Guerre et paix – Revue Sources https://www.revue-sources.org Tue, 03 Jan 2017 12:25:40 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 La «der des der» https://www.revue-sources.org/la-der-des-der-2/ https://www.revue-sources.org/la-der-des-der-2/#respond Sat, 04 Apr 2015 09:30:00 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=683 [print-me]

Nos lecteurs jugeront peut-être déplacé et désuet ce dossier qui commémore la guerre de 14 – 18, « la der des der », comme se plaisaient à l’appeler les poilus rescapés qui revenaient du front. D’abord, elle ne fut pas la dernière. En fait de «boucherie», la triste actualité quotidienne relègue au second plan la fameuse «tranchée des baïonnettes». Rien de plus répétitif que la guerre. Ce ne sont que les armes qui diffèrent: massives ou légères. Aveugles, de toute façon.

D’où vient la guerre? Qu’elle soit djihadiste ou républicaine? Elle naît nécessairement dans le cœur de l’homme. Je relis cette phrase de la Lettre de Jacques. «Dieu ne tente personne». Autrement dit, ce n’est pas Dieu qui inspire et veut la guerre. Alors, d’où vient-elle? Et Jacques d’expliquer: «Chacun est tenté par sa propre convoitise qui l’entraîne et le séduit. Une fois fécondée, la convoitise enfante le péché et le péché arrivé à sa maturité engendre la mort». (Jac 1, 13-14.) Il n’y a pas de guerres petites ou grandes, propres ou sales, conventionnelles ou nucléaires, justes ou injustes. Il n’y a que la convoitise qui dégénère en massacres, en génocides et en boucheries. La guerre de 14 -18 est une sinistre illustration de cet enchaînement. «Capital de la douleur» pour citer le poète Paul Eluard qui chanta (?) cette inqualifiable horreur.

Rien de plus répétitif que la guerre.

Prévenir la guerre implique donc la guérison du cœur. Etouffer en nous tout germe d’envie qui nous pousse à étrangler notre voisin dans le but d’agrandir notre territoire. Derrière cette violence se profile un sentiment de frustration, l’incapacité de nous accepter nous-mêmes sans agresser nos plus chers prochains. Que vous soyez tsar, kaiser, sultan, roi d’Angleterre, Wilson ou Clémenceau, la guerre est d’abord ce feu qui ronge votre cœur et qui finit par incendier la terre entière. Rien ne sert que vous travestissiez vos envies et vos rapines sous de bons et beaux sentiments: patrie, culture et même religion, comme si Dieu bénissait vos entreprises meurtrières.

Face à ce désastre ou aux prises avec lui, comment devrait réagir un chrétien lucide? Une question que nous nous sommes posée en rédigeant ce dossier. Beaucoup se laissent entraîner dans la logique de la guerre. Le «Sermon de la Madeleine» que nous relatons en est un bon exemple. D’autres s’exposent à être taxés de mauvais citoyens en se réclamant de l’objection de conscience qui leur interdit à faire usage des armes, quitte à subir les foudres du pouvoir en place.

Saint Maurice lui-même fut l’un de ces réfractaires. Sous le couvert de quel paradoxe les armées dites chrétiennes choisirent ce légionnaire objecteur pour patronner leurs opérations militaires? Un mystère qu’une historienne tente d’élucider dans ce numéro.

Mais la plupart des chrétiens, sans prises sur les causes des conflits, interviennent pour en limiter les effets désastreux. Sur cette ligne, nous avons voulu faire écho à la diplomatie pontificale très présente dans les organismes internationaux où il est question de désarment et même à des interventions individuelles charismatiques.

Il nous a plu de relever la mission humanitaire du Père dominicain Georges Pire auprès des réfugiés de la deuxième guerre mondiale et celle, conciliatrice, du frère Bruno Hussar en Israël. Plus proche de nous, le sacrifice de Hrant Dink qui rêvait de faire vivre ensemble Turcs et Arméniens.

Toutes ces interventions sont de type samaritain. Elles soulagent momentanément le mal déjà commis. Et Dieu sait si elles sont nécessaires! Toutefois, elles ne devraient pas nous faire oublier notre devoir de prévention: agir en amont et soigner nos envies destructrices. Le combat contre la guerre se situe d’abord à ce niveau.

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Le Saint-Siège et le désarmement https://www.revue-sources.org/le-saint-siege-et-le-desarmement-2/ https://www.revue-sources.org/le-saint-siege-et-le-desarmement-2/#respond Sat, 04 Apr 2015 09:00:25 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=105 [print-me]

On connaît la « diplomatie vaticane », ses nonciatures et ses nonces. Depuis plus de 60 ans, des papes sont ainsi venus parler à l’Assemblée générale des Nations Unies où le Saint-Siège est présent comme Etat observateur.

Ce qui est beaucoup moins connu, c’est le travail au jour le jour des missions diplomatiques du Saint-Siège dans le cadre des organisations internationales à New York, Genève, Vienne, Strasbourg et dans d’autres villes sièges d’organisations régionales ou internationales. Mais ce qui est très largement méconnu, c’est ce que fait le Saint-Siège dans le domaine de la sécurité, du désarmement et du contrôle des armes. Du moment que le Saint-Siège, au moins depuis plus de 150 ans, n’a plus d’armée ni d’arsenaux militaires, pourquoi cette présence dans ces fora et quelle légitimité a-t-il comme acteur dans ce domaine?

Pour la reconstruction d’un nouvel ordre mondial

Cet article ne prétend pas écrire l’histoire du Saint-Siège dans le domaine du désarmement, encore moins disserter sur la conception de l’Eglise catholique et son engagement pour la paix entre les peuples et à l’intérieur des frontières nationales. Ce texte n’est qu’une introduction au travail du Saint-Siège dans le cadre des institutions multilatérales dédiées au désarmement, au contrôle des armes et au respect du droit international humanitaire en général.

Si le Saint-Siège a opté pour le statut d’observateur aux Nations Unies, il a fait un choix différent dans le domaine qui nous intéresse dans cet article. A la fin de la Seconde Guerre mondiale et suite à trois conflits majeurs successifs que l’Europe et le monde ont vécus avec leur cortège de millions de morts, de blessés, d’handicapés, de destructions de populations entières et des infrastructures, les pays, surtout européens, étaient dans une situation de désespoir et de déboussolement. A côté de la reconstruction économique et politique, il y avait un besoin urgent d’une reconstruction morale et d’un nouvel ordre mondial basé sur le respect de la dignité de la personne et de ses droits fondamentaux inaliénables.

Dans cet effort, le Saint-Siège a rejoint la communauté internationale comme un acteur privilégié pour créer des institutions et négocier des traités qui limitent et réglementent l’usage des armes. Dans ce domaine, le Saint-Siège est Etat partie (pas observateur) à presque tous les instruments relatifs au contrôle des armes et au désarmement: Traité de Non-Prolifération (Nucléaire), Convention sur les armes biologiques, Convention sur les armes chimiques, Convention sur certaines armes classiques, Convention sur les mines antipersonnelles, Convention sur les armes à sous-munitions, etc. Le Saint-Siège est aussi membre de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) et de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique. Il est Etat observateur à la Conférence du Désarmement qui a son siège à Genève.

Trois objectifs principaux

Trois objectifs principaux sont au centre de l’activité et des positions du Saint-Siège:

Tout d’abord, la défense de la dignité de la personne, quelle qu’elle soit, et la remise de la personne humaine au centre de la discussion, et en premier lieu les victimes ou les victimes potentielles des conflits armés. Le Saint-Siège se base sur des données scientifiques, techniques, stratégiques et politiques solides. Mais le fondement de ses positions réside dans le corpus de l’enseignement social de l’Eglise développé à longueur de décennies. En cela, il cherche à dépasser une discussion sur les armes en tant que telles pour montrer leurs effets et leurs conséquences humanitaires.

Deuxième objectif  : Même en acceptant qu’un Etat ait le droit, sinon le devoir, de défendre sa population et d’assurer sa sécurité, tout n’est pas permis ni acceptable dans la conduite des hostilités. Il y a des principes éthiques, humanitaires et juridiques qui s’imposent à tous dans les situations de conflits armés. L’échec de préserver la paix ne devrait pas se doubler par des actes assimilables à des crimes de guerre ou à des génocides ou encore à des crimes contre l’humanité. Le Saint-Siège plaide pour un minimum d’humanité dans des situations où ostensiblement on assiste à un échec évident.

Le développement est l’autre nom de la paix

Trois exemples d’intervention, enfin, la sécurité et la paix ne se préservent pas seulement par des moyens militaires. Comme le disait le Pape Paul VI, le développement est l’autre nom de la paix. L’éducation, la santé, la justice sociale, la participation politique et la coopération régionale et internationale sont des éléments indispensables pour la sécurité et la paix nationales et internationales. Pour cela, il n’est pas raisonnable ni utile d’investir exagérément dans le domaine militaire et de dilapider des biens plus nécessaires pour le développement et les besoins vitaux de la population, surtout des pauvres. Le désarmement est aussi essentiel pour plus de stabilité et de sécurité. Plus d’armes peuvent être aussi une raison de déstabilisation et de conflits.

Ces objectifs ne sont pas suffisants pour l’action du Saint-Siège. Il faut aussi œuvrer concrètement, en collaboration avec d’autres acteurs étatiques, des organisations internationales comme le CICR, des organisations de la société civile, afin de traduire ces objectifs en règles pratiques contraignantes et respectées en temps de guerre comme en temps de paix. Le Saint-Siège a travaillé et travaille avec de nombreux partenaires pour faire avancer des objectifs communs au service de la paix afin de prévenir que de nouvelles victimes payent pour l’aveuglement des hommes. A ce titre, trois exemples illustrent le mieux l’engagement du Saint-Siège dans le domaine du désarmement.

Un désarmement nucléaire total

Le Saint-Siège et les Papes, depuis le Concile Vatican II et l’Encyclique  Pacem in Terris  de Jean XXIII, se sont exprimés fortement et ont plaidé pour un désarmement nucléaire total. Malgré quelques progrès limités, la prolifération nucléaire et les risques liés à la possession de ces armes sont très élevés.

Le Saint Siège a aussi fait circuler un document de fond qui remet en cause les fondements éthiques de la dissuasion nucléaire.

Le Saint-Siège s’est associé à une coalition d’Etats, d’ONG (International Campaign to Ban Nuclear Weapons), au CICR et à des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge pour relancer la discussion sur le désarmement nucléaire mais dans une nouvelle perspective, celle des conséquences humanitaires d’une détonation nucléaire qu’elle soit intentionnelle ou accidentelle. Le Saint-Siège est totalement engagé dans cette initiative. Trois grandes conférences ont déjà eu lieu à Oslo (Norvège, mars 2013), Nayarit (Mexique, février 2014) et Vienne (Autriche, décembre 2014).

Lors de cette dernière conférence qui a regroupé environ 160 Etats et 900 participants au total, le Saint-Père a adressé un message puissant pour appeler au désarmement nucléaire total. Le Saint Siège a aussi fait circuler un document de fond qui remet en cause les fondements éthiques de la dissuasion nucléaire. Ce n’est pas seulement l’utilisation qui est immorale mais aussi la possession.

Protection des populations civiles

Un autre sujet de préoccupation pour le Saint-Siège est l’utilisation des armes explosives dans des régions à haute densité de population. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la population mondiale est plus urbaine que rurale. Les conflits armés auront de plus en plus lieu dans des contextes urbains. D’ailleurs, les conflits récents au Moyen-Orient, en Afrique ou en Europe le montrent bien.

Dans ces conditions, il est presque impossible de respecter le droit international humanitaire, notamment la règle de distinction entre objectifs militaires et objectifs civils, la règle de proportionnalité, etc. Les conséquences humanitaires de conflits dans les zones urbaines sont catastrophiques: les civils ne sont plus des victimes collatérales mais forment la majorité écrasante des morts et blessés, des destructions des infrastructures économiques, éducatives, sanitaires, etc. Les conditions d’une vie décente ne sont plus possibles. En général, ce sont des guerres civiles qui renforcent la haine entre les belligérants. La réconciliation devient encore plus difficile.

Le Saint-Siège, depuis quelques années, essaye avec différents partenaires, surtout des ONG, de sensibiliser la communauté internationale à cette nouvelle donne et d’encourager une réflexion multilatérale afin de trouver des solutions concrètes et adaptées.

Les armes léthales autonomes

Le Saint-Siège s’engage aussi dans certains cas pour prévenir des développements dans le domaine militaire qui portent en eux les problèmes de demain. La prévention est la meilleure option.

A titre d’exemple, il faudrait mentionner les systèmes d’armes létales autonomes. Le progrès scientifique et technologique dans le domaine de la robotique est rapide. Plusieurs pays ont entamé des programmes de recherche pour développer des applications militaires. Il s’agit de systèmes complètement autonomes et qui seraient en mesure d’opérer des actions militaires sans aucune intervention humaine. La décision de donner la mort serait prise par un robot. Les défenseurs de tels systèmes avancent l’idée qu’un robot n’a pas de sentiments et est donc moins soumis à la haine ou à l’esprit de revanche. L’autre argument est qu’il serait tout aussi capable qu’un être humain de respecter le droit international humanitaire, sinon plus.

La décision qui concerne la vie et la mort de personnes humaines ne peut pas être laissée à une machine quel que soit son degré de perfection.

Depuis l’année dernière, ce sujet est à l’ordre du jour de la Convention sur certaines armes classique. Le Saint-Siège a fait une intervention en 2014 sur le sujet pour soulever les problèmes éthiques liés à la robotisation en général et à la robotisation militaire en particulier. Le problème principal est le risque de la déshumanisation. La décision qui concerne la vie et la mort de personnes humaines ne peut pas être laissée à une machine quel que soit son degré de perfection. A côté de nombreux problèmes pratiques liés à la robotisation, il ne faut pas perdre de vue qu’un conflit garde toujours une dimension politique et humaine qu’on ne peut évacuer sans risquer de déshumaniser la guerre mais aussi la personne humaine elle-même.

Artisan de paix

Ce qui précède ne prétend aucunement proposer un tableau exhaustif. Ce n’est qu’une courte introduction pour encourager les lecteurs à s’informer davantage et, pourquoi pas, à s’engager d’une manière ou d’une autre au service de la paix à travers le désarmement. Pour un chrétien, cela n’est pas un luxe mais fait partie de son identité de chrétien, qui devrait faire de lui un artisan de paix.

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Le Père Antoine Abi Ghanem est conseiller attaché à la Mission permanente du Saint-Siège auprès de l’Office des Nations Unies et des institutions spécialisées à Genève. Il est plus spécialement chargé des questions de désarmement.

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Déjà vous n’êtes plus qu’un mot d’or sur nos places https://www.revue-sources.org/deja-netes-plus-quun-dor-nos-places/ https://www.revue-sources.org/deja-netes-plus-quun-dor-nos-places/#respond Sat, 04 Apr 2015 08:56:32 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=103 [print-me]

Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles
Jeune homme dont j’ai vu battre le cœur à nu
Quand j’ai déchiré ta chemise et toi non plus
Tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille

Qu’un obus a coupé par le travers en deux
Pour une fois qu’il avait un jeu du tonnerre
Et toi le tatoué l’ancien Légionnaire
Tu survivras longtemps sans visage sans yeux

Roule au loin roule train des dernières lueurs
Les soldats assoupis que ta danse secoue
Laissent pencher leur front et fléchissent le cou
Cela sent le tabac la laine et la sueur

Comment vous regarder sans voir vos destinées
Fiancés de la terre et promis des douleurs
La veilleuse vous faite de la couleur des pleurs
Vous bougez vaguement vos jambes condamnées

Vous étirez vos bras vous retrouvez le jour
Arrêt brusque et quelqu’un crie Au jus là-dedans
Vous baillez Vous avez une bouche et des dents
Et le caporal chante Au pont de Minaucourt

Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit
Déjà vous n’êtes plus qu’un mot d’or sur nos places
Déjà le souvenir de vos amours s’efface
Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri.

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Louis Aragon, Poèmes contre la guerre
Ce poème a été chanté par Léo Ferré sous le titre « Tu n’en reviendras pas ».

 

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Servir l’Eglise ou sa patrie? Le dilemme du père Sertillanges https://www.revue-sources.org/servir-leglise-patrie-dilemme-pere-sertillanges/ https://www.revue-sources.org/servir-leglise-patrie-dilemme-pere-sertillanges/#comments Sat, 04 Apr 2015 08:49:16 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=101 [print-me]

Quand le Père Antonin-Dalmace Sertillanges monte en chaire de l’église de la Madeleine à Paris, ce lundi 10 décembre 1917, il est une des figures connues de l’Eglise catholique en France. Professeur de philosophie à l’Institut catholique, prédicateur fameux, il est aussi un écrivain à succès. Il sait relire la vie et les questions de ses contemporains à la lumière de la foi, dans une langue simple et claire.

Prêtres collecteurs d’or

Les circonstances sont assez curieuses. Le père Sertillanges a été sollicité par l’archevêque de Paris, le cardinal Amette, pour manifester le concours des catholiques à l’effort de guerre. Il s’agit d’inviter les fidèles, et au-delà tous les citoyens de bonne volonté, à donner leur or. Le gouvernement vient de lancer un nouvel emprunt pour payer les canons, les obus, le fil de fer barbelée, les aéroplanes…

L’engagement sans réserve des catholiques et de leurs prêtres dans le combat va réconcilier l’Eglise et la nation après soixante-dix ans de méfiance réciproque.

Le Père Sertillanges remercie d’emblé le cardinal d’avoir fait des prêtres « des collecteurs d’or. L’or étant le signe et l’un des moyens principaux de la puissance française, il convenait de le mettre au service de la patrie. Toutes les paroisses sont devenues des guichets où le peuple apporte son or et retire un témoignage de civisme. »

Comme ces mots sonnent bizarres à nos oreilles, cent ans après! Mais le contexte explique en partie cette phraséologie déroutante. La guerre totale mobilise toutes les ressources nationales, l’Eglise, les paroisses, le clergé y compris. Il s’agit d’un combat contre le mal, incarné par l’Allemagne, comme vient d’ailleurs de le déclarer le Président Wilson à Washington. En outre, l’Eglise joue une partie décisive: l’engagement sans réserve des catholiques et de leurs prêtres dans le combat va réconcilier l’Eglise et la nation après soixante-dix ans de méfiance réciproque.

Très saint Père, non! Non!

Dans cette affaire, le Père Sertillanges est l’homme-lige de l’épiscopat français. Le cardinal Amette est présent à la Madeleine, il a donné son nihil obstat au texte du Dominicain. Mais si ce discours va rester dans les mémoires, c’est parce qu’il explique dans des termes sans équivoque la volonté française.

La France ne veut pas d’une paix bradée. Le père Sertillanges répond au nom de la France au plan de paix proposé par le pape Benoit XV à tous les belligérants le 1er août 1917. Il proposait une paix blanche et un désarmement des nations, pour mettre fin à la boucherie, sauver la monarchie catholique autrichienne et contrarier les rêves de revanche. La réponse des Alliés tarde à venir.

« Nous sommes des fils qui disent Non, non, comme le rebelle apparent de l’Evangile ».

L’envoyé en Suisse de la chancellerie pontificale, Mgr Marchetti, s’étonne le 5 septembre du silence du Quai d’Orsay: « Le pape est mortellement blessé par le refus de l’Entente (Royaume-Uni, France, Russie) de répondre à sa note; que la France réponde quelque chose, n’importe quoi: toute lettre appelle réponse! « [1. Nathalie Renoton-Beine, La colombe et les tranchées – les tentatives de paix de Benoit XV pendant la Grande Guerre, Cerf, 2004, p. 298.]

La réponse, c’est le Père Sertillanges qui la donne ce jour-là: « Très Saint Père, nous ne pouvons pas pour l’instant, retenir vos appels de paix. Nous sommes des fils qui disent Non, non, comme le rebelle apparent de l’Evangile. La France n’a pas confiance dans la bonne volonté de ses ennemis. Dès lors, nous ne pouvons croire à une paix de conciliation. Nous nous sentons dans la nécessité d’amener notre ennemi à connaître l’angoisse, seule leçon qu’il paraisse en état de goûter. Nous le vaincrons. Après nous demanderons trois choses: des réparations, des restitutions, des garanties ». C’est exactement le programme de Clémencau, l’homme fort que la France vient de se choisir pour parvenir à la victoire sans concession.

Machiavélisme politique: le gouvernement anticlérical français ne veut aucun contact officiel avec le pape. Pour lui répondre de manière détournée, il n’utilise pas la voie d’un diplomate officieux, mais le discours d’un Dominicain dans une église!

Le pape attendra cinq ans avant de sévir

Benoit XV est scandalisé. Le cardinal Gasparri, ministre des Affaires Etrangères du pape, réclame la démission du Père Sertillanges. Pour le protéger, l’Etat français le fait élire membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques et le nomme Chevalier de la légion d’honneur. L’Institut catholique met en garde la Curie romaine contre une sanction qui serait considérée comme un acte politique hostile.

Le pape attendra donc une Assemblée nationale plus favorable en France, ainsi que le rétablissement des relations diplomatiques. En 1922, il exigera la mise à la retraite du Dominicain, il lui interdira d’enseigner, l’exilera à Jérusalem puis en Hollande. Les Présidents de la République Poincaré et Millerand auront beau plaider pour l’ancien porte-parole de la France en guerre, rien n’y fera.

Servir la patrie ou obéir au pape?

La question de fond que pose le discours de la Madeleine, c’est celle de l’autorité morale: dans un pays en guerre, en crise grave, un religieux, un chrétien doit-il préférer le service commandé par les autorités de la patrie plutôt que l’obéissance au pape qui, lui, envisage le bien commun supranational?

C’est le critère de la charité qui permettrait de trancher devant un choix cornélien. Le Père Sertillanges doit obéissance au Siège apostolique. Mais l’amour de son pays lui semble plus important qu’une parole du pape qui, de plus, n’était pas en l’occurrence une norme, mais un appel.

C’est la charité envers son pays, l’amour de la nation qui justifie la dispense faite au Père Sertillanges par le cardinal Amette.

C’est donc bien un choix de la conscience en situation, dont on ne peut aucunement conclure que le Père Sertillanges était un rebelle définitivement, la transgression étant liée à une situation précise. C’est lorsqu’elle se développe dans le temps, coupée de sa situation d’origine, qu’elle devient une déviance. Saint Thomas d’Aquin, que le père Sertillanges enseignait, écrit: « celui qui, en cas de nécessité, agit indépendamment du texte de la loi, ne juge pas la loi elle-même, mais seulement un cas singulier où il semble qu’on ne doive pas tenir compte des termes de la loi. »(Ia IIæ, q. 96, a. 6, ad 1.)

Pour comprendre le choix du Père Sertillanges, on doit aussi ne pas oublier qu’il obéissait à l’Ordinaire du lieu. La légitimité de l’archevêque de Paris incluait donc le devoir patriotique. Dans le Traité du précepte et de la dispense de saint Bernard on lit au §5: « Aussi, tant que les obligations favorisent la charité, elles sont stables et inviolables et les supérieurs eux-mêmes ne peuvent les changer sans pécher. […] Au contraire, deviennent-elles nuisibles à la charité, c’est à ceux qui doivent en juger, qu’il appartient d’y pourvoir: ne vous semble-t-il pas en effet de toute justice que ce qui a été établi pour la charité soit omis, interrompu ou changé en quelque chose de meilleur dès que la charité le réclame, et de tout injustice au contraire, de maintenir contre la charité ce qui n’a été établi qu’en sa faveur?  » C’est la charité envers son pays, l’amour de la nation qui justifie la dispense faite au Père Sertillanges par le cardinal Amette.

La guerre plutôt que la paix!

Cependant, si Sertillanges est dispensé de soutenir l’avis du pape, et s’il est même encouragé à exprimer une opinion contraire, il ne faut pas perdre de vue l’objet de l’invitation pressante faite aux belligérants. C’est un appel à la paix! Le Père Sertillanges se range lui du côté de la guerre, d’une violence revendiquée. Il assume un monceau de morts dans la boue, la souffrance terrible imposée à des millions de personnes, le sacrifice d’une génération entière.

Le ressentiment vis-à-vis de la victoire prônée par le Père Sertillanges alimentera l’idéologie d’Adolph Hitler.

L’année 1918, qui voit la reprise de la guerre de mouvement, sera l’une des plus meurtrières du conflit. Le Dominicain défend le bien apparent de son pays contre le bien commun de toute l’humanité que vise Benoît XV. Et on peut même discuter de la réalité du bienfait pour la France. Des centaines de milliers de jeunes morts supplémentaires entre août 1917 et novembre 1918, un pays ruiné, qui sera rendu frileux au moment de s’opposer à la montée du nazisme.

Le pape envisageait la restitution de l’Alsace-Lorraine en échange des territoires conquis par l’armée allemande sur l’empire russe. Les deux autres revendications françaises qui justifient la guerre jusqu’au bout et qui sont exprimées dans le discours de la Madeleine étaient la réparation et les garanties, c’est-à-dire le remboursement des dégâts et la démilitarisation de l’Allemagne.

Ces deux points vont humilier durablement le pays vaincu, susciter une volonté de revanche et n’empêcheront pas la répétition du conflit vingt ans plus tard. Au contraire, le ressentiment vis-à-vis de la victoire prônée par le Père Sertillanges alimentera l’idéologie d’Adolph Hitler.

Au discours belliciste du Père Sertillanges on ne peut qu’opposer le témoignage des humbles combattants, terrorisés dans leurs tranchées. Gabriel Chevallier écrit dans son roman La peur« La guerre a tué Dieu, aussi! A vingt ans, nous étions sur les mornes champs de bataille de la guerre moderne, où l’on usine les cadavres en série, où l’on ne demande au combattant que d’être une unité du monde immense et obscur qui fait les corvées et reçoit les coups, une unité de cette multitude qu’on détruisait patiemment, bêtement, à raison d’une tonne d’acier par livre de jeune chair « .

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Le frère dominicain Philippe Verdin est prieur du couvent Saint-Nom-De-Jésus à Lyon.

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L’objection de conscience https://www.revue-sources.org/lobjection-de-conscience-2/ https://www.revue-sources.org/lobjection-de-conscience-2/#respond Sat, 04 Apr 2015 08:45:10 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=99 [print-me]

Dans votre jeunesse, vous avez passé quelques mois d’emprisonnement pour refus de servir par les armes. Dans quelles circonstances et sous quelles conditions?

J’ai effectué mon école de recrue en 1964 en Valais comme fusilier de montagne. L’armée voulait me faire grader. J’ai repoussé à quatre reprises l’école de sous-officier. On accepta les trois premiers refus, mais non le quatrième. J’ai donc été convoqué au Tribunal militaire qui m’a condamné à 5 mois de prison avec sursis pour refus d’école de sous-officier.

J’ai effectué ma peine au pénitencier fribourgeois de Bellechasse parmi les détenus de droit commun.

J’avais accompli dans l’intervalle trois cours de répétition [1. Dans l’armée suisse de milice, le « cours de répétition » est un exercice militaire de trois semaines imposé pendant un certain nombre d’années aux soldats qui ont préalablement accompli leur « école de recrue » de quatre mois, sorte de formation militaire préliminaire.] et, à la suite de cette condamnation, j’ai décidé de quitter l’armée. Je fus à nouveau convoqué par le même Tribunal qui me condamna à un mois d’emprisonnement.

Comme le sursis tombait, la peine totale était donc de 6 mois. Je fus alors exclu de l’armée comme « orgueilleux et présomptueux », entre autres motifs retenus. J’ai effectué ma peine au pénitencier fribourgeois de Bellechasse parmi les détenus de droit commun. Je servis d’abord d’homme à tout faire, puis de porcher. Conditions difficiles. Mêmes vêtements pour le travail et pour la nuit et une seule douche par mois. Mais de nombreux et riches contacts humains. J’ai même écrit et joué une pièce de théâtre dans ce pénitencier.

Quelles étaient les motivations ou les arguments qui vous ont conduit à « objecter »?

Je chantais alors dans une chorale qui répondait à un appel de Raoul Follereau, « l’apôtre des lépreux », à la recherche de fonds pour soigner des lépreux aux Indes. Nous avions d’intenses discussions sur ce que nous pouvions faire pour contribuer à un monde plus juste. Certains, comme François Duc notamment, sont partis en Algérie. J’ai choisi de témoigner ici, dans mon pays, pour tenter de réveiller les consciences sur les causes des guerres et notre responsabilité de citoyens responsables et chrétiens.

J’étais déjà un élu au Conseil général de ma commune, membre actif de plusieurs sociétés et président du Chœur mixte lorsque j’ai décidé d’objecter. Ce qui n’a pas manqué de provoquer un petit scandale: manchette du quotidien fribourgeois « La Liberté »: « Conseiller général condamné ». Ce ne fut pas facile pour mes parents. Mon père, ancien syndic de la commune, était député.

Votre foi a-t-elle joué un rôle dans votre décision?

Je suis un enfant non pas de mai 68, mais de 61, 63 et 67. Ce sont les années de parution des trois encycliques: Mater et Magistra , Pacem in Terris et Populorum Progressio . Elles furent mes livres de chevet. L’espoir de l’aggiornamento généré par Jean XXIII et son Concile était immense. Un peu comme aujourd’hui le Pape François.

Ces encycliques parlaient de guerres, justes et injustes et d’objection de conscience qui pouvait être justifiée. J’eus de longues et nombreuses discussions avec mon curé, l’abbé Louis Gachet, qui me suivait dans mon cheminement. Il accepta de témoigner au cours de mon procès et m’amena lui-même au pénitencier. Ma foi chrétienne a donc été primordiale dans ma démarche à la fois spirituelle et politique.

Par la suite, vous avez été investi d’importantes charges politiques, jusqu’à vous faire élire à deux reprises « Conseiller d’Etat» [2. En Suisse, un Conseiller d’Etat est un ministre dans le gouvernement de son canton. Chaque canton est considéré comme un Etat qui, avec les 22 autres, forme la confédération helvétique.]. Comment avez-vous pu vivre dans ce contexte votre statut d’objecteur?

C’est déjà très difficile d’être un vrai non-violent. J’avais lu tous les ouvrages de Lanza del Vasto, le philosophe qui fonda la Communauté de l’Arche dans le Larzac. La non-violence postule que toutes les décisions qui engagent une communauté doivent se prendre à l’unanimité! Imposer un tel programme à un pays qui vote quatre fois par année!

Beaucoup de travail reste à faire pour atteindre cet idéal de non-violence que le pape François me paraît si bien incarner.

J’ai tenté souvent de désamorcer les conflits dans ma famille, dans mon village, dans mon canton, notamment au Conseil d’Etat où mon indépendance m’a servi. J’ai réussi quelquefois à obtenir des décisions unanimes, au-dessus des guerres partisanes gauche/droite. Mais j’ai bien dû constater que pour beaucoup l’intérêt du parti primait sur l’intérêt général. Beaucoup de travail reste à faire pour atteindre cet idéal de non-violence que le pape François me paraît si bien incarner. La non-violence est une force qui avance et non une faiblesse. Le pape dit les choses, même si elles déplaisent à notre routine ou à notre conformisme.

Pensez-vous qu’aujourd’hui encore la pratique de la « non-violence » puisse contribuer à résoudre des conflits et à construire une paix durable?

J’ai déjà répondu en partie à cette question. Il faut enseigner ou mieux pratiquer la non-violence dans la cour de l’école, à la récréation, dans nos clubs sportifs, dans notre langage qui ne respecte plus rien, dans internet qui nivelle tout, dans les jeux vidéo qui font croire à nos enfants qu’on dispose de plusieurs vies, dans le respect à tous les niveaux.

J’ai entendu des vieux dire: « il faudrait une bonne guerre ». Mais la guerre est déjà là. Elle est économique. Elle ne fait pas de bruit. Elle tue. En silence chez nous, mais avec fracas là-bas. Ce sont les marchands d’armes qu’il faudrait forcer à accueillir les réfugiés de Lampedusa. Relisons les trois encycliques des années 60 qui délivraient un message clair sur notre responsabilité de citoyen et de chrétien. Pour la première fois, comme à la crèche de Bethléem, ces textes s’adressent « aux hommes de bonne volonté ».

Quelle est votre opinion sur la théorie de la « guerre juste »? Cette thématique refait surface pour justifier une intervention militaire face aux exactions de l’Etat islamique.

Il est vrai que le pape François, après certains évêques avant-coureurs, a évoqué cette éventualité contre la barbarie de l’Etat islamique. Cela m’a interpelé, car moi aussi, comme tout le monde, je suis horrifié par ces meurtres gratuits. Mais qui a nourri en son sein ces jeunes européens qui partent faire le djihad, sinon nos civilisations décadentes et sans idéal? Les chefs djihadistes nous reprochent d’avoir recommencé nos trop fameuses croisades en Afghanistan, en Irak et en Syrie. Est-ce si faux? Notre paix se réduit à la possibilité de commercer et de s’enrichir. Est-ce très évangélique? Dans les « Chemins de la Croix » de Gardaz et Kaelin que nous recréons lors de chaque semaine sainte depuis 48 ans, le récitant dit:

« En ce temps-là, qui était le 21ème siècle, le coq chanta. Il y eut des baisers d’amitié au Jardin des Oliviers et bien d’autres trahisons. Il y eut aussi une soif d’amitié entre les hommes qui allait grandir encore. Car les enfants de Dieu ne voulaient pas mériter cette terrible condamnation d’un sage hindou nommé Gandhi, témoin bienveillant de la Crucifixion: ce n’est pas le christianisme qui est mauvais, ce sont les chrétiens qui sont mauvais ».

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Pascal Corminboeuf, qui fut conseiller d’Etat (ministre) du canton de Fribourg, inaugura sa carrière politique par un acte de désobéissance civique. Il refusa de servir son pays les armes à la main et encourut pour ce fait une peine d’emprisonnement. Dans cet interview, il revient sur cet événement et en donne les motivations.

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Maurice, saint patron des militaires. Une dévotion paradoxale? https://www.revue-sources.org/maurice-saint-patron-des-militaires-une-devotion-paradoxale/ https://www.revue-sources.org/maurice-saint-patron-des-militaires-une-devotion-paradoxale/#respond Sat, 04 Apr 2015 08:40:57 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=97 [print-me]

«Ô saint Maurice,

Valeureux officier de la légion thébaine,
Tu n’as pas craint d’affronter la mort
Plutôt que de renoncer à ta foi.

Tu as su conforter le courage de tes compagnons d’armes
Qui t’ont suivi sur le chemin des martyrs.

Écoute aujourd’hui notre prière
Et daigne intercéder en notre faveur auprès du Christ-Seigneur,
Toi qui es le saint patron des fantassins:

Que le Christ nous fortifie afin que nous soyons
Endurants dans les longues marches,
Ardents au combat,
Calmes et déterminés dans l’action.

Que le Christ nous éclaire afin que nous gardions
Un cœur miséricordieux avec les ennemis,
Paisible face à la mort,
Reconnaissant face au don de la vie,
Toujours espérant et fidèle,
Rempli de la joie de servir.

Amen.»

Cette prière, adoptée par l’Association Nationale des Réservistes de l’Infanterie lors de sa messe annuelle à Paris en 2006, témoigne de la vitalité du culte de saint Maurice dans les milieux militaires. Georges et Michel occupent, eux aussi, une place de choix dans la dévotion des soldats, mais l’attention portée à Maurice, chef chrétien de la légion thébaine mort à Agaune, peut surprendre: comment un guerrier mis à mort pour avoir refusé d’obéir peut-il être vénéré par des militaires?

Un saint apprécié des armées

Maurice est associé aux armées dès le haut Moyen Âge. Invoqué pour assurer la victoire des armées carolingiennes dès les années 780, il est ensuite honoré par les rois de Bourgogne puis, à partir du Xe siècle, par les monarques ottoniens. Le Thébain est également vénéré par les Capétiens, en particulier par saint Louis, qui l’offre en modèle à ses chevaliers en 1262. Patron de la Maison de Savoie, il est le protecteur de l’ordre militaire et religieux qu’Amédée VIII institue en 1434, l’ordre de Saint-Maurice précisément.

Comment un guerrier mis à mort pour avoir refusé d’obéir peut-il être vénéré par des militaires?

La dévotion des soldats à saint Maurice ne faiblit pas aux époques plus récentes. Après la Garde pontificale suisse en 1502, c’est, en 1674, le 103e Régiment de Dragons français qui est placé sous le patronage du saint d’Agaune, puis, en 1941, les Chasseurs alpins de l’armée italienne. Figure majeure du sanctoral militaire, le Thébain tend cependant à se spécialiser aux XIXe-XXsiècles. Il est plus étroitement lié à l’infanterie, un ordre de Saint-Maurice réunissant d’ailleurs les fantassins les plus méritants de l’US Army.

Un soldat exemplaire

La popularité du Thébain peut s’expliquer par les qualités de chef qui caractérisent Maurice. Ce dernier fait preuve de courage quand il affronte la mort. Il possède aussi un sens aigu du devoir et de la fidélité. Il a, enfin, le charisme nécessaire pour conduire ses hommes et les mener, le cas échéant, sur le chemin du martyre. Les sources de cet élogieux portrait et, avec elles, la raison du succès du culte de saint Maurice dans les milieux militaires sont anciennes. Elles remontent aux années 440, quand l’évêque de Lyon Eucher réécrit le récit de la mort des légionnaires thébains.

Le prélat connaît le texte qui, anonyme et rédigé quelques décennies plus tôt, signale que Maurice et ses compagnons, se rendant en Gaule pour réprimer une révolte, auraient été mis à mort pour ne pas avoir honoré les divinités de l’Empire. Il souhaite cependant le reprendre pour l’adapter aux réalités politiques de son temps.

L’exemple du soldat d’Agaune légitime le service du prince.

Selon lui, Maurice aurait quitté l’Égypte sur ordre de l’empereur, mais aurait réalisé, parvenu à Agaune, que se soumettre plus avant à la volonté du monarque impliquait d’user de sa force contre des chrétiens. Suivi par ses hommes, il aurait refusé non de mater la rébellion – il était venu en Occident pour cela et, loin d’être un objecteur de conscience, il avait déjà servi l’empereur les armes à la main –, mais de se battre contre ses frères dans la foi. L’insubordination, manifeste, aurait été vite punie: la légion aurait été décimée et anéantie.

Une désobéissance légitime

Maurice, avec la réécriture d’Eucher, incarne un modèle de sainteté aussi nouveau qu’original. Il a opté pour l’insubordination et a été, pour cela, exécuté, mais ce choix est strictement circonstancié. Le Thébain, militaire et chrétien, était au service du monarque. Soumis aux ordres du prince, même païen, il accomplissait sa vocation et aurait pu parvenir au salut.

Tout change quand exécuter la volonté impériale nécessite de contrevenir aux exigences de la foi. Les deux engagements qui caractérisent Maurice, celui pris envers Dieu lors du baptême et celui pris envers l’empereur et devant Dieu au moment de l’entrée dans l’armée, ne sont plus conciliables. Le soldat préfère le premier au second. La désobéissance, inconcevable, devient juste, légitime et sanctifiante car l’ordre impérial et la volonté divine sont incompatibles. Elle n’est cependant, en aucun cas, contestation ou révolte. Maurice, conscient des conséquences de son acte, ne saisit pas son épée pour s’opposer à l’empereur. S’il est fidèle à Dieu, il demeure aussi respectueux du serment qu’il a prêté en intégrant la militia principis.

Un modèle séduisant

Évident dès le Moyen Âge, le succès du culte de saint Maurice au sein des armées est toujours vif. Il peut même étonner. Il s’explique par l’œuvre du pontife lyonnais Eucher qui, au milieu du Ve siècle, fait du Thébain un modèle de sainteté militaire.

L’exemple du soldat d’Agaune légitime le service du prince. Il le définit aussi. Il écarte, en effet, toute possibilité de revenir sur la parole donnée et n’autorise la désobéissance qu’en cas de contradiction entre l’ordre reçu et les exigences de la foi. Le modèle séduit. Il satisfait les aspirations des guerriers, qui trouvent une voie de salut sans avoir à abandonner les armes. Il convient également aux rois, empereurs, ducs, comtes et autres détenteurs du pouvoir qui, en le valorisant, rappellent à leurs hommes les conditions d’un service sanctifiant.

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Esther Dehoux, historienne, est Professeure à l’Université de Lille 3, UFR des Sciences Historiques, Artistiques et Politiques, Institut de Recherches Historiques du Septentrion.

 

 

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Dominique Pire: Une fraternité universelle https://www.revue-sources.org/dominique-pire-une-fraternite-universelle/ https://www.revue-sources.org/dominique-pire-une-fraternite-universelle/#respond Sat, 04 Apr 2015 08:38:02 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=95 [print-me]

Le frère Dominique Pire (1910-1969), Dominicain belge, a montré tout au long de sa vie une compassion active au service des plus faibles, en particulier les réfugiés au lendemain de la seconde guerre mondiale. Il était personnellement sensible aux conditions de vie des personnes déplacées du fait de la guerre et dont personne ne se préoccupait.

Lui-même avait fait l’expérience de l’errance en terre étrangère. Lors de la première guerre mondiale, sa famille avait dû quitter précipitamment la ville de Dinant pour trouver refuge en France (en Normandie, puis en Bretagne). Dans un entretien, le Dominicain fait référence à cette expérience douloureuse: «On nous regarde, on nous plaint, on nous aide. Je suis un réfugié, un D.P [1. D.P.: Displaced Person, Personne Déplacée.]. mais je ne le sais pas. Je ne le saurai, je ne le comprendrai, que trente-cinq ans plus tard, en voyant mes frères des camps…» [2. Hugues VEHENNE,Dominique Pire, Prix Nobel de la Paix. Souvenirs et entretiens, Office de publicité, Bruxelles, 1959, p. 4.]

Le «Hard Core»

«En voyant mes frères des camps…». Dominique Pire découvre la situation dramatique des réfugiés de la deuxième guerre mondiale. Un peu par hasard. Régulièrement, il invitait un conférencier pour aborder un thème avec un groupe de jeunes. Au début de l’année 1949, il reçoit l’ancien directeur d’un camp de réfugiés situé en Autriche. Il prend conscience de la vie de ces personnes venues de l’Est après avoir fui les combats.

Ces réfugiés, se comptant par milliers, étaient regroupés tant en Allemagne qu’en Autriche. Après leur victoire, les Alliés s’occupèrent de réinsérer les réfugiés les plus rentables. Les professions utiles à la reconstruction étaient privilégiées (maçons, menuisiers,…). Cependant, il restait un groupe non rentable, surnommé le «Hard Core» (noyau dur), un résidu composé essentiellement de malades, de vieillards, de femmes et d’enfants, abandonnés dans des baraquements insalubres. Bouleversé, Dominique Pire veut réagir de toutes ses forces.

Les parrainages

Avec des amis, il réfléchit aux actions qui pourraient être menées en faveur de ces laissés-pour-compte. La première idée fût d’écrire aux réfugiés dont on avait les noms. Ainsi naquit l’Aide aux Personnes Déplacées (APD).

Ensuite, Dominique Pire va sur place, en Autriche, sans visa ni passeport, car le temps presse. Il visite différents camps et mesure l’ampleur des besoins. Il constate la présence de bonnes volontés, mais aussi la discrimination dont font preuve les différentes organisations d’aide, chacune voulant s’occuper des «siens».

Il a déçu plus d’un catholique bien pensant en affirmant qu’il ne se souciait pas d’évangélisation, mais de dignité.

Animé par la conviction profonde que toute personne est digne d’amour et de respect, le Dominicain lance une politique d’aide inspirée par l’Evangile. Il tient à aider les réfugiés, sans se demander quelles sont leurs croyances. Au retour de sa visite des camps, il se mobilise au service de ses frères déracinés. Rapidement, il crée un réseau de parrainages reposant sur les bonnes volontés qui acceptent d’écrire et d’envoyer des colis aux réfugiés. L’attention à l’autre est aussi importante que l’aide matérielle. On comptera jusque 18.000 parrainages.

L’«Europe du cœur»

Puis vient la fondation en Belgique de quatre homes pour personnes âgées réfugiées, ainsi que les villages européens. Afin de favoriser une intégration sur place, à proximité des villes, il bâtit pas moins de sept villages, regroupant chacun une vingtaine de familles. Ces villages sont répartis en Belgique, en Allemagne et en Autriche. Toutefois, pour réaliser ses projets, le frère dominicain doit convaincre les autorités et parfois briser les résistances. Il publie un bulletin d’informations (80.000 exemplaires), collecte des fonds, visite les camps et répond à un courrier très abondant.

Le frère Dominique a toujours refusé d’appartenir aux organismes catholiques en raison d’une volonté de neutralité. Ce qui lui valut de nombreuses critiques. Il a déçu plus d’un catholique bien pensant en affirmant qu’il ne se souciait pas d’évangélisation, mais de dignité. Il soulignait qu’il recevait des dons tant des évêchés que des loges maçonniques. Par ailleurs, il avait le talent de faire travailler des collaborateurs fort différents. Sans se décourager, Dominique Pire réalisa son projet d’une «Europe du cœur».

Son audace et son dévouement ont été récompensés par le Prix Nobel de la Paix, qui lui fut décerné le 10 novembre 1958. Tous les organismes fondés par lui existent encore de nos jours.

«Université de la Paix»

Dominique Pire a toujours suivi son intuition: faire croître le respect mutuel. Il a insisté sur l’importance du dialogue fraternel où chacun tente de se mettre à la place de l’autre. Son engagement s’est finalement étendu aux dimensions de la planète. Ainsi, l’«Université de Paix» (1960) et les «Iles de Paix» (1962). La première visait à promouvoir un dialogue interculturel et interreligieux à partir d’une réflexion sur les conditions de faire advenir une paix mondiale. Les secondes devaient permettre à une région du Tiers-Monde d’améliorer son niveau de vie par l’acquisition de nouvelles compétences.

Jusqu’à la fin de sa vie, Dominique Pire s’est fait l’avocat des «sans voix». Son message continue de nous inspirer. Cette maxime sortie de sa bouche vaut tout un programme «Mettre provisoirement entre parenthèses ce qu’on est et ce qu’on pense pour comprendre et apprécier positivement, même sans le partager, le point de vue de l’autre ».

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Le frère dominicain belge Pierre-Yves Materne, réside au couvent de Bruxelles, tout en exerçant sa profession d’avocat au barreau de Bruxelles. Il est aussi chargé de cours à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve.

 

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Une oasis de paix « Nevé Shalom – Wahat al-Salam » https://www.revue-sources.org/oasis-de-paix-neve-shalom-wahat-al-salam/ https://www.revue-sources.org/oasis-de-paix-neve-shalom-wahat-al-salam/#respond Sat, 04 Apr 2015 08:33:17 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=93 [print-me]

Au bout d’un sentier, sur une hauteur fréquemment ensoleillée de la Terre sainte, entre Jérusalem et Tel Aviv, se trouve un coin de verdure original qui a pris le nom d’ »Oasis de Paix« .

Il se veut une réponse modeste à l’inspiration prophétique: « Mon peuple habitera dans une oasis de paix »(Is 32,18). En arabe, l’expression « wahat al-salam » et celle en hébreu, « nevé shalom » disent un domaine paisible.

Tout commence à Latroun en 1972

L’idée prend corps à la suite du Concile Vatican II. Elle est née dans la tête d’un idéaliste qui désire construire des ponts de compréhension entre les hommes. Il s’agit du Dominicain Bruno Hussar (1911-1996) qui reçoit l’aval du Père Corbisier, moine trappiste de Latroun en 1972 pour établir sur un terrain de 40 hectares un village fondé sur la conviction qu’une coexistence dans l’égalité, la coopération et le respect mutuel est possible entre juifs, chrétiens et musulmans, arabes ou non, sans aucune affiliation à un mouvement politique, mais tous citoyens de l’État d’Israël.

Une crèche, un jardin d’enfants et une école primaire existent depuis 1983, où l’on enseigne l’arabe et l’hébreu moderne.

Est-ce un rêve ou un miracle? Toujours est-il qu’une crèche, un jardin d’enfants et une école primaire existent depuis 1983, où l’on enseigne l’arabe et l’hébreu moderne. Des lieux de réunion également pour se connaître, voire apprécier la culture de l’autre.

A travers des dessins, à l’occasion de certaines fêtes, les enfants expriment leur sensibilité respective et leurs valeurs propres dans le but de faire tomber les préjugés et stéréotypes trop fréquents dans le pays. De plus, depuis 1979, existe l’École pour la Paix, « The School for Peace », qui réunit des jeunes, encadrés par des Juifs et des Palestiniens d’Israël et met sur pied des programmes biculturels de littérature, comme « Deux peuples qui écrivent de droite à gauche ». Un « master » en résolution de conflits est par ailleurs en préparation.

Forte demande après des débuts difficiles

En 1989, après un lent démarrage, le village comptait 85 résidents, dont 18 familles et 40 enfants. En 2014, 34 nouvelles familles se sont installées. Parmi elles, 15 appartiennent à la deuxième génération de résidents. Le village compte un total actuel de 60 familles dont 30 de religion juive et 30 non juives: 20 familles musulmanes et 10 chrétiennes. On attend pour l’avenir un développement démographique qui pourrait doubler la taille du village d’ici à 2024.

Les élections annuelles du secrétaire, des membres du secrétariat et du comité de travail sont organisées sur des bases démocratiques « à l’israélienne ». Ces prises de décisions communautaires sont nécessaires. Elles assurent la transparence et obéissent à un souci de vérité. Si le projet se développe à ce rythme, il pourrait signifier que les destins des Juifs et des Arabes palestiniens sont liés sur cette terre. Mais il faut tout de même savoir que les jeunes militaires du village sont tenus de piloter des avions de chasse appelés un jour à bombarder leurs voisins. Ce qui, bien évidemment, contredit la volonté de paix et d’amitié.

La « Doumia » au centre du village

Aucun lieu de culte public au village, mais une salle en forme de demie sphère a été construite pour rappeler que la louange convient à Dieu. « Doumia », au début du Psaume 65 en hébreu peut se traduire par « silence ». C’est donc une bulle pour la méditation ou l’adoration silencieuse, accessible aux habitants comme aux visiteurs.

Un « master » en résolution de conflits est par ailleurs en préparation.

Depuis 1980, cette salle est dédiée à la mémoire du frère Bruno Hussar qui laissa ce testament spirituel: « La foi en la victoire finale de l’amour sur la haine est le but le plus vrai et plus profond de Nevé Shalom – Wahat al-Salam. » En appliquant les valeurs d’égalité, de justice et de réconciliation se profile une paix juste, durable et équitable. À côté de cette « Bet-Doumia – Bet as-Sakinah » qui fait référence à la « tranquillité du cœur » dans la sourate 48,4, il y a aussi le centre spirituel pluraliste, qui développe des activités de réflexion interculturelle et interreligieuse.

Les services sur place aujourd’hui

Plusieurs services pour s’ouvrir au monde: une hôtellerie, un restaurant et une auberge de jeunesse. Pour des conférences ou séminaires sont disponibles une bibliothèque et des salles. Et, comme mentionné déjà, une école primaire pour les enfants du village, ouverte aux enfants israéliens des environs. L’«École pour la Paix» est destinée à promouvoir le dialogue et la compréhension dans un but pacifique.

Pour conclure, on dira qu’il règne au village une atmosphère de sérénité, grâce à l’esprit et la volonté de ses habitants. L’évolution se poursuit. A preuve, la longue liste d’attente actuelle de possibles résidents au village. Mais la prudence des moines de Latroun se manifeste dans le conseil de gestion. Les moines en sont membres avec droit de veto. Ceci, pour éviter que le projet initié par le frère Bruno Hussar ne parte à la dérive.

Sur place, une équipe d’accueil et la pionnière française, Anne Le Meignen, qui publie un bulletin de liaison en français: La Lettre de la Colline. Les moines de la Trappe de Latroun sont représentés par le Père Paul qui fait le lien entre son Abbaye et les responsables du village.

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Le frère dominicain belge Christian Eeckhout vit au couvent St-Étienne de Jérusalem. Il participe aux Commissions épiscopales «Justice et Paix» de Terre Sainte et prend part aux activités de l’Ecole Biblique et Archéologique de Jérusalem.

 

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Le traitement des conflits «à la française» et «à la suisse» https://www.revue-sources.org/traitement-conflits-a-francaise-a-suisse/ https://www.revue-sources.org/traitement-conflits-a-francaise-a-suisse/#respond Sat, 04 Apr 2015 08:20:51 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=89 [print-me]

Les cultures politiques française et suisse sont très différentes. En bref, on dit qu’il y a une culture de l’affrontement d’une part, du consensus d’autre part. Ce résumé n’est pas faux, mais un peu court. Regardons-y de plus près.

Un état concentré

Une fois de plus, c’est l’histoire qui nous donne de précieuses indications. Plus exactement, celle de la formation du pays. A partir du noyau de l’Ile-de-France, le territoire national français s’est agrandi constamment de l’an mil au XIXe siècle. Les régions conquises ont été subordonnées au pouvoir royal, au pouvoir central, même si les autorités locales (villes, parlements de province, etc.) ont conservé de nombreuses compétences.

Le chef français est plus chef qu’un autre chef.

A travers quarante rois qui ont fait la France, nos voisins ont intériorisé une culture de concentration du pouvoir d’autant qu’une économie d’Etat a été créée et développée par le pouvoir royal. Cette tendance ne concerne d’ailleurs pas que les pouvoirs publics. Le PDG, le président-directeur général, à la fois à la tête du conseil d’administration et dirigeant exécutif, est une institution typiquement française. Le maire d’une commune française a plus de pouvoirs qu’un bourgmestre allemand ou qu’un président de commune italien ou espagnol. Sans parler évidemment du Président de la République qui a tellement de pouvoirs que les citoyens le croient tout puissant. Bref, le chef français est plus chef qu’un autre chef.

Condamnés à s’entendre

La Suisse ne s’est pas constituée par annexions, mais par alliances successives. Après l’union initiale regroupant les trois cantons forestiers, il y eut acceptation et adhésion de nouveaux cantons qui firent alliance avec chacun des Etats déjà fédérés. Il n’y avait pas d’Etat central, mais union confédérale de cantons. Ceux-ci restaient souverains et ne géraient conjointement que leurs intérêts face à l’extérieur, en particulier l’administration de leurs bailliages communs correspondant en gros au territoire des actuels cantons du Tessin, de Thurgovie et du sud de Saint-Gall.

Les Confédérés étaient tout simplement obligés de se concerter et de s’entendre

Comme ils étaient co-suzerains de ces possessions communes, les Confédérés étaient tout simplement obligés de se concerter et de s’entendre, malgré leurs dissensions, pour gérer ces territoires. Les guerres religieuses qui les divisèrent (Kappel en 1529-1530 et Villmergen en 1656 et 1712) se conclurent par des «Paix nationales» où le camp vainqueur fit bien prévaloir ses intérêts sans toutefois anéantir ceux des vaincus. Toutes les parties étaient et demeuraient des Confédérés: l’alliance devait se poursuivre.

Dans ce cadre, les conflits se réglaient souvent par voie d’arbitrage. Ainsi par exemple, après les victoires de Grandson et Morat, le traité de Fribourg (1476) attribua Orbe-Echallens, Grandson et Morat aux Confédérés. Lorsqu’il fallut déterminer à quelles conditions Berne et Fribourg, intéressées par ces terres occidentales, pourraient les reprendre, c’est un arbitrage rendu en 1484 par des alliés extérieurs, par Bâle notamment, qui trancha la question, c’est-à-dire fixa le montant de l’indemnité – 20 000 florins du Rhin – que ces deux cantons devaient payer aux autres cantons pour que ceux-ci renoncent à tout droit sur ces bailliages.

On voit d’une part un Etat centralisé qui s’agrandit et se renforce. D’autre part, une mosaïque de petits Etats, condamnés à s’entendre malgré leurs désaccords.

Après l’ancien régime

Les Lumières et la Révolution n’ont pas modifié ces caractéristiques. La République helvétique ne fut qu’une brève tentative d’Etat unitaire, mais tant l’Acte de Médiation de 1803 que le Pacte fédéral de 1815 sont des constitutions confédérales. Au contraire, les Napoléon, puis Clemenceau, de Gaulle et les récents présidents français ont confirmé la culture de concentration du pouvoir.

Pour sa part, l’Etat fédératif suisse créé en 1848 a instauré un système respectueux du pluralisme helvétique, comprenant des exécutifs collégiaux à tous les échelons et, au plan fédéral, un bicaméralisme effectif. Car s’il y a bien deux chambres parlementaires (Assemblée nationale et Sénat) en France, la décision de celle-là prime l’avis de celle-ci alors qu’en Suisse, les deux chambres (Conseil des Etats et Conseil national) sont sur pied d’égalité: à défaut d’entente entre elles, leurs décisions sont inexistantes.

Une fois encore, la concentration et la concertation. En forçant le trait, on peut dire, vu les importantes compétences cantonales qu’il y a concentration et émiettement du pouvoir. D’un côté du Jura, on prend le pouvoir; de l’autre, on y participe.

L’Etat fédératif suisse créé en 1848 a instauré un système respectueux du pluralisme helvétique.

En Suisse, le Conseil national étant élu à la proportionnelle, aucun parti, aucun mouvement ne peut avoir l’espoir d’être majoritaire au parlement et de détenir seul les rênes. Alors qu’en France, les principaux clans n’ont qu’une seule idée en tête: s’installer au pouvoir et s’y accrocher à tout prix, d’autant que ceux qui sont «aux affaires» jouissent de considérables avantages en nature (logement de fonction, personnel, etc). Même avec une majorité ténue, le parti dominant exerce le pouvoir sans s’inquiéter de l’opposition qui critique d’ailleurs tout ce que fait le gouvernement en place, par esprit… d’opposition.

Au contraire, celui qui participe au pouvoir dans le cadre d’un exécutif pluraliste ou par le biais de majorités parlementaires diverses selon les objets sait qu’il doit rechercher un consensus, même relatif.

Cela revient à dire que les Français passent d’un combat à l’autre, d’une majorité à l’autre. Régulièrement, après chaque élection présidentielle, le nouveau président, même élu «à la raclette» se voit gratifié d’une majorité parlementaire à l’Assemblée nationale. Cela devrait lui permettre de légiférer pour appliquer le programme annoncé, comme si la loi pouvait tout régler. Mais, régulièrement, la majorité présidentielle se heurte à mille obstacles difficiles à surmonter sans l’accord des milieux concernés, sur l’essentiel tout au moins. Cette croyance dans l’omnipotence de la loi met hors jeu toute résolution des conflits sociaux par voie de conventions collectives. Les réformes s’enlisent, les conflits se perpétuent.

Mieux vaut se concerter que s’affronter

En Suisse, les règles du jeu législatif sont totalement différentes: tout se passe sous l’hypothèque du referendum populaire qui peut frapper chaque loi. Cela provoque la recherche du consensus avant même la procédure parlementaire: le gouvernement recueille l’avis des milieux intéressés avant d’établir son projet à l’intention du parlement. Mais le consensus ne tombe pas du ciel. Un exemple, au ras des pâquerettes: la guéguerre sur le prix de la vignette autoroutière. Le Conseil fédéral a voulu en augmenter le prix, de 40 à 100 francs. Les opposants auraient accepté 80 francs, tout en annonçant un referendum si l’on allait à 100 francs. Passant en force, les Chambres ont suivi le gouvernement et furent désavouées en votation populaire. Et la vignette coûte toujours 40 francs.

Ce n’est pas par vertu civique que les Suisses sont consensuels.

Comme la recherche du consensus prend beaucoup de temps, les réformes helvétiques ne se font que lentement. Mais elles finissent par se faire. Les nombreuses votations populaires ont un avantage fonctionnel important: elles font trancher les questions posées, provisoirement parfois, par des décisions du souverain qui ont une portée, une légitimité supérieures à celles du parlement. Mais, que l’on ne s’illusionne pas. Ce n’est pas par vertu civique que les Suisses sont consensuels. Ils le sont par pragmatisme ou plutôt par intérêt: ils ont compris que, pour le bien de tous, il vaut mieux se concerter que s’affronter.

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Philippe Gardaz, juge émérite au Tribunal Cantonal du canton de Vaud, est chargé de cours de droit ecclésiastique à la Faculté de Droit de l’Université de Fribourg.

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Hrant Dink Constructeur de ponts https://www.revue-sources.org/hrant-dink-constructeur-de-ponts/ https://www.revue-sources.org/hrant-dink-constructeur-de-ponts/#respond Wed, 01 Apr 2015 00:48:42 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=87 [print-me]

Journaliste engagé, Hrant Dink a été assassiné à Istanbul le 19 janvier 2007 pour avoir voulu prôner un dialogue arméno-turc constructif.

Le journal AGOS

Hrant Dink est né en 1954 à Malatya, au coeur de la Turquie, dans une région largement peuplée d’Arméniens jusqu’au génocide de 1915. Mais la vie y était devenue très difficile. Enfant, il déménage avec sa famille à Istanbul. Ses parents séparés, sa grand-mère le confie pendant dix ans à un orphelinat protestant de mouvance évangélique.

Au cours d’un camp d’été organisé par cette institution, il rencontre Rakel, sa future épouse, elle aussi originaire de Turquie orientale. Il l’épousera dans ce même camp en 1976. En 1984, la confiscation par l’Etat turc de ce lieu si cher à son coeur le sensibilise profondément à la précarité du statut des Arméniens en Turquie. Précarité qu’il mesure de nouveau au cours de son service militaire dans l’armée turque. Malgré ses excellentes notes, le titre de sergent lui est refusé. Après ses études à l’Université d’Istanbul, il fonde à Pâques 1996 le journal AGOS, rédigé en arménien et en turc dans le but de toucher un public plus large, et dont il sera l’éditeur.

Ses objectifs

Il assigne cinq objectifs à sa publication: dénoncer toute injustice commise contre les Arméniens en Turquie – analyser les violations des droits de l’homme et les difficultés de la démocratisation – faire connaître à partir d’archives le rôle positif des Arméniens dans l’économie et la culture de l’empire ottoman – informer sur l’évolution de la jeune République d’Arménie, en particulier sur ses rapports avec la Turquie – critiquer les disfonctionnements et l’absence de transparence des institutions de la communauté arménienne. Son but final? Encourager la réconciliation des Turcs et des Arméniens et la reconnaissance des droits des minorités.

Les nationalistes turcs jubilent, font paraîtront des photos de policiers souriants entourant l’assassin devant un drapeau turc.

Il interpelle les Turcs qui ne veulent pas admettre la réalité du génocide au nom de leur nationalisme ou du refus de s’identifier à des actes aussi abominables. Mais il interpelle aussi les Arméniens de la diaspora dont les campagnes internationales se focalisent trop à son avis sur la reconnaissance du génocide, sans chercher à promouvoir un dialogue constructif et prendre en compte les besoins actuels des Arméniens, tant en Turquie qu’en République d’Arménie. « Le problème du pays, aujourd’hui, n’est ni celui de la « négation », ni celui de la « reconnaissance ». Son problème fondamental c’est la « compréhension ». Et la Turquie n’y aura accès, ne prendra pleinement conscience de son passé, de son histoire, que si elle progresse dans son combat pour la démocratie. »

Turco-arménien

Parce qu’il se revendique à la fois turc et arménien, Hrant Dink rêve d’une Turquie plus éthique qu’ethnique, assez forte pour oser regarder son passé en face et éliminer démocratiquement les discriminations. Tous ses articles visent à faire la lumière sur la réalité de la Turquie, sans diaboliser l’une ou l’autre partie.

D’un côté, il faut reconnaître l’évidence de la présence de plus de deux millions d’Arméniens dans l’empire ottoman qui contribuèrent largement à la prospérité du pays et dont les deux tiers furent victimes du massacre planifié; mais, par ailleurs, on ne peut considérer les arrière-petits-enfants des bourreaux coupables des crimes odieux perpétrés par leurs ancêtres. Mieux, il faut favoriser leur intégration, en encourageant l’adhésion de la Turquie à l’Europe.

Bref, esquisser les contours d’un réel échange, à l’instar de celui qui se créa entre la France et l’Allemagne après la seconde guerre mondiale. Vision prospective qui vaudra au journaliste trois procès de la part des Turcs, aggravés de menaces.

L’assassinat d’un pacifiste

Le 19 janvier 2007 Ogün Samast, jeune turc de 17 ans, armé par un complot d’ultranationalistes de Trébizonde (ville où avait été assassiné un an plus tôt le prêtre catholique Don Andrea Santoro) l’abat de deux balles dans la nuque devant son bureau. Ceci, peu après la sortie du documentaire Screamers, dans lequel le journaliste dénonçait l’article 301 qui déclare que parler d’un génocide arménien est une insulte à l’Etat, passible de peines.

Hrant Dink est mort pour avoir milité en faveur d’un dialogue qui respecte à la fois la fierté du peuple turc et la vérité historique.

Les nationalistes turcs jubilent, font paraîtront des photos de policiers souriants entourant l’assassin devant un drapeau turc. Mais, en sens inverse, le jour des funérailles de Hrant Dink cent mille personnes défilent à Istanbul en scandant: «Nous sommes tous Hrant Dink et nous sommes tous arméniens ». Un ouvrage courageux, paru à titre posthume en France en 2009, résume sa position. [1. Hrant Dink, Deux peuples proches, deux voisins lointains, Arménie-Turquie, Actes Sud 2009]

Une parole a été libérée

AGOS continue à paraître et une Fondation Hrant Dink a été créée pour perpétuer les valeurs prônées par son fondateur. Surtout, une parole a été libérée. Certes, les pressions gouvernementales restent importantes, croissent même comme le nationalisme turc. Le Turc Perincek [2. www.affaireperincek.com] nargue la Suisse et le monde en niant la réalité du génocide. La Suisse l’avait condamné, mais la cour de Strasbourg l’a blanchi. Ce jugement a fait l’objet d’un ultime appel en janvier 2015. Le discours officiel turc continue à réduire l’assassinat de plus de 1 300 000 civils arméniens, femmes, enfants, vieillards, égorgés, violés, déportés vers le désert de Deir-Et-Zor à une légitime résistance en période de guerre. Il fallait, prétend-on, se défendre contre les Russes avec lesquels les Arméniens étaient suspectés de s’être alliés.

Mais les langues se délient. Des historiens turc [3. Taner Akçam, Un acte honteux: le génocide arménien et la question de la responsabilité turque, Gallimard 2012] éminents s’expriment; une pétition turque qui demande pardon recueille près de 30’000 signatures; le cinéaste germano-turc Fatih Akin tourne The Cut; de nombreux témoignage [4. Fethiye Cetin, Le livre de ma grand-mère, Marseille, Ed. de l’Aube 2006, Parenthèses, 2013] évoquent la quête d’identité des petits-enfants de femmes sauvées du génocide mais islamisées. Ces personnes considérées comme arméniennes par les Turcs sont écartées de ce fait des fonctions importantes, mais elles sont considérées comme des renégats par des Arméniens, même si elles demandent le baptême…

Cent ans après 1915, les Arméniens du monde entier continuent à réclamer aux Turcs la reconnaissance de la grande catastrophe dont leurs ancêtres ont été victimes. Hrant Dink est mort pour avoir milité en faveur d’un dialogue qui respecte à la fois la fierté du peuple turc et la vérité historique. Sa veuve Rakel et ses trois enfants perpétuent son oeuvre au sein de la Fondation Hrant Dink avec les actuels rédacteurs d’AGOS. Ils organisent des programmes économiques et culturels entre Turquie et Arménie et sensibilisent de nombreux Turcs à travers une information ouverte pour récuser l’intolérance.

La mort tragique de Hrant Dink contribuera-t-elle à ouvrir des portes de respect et de vie? Chacun de nous, à son échelle, peut réagir pour ne pas laisser l’ignorance et l’indifférence conduire au fatalisme ou au fanatisme. Tel est bien l’universel enjeu humain [5. En Suisse de nombreuses manifestations marqueront le centenaire du génocide, www.genocide 1915.org]

A signaler aussi que les églises chrétiennes du canton de Vaud organisent à Lausanne des conférences ouvertes à tous, du 4 au 7 juin 2015, auxquelles Rakel Dink est précisément invitée, et qui se clôtureront par une célébration oecuménique à la cathédrale de Lausanne dimanche 7 juin 2015 à 18h.

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Monique Bondolfi-Masraff est présidente de KASA (Komitas Action Suisse-Arménie www.kasa.am). Elle est également membre du comité de rédaction de la revue Sources.

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