cléricalisme laïc. Le déséquilibre est évident quand on sait que sans les laïcs, la «maison Église» aujourd’hui ne «tournerait» plus. Avenir incertain, identité variable, instrumentalisation, re-cléricalisation, autant de malaises supplémentaires.

La référence à l’histoire interroge

Pour compliquer encore la donne, la référence à l’histoire interroge, elle aussi. En effet, au temps de Jésus, le «laïc» d’aujourd’hui n’existait pas. Le terme qui sillonne l’Écriture est celui de «laïos», peuple, et plus précisément«peuple consacré». C’est le baptême qui était le signe nécessaire et suffisant de l’authentification chrétienne[13]. Et s’il n’y avait qu’une évidence à rappeler au sujet des origines, ce serait la très vive contestation par Jésus du système clérical du Temple de Jérusalem. Qui dit sacrifice dit impureté du peuple, et sacralisation des intermédiaires, les prêtres. Or Jésus, dénonçant le culte des lèvres, la vanité des sacrifices et les prescriptions accablantes des prêtres, en faisant fi des règles de pureté et d’impureté (La femme aux pertes de sang, la Samaritaine), a mis à bas ce système.

Pourtant vers le milieu du 3e siècle, l’Église a distingué le peuple d’une catégorie particulière, comportant l’«épiscope» (surveillant), puis le «cléros», qui remplaçait le «presbyteros» des communautés primitives, l’«ancien» chargé de veiller à sa bonne marche, qui était un homme sûr, pris du milieu du peuple pour sa prudence et sa sagesse. Le reste du peuple est alors devenu «laïcos». Très vraisemblablement, la complexité et le désordre liés à la gestion d’une Église en très forte croissance ont poussé à adopter une organisation plus stricte. Mais ce faisant, l’Église n’est-elle pas revenue, malgré elle, à la conception vétéro-testamentaire d’un clergé intermédiaire, sacralisé, «sacerdotalisé», et fatalement poussé à frayer avec le pouvoir qui en découlait? Ne perdait-elle pas cette intuition première, celle de prendre les charismes au milieu du peuple sans imposer ni consécration ni état de vie? Le prêtre, figure totalement absente du Nouveau Testament (à part… le Grand-Prêtre condamnant Jésus pour blasphème), devenait le centre du dispositif ecclésial. Revenait-on à une religion «classique», au détriment du «style de vie» fondé sur la foi, que proposait Jésus? Ce bref rappel des origines montre que l’Église, qui évolue plus qu’on ne le dit souvent, aurait de sérieux fondements scripturaires pour repenser en profondeur sa structure institutionnelle.

La Conférence des baptisés

De ces rapides constats, je déduis que le laïcat, mouvant, mal défini, sans identité claire, est «impensable» aujourd’hui. Il ne le devient que s’il se pense à partir de ce peuple unique de baptisés que Jésus a invité à instituer. Pour Jésus le peuple de Dieu est Un. Et ce qui fait l’unité du peuple de Dieu, c’est le baptême. Préférer le terme de «baptisés» à celui de «laïcs», c’est un choix qui dit «non» aux clivages, car aujourd’hui ils sont devenus contre productifs. C’est ce qu’a fait, il y a déjà dix ans, la Conférence catholique des baptisé-e-s francophones[14], mouvement qui rassemble des laïcs, des prêtres, des religieux et des diacres.

Le baptisé devrait pouvoir, s’il en a la compétence, gouverner, sanctifier, enseigner dans son Église.

Le pape François a d’ailleurs vigoureusement dénoncé un cléricalisme qui fait presque oublier le baptême au profit de l’Ordre: «Personne n’a été baptisé prêtre ni évêque». Et le pape de poursuivre: «Telles sont les situations que le cléricalisme ne peut voir, car il est plus préoccupé par le fait de dominer les espaces que de générer des processus. Nous devons par conséquent reconnaître que le laïc, par sa réalité, par son identité, parce qu’il est immergé dans le cœur de la vie sociale, publique et politique, parce qu’il appartient à des formes culturelles qui se génèrent constamment, a besoin de nouvelles formes d’organisation et de célébration de la foi. Les rythmes actuels sont si différents (je ne dis pas meilleurs ou pires) de ceux que l’on vivait il y a trente ans! « Cela demande d’imaginer des espaces de prière et de communion avec des caractéristiques innovantes, plus attirantes et significatives pour les populations urbaines » (Evangelii Gaudium 73)[15]»

Générer des processus…

inventer des formes nouvelles d’organisation et de célébration de la foi, est un projet enthousiasmant. Il ne peut se déployer qu’à partir d’un baptême revalorisé, exploré jusqu’à son message central, qui est celui d’une promesse, celle de la présence de Dieu aux côtés du baptisé, pour une mission qui dure toute la vie.

Une fois posé ce principe, beaucoup de champs sont à labourer. D’abord, celui de la spiritualité. Le baptême ne peut se fonder que sur le mystère pascal, dans une offrande de soi [16] fondée sur le bon usage du monde. Pardonner au jour le jour, construire le Royaume, savoir que l’on est aimé à en mourir, et donner ce que l’on a reçu… Sur cette spiritualité doivent ensuite s’édifier un ou plusieurs types d’engagements, souples, modulables, de durée limitée, car c’est ainsi que les gens, aujourd’hui, vivent. Faut-il imaginer un «service d’Église», à l’image d’un service civique? Faut-il le rémunérer ou tenir à ce qu’il soit gratuit?

La question de la gouvernance

Vient ensuite la question de la gouvernance. L’exemple du Synode sur la famille en est l’illustration. Comment l’opinion peut-elle comprendre que seuls les évêques votent sur des questions familiales alors que les conséquences sont pour tous? Le baptisé devrait pouvoir, s’il en a la compétence, gouverner, sanctifier, enseigner dans son Église. «Penser le laïcat» implique de reconnaître sa responsabilité. Les sacrements, eux non plus, pourraient ne pas rester la conséquence du sacrement de l’Ordre. Autrefois, les abbesses confessaient[17], les baptisés donnaient le sacrement des malades[18]. Pourquoi ne pas s’en souvenir?

Le frère Yves Congar rapportait ce mot d’esprit. Un prêtre, voulant expliquer la position du laïc dans l’Église, disait: la position du laïc est double. Il se met à genoux devant l’autel, c’est sa première position, il est assis en face de la chaire, c’est sa seconde position. Enfin, il y en a une troisième: il met la main à son porte monnaie[19]. Bien sûr, ce propos date d’avant le Concile. Mais il dit bien la situation «bancale» du laïcat, qui n’existe que par soustraction. Il n’y aura d’avenir pour lui que dans sa reconsidération «ontologique». Celle-ci passe par un retour à l’unicité foncière du peuple de Dieu, voulue par Jésus. Que le ministère presbytéral, en l’état actuel, ne parvienne pas à le traduire, c’est un fait; mais il faut parier qu’il gagnerait aussi à ce retour, car pour lui aussi, le cléricalisme est un venin. Il se recentrerait ainsi sur ce qui le caractérise le plus, l’eucharistie et le pardon. Ce serait le signe incontestable de la royauté paradoxale du Christ pauvre, offert pour le salut du monde.


Anne Soupa, déjà connue des lecteurs de Sources, est une journaliste spécialisée dans la vulgarisation biblique et l’histoire de l’Eglise. Elle est cofondatrice avec Christine Pedrotti du Comité de la jupe et de la Conférence catholique des baptisé-e-s francophones.

[1] Christi Fideles laïci, 9, 1998
[2] Lumen Gentium 10.
[3] Jalons pour une théologie du laïcat, p. 642. Coll. Unam Sanctam, Cerf, 1952
[4] Lettre au cardinal Ouellet, 2016
[5] Christi fideles laïci, 22.
[6] En italique dans le texte.
[7] Christi fideles laïci, 23.
[8] Ephésiens 4, 11.
[9] B.D. Marliangeas, Clés pour une théologie du ministère. In persona Christi, in persona Ecclesiae, coll. Théologie historique 51, 1978, cité par André de Halleux, Ministère et sacerdoce, Revue Théologique de Louvain, 1987, p. 429.
[10] Lumen Gentium, 31.
[11] Ainsi, le porte parolat de la Conférence des évêques, en France, est redevenu une fonction cléricale.
[12] Il est entendu que tout pouvoir dans l’Église est un service, mais le fait est qu’il faut tout de même savoir qui prend les décisions.
[13] André Faivre, Les laïcs aux origines de l’Église, Le Centurion, 1984.
[14] www.baptises.fr;
[15] Lettre au cardinal Ouellet, 2016.
[16] Romains 12, 1.
[17] Hildegarde de Bingen, par exemple.
[18] Jena Rigal, L’Église à l’épreuve de ce temps, p. 88-93, Cerf, 2007.
[19] Jalons pour une théologie du laïcat, p.7.

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Le laïcat dominicain https://www.revue-sources.org/le-laicat-dominicain/ https://www.revue-sources.org/le-laicat-dominicain/#respond Fri, 01 Jun 2018 04:32:12 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2654 Le concile Vatican II, même après 50 ans, est considéré comme un moment clé de la reconnaissance de la mission des laïcs dans l’Église et dans le monde. Les deux grandes Constitutions Lumen gentium et Gaudium et spes ont renouvelé la réflexion théologique et pastorale sur la place qu’ils y tiennent du fait de leur baptême. Le Concile a aussi libéré des initiatives, signes de ce renouveau–même s’il faut rappeler que le mouvement avait commencé bien avant–renouveau, aux aspects divers, parfois un peu anarchiques, et qui se déploie encore aujourd’hui.

Le format de cet article ne permet pas de rendre compte de toute la complexité de la question de la place des laïcs dans l’Église ni de la grande diversité de ses aspects dans le temps comme dans l’espace. Aussi focaliserons-nous notre regard sur la manière dont elle a été vécue, perçue et pensée dans le contexte large que nous venons d’évoquer au sein de l’Ordre des Prêcheurs où les laïcs ont une place depuis les origines et, plus particulièrement, dans la sphère occidentale et même française.

L’avènement du couple: clerc – laïc

Partir de Vatican II comme moment important n’est pas en faire le point zéro d’une histoire qui a commencé il y a plus de 2000 ans et trouve sa source dans l’Évangile lui-même et dans la vie des premières communautés chrétiennes. Le Christ s’adresse à tous les hommes et femmes de son temps et, s’il en choisit quelques-uns pour fonder son Église, c’est l’ensemble de ceux qui croient en lui qui sont envoyés proclamer la Bonne Nouvelle du salut et appelés à vivre de sa vie. On ne distingue pas à cette époque, ni dans les premiers temps de l’Église, entre clercs et laïcs, le peuple de Dieu étant, comme le rappellera Vatican II, toute la communauté des croyants, où chacun est appelé à être «prêtre, prophète et roi». Toutefois dans les Actes des Apôtres et les lettres de Paul on voit apparaître la notion de charismes, grâces particulières accordées à certains pour l’édification de tout le corps. Simultanément, se déploient des catégories telles que tous/quelques-uns, troupeau/pasteurs, etc. Mais tous sont appelés «frères» et ce n’est que plus tard qu’apparaîtront des catégories institutionnelles.

Le mot «laïc» est utilisé pour la première fois par Clément de Rome à la fin du 1er siècle. Son usage se développera par la suite pour définir un type de ministère que les laïcs ne possèdent pas, mais dans un contexte où ils participent activement à la vie de l’Église, dans un rôle subordonné au ministère des évêques et des prêtres, mais actif jusque dans les décisions. C’est à partir du moment où l’Église reçoit un statut dans le droit public de l’Empire (IVe) que sa structure, et avec elle la place des laïcs, se transforme. En même temps le développement du monachisme, phénomène à l’origine plus laïc que clérical, absorbe pour de longs siècles l’aspect charismatique du laïcat. Il contribuera à une certaine dépréciation de la vie laïque, la vie monastique tendant à devenir fuite du monde plutôt que plénitude d’incarnation. La condition de laïc et celle du mariage deviennent une concession à la faiblesse humaine.

Ceci va caractériser en grande partie la chrétienté médiévale, tandis que parallèlement la réforme grégorienne (XIe siècle) renforce le pouvoir de la hiérarchie face au pouvoir laïc. Une division entre un ordre de clercs et un ordre de laïcs tend à s’imposer, l’Église ayant de plus en plus tendance à s’identifier elle-même à l’état ecclésiastique.

Les laïcs du XIII ème siècle

Cela n’a pas empêché des expressions très positives de la condition laïque et d’une spiritualité propre, marquées en particulier par une volonté de pauvreté et de radicalisme évangélique (XIe et XIIIe siècle), dont on trouve de nombreuses expressions dans les différents mouvements de pénitents et autres confréries. Ils appellent à un retour aux idéaux de l’Église primitive auxquels une bonne partie du clergé est alors loin d’être fidèle, non sans quelques débordements hérétiques. C’est dans ce contexte que naissent aussi les ordres mendiants, franciscains et dominicains, qui sont appelés à combattre ces hérésies en répondant eux-mêmes à ces idéaux. Ils attirent dans leur sillage beaucoup d’hommes et de femmes qui, sans embrasser la vie religieuse, aspirent à la «vita apostolica» qu’ils promeuvent et sont prêts à y engager leur vie.

Le laïcat et les Prêcheurs

Lorsque naît l’Ordre des Prêcheurs, les laïcs sont bien sûr les destinataires de la prédication des frères dont la mission est tout à la fois la lutte contre l’hérésie, verbo et exemplo et l’appel à vivre au monde l’idéal évangélique. Cette prédication répond aux attentes de nombreux hommes et femmes qui vont constituer, dans le sillage des frères prêcheurs, une sorte de nébuleuse très composite et peu régulée. Puis selon un processus assez complexe, va émerger un mouvement de laïcs, présent dès l’époque de saint Dominique mais qu’il n’a pas fondé, que l’on connaît sous le nom de l’«Ordre de la pénitence de Saint Dominique» puis de «tiers-ordre». Peu à peu les maîtres de l’Ordre vont lui donner un cadre institutionnel avec une règle.

Si pour les laïcs attachés à l’Ordre des Franciscains cette règle a effectivement existé dès le XIIIe siècle, il semble que pour ceux de l’Ordre des prêcheurs, elle ne s’impose qu’à partir du début du XVe siècle, dans le contexte de la canonisation de Catherine de Sienne. Sous le nom de «Règle de Muño de Zamora», ce statut va ensuite régir jusqu’au XXe siècle cette branche «paradoxale» (M.H. Vicaire) qu’est le «tiers-ordre» dominicain au sein d’un ordre essentiellement clérical. C’est en son sein que, parallèlement à tout le mouvement de prise de conscience de la vocation propre du laïcat, va se chercher un mode de vie et une spiritualité propre à un laïcat soucieux de prendre sa part de la mission de prédication qui est celle de tout l’Ordre. Catherine de Sienne, femme, laïque et dominicaine, proclamée docteur de l’Église par le pape Paul VI en 1970, est l’une des expressions les plus fortes de l’existence dans l’Ordre d’une prédication laïque.

Des religieuses «tertiaires»!

Ce mouvement s’est très rapidement étendu en Italie, Allemagne et ailleurs dans le monde, dans le sillage du développement de l’Ordre. Il existe mais n’est pas très facile à connaître en France, faute de sources et peut-être de visibilité jusqu’au XVIe siècle. Mais il faut aussi noter qu’il évolue fréquemment vers des formes de vie religieuses.

En effet, et cela ne concerne pas seulement les dominicains, lorsque des laïcs, et surtout des femmes, s’associent au sein de tiers-ordres, pour mieux répondre aux exigences de leur vocation apostolique auprès des enfants, des malades, des pauvres, etc., la tendance est de les organiser au sein de congrégations religieuses, jusqu’à en exiger parfois la stricte clôture. Ce mouvement de régularisation des tertiaires aboutit à quelques belles fondations durables du tiers-ordre régulier mais aussi un peu plus tardivement de congrégations de sœurs apostoliques et cela jusqu’au XXe siècle. Ce phénomène est sans doute le signe de la fécondité du tiers-ordre mais il en contrarie quelque peu la dimension laïque.

La laïcat dominicain et la Révolution

En France, la réforme du frère Sébastien Michaelis à la fin du XVIe siècle remet pourtant l’accent, dans le règlement qu’il donne au tiers-ordre en 1599, sur la présence dans la société par «les œuvres de charité et miséricorde envers le prochain». Cette réforme induit un état mixte, contemplatif et actif, en lien avec sa mission apostolique au service des plus démunis. Elle ouvre pour le tiers ordre dominicain en France une période florissante qui va sans doute permettre sa survivance dans la tourmente révolutionnaire, tandis que les autres branches de l’Ordre ont pratiquement disparu du territoire. En l’absence des frères ce sont des prêtres diocésains qui soutiennent ces groupes, discrets sans doute, mais actifs, en lien avec le maître de l’Ordre à Rome.

Ozanam, Maritain, Maurice Denis….

Après la restauration de l’Ordre par Lacordaire ses compagnons auront parfois quelques difficultés à accepter de reconnaître l’authenticité de ces groupes. Lacordaire lui-même «refonde» le tiers-ordre en créant une fraternité à Paris, dès janvier 1844. Ce faisant, il invite ses membres à être des «moines qui vivent dans le monde». L’expression, non dénuée toutefois d’ambiguïté, est un appel à vivre dans la société une vie à la fois contemplative et active. Un nouvel élan est donné qui verra encore une fois la fécondité du tiers-ordre se traduire dans la fondation de nouvelles congrégations, non monastiques et soucieuses de vivre la foi au cœur du monde. mais aussi qui fait émerger quelques personnalités de laïcs dominicains issus du monde universitaire, artistique, littéraire, engagés dans la vie sociale et politique, etc. Connus ou anonymes, ils se nourrissent de la sève dominicaine, dans la prière, l’étude et la vie fraternelle et donnent un sens spirituel et apostolique très fort à leur «profession» dans le tiers-ordre. Ils font partie de ces hommes et femmes, chrétiens, qui depuis le début du XIXe siècle, dans une Église très hiérarchique et au discours très clérical, sont conscients des exigences de leur baptême et, accompagnés de prêtres ou de religieux, s’engagent, au service de leurs frères dans le mouvement intellectuel, social ou politique. On peut citer Frédéric Ozanam, Pauline Jaricot ou Jacques Maritain mais aussi le peintre Maurice Denis. L’Église a reconnu la sainteté de vie de certains d’entre eux comme l’Italien, Pier Giorgio Frassati, béatifié en 1990. Le témoignage de vie, les initiatives et les recherches de ces laïcs ont contribué à donner plus de consistance à la vie apostolique des chrétiens dans le monde. Elles sont sous-jacentes à l’invention de nouvelles formes d’engagements et d’organisation des chrétiens, parmi lesquelles l’Action catholique qui sera au milieu du XXe siècle, en France, la forme d’engagement privilégiée. Ces recherches traversent aussi l’Ordre, non sans difficultés et tensions. Des dominicains, comme le frère Yves Congar, qui publiera en 1954 Jalons pour une théologie du laïcat et dont les travaux auront un impact important au concile Vatican II, participent de ce mouvement.

Tensions et dissonances

Au sein du tiers-ordre dominicain des tensions assez vives apparaissent entre ceux qui pensent que le tiers-ordre n’est plus adapté au monde de ce temps et ceux qui craignent une remise en cause qui ébranle sa vocation spécifique. Tous les débats qui concernent le rôle, la place et la mission des laïcs pénètrent en son sein et se poursuivent jusqu’à aujourd’hui, malgré des évolutions importantes. La première remise en cause a été celle de la règle qui sera quatre fois modifiée entre 1923 et 1985 et qui finira par intégrer, non sans mal, les avancées de Vatican II.

Mais les difficultés viennent surtout de la manière de vivre la vocation apostolique. Celle-ci intègre la nécessité de vivre au monde en s’appuyant sur une vie spirituelle forte, tandis que dans l’Église c’est le modèle de l’Action catholique spécialisée qui tend à s’imposer. Or le modèle du tiers-ordre, même devenu «fraternités laïques dominicaines», avec ses dévotions, ses pratiques, ses références, son vocabulaire, calqués les uns et les autres sur la vie religieuse–et même s’il n’est pas exclusif d’une véritable vie apostolique et d’un engagement dans la vie du monde–est peu compatible avec les méthodes de l’Action catholique, son «Voir, Juger Agir», son concept d’enfouissement, son organisation par milieux sociaux. Les appels du maître de l’Ordre, dans les années 30, à ne pas se contenter de recevoir des frères une vie spirituelle forte mais à répondre par des actes à la vocation d’apôtres, tout en donnant également plus de place à l’étude, ont alors quelques difficultés à s’incarner dans l’institution telle qu’elle subsiste.

100 % laïc!

L’une des questions récurrentes et qui traversera la période conciliaire est celle de la possibilité de laïcs dominicains «100% laïcs», membres à part entière d’un ordre religieux, participant de sa vocation propre en s’appuyant sur une manière proprement dominicaine de réaliser le couple sacerdoce/laïcat (Yves Congar). Comment y prendre en compte la nécessaire autonomie du laïcat, dans une complémentarité tout aussi nécessaire au service de la mission?

A la veille de leur prochain congrès international, qui se tiendra en octobre 2018 à Fatima, le frère Bruno Cadoré, maître de l’Ordre, appelle les laïcs de l’Ordre des Prêcheurs à davantage de «créativité apostolique qui intègre réellement la participation spécifique des laïcs de l’Ordre […pour] mieux servir le monde et l’Église par la prédication», sans nombrilisme ni crispation, en gardant «comme horizon premier […] les défis de l’évangélisation» (25 janvier 2018).

L’enjeu est celui du partenariat dans le respect des états de vie et vocations particulières qui oblige à penser à frais nouveaux la relation clercs/laïcs, au service de l’Évangile. Les réponses ne sont pas les mêmes dans les mouvements de laïcs appartenant à un Ordre religieux bénéficiant d’une longue tradition que dans les communautés nouvelles nées après Vatican II et qui ont un autre héritage. Elles sont, cependant, les unes et les autres, l’expression de la fécondité des engagements de chrétiens dans l’Église et le monde d’aujourd’hui.

Catherine Masson est maître de conférences à la Faculté libre de sciences humaines à Lille. Elle a écrit de nombreux ouvrages. En particulier«Le cardinal Liénart, évêque deLille1928-1968»(Cerf, 2001), «Les laïcs dans le souffle du Concile»(Cerf, 2007) « Des laïcs chez les prêcheurs»(Cerf, 2016). Elle est responsable provinciale des Fraternités laïques dominicaines de France,


Bibliographie

-Les laïcs au souffle du concile, éd. du Cerf, Paris 2007, 348 p.

Des laïcs chez les prêcheurs. De l’ordre de la pénitence aux fraternités laïques une histoire du tiers-ordre dominicain. Editions du Cerf. CollectionHistoire. 304 pages – juin 2016

A noter aussi:«Au cœur du monde. Témoignages de laïcs dominicains», avec Fabrice Espinasse et Jacques Tyrol, Coll. Patrimoines, Cerf, 104 p.

On pourra consulter aussi:

Jean-Bernard Dousse OP et Bernard Hodel OP: Les fraternités laïques et la mission de l’Ordre des Prêcheurs. Les textes officiels de l’Ordre de 1946 à 1998, ed.du Cerf, Paris 2000. (NDLR)

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Femmes dans l’Eglise: où en sommes-nous? https://www.revue-sources.org/femmes-dans-leglise-ou-en-sommes-nous/ https://www.revue-sources.org/femmes-dans-leglise-ou-en-sommes-nous/#respond Fri, 01 Jun 2018 04:30:42 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2641 Céline Béraud est sociologue, maître de conférences à l’université de Caen. Elle a publié de nombreux ouvrages sociologiques sur le catholicisme contemporain, en particulier «Le métier de prêtre» (Editions de l’Atelier, 2006), «Prêtres, diacres, laïcs, révolutions silencieuses dans le catholicisme français» (PUF, «Le Lien social»,(2007) et «Métamorphoses catholiques» (avec Philippe Portier, Editions de la MSH, 2017).  Le frère dominicain Jacques-Benoît, membre de l’équipe de rédaction de SOURCES l’a rencontrée.

Vous avez publié en 2007 un ouvrage intitulé «Prêtres, diacres, laïcs, révolution silencieuse dans le catholicisme français». Pourquoi ce titre et où en est cette «révolution silencieuse»?

Ma recherche a commencé à la fin des années 1990. J’ai qualifié l’évolution à laquelle nous avons assisté dans ces années de «révolution silencieuse dans le catholicisme français». En effet, la baisse considérable du nombre de prêtres qu’on observait alors n’avait pas entraîné une incapacité pour l’Eglise de répondre aux demandes qui continuaient à lui être adressées: demandes de mise en forme rituelle des grands moments de l’existence, demandes d’accompagnement dans les aumôneries des établissements publics notamment. Des rôles autrefois dévolus aux prêtres étaient pris en charge par des laïcs et en particulier par des femmes laïques. Il s’agissait bien d’une «révolution», mais ce qui me surprenait est qu’on n’en parlait pas et surtout que peu d’efforts étaient faits pour traduire ces changements dans les pratiques de l’institution et dans ses normes.

Il y a une sorte de retrait de la part des laïcs, et des femmes en particulier, qui n’attendent plus aucune évolution.

Avec vingt ans de recul sur cette enquête, je constate tout d’abord que ce qui était l’exception en ce qui concerne les prêtres est devenu la règle aujourd’hui. Les prêtres âgés sont presque systématiquement prolongés au-delà de leurs 75 ans; beaucoup de prêtres étrangers sont appelés et des prêtres très jeunes sont mis en responsabilité. Le nombre d’ordinations continuent à baisser: nettement inférieur à une centaine de diocésains par an depuis le début des années 2010 qui ont marqué un décrochage. Les diacres, sur lesquels on comptait encore au début de mon enquête, ont maintenant, eux aussi, vieilli et les ordinations de diacres permanents se sont tassées. Du côté des laïcs, enfin, on voit que cette «révolution silencieuse» n’a toujours pas eu de conséquences institutionnelles importantes. Certes, des évêques ont fait des progrès dans la gestion de ces «ressources humaines» que sont les laïcs; on parle un peu plus de ces réalités à la suite de travaux sociologiques ou canoniques. Mais, dans l’ensemble, des réflexions très timides ou peu abouties ont été menées par l’institution. J’ai travaillé récemment sur les aumôniers de prison et sur les aumôneries d’hôpital. Sur ces terrains, des bricolages locaux ont lieu, des voies sont inventées quant au rôle à attribuer aux laïcs en responsabilité. Mais les normes de l’institution n’évoluent pas par rapport à la réalité du terrain.

Vous soulignez que c’est particulièrement le cas en ce qui concerne la place des femmes ?

Oui. Comme je l’ai dit, la plupart des laïcs qui participent à cette «révolution silencieuse» sont des femmes. Mais les femmes continuent à être marquées par une «non-visibilité» dans l’Eglise. On peut citer plusieurs exemples. Prenez l’attitude du pape François. Il a eu de très beaux discours et a procédé à quelques nominations de femmes. Mais en ce qui concerne les normes, rien n’a changé. A deux reprises, on peut estimer qu’il a vite balayé des propositions qui cherchaient à donner une reconnaissance institutionnelle à la visibilité plus importante aux femmes. La première concernait la possibilité de nommer des femmes-cardinales; la seconde était liée à leur accès au diaconat (qui reste malgré tout en discussion). On peut aussi citer le témoignage de Lucetta Scaraffia qui a participé au synode sur la famille. Alors qu’elle n’est pas connue pour ses propos excessivement contestataires, elle a témoigné du fait qu’elle a été mise sur la touche pendant les réunions du synode qui portaient pourtant sur un thème pour lequel l’Eglise reconnaît l’importance du rôle des femmes! On le voit enfin dans les paroisses où, pour le service de la messe, on attribue souvent aux petites filles des rôles caractérisés par leur distance par rapport à l’autel.

De telles attitudes sont fréquentes dans les institutions (religieuses ou non) marquées par une forte féminisation. Le discours et les pratiques se concentrent autour de la crainte que les femmes «prennent la place» des hommes. Face à cette peur, un discours «masculiniste» se développe. Celui-ci n’est pas spécifique à l’Eglise mais il est typique de groupes de plus en plus féminisés. Malgré tout, dans le cas de l’Église, ce discours est renforcé, par la politisation des questions de genre. Je crois que les positions de l’Eglise sur les questions de sexualité et de place des femmes doivent être lues en lien avec les débats qui traversent la société. Mais, réciproquement, les tensions internes à l’Eglise sur ces sujets permettent de comprendre ses prises de position – et ses crispations – en externe quand elle aborde ces questions.

Ces évolutions touchent-elles de manière équivalente tous les pays d’Europe?

J’avais eu l’occasion de travailler sur ces questions avec des sociologues qui connaissaient la situation du Portugal, de l’Italie, de l’Espagne, de la France et de la Belgique. Ces deux derniers pays ont été concernés plus précocement que les autres par la place grandissante des laïcs dans l’Eglise. Aujourd’hui, on voit que l’Espagne est confrontée à une diminution significative et massive du nombre de prêtres. L’Italie lui emboîte le pas, mais le maillage très capillaire du territoire par l’Eglise rend le phénomène encore peu visible. Le Portugal a, quant à lui, un des clergés les plus jeunes d’Europe. L’Allemagne et la Suisse connaissent une situation encore différente du fait de la salarisation d’une partie des laïcs et du haut niveau de diplômes dont ils peuvent se prévaloir. Un autre cas significatif me semble être celui du Québec. Longtemps, les laïcs avaient été très investis dans des réflexions sur la place qu’ils sont appelés à occuper dans l’Eglise. Aujourd’hui, ces réflexions semblent en partie inhibées. On peut constater que ce mouvement a pratiquement disparu. Il y a une sorte de retrait de la part des laïcs (et des femmes en particulier) qui n’attendent plus aucune évolution et n’imaginent plus aucun changement.

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Prêtre et laïc: complémentaires ou concurrents? https://www.revue-sources.org/pretre-et-laic-complementaires-ou-concurrents/ https://www.revue-sources.org/pretre-et-laic-complementaires-ou-concurrents/#respond Fri, 01 Jun 2018 04:28:06 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2636 Vatican II a remis à l’honneur le rôle des laïcs. Une promotion du laïcat ou une un moyen de contrebalancer la place trop importante du clergé? Et comment s’articulent les deux sacerdoces dans l’expérience de jeunes engagés? L’abbé Jean Burin des Roziers, prêtre dans le canton de Vaud et Pascal Ortelli doctorant à Fribourg en discutent. 

Un échange animé par Bernard Litzler, directeur de Cath-Info, centre catholique des médias. 

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