Justice et paix s’embrassent – Revue Sources https://www.revue-sources.org Wed, 04 Jan 2017 13:28:59 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Justice, amour et passion https://www.revue-sources.org/justice-amour-et-passion-edito/ https://www.revue-sources.org/justice-amour-et-passion-edito/#respond Mon, 01 Oct 2012 10:00:07 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=704 [print-me]

Gabriel Ringlet, prêtre et écrivain belge, s’est retrouvé très tôt auprès des parents de Julie et Mélissa quand ils recherchaient encore leurs filles vivantes. Sa présence ne leur a pas fait défaut lorsqu’ils l’appelèrent à leurs côtés le jour où deux petits cadavres furent découverts.

Depuis cet horrible drame, la justice des hommes a pesé sur les coupables. La même justice, respectueuse du droit, autorise maintenant la libération conditionnelle de celle qui fut complice de ce crime.

Il peut arriver aussi que la justice humaine se fasse dépasser par les élans de la charité qui pourtant n’est pas complice du sentiment.

Restait à rendre possible cette clémence. Seules, des religieuses clarisses acceptèrent d’accueillir dans leur monastère celle que quasiment tout un peuple abhorrait. Le même Gabriel Ringlet s’exprime aujourd’hui sur le geste des clarisses: « On a parlé de leur courage; il en fallait beaucoup. Moi j’admire leur fermeté et leur détermination. Ce n’est pas de l’entêtement, mais de la cohérence. Une partie de la société ne voulait pas qu’il y ait des solutions ; elles ont cassé quelque chose dans le système pour que finalement la loi puisse s’appliquer. Voilà, au sens noble, des femmes qui font autorité. J’ajoute que grâce à elles, et je mesure mes mots, nous serons peut-être un peu plus humains. A travers leur geste que je crois prophétique, c’est chacun qui devient meilleur, qui s’élève et qui s’élargit. » [1. La Libre Belgique, jeudi 30 août 2012.]

Ces propos sont intéressants. Le droit est une sauvegarde de l’humanité. Il la protège contre les débordements incontrôlables et incontrôlés du sentiment populaire qui s’exprime ou se défoule à fleur de peau. Mais il peut arriver aussi que la justice humaine se fasse dépasser par les élans de la charité qui pourtant n’est pas complice du sentiment. Au-delà du droit positif, sans le nier, s’exerce l’ordre de l’Amour avec ses exigences particulières. « Vous avez entendu dire, mais moi je vous dis! »

Des conflits peuvent survenir, du moins des incompréhensions. Notre dossier évoque ces interférences, tout en réfléchissant sur la portée d’un droit positif qui se voudrait respectueux des fondements universels de la justice. A ce sujet, une réflexion sur les conditions auxquelles sont soumis en Suisse (comme ailleurs?) les requérants d’asile nous a paru être un bon exemple. Un article de notre dossier s’y emploie.

Ce numéro est aussi le dernier de cette année. Notre équipe de rédaction saisit cette occasion pour vous présenter ses vœux et vous remercier de vous compter parmi ses amis. Votre fidélité est notre meilleur soutien.

Nous avons aussi la joie de vous faire savoir que désormais Sources dispose de son propre site internet. Vous ne manquerez pas de le consulter et de le faire connaître autour de vous.

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Les pauvres, la justice et nous https://www.revue-sources.org/les-pauvres-la-justice-et-nous/ https://www.revue-sources.org/les-pauvres-la-justice-et-nous/#respond Mon, 01 Oct 2012 09:55:59 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=706 [print-me]

Nous sommes à la fois confrontés quotidiennement à toutes les injustices de nos sociétés, les pauvres sont nombreux, et Dieu dans tout cela? Et notre foi?

Pour avoir une perspective correcte, il faut commencer par le Décalogue (les Dix Paroles) et le Code de l’Alliance (Ex 20-23). Ces lois expriment la pensée du Seigneur puisqu’elles le révèlent. Et voilà que ce sont des lois humanistes qui protègent les pauvres. C’est une charte donnée par Dieu, sur laquelle le peuple d’Israël doit fonder sa vie.

La Bible montre ainsi que la justice, c’est-à-dire la protection des faibles et des pauvres, est le souci premier de Dieu. Dans la pensée du Seigneur, son peuple, le peuple élu, devrait servir de modèle, de prototype d’une société juste pour les autres peuples. Ceux-ci pourront apprendre de ce peuple comment faire pour établir une société humaine telle que Dieu la souhaite, qui corresponde à son idée de l’homme et du bonheur des hommes. Pour cela, la place faite à la justice est essentielle.

Et les prophètes, ne jouent-ils pas un rôle de premier plan pour rappeler ce projet de Dieu qui doit s’incarner dans la société israélite?

Effectivement, ils sont chargés par le Seigneur d’insister auprès du peuple élu sur cette mission de mettre en œuvre la justice qui sera exemplaire pour l’humanité toute entière. Cette mise en œuvre de la justice n’est pas un luxe ou un rêve. Elle est la vocation du peuple de Dieu.

La Bible montre ainsi que la justice, c’est-à-dire la protection des faibles et des pauvres, est le souci premier de Dieu.

Lorsque Juda et Israël trahissent cette vocation, aussi bien du côté du peuple que de ses dirigeants, alors les prophètes sont envoyés et élèvent leur voix. Et en particulier quand la justice n’est pas respectée par arrogance (le riche triomphant et méprisant) ou par hypocrisie (un fidèle injuste qui se sent en règle avec Dieu parce qu’il dépense beaucoup d’argent pour une liturgie fastueuse).

Pourriez-vous évoquer quelques textes particulièrement forts?

On peut commencer par une des Dix paroles, le 4e commandement: « Honore ton père et ta mère » (Dt 5,16). Puisque les dix paroles s’adressent à des Israélites adultes, ce qui est en jeu n’est pas l’obéissance que les enfants doivent à leurs parents. Ce qui est visé ici, c’est la situation de parents devenus âgés, qui à cause de leurs infirmités ne peuvent plus se faire respecter eux-mêmes. C’est la raison pour laquelle ils dépendent de leurs enfants adultes qui doivent reconnaître cette dignité d’un père ou d’une mère, quelle que soit la faiblesse de l’âge et quelle que soit la charge que des parents âgés peuvent représenter pour la génération suivante.

Sans ce respect dû aux faibles au sein même de la famille, la société devient inhumaine et brutale. Or un commandement comme celui-ci ne veut pas seulement parler de ce seul cas de personnes âgées qui méritent respect et reconnaissance, mais de tous les cas semblables: des enfants qui méritent respect et protection alors qu’ils ne peuvent pas les imposer eux-mêmes, d’une veuve, d’un orphelin, de personnes invalides etc. De tels commandements ou lois ont une fonction d’exemplarité plus que d’exhaustivité. Les parents représentent ici toute personne méritant le respect, surtout quand elle ne peut plus se défendre elle-même mais dépend de la bonté d’autrui.

Le Seigneur considère le pauvre comme un membre de sa famille.

Il y a ensuite la trilogie des faibles: l’étranger, la veuve et l’orphelin. Ces personnes reviennent souvent dans la Bible et sont présentées comme les privilégiés de Dieu qui se dit d’ailleurs  » père des orphelins ». S’ils n’ont pas d’avocats ici-bas, alors Dieu prendra ce rôle. Un proverbe biblique dit: “Opprimer le pauvre, c’est outrager son Créateur, être bon pour les malheureux l’honore” (Pr 14,31), et un autre: “Qui donne en partage au pauvre prête au Seigneur, lequel paiera le bienfait en retour” (Pr 19,17).

On voit que le Seigneur considère le pauvre comme un membre de sa famille (comme le faisait dans l’Antiquité le patron vis-à-vis des pauvres de son village qui recouraient à lui), si bien que celui qui est bon ou juste envers le pauvre est bon et juste vis-à-vis du Seigneur lui-même. C’est l’anticipation de la parole de Jésus en Matthieu dans la scène du jugement dernier où le Fils de Dieu, en tant que Juge, appelle expressément les pauvres  » ses frères »: Le roi (apparaissant comme le Juge, qui est le Fils de l’homme dans sa gloire) dira: « En vérité, ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères c’est à moi que vous l’avez fait» (Matt 25,40).

Bien sûr, il y a là comme une utopie, mais c’est une utopie provocatrice. Dieu rappelle aux croyants qu’il en est ainsi, et qu’il en sera ainsi au jour du jugement. La parabole du riche et du pauvre Lazare en Luc 16,19-31 montre que l’indifférence à la justice, alors qu’on pourrait faire quelque chose en sa faveur, ne restera pas impunie.

La justice est un fruit de la présence de Dieu sur la terre.

Je désire encore citer le Psaume 85 où Dieu est comme un grand personnage accompagné d’une suite, composée de quatre ministres ou chefs de service: ce sont Amour et Vérité, Justice et Paix. C’est comme une procession qui précède et suit le souverain roi. Il faut noter que ces quatre personnifications s’inscrivent dans deux dimensions fondamentales: la terre et ciel:  » la Vérité germera de la terre (à partir d’en-bas, des entrailles de la terre), et des cieux se penchera la Justice (à partir d’en-haut, descendant du cielcomme l’Apocalypse le dira de la nouvelle Jérusalem, cité de paix qui descend du ciel) » dit encore le Psaume (v. 12).

Ces deux mouvements se rencontrent: un Dieu créateur et fidèle à ses créatures qui leur apporte du haut du ciel le bien inestimable de la justice. Il n’oublie pas les plus petits et ceux qui sont écrasés par l’injustice. La justice et la paix viennent chacune de son côté, l’une vers l’autre, et s’embrassent dans un baiser d’amitié (v. 11). Cette amitié scellera le salut des délaissés car ensemble elles vont se soucier d’eux et les envelopper de leur sollicitude. C’est l’œuvre qui doit se réaliser sur la surface de la terre,  » à l’horizontale », là où les hommes vivent, travaillent et sont en contact les uns avec les autres. Ce Psaume montre de façon poétique la justice et la paix comme deux femmes (ou comme une femme – la justice – et un homme – la paix est masculin en hébreu) qui se rencontrent, comme deux amis ou deux époux, dans la joie de se retrouver, créant ainsi la joie et l’épanouissement de ceux qui auparavant étaient dans la souffrance: c’est une image qui suggère la grâce et la beauté qui entourent la vraie justice et la vraie paix.

On voit ainsi que la justice est un fruit de la présence de Dieu sur la terre. Chaque fois qu’un croyant le prend au sérieux, c’est à la fois Dieu qu’il honore et le monde des hommes qu’il libère de ses fractures et de ses mutilations. Cela concerne chacune et chacun d’entre nous, dans le quotidien le plus immédiat de nos vies. Mais il y a une autre conséquence à tirer. Elle est importante lorsqu’on regarde le monde et les hommes. La voici: quiconque travaille à plus de justice s’approche de Dieu, qu’il le sache ou non.

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Le frère dominicain Adrien Schenker est Professeur émérite d’Ancien Testament à l’Université de Fribourg.

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Amour et justice https://www.revue-sources.org/amour-et-justice/ https://www.revue-sources.org/amour-et-justice/#respond Mon, 01 Oct 2012 09:50:29 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=709 [print-me]

Mon enfant échoue son bac d’un point? Mon voisin me dérange tard dans la nuit? Je suis moins bien payé que mon collègue qui fait le même travail?

De plus en plus, nous sommes tentés d’en appeler à la justice pour aplanir nos difficultés, protéger ce que nous considérons comme notre dû ou résoudre nos différends. Le modèle nous vient des pays anglo-saxons, friands de lois, de brevets. Et nos pays occidentaux ne sont pas en reste, eux qui nous proposent moult assurances juridiques, au cas où. Parlerons-nous de « progrès »? Celui de voir reconnus mes légitimes intérêts?

Complexité et perplexité

De prime abord difficile de ne pas répondre par l’affirmative. Qui se plaindrait que les plus faibles puissent s’exprimer, que la possibilité d’exposer et de défendre ses arguments remplace la violence, voire que de nouvelles lois protègent les plus fragiles?

Les nombreux combats sociaux du XXème siècle attestent de la volonté des peuples de faire inscrire concrètement dans les constitutions ou les lois les principes fondamentaux de liberté, égalité ou fraternité inscrits aux frontispices de tant de mairies. Et les manifestations de ces dernières années, un peu partout dans le monde, témoignent de la fragilité de ces droits, si vite remis en cause au nom d’intérêts politico-économiques douteux.

Force est alors de constater que la justice, cette valeur si fondamentale, peut elle-même connaître de graves dérapages.

Mais combien de fois devons-nous aussi constater que ces mêmes manifestations dépassent leur objectif? Elles se voulaient au service des plus démunis, elles servent quelques intérêts fanatiques. A travers les siècles, au nom d’une certaine conception de la justice on a guillotiné, séquestré, torturé, violé, brûlé… Veut-on remplacer un régime inique? S’impose souvent un système encore plus oppressif.

Force est alors de constater que la justice, cette valeur si fondamentale, peut elle-même connaître de graves dérapages.

Les plus patents découlent de la volonté d’utiliser – ou, pire encore, de promulguer – des lois pour couvrir des intérêts partisans. Des hommes politiques célèbres tentent de contourner ou de détourner la législation en leur faveur. A plus petite échelle, des individus aisés pensent que tout peut s’acheter, y compris les résultats de leurs enfants; des sportifs acceptent de ne pas donner le meilleur d’eux-mêmes pour laisser gagner le clan adverse, moyennant quelque graissage de patte…

Plus fondamentalement, on peut s’interroger sur le soubassement de nos lois. Dans nos droits latins, inspirés du droit romain, on commence par poser des principes, puis on cherche des modalités d’application. Mais de plus en plus s’impose un autre modèle juridique, anglo-saxon celui-ci, qui commande le monde de la société civile et de l’économie. Une loi naît pour répondre à une situation empirique: un jugement doit résoudre un cas particulier, et, selon l’expression consacrée, le verdict fera jurisprudence. Délicat glissement du singulier au général…

De plus en plus s’impose un autre modèle juridique, anglo-saxon celui-ci, qui commande le monde de la société civile et de l’économie.

Par ailleurs, toujours sous l’influence anglo-saxonne, augmente la tentation de légiférer pour tout et rien. Une forme de pouvoir qui devrait nous émouvoir, si tant est qu’elle permet par exemple de s’approprier des biens qui ne nous appartiennent pas d’entrée, en recourant à l’astuce des brevets. Brevet sur les semences, brevet sur l’eau un jour?

Au reste faut-il s’étonner de la complexité de la justice quand on analyse le nombre d’instances impliquées? Le peuple qui lance des initiatives, aiguillé par des options politiques souvent opposées, les parlements qui légifèrent, les exécutifs qui mettent en place des modalités d’application, les tribunaux qui statuent, les avocats et les procureurs qui assurent accusation et défense, les greffiers qui tentent de prendre des minutes exactes, les témoins qui peuvent faire lourdement infléchir une décision, sans oublier le temps que tout cela prend. Au final le miracle est bien qu’un jugement impartial puisse être pris en dépit de tant d’intervenants eux-mêmes bien humains. Complexité génératrice de perplexité…

Enfin et surtout, les lois, censées viser le bien commun, y parviennent-elles réellement? Ne sont-elles pas souvent partisanes, défendant les intérêts d’un clan plutôt que ceux d’un autre, sans laisser leur chance à ceux qui sont exclus? Et cela vaut aussi bien pour les riches que pour les pauvres. Difficile de réaliser une réelle équité. Trop souvent la prétendue justice exclut autant qu’elle intègre. La sombre histoire du XXème siècle témoigne à l’envie de ces diktats écrasants, qui ont jeté sur les routes du monde des millions de réfugiés devenus indésirables dans leur pays.

Et dans nos structures ecclésiastiques même, les lois sont-elles toujours porteuses de vie? L’homme n’est pas fait pour le sabbat, mais le sabbat pour l’homme, répond Jésus. Petite sentence aux grands effets! Une justice enfermée en elle-même risque de devenir profondément injuste, de ratiociner au lieu de raisonner.

L’amour remplace-t-il la justice?

Ama et fac quod vis déclarait saint Augustin. Serait-ce une invitation à une heureuse et salutaire anarchie? La conviction que la loi est si solidement chevillée dans mon cœur ferait-elle que je n’ai pas besoin de règlements extérieurs? Que l’amour unifie là où les lois, sous couvert d’impartialité, divisent?

L’amour peut-il remplacer la justice?

Nier l’importance des lois, des structures, serait faire fi de notre condition humaine. Nous avons besoin de cadres, de garde-fous, de référentiels. La question n’est pas de récuser des institutions, mais de leur donner du souffle.

Au fond, qu’est-ce qui guide la justice? Le seul souci de poser des bornes pour défendre mon territoire, de m’imposer des limites afin, en dernier recours, de protéger mes intérêts propres? Je ne te ferai pas cela parce que je n’aimerais pas qu’en retour tu me le fasses?

Les lois traduisent-elles uniquement un besoin utilitariste ou peuvent-elles s’ouvrir à une perspective de gratuité?

Ou la volonté de créer des possibilités d’humanisation accrue, de préserver la chance de l’autre, au-delà même de sa faute? C’est tout le sens du combat d’un Badinter en faveur de l’abolition de la peine de mort, quelle que soit la gravité de l’acte commis par la personne condamnée: je crois en toi au-delà de ton acte. Déjà Voltaire insistait pour distinguer l’acte délictueux d’une personne et de son identité.

Y a-t- il au cœur des lois place pour le sens du don, du partage? Les lois traduisent-elles uniquement un besoin utilitariste ou peuvent-elles s’ouvrir à une perspective de gratuité? Parviennent-elles à articuler la nécessité d’une approche objective de la situation, débouchant le cas échéant sur la nécessité de légitimes réparations, avec l’horizon de la réhabilitation et de la confiance?

A l’écoute des souffrants, le médecin Luc est celui des quatre Evangélistes qui radicalise le plus le message de libération du Christ: Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous maltraitent. A qui te frappe sur une joue, présente encore l’autre; à qui enlève ton manteau ne refuse pas ta tunique. Donne à quiconque te demande, et à qui te prend ton bien, ne le réclame pas. Luc 6, 27-30.

Je ne te donne pas pour que tu me donnes, mais je te donne parce que moi-même j’ai beaucoup reçu.

Message certes extrême, que seuls quelques saints ont pleinement assumé. Mais il nous met sur la piste d’une autre façon d’aborder la justice. Je ne te donne pas pour que tu me donnes, mais je te donne parce que moi-même j’ai beaucoup reçu. A la logique d’équivalence qui gouverne l’éthique quotidienne, je préfère le souffle de la surabondance, celui qui anime tant de paraboles de croissance. Paraboles de faste, où une semence produit cent grains.

Oui, la justice est non seulement possible, mais nécessaire. Mais en registre chrétien elle a tout à gagner à épouser une attitude dynamique. A donner sa chance à la personne au-delà de la situation en adoptant une culture du DON et du pardon. La loi devient signifiante si elle reconstruit autant qu’elle casse, propose au-delà de la nécessité d’imposer.

Dans nos Eglises, la justice devrait se faire ecclésiale plus qu’ecclésiastique, parole de vie pour les enfants du Père plutôt que condamnation des brebis perdues.

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Monique Bondolfi-Masraff, membre de l’équipe de rédaction de Sources, fut professeur de philosophie. Actuellement, elle enseigne à l’Atelier Œcuménique de Théologie (AOT) de Genève.

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Asile: Une politique juste et accueillante https://www.revue-sources.org/asile-une-politique-juste-et-accueillante/ https://www.revue-sources.org/asile-une-politique-juste-et-accueillante/#respond Mon, 01 Oct 2012 09:40:51 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=712 [print-me]

Autour de l’asile, les débats politiques sont très vifs et durs en Suisse. La récente révision de la loi sur l’asile au parlement l’illustre bien. En parallèle, des chiffres sur la petite et grande criminalité, en particulier sur le trafic de drogue sont publiés. La nationalité et le statut des auteurs de ces délits sont cherchés et analysés.

La barque serait-elle pleine?

Les évènements dans certains pays du sud provoquent des flux migratoires nouveaux et importants. Des liens se font et même des amalgames. On focalise sur tous ceux et celles qui ne correspondent pas au cadre légal et au statut de réfugié, que ce soit à leur arrivée ou durant la procédure. Ils devraient repartir.

Toutefois, la réalité n’est pas si simple. La cohabitation entre ces groupes et les résidants de ce pays est compliquée. La tendance dominante est de vouloir résoudre une partie des difficultés par de nouveaux durcissements des conditions d’octroi de l’asile.

Il est nécessaire de penser le rapport à l’autre d’un point de vue anthropologique, historique et surtout éthique.

N’est-ce pas une option réductrice et partielle? On ressent un malaise, de l’impuissance, de l’insécurité. On prend aussi conscience que les personnes qui ne sont ni citoyennes de pays de l’Union européenne ni très qualifiées n’ont que l’asile ou la clandestinité comme voies d’accès en Suisse. Notre tradition d’hospitalité est interpellée et même remise en cause.

Penser autrement

Je soutiens qu’une partie des difficultés dans le domaine de l’asile en Suisse diminuerait si nous déplacions le débat. Comment établir une politique juste envers tous les immigrants et les nations d’où ils proviennent?

Je propose une prise de hauteur et de recul. Il est nécessaire de penser le rapport à l’autre d’un point de vue anthropologique, historique et surtout éthique, tant à un niveau interpersonnel que collectif entre peuples et nations. Cette démarche éviterait une approche très fragmentaire de la réalité, en refusant de se concentrer sur tel ou tel groupe de migrants ou sur tel problème précis.

Je pars d’une conviction fondamentale et éthique: l’appartenance de tous les hommes et femmes à une commune humanité, tout en relevant que les conditions d’existence sont extrêmement différentes. Ces particularités sont dues au hasard du lieu de naissance et à sa date. Cette réalité est insuffisamment mise en évidence, à mon avis. Elle implique à la fois un rapport non-possessif et non-exclusif à la terre et au territoire, tout en admettant l’importance d’appartenir à une communauté ou à une nation. Cette appartenance doit permettre d’assurer la couverture des besoins fondamentaux, de s’humaniser par la parole et les échanges, de pouvoir trouver son identité singulière et particulière et de s’ouvrir à la diversité des personnes tant à l’intérieur de sa communauté que parmi les autres nations.

Ainsi, une grande cohérence doit être recherchée tant au niveau personnel que collectif dans les différents domaines du rapport à l’autre. L’enjeu est d’arriver à distinguer et articuler une politique migratoire, une politique d’asile, une politique d’intégration, une politique de développement et de coopération, une politique étrangère dans une politique envers les étrangers qui partagent notre commune humanité, mais qui sont différents de nous.

Une politique hospitalière et juste

Je préfère parler d’esquisse en raison de l’ampleur de la matière abordée, de l’approche personnelle développée, et des caractères évolutifs de la matière. Elle pourrait être affinée à l’avenir. Neuf axes forts, qui concernent les différents niveaux de relation et d’action avec les étrangers, peuvent être proposés pour orienter nos réflexions, nos engagements et nos choix de société:

Une politique envers les étrangers hospitalière et juste doit composer entre la conscience d’une appartenance commune à l’humanité et les limites des ressources disponibles.

Elle implique une cohérence entre les différents types d’échanges avec chaque pays, que ce soit au niveau des personnes ou des biens. Elle est confrontée à une grande diversité de populations présentant des attentes et des demandes plurielles.

Cette politique envers les étrangers est en tension entre un idéal de relations plus justes et des décisions pragmatiques à prendre.

Elle permet à chaque personne, quelle que soit sa provenance, d’avoir les mêmes chances pour être admise, puis pour obtenir l’accès à la citoyenneté et aux droits politiques qui en découlent.

Elle favorise une intégration par une reconnaissance sociale des apports des personnes étrangères dans les différents domaines et une reconnaissance juridique en accordant les droits sociaux. Elle développe au sein de la population, en particulier dans l’administration, une attitude hospitalière caractérisée par un respect de l’histoire et de la culture de la personne.

Elle privilégie l’accueil des migrants en danger grave et cherchant refuge. Dans le domaine spécifique de l’asile, une politique juste doit protéger les requérants contre l’arbitraire administratif; ils doivent être traités de manière équitable et avoir des possibilités de recours contre toute décision. Les requérants doivent être accueillis et socialisés de manière humaine durant le temps de la procédure et pouvoir jouir de l’essentiel des droits humains, y compris les droits culturels et même le droit au travail et à la formation dans la mesure d’un juste équilibre avec le marché du travail organisé.

Elle ne peut pas laisser volontairement dans une impasse et dans la durée des personnes déboutées de la procédure d’asile. Elle doit soit leur permettre une régularisation, soit développer avec eux un projet de retour ou de migration en créant des accords et des partenariats avec les pays concernés.

Elle accorde un statut juridique, de manière équitable, aux personnes sans autorisation de séjour établies depuis un certain temps et dotées d’un travail afin de régulariser une situation de fait.

Une nation, par ses différentes institutions publiques et civiles, doit apporter une contribution au développement durable des autres nations et peuples proportionnelle à sa taille et à sa richesse.

Cette politique envers les étrangers est en tension entre un idéal de relations plus justes et des décisions pragmatiques à prendre. Elle est donc sans cesse remise en question par des évènements sur le territoire et au niveau international. Elle admet une part d’impuissance et d’échecs face à l’immensité des flux migratoires et aux positionnements d’autres Etats, tout en privilégiant les droits fondamentaux de chaque personne.

Multiples défis

Cette esquisse doit naturellement être soumise à discussion et négociée dans l’espace publique. La réalisation concrète de chacun de ces axes est une tâche de grande ampleur et qui ne devrait pas s’arrêter. En effet, le rapport à l’autre, qu’il soit un individu, un groupe ou un peuple, est une caractéristique de notre être au monde. Que ce rapport à l’autre devienne hospitalier et juste est une responsabilité à exercer. Elle peut être assumée par toute femme et tout homme, quelles que soient leurs croyances.

La tradition judéo-chrétienne, le comportement de Jésus, un Dieu qui se révèle comme Juste et Hospitalier peuvent nourrir, convertir, guider et inspirer cette responsabilité personnelle et collective envers l’autre. Une réflexion éthique pourrait aussi être développée sur la responsabilité des personnes étrangères débarquant dans un nouveau pays, en prenant en compte la diversité de leurs parcours. 

[NDLR: Cet article reprend les grandes lignes d’un mémoire rédigé par Michel Racloz pour l’obtention d’un certificat en éthique du travail social, intitulé: « Une politique envers les étrangers hospitalière et juste. A quelle hauteur éthique se situe la Suisse?« .]

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Michel Racloz, au terme d’une formation en politique sociale et en théologie, fut animateur socioculturel, puis responsable du département « Solidarité » de l’Eglise catholique du canton de Vaud. Actuellement, il est délégué du Vicaire Episcopal dans ce même canton.

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Paroles d’enfants https://www.revue-sources.org/paroles-denfants/ https://www.revue-sources.org/paroles-denfants/#respond Mon, 01 Oct 2012 09:20:03 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=715 [print-me]

Qu’est-ce que la justice? Qu’est-ce qui est juste? Qu’est-ce qui est injuste? Voilà les questions posées à un petit groupe d’enfants de dix ans venant de cheminer ensemble, pendant deux ans, vers la première communion.

Voici donc quelques réflexions d’Alexandre, Bénédict, Nicolas, Raphaëlle, lors d’une rencontre le 8 juin 2012 avec Véronique et Florence, leurs catéchistes.

Pour commencer notre discussion, pouvez-vous nous dire ce qu’évoque pour vous le mot « justice »?

Raphaëlle: … les Africains ont des maisons différentes des nôtres.

Bénédict: La justice, il y en a de plusieurs sortes… Quand on juge quelqu’un, les gens disent « la justice le veux ». La justice c’est un peu ce qui gouverne les hommes, ce que tout le monde doit respecter.

On peut décider soi-même d’être juste ou injuste: en aidant, en n’aidant pas.

Antoine: Les Africains ont des maisons mais plus pauvres, ou pas de maison du tout. Nous on en a, ce n’est pas juste.

Et dans notre vie de tous les jours, qu’est-ce qui n’est pas juste?

Raphaëlle: Les pauvres dans la rue demandent de l’argent, tout le monde les ignore.

Antoine: A la Migros, beaucoup de produits sont « volés » aux pauvres, c’est-à-dire aux cultivateurs.

Nicolas: A l’école, lorsque l’on se fait punir à la place d’un autre. Parfois quand on se fait gronder par la maîtresse, c’est normal; parfois ce n’est pas juste: c’était quelqu’un qui rigolait.

Bénédict: Parfois ce n’est pas juste, quelqu’un rigole et c’est moi qui me fait gronder.

Antoine (ou Anne?): Si on commence à réfléchir et à tout regarder, tout est injuste, par ex. aller à l’école. Est-ce que c’est juste ou injuste d’aller à l’école?

Et puis il y a taper un copain, ce qui est un péché, et qui est injuste seulement s’il est blessé ou a mal, sinon cela n’est pas injuste.

Bénédict: C’est juste et injuste en même temps. On peut décider soi-même d’être juste ou injuste: en aidant, en n’aidant pas.

Nicolas: Et celui que l’on aide, peut-être n’a pas besoin d’aide.

Antoine: Si l’on prend l’exemple d’un pauvre avec lequel on veut être généreux en lui donnant 100 francs. Cela semble juste à la personne qui donne et qui en est heureuse.

Raphaëlle: Cela peut ne pas être juste pour le passant qui regarde.

Antoine: Cela peut ne pas être juste pour les autres pauvres.

Raphaëlle: Quand on donne, c’est juste pour l’un et pas pour l’autre.

Est-ce qu’une solution juste rend heureux?

Lorraine: En cas de conflit on ne peut pas avoir de solution juste qui rende les deux personnes contentes.

Antoine: Si Obama ou Hollande décident que tout le monde doit donner 1000.- fr pour les pauvres, eux seront contents, pas les autres.

Bénédict: C’est un peu compliqué: si on n’aide pas une personne, personne n’est content. Si on l’aide, une autre peut être jalouse. Si on aide les deux, on ne peut rien avoir à soi à la fin, plus rien.

Anne: Si quelqu’un devait être condamné mais évite la prison, cela ne sera pas juste, mais il sera content.

Comment imaginer être juste dans la relation avec les autres, qu’est-ce qui nous guide?

Antoine: On doit penser. Par exemple avec le mendiant, on doit penser qu’il est pauvre et du coup on sait que donner est juste.

Pour bien éduquer les enfants, les parents doivent annoncer à l’avance (quand on a 9 ans) que quand vous aurez 10 ans vous aurez l’iPod … si vous vous comportez bien …

Raphaëlle: Etre content, penser, notre jugement, notre cerveau, tout cela nous aide à savoir que quelque chose est juste.

Bénédict: Notre cœur.

Dans les pays où la justice ne gouverne pas, qu’est-ce qui gouverne?

Antoine: Un dictateur (Kadhafi). Il tue des gens, ce n’est pas juste.

Bénédict: Tout le monde paie des impôts; le dictateur, la personne au pouvoir, se met tout dans les poches, voyage…

Raphaëlle: L’argent ne nous aide pas; des fois l’argent rend les choses plus difficiles.

Antoine: Sans argent il y aurait encore plus d’injustice. Comment imaginer les magasins?

Bénédict: On pourrait utiliser une balance, pour peser: c’est le symbole de la justice!

Quel est le rapport entre les péchés et la justice?

Antoine: Mais il y a des choses mal faites, par exemple donner à certains mendiants et pas à d’autres. Ce qui n’est pas juste, mais ce ne sont pas des péchés. Et puis il y a taper un copain, ce qui est un péché, et qui est injuste seulement s’il est blessé ou a mal, sinon cela n’est pas injuste.

Bénédict: Pour faire juste on ne devrait pas faire de péchés.

Quels mots vont avec juste et injuste?

Antoine: Juste va avec paix, loi….

Raphaëlle: … gentil…

Antoine: … amitié…

Bénédict: … partager…

Nicolas: … équitable… par exemple le commerce équitable.

Avec-vous vécu une injustice ou pouvez-vous donner un exemple de situation injuste dans votre vie?

Antoine: En classe, j’ai failli avoir un zéro en me tournant et en parlant à Alessandro.

Raphaëlle: A un anniversaire, certaines personnes se sont disputées, ce n’était pas respectueux, ce n’était pas juste pour la personne dont on fêtait l’anniversaire, elle attendait cette fête depuis longtemps et la fête a été gâchée.

Bénédict: Quand mon frère a reçu tous les Légo Star Wars et moi rien!

Nicolas: Quand ma sœur avait reçu une DS et moi je n’en avais pas!

Antoine: Quand mes sœurs ont reçu une DS à 9 ans, l’autre à 13, puis des iPod Nano, à 14 ans un Itouch, un iPhone 4S et moi toujours rien!

En Afrique, il fait chaud, il n’y a pas de piscine et en plus il n’y a rien à manger. Ici, il y a des maisons, des piscines et de la pluie! On devrait tout partager, on devrait tout mettre ensemble!

Raphaëlle: Cela va être dur quand on sera parents!

Antoine: Pour bien éduquer les enfants, les parents doivent annoncer à l’avance (quand on a 9 ans) que quand vous aurez 10 ans vous aurez l’iPod … si vous vous comportez bien …

Bénédict: … si vous avez de bonnes notes…

Mais est-ce juste d’être récompensé à l’école pour une bonne note alors que d’autres ne vont pas à l’école, et n’ont pas la chance de pouvoir apprendre? La récompense n’est-ce pas déjà le droit d’aller à l’école? 

Antoine: C’est juste et injuste à la fois. C’est juste d’avoir des cadeaux quand on a de bonnes notes alors qu’on a travaillé. Mais ce n’est pas très juste si on considère que je n’ai pas vraiment travaillé car j’ai de la facilité. C’est moitié – moitié!

Matthieu: Cela dépend si l’élève a l’habitude d’avoir une bonne note, une récompense est justifiée s’il n’en a pas l’habitude!

Antoine: Il faut faire des efforts pour être juste, avec soi et avec les autres.

Raphaëlle: Peut-être des gens ne veulent pas la justice! Un meurtre, ce n’est pas juste pour la personne tuée.

Bénédict: La potence ce n’est pas bien, mais avec la prison, la personne relâchée peut recommencer.

Raphaëlle: La potence ce n’est pas juste pour les enfants qui n’ont plus de père.

Bénédict: Oui, mais ce père, il aurait pu ne pas faire cela.

Matthieu: Punir permet la réflexion. Ils peuvent apprendre en prison. C’est juste.

Nicolas: Comment décident les juges? Ils jugent ce que les gens ont fait…

Antoine: … mais il peut y avoir des erreurs dans les jugements, des personnes dont on s’est trompé par rapport à leur identité!

Nicolas: Il y a le Code pénal. On juge leurs actions. Mais si une personne a un problème, est un peu folle dans sa tête, il n’est pas juste de la mettre en prison toute sa vie.

Antoine: Cela ne dépend pas de l’action, la même action peut être juste ou pas juste.

Raphaëlle: En Afrique, il fait chaud, il n’y a pas de piscine et en plus il n’y a rien à manger. Ici, il y a des maisons, des piscines et de la pluie! On devrait tout partager, on devrait tout mettre ensemble!

Bénédict: Le père d’un ami de mon frère a inventé la police secrète en Iran, cette police était tellement correcte que le Shah a ordonné l’assassinat du père de cet ami, c’est très très injuste.

Antoine: C’est comme Jésus, on l’a condamné sur la croix, il disait qu’il était le fils de Dieu, mais on ne le croyait pas….

En conclusion

Assurément, c’est leurs sentiments d’injustice qui ont surtout inspiré ces enfants. Ils se sont clairement exprimés à ce sujet par des exemples et des anecdotes vécues. A l’opposé, ce qui est juste n’a pas été si bien cerné. La justice est apparue comme un idéal difficile à définir et à concrétiser: d’autres injustices se révélant à chaque mesure pour la réaliser.

« Je veux être jugé sur deux engagements majeurs: la justice et la jeunesse » a déclaré, dans son premier discours le 6 juin, le Président Hollande, fraîchement élu. « Cela ne va pas être facile! » auraient pu dire ces enfants de dix ans!

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Amartya Sen: Une certaine idée de la justice sociale https://www.revue-sources.org/amartya-sen-une-certaine-idee-de-la-justice-sociale/ https://www.revue-sources.org/amartya-sen-une-certaine-idee-de-la-justice-sociale/#respond Mon, 01 Oct 2012 08:55:15 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=721 [print-me]

Amartya Sen, économiste indien, vivant aux USA et en Grande Bretagne, récompensé en 1998 par un prix Nobel pour ses travaux sur les famines aux Indes et sur l’économie du bien-être. Jean-Michel Bonvin a rédigé pour Sources la recension d’un de ses principaux ouvrages: L’idée de justice.

L’Idée de justice d’Amartya Sen, paru en 2009 , résonne comme un ouvrage bilan, où il synthétise les réflexions menées depuis plusieurs décennies sur la question de la justice sociale. Ses réflexions posent des jalons importants qui peuvent aider à (re-)penser cette question dans le contexte contemporain.

Dans ses écrits antérieurs comme dans cet ouvrage de synthèse, Amartya Sen refuse de développer une théorie complète de la justice qui spécifierait exhaustivement les institutions d’une société juste et garantirait ainsi l’émergence d’une telle société. Son propos est à la fois plus complexe et plus modeste.

A la croisée de l’individu et de l’instituion

Plus complexe, parce qu’il souligne la nécessité de contextualiser les questions de justice: il ne s’agit en effet pas de trouver une formule de justice unique (ou transcendantale selon ses termes) qui pourrait s’appliquer à toutes les sociétés. Amartya Sen ne cherche pas à prendre de la hauteur ou à s’abstraire de la réalité sociale pour définir le bien commun depuis une tour d’ivoire philosophique ou à l’abri d’un voile d’ignorance (cher à John Rawls); il part au contraire des situations d’injustice telles qu’elles peuvent être observées et se demande comment y remédier le mieux possible.

Ce sont les situations concrètes dans leur complexité et leur multi-dimensionnalité qui constituent son point de départ

Il s’inscrit ainsi dans une perspective comparative dont le but n’est pas d’aboutir à un consensus sur des principes abstraits ou de réfléchir à ce que devrait être une société juste et aux institutions qu’il faudrait mettre en place pour y parvenir, mais de voir comment réduire les injustices existantes au moyen de solutions ancrées dans le vécu concret des personnes. Ce sont donc les situations concrètes dans leur complexité et leur multi-dimensionnalité qui constituent son point de départ: une personne en situation de handicap n’a pas les mêmes besoins ou attentes qu’un demandeur d’emploi valide ou qu’une mère de famille souhaitant reprendre une activité professionnelle. La question de la justice doit donc être posée différemment selon les situations individuelles considérées.

D’autre part, Sen rappelle constamment que les questions de justice ne relèvent pas d’un traitement exclusivement institutionnel et qu’elles doivent aussi prendre en compte les comportements, les préférences, les aspirations, etc. des individus: ceux-ci ne peuvent donc pas se dédouaner sur des institutions qui seraient envisagées, à elles seules, comme les garantes de la société juste.

Bref, la complexité émane chez Sen de deux sources complémentaires: tout d’abord la question de la justice ne se résume pas à une formule institutionnelle, si tentante que soit cette voie; ensuite elle doit prendre en compte la capacité d’action d’individus qui ne sont pas entièrement déterminés par leur environnement institutionnel. Cela ne signifie évidemment pas que les institutions ne comptent pas, mais que c’est à la croisée des individus et des institutions que se pose et doit se résoudre autant que possible la question de la justice sociale.

Artisan de la justice sociale

Plus modeste, car Sen n’est pas, on l’aura compris, un architecte de sociétés parfaitement justes, mais plutôt un artisan de justice. Ce qu’il convient d’«égaliser» chez lui, ce ne sont pas les revenus ou conditions matérielles (revendication caractéristique des approches qu’il qualifie de ressourcistes), ce n’est pas non plus la somme des utilités ou des plaisirs (dans une optique utilitariste), mais c’est l’autonomie des personnes ou ce qu’il appelle leur capabilité, c’est-à-dire leur liberté réelle de mener la vie qu’elles ont des raisons de valoriser. Il conviendrait ainsi que chacun puisse disposer d’autant de liberté que possible de mener la vie de son choix.

C’est l’autonomie des personnes ou ce qu’il appelle leur capabilité

Cette question de l’autonomie est très complexe: elle exige de prendre en compte les préférences ou aspirations des individus, tout en soulignant que ces préférences ne sont pas également légitimes et ne peuvent donc pas toutes requérir la mise sur pied d’un soutien institutionnel adéquat. Il s’agit donc de discriminer entre les préférences acceptables (celles qui seront soutenues par la société) et les autres (qui relèvent dès lors de la responsabilité individuelle).

Un critère est ici introduit par Sen, celui de la démocratie ou du débat public. Dans son esprit, seules les préférences individuelles qui passent le test du débat public devraient bénéficier d’un support institutionnel. Les philosophes politiques, si brillants soient-ils, ne peuvent se substituer aux acteurs du débat public pour décider des objectifs et des modalités de la justice sociale. Celle-ci relève au premier chef de la démocratie délibérative qui permet d’identifier les préférences ou aspirations individuelles devant être soutenues par la collectivité et d’« écarter » les autres – par exemple les préférences dispendieuses (faire du surf à Hawaii).

Ce critère démocratique a une autre conséquence cruciale: c’est que la justice sociale, son contenu, ses modalités, etc. ne sont pas figés, mais qu’ils évoluent au fur et à mesure du débat démocratique. La question de la justice sociale est donc toujours à remettre sur le tapis, à repenser à frais nouveaux.

Selon Sen, chacun d’entre nous, suivant son expérience de vie, sa position sociale, etc. a un point de vue différent sur la société et ce que devrait être une société juste

Un concept fondamental dans cette optique est celui d’objectivité positionnelle: selon Sen, en effet, chacun d’entre nous, suivant son expérience de vie, sa position sociale, etc. a un point de vue différent sur la société et ce que devrait être une société juste. Ce point de vue est doté d’une objectivité non pas absolue, mais positionnelle, c’est-à-dire liée à la position occupée par la personne. Au même titre que deux personnes observant un objet sous un angle différent en ont une vision objective, mais partielle (c’est-à-dire liée à leur position géographique), deux personnes occupant des positions sociales différentes, avec des expériences propres, etc. peuvent également formuler un point de vue objectif mais partiel sur la société et la question de la justice sociale. Tous ces points de vue partiels ou objectivités positionnelles ont vocation à s’exprimer dans le débat démocratique, car chacun peut amener des informations propres qui ont légitimement leur place dans le processus de décision collective.

S’il n’y a pas de formule de la société juste chez Sen, ni de théorie complète de la justice, il n’en reste pas moins que la société la plus juste possible est celle qui fait place et qui entend la variété des points de vue ou objectivités positionnelles. Il y a là, me semble-t-il, une voie stimulante pour la poursuite de la justice: loin de chercher à imposer mon point de vue sur ce que je pense juste, il me faut promouvoir la possibilité pour tous les membres d’une société donnée (et plus particulièrement les plus défavorisés parmi eux, c’est-à-dire celles et ceux qui sont exclus du débat démocratique et ne parviennent pas à y faire représenter leurs points de vue) de participer au débat démocratique sur les questions de justice sociale. Le silence, nous dit Sen, est le pire ennemi de la justice sociale et cela vaut au premier chef pour les catégories les plus défavorisées qui sont aussi souvent les plus silencieuses.

Une telle conception de la démocratie, où chacun d’entre nous est appelé à devenir artisan de justice, ne se réduit évidemment pas aux arènes parlementaires. Elle devrait selon Sen englober tous les espaces de décision collective (l’entreprise, les associations, les syndicats, mais aussi la famille, etc.) avec la visée, répétons-le, non pas de découvrir la formule définitive de la justice sociale, mais de progresser autant que possible vers une société plus juste et plus soucieuse du développement des capabilités de ses membres.

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Jean-Michel Bonvin est Professeur à la Haute école de travail social et de la santé – éésp – Vaud. Il est l’un des membres fondateurs du Centre d’études des capabilités dans les services sociaux et sanitaires (CESCAP). Il a notamment mené ses travaux dans le champ des politiques sociales, de la sociologie du travail et des théories de la justice.

 

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